La Mort de notre chère France en Orient/Texte entier


AVANT-PROPOS


Ce livre, si j’ose l’appeler ainsi, sera le quatrième que j’aurai écrit pour défendre la plus juste des causes, et écrit, hélas ! dans une stupeur et une indignation croissantes devant tant d’irréductibles partis pris et tant d’entêtements aveugles. Il ne mérite même pas le nom de livre ; il n’est qu’un incohérent amas de documents et de témoignages — tous irréfutables, il est vrai, mais qui cependant auraient beaucoup gagné à être présentés avec un peu plus d’ordre, moins de répétitions, moins de maladresses. Pauvre livre, que de difficultés entravèrent son éclosion ! Il y eut d’abord la censure, dont la partialité fut excessive. Et puis surtout, il y eut par centaines des banquiers levantins qui, les mains pleines d’or, veillaient partout ; c’étaient gens habiles et acharnés à découvrir, au flair, les quelques rares petites âmes à vendre qui çà et là entachaient nos rangs, et, sous leur patronage, des calomnies salariées s’insinuaient de temps à autre par surprise dans nos feuilles les plus intègres ; contre les pauvres Turcs, des insultes infiniment regrettables se faufilaient sans trop de peine, tandis qu’il ne fallait jamais toucher aux Arméniens ni aux Grecs.

Pauvre livre, je n’ai même pas eu le temps de le composer ; il s’est fait tout seul, au jour le jour, au hasard des aberrations de notre politique hésitante, qui, au fond, sentait bien la pente fatale, mais n’avait pas le courage de se raidir, de s’arrêter. Avec angoisse, comme la plupart des Français de mon temps, j’ai suivi, de chute en chute, cette course à l’abîme, qui laissera dans l’histoire de notre race la première tare indélébile ; je l’ai suivie en me disant : Non, cela ne se peut pas, la conscience et le bon sens français vont finir par se reprendre au bord du précipice ; nous ne commettrons pas cette imbécillité et ce crime de contribuer à anéantir la race la plus loyale de l’Europe et la seule vraiment amie, au profit de notre implacable rivale et de sa méprisable petite alliée… Eh ! bien, si, hélas ! le voilà déjà aux trois quarts commis, le crime sans réparation possible, comme sans excuse. Et ce sont les Anglais qui nous ont entraînés là ; non pas tous les Anglais, je ne leur fais pas l’injure de les en accuser tous, mais l’un d’eux, et l’un presque seul, ce Lloyd George qui a toutes les roublardises du primaire qu’il est resté. Et d’ailleurs, comme premier résultat de son absurde gloutonnerie de conquête, en attendant les pires désastres de l’avenir, il a déjà conduit son pays à cette humiliation, d’être obligé d’appeler la Grèce à son secours, malgré les énormes machines à tuer amenées par mer et qui commencent de détruire sans pitié les adorables et paisibles villages des côtes de Turquie, les délicates mosquées et les minarets frêles.

Je me serais donc découragé et résigné au silence si je n’avais la certitude que la vérité tout de même fait son chemin, depuis surtout que les esprits les plus obtus ont été forcés de constater les premières conséquences des complicités de cette grande Angleterre infiniment redoutable et de cette toute petite Grèce son abjecte servante. Si nos gouvernants, liés par je ne sais quelles paroles autrefois données, s’obstinent à perpétrer en Turquie le monstrueux attentat contre le droit des gens et contre le sens commun, déjà, dans le public, la stupeur et l’indignation grondent…

Jamais, hélas ! l’agonie d’un peuple n’aura été conduite avec une lenteur plus cruelle, jamais, pour la victime, avec de telles alternatives d’espoir et d’accablement, prolongeant le supplice. Pauvres Turcs, un jour réconfortés par de menteuses promesses et pouvant se croire sauvés, mais le lendemain précipités plus bas encore, sous la main perfide de l’Angleterre qui jamais n’avait desserré son étreinte d’étranglement !… Et que penser de nous Français, qui aurons admis à nos côtés cet humiliant manège, qui pour la première fois de notre histoire aurons manqué à notre serment et qui — d’un cœur léger semble-t-il, — aurons consenti à rayer d’un trait de plume les résultats de cinq siècles d’efforts, nous ravalant ainsi, sous les yeux plus que jamais ouverts de tout l’Islam, au rang haïssable des Anglais.

PIERRE LOTI


I

LES ALLIÉS QU’IL NOUS AURAIT FALLU[1]


Janvier 1919.

« La Méditerranée est un lac français. » Il y a une cinquantaine d’années, cela se disait encore, mais, hélas ! qu’il est loin de nous, ce temps-là ! qu’il est loin de nous le temps où l’Égypte, au lendemain du percement du canal de Suez, ne voyait et n’admirait que la France ! Le temps où, à Jérusalem, dans la basilique du Saint-Sépulcre, pendant la messe solennelle de Pâques, on apportait en grande pompe la communion au consul général de France d’abord, toujours à lui le premier, avant les représentants assemblés de toutes les autres nations européennes ! Le temps où nous étions chez nous au Liban et en Syrie ! Le temps où Constantinople était une ville d’influence, de sympathie et de langue françaises !… Hélas ! Hélas ! une nation, depuis des siècles rivale de la nôtre et dont nous ne pouvons qu’admirer avec effroi l’inébranlable suite d’idées, poursuit à notre détriment son plan grandiose et tenace de devenir la plus grande, la seule puissance islamique du monde, et partout elle nous supplante. Pour contre-balancer un peu son influence, — pour le moment amicale, il est vrai, — surtout pour parer au danger d’un réveil des Boches, il nous faudrait en Orient des alliés puissants et sûrs, cela tombe sous le sens. Or, ces alliés où les prendrions-nous ? Les Russes, sur lesquels nous comptions jadis ? — Mais ils viennent de faire leurs preuves. Les petits Grecs ? — Mais toutes leurs trahisons, couronnées par le guet-apens et les assassinats d’Athènes !… Ah ! les Turcs, oui, ceux-là et rien que ceux-là, qui, de fait ou d’intention, nous restaient fidèles depuis l’époque lointaine où notre alliance avait été signée par les deux plus grands souverains de l’Europe d’alors, François Ier et Soliman le Magnifique. Mais, hélas ! demain ils n’existeront plus et nous voici prêts à souscrire, nous aussi, à leur décret de mort, après les avoir déçus de toutes les manières, abandonnés au milieu de leurs pires détresses.

Quand l’Angleterre s’installa en Égypte, ils avaient compté sur nous pour lui rappeler sa parole donnée à toute l’Europe, qu’elle n’y resterait pas, et nous nous sommes dérobés. À la fin du siècle dernier, quand la Grèce leur a déclaré la guerre, — et s’est du reste laissé écraser en huit jours, — nous avons fait chorus avec les autres nations occidentales pour exiger d’eux la renonciation aux fruits de leur victoire. Lors de la guerre Balkanique, non seulement nous avons pris fait et cause contre eux, en exaltant les féroces Bulgares et leur immonde Ferdinand, mais nous les avons insultés à jet continu dans tous nos journaux, leur attribuant tous les crimes de leurs ennemis : « Les Turcs massacrent, répétions-nous à qui mieux mieux, les Turcs continuent de commettre les pires horreurs » (cliché du cher paladin Ferdinand) et nous n’en avons jamais voulu démordre, alors même qu’il était prouvé par cent témoins, par cent commissions internationales, que les tortionnaires et les massacreurs étaient du côté des soi-disant chrétiens. En dernier lieu enfin c’est nous qui, avec une recrudescence d’injures à leur adresse, avons lancé l’Italie contre eux sur la Tripolitaine… Et après tout cela, nous avons la naïveté de nous indigner de ce que ces pauvres Turcs, reniés par nous et trouvant une occasion sans doute unique d’échapper à la menace séculaire d’écrasement par le colosse russe, se soient jetés dans les bras de l’Allemagne ! Qu’est-ce qu’ils nous doivent, s’il vous plaît ? Comme circonstance atténuante à leur décision de désespoir, il est de toute justice aussi de citer les imprévoyances, les maladresses sans nombre de notre diplomatie chez eux à l’heure du déchaînement de la guerre mondiale, alors que la diplomatie boche agissait au contraire avec la plus habile perfidie et la brutalité la plus impudente. Est-il nécessaire de rappeler aussi que ce comité « jeune turc », responsable de tout, ne représentait en Turquie qu’une minorité infime entièrement sous la griffe allemande, — comité qui du reste, sur ses vingt-cinq membres, comprenait à peine cinq véritables Osmanlis, les autres étant des métèques de toute provenance, Grecs, Crétois, Juifs, Arméniens, etc.

« Aux parties du présent empire ottoman, seront assurées pleinement la souveraineté et la sécurité », avait dit M. Wilson dans l’article 12 de son programme, lequel programme avait été accepté et contresigné par toutes les puissances de l’Entente. Mais voici que cet article 12 est le seul aujourd’hui foulé aux pieds, sans même que personne ait eu l’idée d’en donner une excuse, ou seulement une explication. Non, il semble maintenant admis en Occident que les Turcs sont des parias hors la loi et que leurs ennemis seuls aient le droit d’être entendus à la Conférence de la Paix. N’ont-ils pas, dans leur malheureux pays, une supériorité numérique écrasante, une communauté absolue de religion, de coutumes, de langue — et aussi d’honnêteté ! Et pourquoi la censure, cruellement partiale, coupe-t-elle tout ce qui peut déplaire aux Arméniens et aux Grecs, tandis qu’elle laisse passer les pires insultes pour les Turcs ? N’ai-je pas lu dernièrement dans un journal de Paris ces phrases aussi imbéciles qu’odieuses :

« De tous nos ennemis, les Turcs sont non seulement ceux que nous devons le plus haïr, mais ceux qu’il nous faut mépriser le plus. »

Nous devrions cependant craindre de les pousser aux actes désespérés et de seconder ainsi le jeu de ces agents provocateurs à gages qui continuent chez eux d’ignobles manœuvres. Que, pendant la guerre, ils aient eu pour nous des égards exceptionnels, il n’y a plus que des hommes de mauvaise foi pour oser le contester. Et voici notre remerciement !… J’ai déjà dit qu’ils meurent de faim ; or, sait-on chez nous qu’en ce moment même, tandis que nous nous apprêtons à ravitailler la monstrueuse Allemagne qui simule la famine, non seulement nous ne songeons pas aux Turcs, mais pour comble nous venons d’empêcher, à force de lenteur voulue à délivrer les permis, le départ de Barcelone d’un bateau de secours à destination de Constantinople, affrété par la pitié des Neutres pour apporter là-bas des vêtements et des vivres, les plus anodins macaronis, les plus innocentes lentilles et les plus inoffensives chaussettes !…

Pauvres Turcs ! dans leur stupeur et leur désespoir, de tous côtés ils s’adressent à moi, mais que puis-je, hélas ! pour faire entendre ma voix et le concert des voix si nombreuses de tous les Français qui vraiment les connaissent ? Tous les bureaux de la presse parisienne sont encombrés par la meute acharnée de leurs ennemis : Arméniens, Grecs, Levantins de toutes couleurs qui, les jugeant perdus, se précipitent à la curée. Sans plus rien espérer, je veux cependant citer la dernière dépêche qui m’arrive d’un de leurs plus importants comités de défense :

« Nous tournons vers vous nos regards suppliants dans la détresse que nous cause le sort réservé par la Conférence à la patrie turque, contrairement aux principes élevés de justice proclamés par l’Entente. Espérant quand même que la grande nation française ne voudra pas souscrire à une iniquité si criante, nous vous conjurons d’en appeler à sa générosité, pour savoir si les descendants de François Ier approuvent réellement sans pitié le sort infligé aux fils de Soliman. »

La générosité, disent-ils ! Mais en politique, la générosité, cela ne se porte plus, même pas dans notre chère France qui est, j’ose le dire, de toutes les nations la plus généreuse. Hélas ! hélas, mon humble voix ne peut rien, même pas faire entendre qu’il y aurait pour nous intérêt capital à maintenir à Constantinople une Turquie forte et alliée.

Non, je ne peux rien, même pas mettre une sourdine au tollé d’insultes qui monte de partout contre cette Turquie agonisante. C’est pourtant si peu chevaleresque, si peu français quand il s’agit de vaincus aux abois ! Oh ! je le sais bien, ceux qui les injurient sont des hommes, qui n’ont jamais mis le pied en Orient, des hommes que de vieux préjugés aveuglent et qui, de bonne foi, je n’en doute pas, se laissent encore monter la tête par les agents d’une propagande enragée. Le plus souvent aussi, le nom de ces insulteurs se termine par cette diphtongue : ian qui à elle seule dénonce l’Arménie nasillarde et geignarde ; ce sont de purs Arméniens, et alors, que prou vent leurs dires intéressés ? Mais quand même, cela porte sur les masses, qui n’ont ni le temps ni la ferme volonté de se documenter davantage.

J’ai entre les mains d’écrasants dossiers, contrôlés, signés et contresignés, sur les agents provocateurs[2] de massacres et sur les agissements des Arméniens, en Asie, au début de la guerre mondiale ; ils étaient sujets Ottomans ; on les laissait parfaitement tranquilles à ce moment-là, et pourtant ils n’hésitèrent pas à courir au-devant des armées de l’invasion russe, à servir d’espions et de pisteurs ; dans les villes et les villages, non seulement ils leur désignaient les maisons turques, mais ils étaient les premiers à incendier, torturer, massacrer à tour de bras, faire des piles de cadavres. Quel est donc le peuple au monde qui n’aurait pas réprimé violemment de telles forfaitures commises dans son sein et en pleine guerre ?

Pour finir, je voudrais demander à mes chers compatriotes une seule chose : si des considérations supérieures que je n’ai pas à apprécier, si des pressions étrangères irrésistibles nous forcent de souscrire à l’arrêt de mort de ces Turcs, qui auraient été pour nous de si précieux alliés, au moins écoutons avec un peu plus de confiance les innombrables voix de tous nos officiers ou soldats revenus d’Orient ; j’ai par centaines leurs lettres spontanées qui sont si terribles pour les Levantins et si affectueuses pour les Turcs, pour les Turcs seuls. Je citerai, de l’un d’eux, cette phrase textuelle qui par sa forme m’a amusé au milieu de mon angoisse : « Oh ! là là, les férocités turques, les massacres d’Arménie, nous avait-on assez bourré le crâne avec ce bateau-là ! » Et tous racontent les égards dont les Turcs entouraient nos prisonniers et nos blessés : « Ils nous laissaient aller relever nos hommes tombés entre les lignes, ce qu’aucun belligérant n’eût jamais fait. Aux Dardanelles, quand ils devaient bombarder un fort où nous avions une ambulance, ils nous avertissaient l’avant-veille, pour nous laisser le temps de tout évacuer, etc., etc. » Et tous ont signé, donnant leur adresse et me priant de ne pas hésiter à les appeler en témoignage.

Oh ! avec quelle émotion j’ai lu la longue lettre de l’un de nos héroïques lieutenants de vaisseau ! Quand le glorieux navire qu’il commandait là-bas, percé de part en part, eut coulé, en gardant haut son grand pavillon de France, grièvement blessé lui-même, il se dirigea vers la terre, à la nage, soutenu par les épaves, à la suite de ce qui restait de ses matelots ensanglantés et presque mourants. Les Turcs alors, au lieu de les mitrailler à la manière boche, leur indiquèrent la plage où accoster ; n’ayant point de barque à leur envoyer, ils entrèrent dans l’eau pour les aider et les soutenir. L’officier turc qui commandait le détachement, après avoir salué et tendu amicalement la main, fit rendre les honneurs militaires à tous, jusqu’au plus humble des matelots, et leur exprima en français son regret profond d’avoir été obligé de tirer sur le pavillon tricolore. Nos hommes, exténués de froid et de souffrance, furent réchauffés, réconfortés, vêtus, pansés avec des soins fraternels. Un peu plus tard, il est vrai, comme on les conduisait à une ville proche où était l’ambulance, des groupes vociférants sortirent à leur rencontre, et le lieutenant de vaisseau se plaignit à son nouveau camarade turc : « Oh ! répondit celui-ci, — en les écartant avec une cravache, — mais regardez-les : ce sont presque tous des Grecs ! »

Et maintenant, j’ai dit à peu près tout ce que ma conscience m’obligeait de dire, mais je l’ai dit sans espoir. Donc je me retire pour un temps dans l’ombre, en haussant les épaules devant les insultes arméniennes. La lutte, hélas ! est par trop inégale, et la cause est perdue !… Plus tard seulement, quand cela me sera permis, je publierai un livre d’irréfutables témoignages.


II

LES TURCS


Janvier 1919.

Notre chère et plus que jamais admirable France est, je crois, le pays du monde où l’on vit dans la plus tranquille ignorance de ce qui se passe chez le voisin. La Turquie, par exemple, qui fut pourtant notre alliée pendant des siècles, est aussi inconnue de nous que les régions du Centre-Afrique ou de la Lune. Ainsi n’ai-je pas vu à Constantinople, où l’hiver est plus dur qu’à Paris, des touristes de chez nous arriver en décembre avec des vêtements de toile ! N’ai-je pas lu dans de grands journaux parisiens, pen­dant que mon navire, là-bas, se débattait depuis des semaines au milieu des rafales de neige : « Qu’il est heureux, M. Pierre Loti, d’être au Bosphore, le pays de l’éternel printemps ! » — C’est que, vous comprenez, ce pays-là est en Orient, n’est-ce pas ; alors, pour la plupart des Français moyens, qui dit Orient, dit ciel bleu, soleil, palmiers et chameaux… Et, dans leur amusante ingénuité, ils confondent Turc avec Kurde, Osmanli avec Levantin, etc… ; pour eux, tout ce qui porte un bonnet rouge, c’est toujours des Turcs.

Allez donc essayer d’ouvrir les yeux à certains bourgeois de chez nous qui, de père en fils, se sont hypnotisés — crétinisés, oserai-je dire — sur la prétendue férocité de mes pauvres amis les Turcs ! Au début de la guerre balkanique, ai-je été assez bafoué, injurié, menacé pour avoir pris leur défense, pour avoir osé dire que les Bulgares, au contraire, étaient de cruelles brutes et que leur Ferdinand de Cobourg (pour qui toutes nos femmes s’étaient emballées et dont elles portaient les couleurs) n’était qu’un monstre abject.

De celui-là, par exemple, du Cobourg, je suis vengé aujourd’hui, car il a surabondamment prouvé ce que j’avançais : cinq fois traître en dix ans et tirant dans le dos de ses alliés sans crier gare, je ne vois pas ce que l’on pourrait demander de mieux ! Quant à ses soldats, — descendants des Huns par filiation presque directe, — j’ai eu beau relater de visu leurs atrocités, j’ai eu beau citer les rapports écrasants des commissions internationales envoyées sur les lieux, personne n’a voulu entendre. Non, c’étaient les Turcs, toujours les Turcs sur qui l’on persistait à crier haro, et, comme paroles d’Évangile, on acceptait chez nous de périodiques petits communiqués du paladin Ferdinand, qui répétaient ce refrain : « Les Turcs massacrent, les Turcs continuent d’assassiner et de commettre les pires horreurs, etc., etc. »

Pour différentes raisons, je me tairai sur les agissements de quelques-uns des alliés chrétiens qu’avaient en ce temps-là nos bons Bulgares…

Mon but, aujourd’hui, est seulement d’affirmer une fois de plus cette vérité, notoire du reste pour tous ceux d’entre nous qui ont pris la peine de se documenter, à savoir que les Turcs n’ont jamais été nos ennemis. Les ennemis des Russes, oh ! cela incontestablement oui, ils le sont, et comment donc ne le seraient-ils pas, sous la continuelle et implacable menace de ces derniers, qui ne prenaient même plus la peine de cacher leur intention obstinée de les détruire. Ce n’est pas à nous qu’ils ont déclaré la guerre, mais aux Russes, et qui donc à leur place n’en eût pas fait autant ? Plus tard, l’histoire dira, en outre, comment elle a été commencée, cette guerre-là, par quelques sauvages d’Allemagne, montés sur des petits navires au pavillon des sultans et qui, pour rendre la chose irrévocable, n’ont pas craint de tirer sans préambule sur la côte russe avant même qu’Enver, qui hésitait peut-être encore, en eût été informé. Que nous devaient-ils d’ailleurs, les Turcs ? Depuis l’expédition de Crimée, nous n’avons cessé de marcher avec leurs ennemis, et, en dernier lieu, pendant la guerre balkanique, pour les remercier sans doute de l’affectueuse hospitalité qu’ils nous avaient de tout temps donnée dans leur pays, nous les avons grossièrement insultés, à jet continu, dans presque tous nos journaux, ce qui leur a causé, je le sais, la plus douloureuse stupeur. C’est en désespoir de cause, pour échapper à l’écrasement par la Russie, qu’ils se sont jetés dans les bras de l’Allemagne détestée, — je dis détestée, car je me porte garant qu’à part une infime minorité, au fond, ils l’exècrent. Comment donc leur en vouloir sans merci d’une fatale erreur qui avait tant de circonstances atténuantes et pour laquelle ils sont tout prêts à faire amende honorable ?

Oh ! quel préjudice porté à la France, s’il avait fallu donner aux Russes ce Constantinople, qui était une ville si française de cœur, une ville où nous étions pour ainsi dire chez nous et d’où les Russes, à peine arrivés, nous auraient graduellement expulsés comme d’indésirables intrus ! Et quel manquement à ce principe des nationalités, invoqué cependant aujourd’hui par tous les peuples, quel manquement s’il avait fallu exécuter certain accord signé dans l’ombre, qui, en plus de Stamboul, arrachait encore à la patrie turque le berceau même de sa naissance et toutes ces villes asiatiques, Trébizonde, Kharpont, conquises jadis par les armes, il est vrai, mais qui, avec les siècles, sont devenues des centres de pure turquerie ! Mais ce ténébreux accord Sazonow, tout récemment divulgué par les Bolcheviks, la défection russe l’a fait tomber en déliquescence, et maintenant, au jour des règlements solennels, la question de la nationalité turque va être soumise aux membres de la Conférence de la Paix ; c’est donc en eux que je mets tout mon espoir, pour mes pauvres amis Osmanlis, bien qu’on les ait déjà circonvenus, je le sais, afin de les rendre défavorables à leur cause ; mais j’ai confiance en eux quand même, car ils ne pourront manquer d’être, ici comme en toutes choses, d’impeccables et magnifiques justiciers.

Je disais qu’ils n’étaient pas nos ennemis, ces Turcs si calomniés, et qu’ils ne nous avaient fait la guerre qu’à contre-cœur. Je disais, en outre, et j’ai dit toute ma vie qu’ils composaient l’élément le plus sain, le plus honnête de tout l’Orient, — et le plus tolérant aussi, cent fois plus que l’élément orthodoxe, qui est l’intolérance même, bien que cette dernière assertion soit pour faire bondir les non initiés. Or, sur ces deux points, voici tout à coup, depuis la guerre, mille témoignages qui me donnent raison, même devant les plus entêtés. Des généraux, des officiers de tous grades, de simples soldats qui étaient partis de France pleins de préjugés contre mes pauvres amis de là-bas et me considérant comme un dangereux rêveur, m’ont spontanément écrit, par pur acquit de conscience, pour me dire à l’unanimité : « Oh ! comme vous les connaissez bien, ces gens chevaleresques, si doux aux prisonniers, aux blessés, et les traitant en frères ! Comptez sur nous au retour pour joindre en masse nos témoignages au vôtre. » Je voudrais pouvoir les publier toutes, ces innombrables lettres signées, si sincères et si touchantes, mais elles formeraient un volume !

Pour terminer, voici une anecdote, que je choisis entre mille, parce qu’elle est typique. En 1916, un hydravion français tomba désemparé en Palestine, près d’un poste militaire turc ; les officiers qui commandaient là, après avoir, avec courtoisie, fait nos aviateurs prisonniers, télégraphièrent au pacha gouverneur de Jérusalem pour demander des ordres, et il leur fut textuellement répondu ceci : « Traitez-les comme les meilleurs de vos parents ou de vos amis. » La recommandation était du reste prévue, car ils l’avaient devancée en accueillant comme des frères ces camarades tombés du ciel. Et quelques jours après, quand ils reçurent l’ordre de les diriger sur Jérusalem, les sachant dépourvus d’argent, ils se cotisèrent pour leur prêter de quoi faire confortablement le voyage.

Et enfin, sans crainte d’être désavoué par nos combattants de là-bas, j’ose prétendre que la plupart de nos chers soldats, revenus de la folle équipée des Dardanelles, auraient été fauchés sur les plages si les Turcs n’avaient mis beau coup de bonne volonté à les laisser se rembarquer : en général, ils cessaient le feu sur les canots français chaque fois qu’il n’y avait plus derrière eux quelque brute allemande pour les talonner. Ai-je besoin de rappeler aussi que pendant toute la guerre, quelques milliers de nos nationaux sont restés à Constantinople, où personne n’a songé à les inquiéter. Je citerai même une Française, dont j’ai l’honneur d’être respectueusement l’ami et qui n’a pas cessé d’habiter seule un village du Bosphore, côte d’Asie, où elle n’a cessé d’être entourée des égards les plus chevaleresques. Et ne sait-on pas en outre qu’à Constantinople, le grand lycée de Galata-Seraï a tout le temps conservé ses professeurs français et son enseignement fait dans notre langue.

Et voilà les hommes de qui un pauvre petit journaliste parisien a osé écrire : « De tous nos ennemis, les Turcs sont non seulement ceux que nous devons le plus haïr, mais ceux qu’il nous faut mépriser le plus ! »


III

SMYRNE « L’INFIDÈLE »


15 juin 1919.

Trop vite nous nous étions alarmés, — nous tous qui connaissons l’Orient, — trop vite nous avions douté de la clairvoyance de nos grands arbitres ; le projet néfaste, et d’ailleurs irréalisable, de supprimer d’un trait de plume l’empire des Khalifes, n’avait fait qu’effleurer leur esprit, aux heures où ils étaient absorbés par d’autres sujets qui leur semblaient plus graves ; mais, maintenant qu’ils ont étudié de près la question, ils ont aussitôt compris que cet anéantissement serait d’abord un des plus énormes crimes de l’histoire humaine, et qu’en outre, il porterait à la France un incalculable préjudice.

« Un crime » contre le principe des nationalités, parce que, dans les vastes territoires ottomans, la seule nationalité digne d’être appelée ainsi, la seule qui vaille, la seule qui ait le nombre, la cohésion, la loyauté et l’énergie, est la nationalité turque : tous ceux d’entre nous qui ont vécu en Orient le savent de la façon la plus certaine ; on ne le met en doute que dans la Métropole, où l’on vit, hélas ! sur de vieux préjugés, dans une stupéfiante ignorance des choses orientales, et c’est à peine si nos milliers de combattants revenus de là-bas commencent, par l’unanimité de leurs ardents témoignages, à battre en brèche chez nous l’œuvre pernicieuse de la calomnie levantine. Les Grecs, qui en ce moment protestent avec tant de hauteur, ne constituent en Turquie que des minorités éparses en quelques points de la côte ; ils sont, avec les Arméniens, d’insatiables spéculateurs qui, depuis l’arrivée des Turcs en Europe, n’ont cessé de les exploiter jusqu’à la ruine.

« Un incalculable préjudice porté à notre patrie », disais-je, parce que d’abord, si la France, qui est l’une des plus grandes puissances en Islam, commettait cette faute sans excuse de laisser escamoter le Khalife des Croyants comme une simple muscade, elle révolterait à tout jamais ses milliers de fidèles sujets musulmans. Ensuite, ce serait renier tout son passé, toutes ses promesses, méconnaître l’effort séculaire de nos devanciers qui avaient fait de la Turquie un pays d’influence, de sympathie et de langue françaises, ce serait abdiquer tout notre prestige en Orient et sacrifier d’un seul coup tout l’or productif que nous y avons semé à pleines mains.

Oui, ils ont aussitôt compris, nos grands arbitres, dès qu’ils ont eu le loisir pour un premier examen attentif, et il semble bien aujourd’hui que Stamboul restera l’inaliénable patrimoine du Khalife : seule solution qui puisse mettre d’accord la justice, la raison, et l’intérêt primordial de la France.

Il faudrait pourtant se hâter de rendre cette décision officielle, car l’un des nombreux motifs sur quoi s’appuie la justice pour demander que Constantinople reste aux Turcs, est leur écrasante supériorité numérique. Or, cette supériorité décline très vite, depuis qu’elle a été évoquée comme argument à la barre de la Conférence : par un hasard sans doute providentiel pour les Grecs, d’immenses incendies se déclarent dans la ville, avec une fréquence que l’histoire n’avait jamais enregistrée, et comme par un fait exprès, c’est toujours uniquement dans les quartiers turcs ainsi que naguère à Salonique ; 60 000 maisons à peu près ont déjà disparu depuis quelques semaines et d’innombrables musulmans sans abri sont forcés de fuir, de s’exiler n’importe où… Par contre, des réfugiés grecs arrivent de Russie par dizaines de milliers, pour s’installer, coûte que coûte, à la place des pauvres dépossédés !

Je veux espérer du reste que déjà l’on soupçonne à Constantinople quel va être le probable verdict de la Conférence, et que la minorité grecque de la ville doit commencer de mettre un frein à son assurance. Il ne serait que temps, car ces « Alliés », — mais de la dernière heure, — ne cessent de nous tourner en dérision et ne nous appellent plus là-bas que « ces niais de Français ». En France, sait-on que les Grecs osent depuis un mois arborer leur drapeau partout à Constantinople, sur leurs maisons, leurs écoles, leurs églises, comme si la ville leur était d’ores et déjà concédée par les Alliés, tandis que les Turcs, encore chez eux pourtant, mais toujours si tolérants et débonnaires, ne relèvent même pas cette suprême insulte ? Sait-on que ces officiers grecs, arrivés en Turquie à notre suite, et grâce à nous, bousculent les officiers français en pleine rue de Péra, et, au café, leur soufflent insolemment au visage la fumée de leur cigare !…

Sans doute la Conférence ne manquera pas de constater aussi, en continuant son examen approfondi de la question, qu’il ne suffit point que l’empire du Khalife subsiste à l’état de fantôme, uniquement pour calmer la rancœur des musulmans et contenter leur rêve religieux : non, il faut qu’il vive et qu’il prospère, et cela, dans l’intérêt égoïste de la France, qui est la nation de l’Europe ayant engagé là le plus grand nombre de milliards. Après la débâcle russe, il serait vraiment excessif d’imposer à notre pays une seconde ruine, par l’effondrement de la Turquie. Or, chacun sait qu’un peuple ne peut vivre et prospérer que s’il a des débouchés pour son commerce, autrement dit des ports de mer. L’Anatolie, qui est un bloc si compact de Turcs, n’a d’autre port que Smyrne : elle étoufferait donc, comme étranglée, si Smyrne ne lui restait pas. Les statistiques établissent, je le sais, que dans cette ville, dans la ville même s’entend, les Grecs dominent, ce qui lui a valu ce surnom de Smyrne l’infidèle ; mais elles établissent avec une égale certitude que ce n’est là qu’une petite couche très superficielle de banquiers et de marchands, et qu’à trois ou quatre kilomètres alentour, on retombe en pleine homogénéité turque. Y a-t-il donc une raison suffisante pour donner à ces commerçants grecs le port unique, seule ouverture par où l’Anatolie peut respirer et vivre ? Toute proportion gardée, c’est à peu près comme si l’on proposait de leur donner aussi Marseille, sous prétexte qu’aujourd’hui, comme au temps des Phocéens, ils y sont nombreux et y font de bonnes affaires !

Est-il besoin d’ajouter que ces « Alliés » grecs, à peine installés à Smyrne, auraient pour premier soin d’en expulser « les niais de Français[3] ». En outre, les scènes de carnage, dont vient de s’accompagner leur entrée si agressive dans cette ville, prouvent surabondamment que leur domination n’y serait possible qu’après y avoir fait couler des flots de sang ; les pauvres Turcs, poussés au suprême désespoir, auraient sans doute encore des sursauts d’agonie infiniment redoutables…


P.-S. — On sait que, toujours par hasard, un incendie vient de détruire la partie du palais de Constantinople qu’habitait le sultan.


IV

NOS INTÉRÊTS EN ORIENT


Août 1919.

À l’heure où j’écris, les Grecs font feu de tout bois, comprenant que c’est l’heure unique où leurs plus folles ambitions aient quelque chance d’être satisfaites. Profitant de la partialité, déjà acquise, de l’Europe, ils entretiennent une propagande effrénée ; la presse regorge de leurs calomnies, et les braves gens de chez nous, qui ne savent pas, lisent, sans bondir, des articles de ce genre : « Les Grecs ont beaucoup de mal en Asie Mineure avec la populace turque ; ils vont être obligés d’augmenter leurs troupes pour arriver à rétablir l’ordre, etc… » — L’ordre, mais c’est eux qui l’ont criminellement troublé, mais c’est eux qui sont venus là mettre tout à feu et à sang ! Et la « populace turque », mais ce sont les braves défenseurs de la patrie, qui agissent aussi noblement que nous venons de le faire nous-mêmes contre l’horreur de l’invasion allemande.

La grande masse des Français, aveuglés par de vieilles légendes, s’obstinent à ne regarder les Grecs d’aujourd’hui qu’à travers ceux de l’antiquité, de même qu’ils persistent à considérer les pauvres Turcs comme les bandits que leur dépeignent depuis tant d’années les inlassables calomnies levantines. Il est stupéfiant que les attestations ardentes et unanimes de nos milliers d’officiers et de soldats revenus de Turquie n’aient pu enfin éclairer l’opinion chez nous, et cependant il n’en est pas un seul qui n’ait rapporté de là-bas l’estime, la sympathie pour les Turcs. De grâce, qu’on les interroge ! Leurs témoignages, leurs rapports officiels, il est pourtant facile de les vérifier, en les complétant même, si on le désire, de ceux de nos religieux et de nos religieuses[4] qui savent si bien faire la différence radicale entre les musulmans et les soi-disant chrétiens de la Grèce et de l’Arménie. Mais non, la légende demeure la plus forte, et quand elle finira pourtant par s’évanouir à la lumière de la vérité, il sera sans doute trop tard ; la Turquie aura cessé de vivre.

On se demande quelle excuse les Grecs peuvent bien invoquer pour justifier leur agression sanglante contre Smyrne, contre cette Anatolie qui est un groupement compact de Turcs. Ils n’ont sur ce pays aucune espèce de droits, ni ethnographiques, car ils y sont en minorité accablante, ni historiques, car ils ne l’ont jamais possédé ; en outre, leur présence n’y pourra être qu’une cause perpétuelle de combats et de tueries. Quant à leur manière de s’y prendre, elle a été pire même que lors du guet-apens d’Athènes et de l’assassinat de nos chers matelots. Avec plus de soin encore, le massacre avait été préparé ; comme ils avaient prévu que les Turcs, stoïquement, ne bougeraient qu’à la dernière extrémité, ils avaient amené de Macédoine des agents provocateurs choisis parmi les plus atroces de leurs comitadjis : ils avaient donné des armes à la basse populace grecque — même aux femmes, et Dieu sait quel usage, ces dernières en ont fait !… Il y eut 300 Turcs tués et 600 blessés, avec raffinements de barbarie. En criant : « J’em… ton prophète et ta religion » (sic), on arrachait aux musulmanes leurs voiles ; on arrachait aux hommes leur fez et on les obligeait à le piétiner ; s’ils refusaient, on les lardait à coups de baïonnette et on les jetait à la mer. Dans la rage de tuer, les Grecs s’attaquaient même à des étrangers, à des chrétiens ; deux Italiens et un Anglais furent assassinés.

Ensuite vint le pillage de toutes les maisons turques, et il fallut envoyer des détachements de matelots alliés pour protéger les maisons françaises. Les rapports de tous nos officiers présents se terminent et concluent par ces mots : « La conduite des Grecs a été ignoble[5]. »

Telle fut donc, au dire des témoins véridiques, français ou anglais, cette « entrée triomphale » que la plupart de nos journaux contèrent en ces termes :

« Les troupes grecques ont débarqué à Smyrne, au milieu de l’enthousiasme universel ! »

En outre, dans les rues de Constantinople, les officiers grecs, arrivés à notre suite, bousculent volontiers les nôtres qui, pour la plupart, se plaignent de leur arrogance, et ils ne nous appellent que « ces nigauds de Français ». Naguère, du reste, lors de certains incidents du Bruix qui firent pas mal de bruit — et au sujet desquels les Grecs m’infligèrent un démenti qu’il me fut aisé de démentir à mon tour — le commandant de ce navire avait officiellement télégraphié en clair des accusations terribles contre « les excès abominables des soldats grecs », et parlé d’ « un massacre général de Turcs entrepris dans des conditions particulièrement odieuses ». Tout cela, je l’ai publié il y a sept ans, page 195 de mon livre intitulé : Turquie agonisante. Si j’y reviens aujourd’hui, c’est pour citer à nouveau ce passage des mêmes dépêches officielles du commandant du Bruix : « Je suis assailli de plaintes de Français volés et maltraités par les Grecs. »

Et voilà donc les fidèles et sûrs amis aux­quels nous sacrifions avec une si aveugle géné­rosité nos intérêts vitaux en Orient ! Les pauvres Turcs, au contraire, nous les accablons impi­toyablement et au mépris de tous les principes wilsoniens sur les droits imprescriptibles des nationalités. Comme si cela ne suffisait pas, nous les insultons aussi de la façon la plus révoltante, tout en exaltant ces Grecs nos chers alliés. Des petits journalistes (Dieu merci, des tout petits, je suis heureux de le reconnaître), ignorants de la question comme des carpes, ne craignent pas d’écrire de ces phrases mons­trueuses : « Quant aux Turcs, nous n’avons qu’à les traiter comme des bêtes fauves » (sic). C’est là notre remerciement, alors que nos officiers, nos soldats n’ont qu’une voix pour dire les égards chevaleresques dont les nôtres ont été très spécialement entourés en Turquie, aussi bien pendant les batailles que depuis l’armistice ; qu’une voix pour proclamer la sympathie persistante que les Turcs nous témoignent et leur délicate loyauté.

Cette petite Bulgarie, féroce et dix fois traîtresse, non seulement nous la laissons subsister, mais nous allons jusqu’à l’entourer de sollicitude, nous tenons à la doter d’un débouché sur la mer pour assurer son développement barbare, tandis que nous voulons enlever à la Turquie son seul port en Asie Mineure, le seul par où elle puisse respirer et vivre ! Cette malheureuse Turquie, notre alliée séculaire, qui nous aime encore malgré tout et ne demanderait qu’à nous rendre nos privilèges d’autrefois si seulement nous faisions vers elle un geste moins implacable ; cette malheureuse Turquie, elle est la seule que nous nous obstinons à anéantir, sans vouloir comprendre que nous anéantissons du même coup notre prépondérance séculaire en Orient ; sans nous apercevoir que nous faisons le jeu d’une grande puissance rivale qui se hâte là-bas de prendre notre place, sans même songer (pour parler de petites choses plus pratiques) qu’en nous éclipsant ainsi « des Échelles du Levant » nous nous privons d’un revenu annuel d’environ deux milliards… Ici, pour ces questions économiques où j’avoue mon incompétence, je prie les lecteurs de se reporter à un irréfutable et lumineux article publié le 11 août en deuxième page du Figaro et signé : « Un résident français en Orient. »

Hélas ! hélas ! Les claires et vives intelli­gences qui nous ont si admirablement conduits à la victoire se résoudront-elles à laisser contre-balancer nos succès en Occident par ce véritable et immense désastre oriental !


P.-S. — Si l’on désire connaître l’opinion d’un Arménien, que nous ne saurions soupçonner d’une grande partialité en faveur des Turcs, voici comment il apprécie les exploits des Grecs :

« Jamais les Turcs n’ont fait sur nous ce que les Grecs ont fait sur eux, et jamais ils n’ont insulté comme cela à nos croyances. »


V

LES MASSACRES D’ARMÉNIE


Arborer un tel titre équivaut pour moi à déployer un petit étendard de guerre, — guerre contre les idées fausses les plus enracinées, contre les préjugés les plus indestructibles. Je sais d’avance que je vais, une fois encore, récolter beaucoup d’injures, mais je suis quelqu’un que rien n’atteint plus : à l’heure qui vient de sonner dans ma vie, je ne désire plus rien et par suite ne redoute plus rien ; il n’est rien qui puisse m’obliger à taire ce que ma conscience m’impose de dire et de redire, de toutes mes forces. Il y a des années cependant que j’hésitais à aborder de front ce sujet sinistre, retenu par une compassion profonde malgré tout pour cette malheureuse Arménie dont le châtiment a peut-être trop dépassé les fautes… Ces massacres, des esprits malveillants se figurent, paraît-il, que j’ai la naïve impudence d’essayer de les nier, d’autres me méconnaissent jusqu’à croire que je les approuve ! Oh ! si l’on retrouvait quelque jour mes lettres de 1913 à l’ancien prince héritier de Turquie, ce Youzouf-Izeddin, assassiné depuis par les Boches, ce prince ami de la France qui avait autorisé mon franc-parler avec lui, on verrait bien ce que je pense de ces tueries !

Pour commencer, je reparlerai d’abord des Turcs, — mais je désigne par ce nom les vrais, ceux du vieux temps qui, Dieu merci, constituent là-bas une majorité innombrable ; je n’entends pas ceux des nouvelles couches qui sont des exceptions, qui renient tout le passé ancestral, qui veulent plutôt renchérir sur nos déséquilibrements et notre modernisme ; et j’entends moins encore ces Levantins, métis de tous les sangs, que notre étonnante ignorance des choses orientales nous fait confondre avec les purs Osmanlis. Pour les juger impartialement, eux, les vrais, il faut les considérer, je l’accorde, comme un peuple qui retarde de quelques siècles sur le nôtre, — et je ne leur en fais point de reproche, bien au contraire. Leurs petites villes immobilisées de l’intérieur, leurs villages, leurs campagnes, sont les derniers refuges, non seulement du calme, mais de toutes les vertus patriarcales qui, de plus en plus, s’effacent de notre monde moderne : loyauté, honnêteté sans taches ; vénération des enfants pour les parents poussée à un degré que nous ne connaissons plus ; inépuisable hospitalité et respect chevaleresque pour les hôtes ; élégance morale et délicatesse native, même chez les plus humbles ; douceur pour tous — même pour les animaux ; — tolérance religieuse sans bornes pour quiconque n’est pas leur ennemi ; foi sereine et prière. Dès qu’on a quitté, pour arriver chez eux, notre Occident de doute et de cynisme, de tapage et de ferraille, on se sent comme baigné de paix et de confiance, on croit avoir remonté le cours des temps jusque vers on ne sait quelle époque imprécise, voisine peut-être de l’âge d’or.

Tout ce que j’avance là n’est plus contestable que pour les ignorants obstinés ; des témoins par milliers sont prêts à l’affirmer et tous nos combattants de cette dernière guerre 116 demandent qu’à déposer très affectueusement pour les Turcs, devant le grand tribunal de l’humanité. Des lettres continuent de m’arriver chaque jour, d’officiers, de soldats, même de prêtres catholiques, qui ont été à même de les connaître de près aux Dardanelles et qui restent stupéfaits de les avoir rencontrés tels que je les décrivais. Une des plus touchantes peut-être, est d’un petit soldat blessé qui fut longtemps leur prisonnier, qui est rentré par faveur spéciale et qui me demande de le prévenir quand les courriers seront rétablis avec Constantinople, pour lui permettre d’exprimer à nouveau sa tendre reconnaissance aux Turcs qui l’ont si fraternellement soigné. Dieu merci, malgré les entêtements qui ne raisonnent plus, la vérité sur eux commence à faire son chemin chez nous.

Pauvres Turcs ! Mais ils ont, hélas ! si je puis dire ainsi, les défauts de leurs qualités ; auprès de leurs vertus antiques, ils ont tout à coup le nationalisme aveugle, dès que l’Islam est plus directement menacé, dès que le Khalife a levé l’étendard vert et jeté l’appel d’alarme ; alors, comme des lions exaspérés, ils se déchaînent contre ceux que, depuis des siècles, on leur a dénoncés comme les plus dangereux responsables de tous les malheurs de la patrie. On pense bien que, si peu documentés qu’ils soient, ils n’ignorent pas que n’importe ce qu’ils feront en Europe, c’est toujours à eux que l’on donnera tort, c’est toujours eux qui seront les insultés et les spoliés, toujours eux qui paieront ; la coalition inavouée de tous les peuples dits chrétiens ne désarmera jamais. Et ils savent aussi que ces malheureux Arméniens ne cesseront pas, même aux heures les plus tranquilles, d’être contre eux de funestes et hypocrites délateurs. C’est à ces moments de fièvre rouge que l’Europe, qui se targue d’être la haute civilisatrice, a par trop mal agi en ne s’employant pas à calmer tout de suite la crise de ces grands enfants égarés ; or, au lieu de cela, des peuples chrétiens, des souverains chrétiens, désireux de pêcher ensuite en eau trouble, n’ont pas craint d’envoyer chez eux des agents provocateurs ? Parmi ces princes que j’accuse, et au premier rang, bien entendu, je citerai l’immonde Kaiser de qui on est toujours sûr de trouver les mains, ou plutôt les tentacules altérés de sang, partout où quelque plaie a chance de s’ouvrir ; je pourrais avec certitude en citer d’autres, mais la censure effacerait leurs noms. Hélas ! oui, les Turcs ont massacré ! Je prétends toutefois que le récit de leurs tueries a toujours été follement exagéré et les détails enlaidis à plaisir ; je prétends aussi, et personne là-bas n’osera me contredire, que la beaucoup plus lourde part des excès commis revient aux Kurdes dont je n’ai jamais pris la défense[6].

Je prétends surtout que le massacre et la persécution demeurent sourdement ancrés au fond de l’âme de toutes les races, de toutes les collectivités humaines quand elles sont poussées par un fanatisme quelconque, religieux ou antireligieux, patriotique ou simplement politique ; mais voilà, les Turcs sont les seuls à qui on ne le pardonne pas !

Nous Français, nous avons eu la Saint-Barthélemy, — à quoi l’on chercherait en vain un semblant d’excuse, — et puis les dragonnades, et puis la Terreur, et qui sait, hélas ! ce que demain nous réserve encore… L’Espagne a eu l’inquisition ; elle a cruellement persécuté et expulsé les juifs, qui du reste se sont réfugiés en Turquie, où, ne faisant point de mal, ils ont été accueillis avec la plus absolue tolérance et sont devenus de dévoués patriotes ottomans. Aux Balkans, chez les chrétiens, le massacre et la persécution subsistent depuis des siècles à l’état chronique : orthodoxes contre catholiques, exarchistes contre uniates et contre musulmans ; comitadjis brochant sur le tout et, sans choisir, massacrant pour piller. Pendant la guerre déclarée en 1912 à la Turquie déjà aux prises avec l’Italie, les massacreurs ont été odieusement du côté de certains alliés chrétiens ; dans un précédent livre je crois en avoir donné d’irréfutables preuves, en publiant mille témoignages autorisés et signés, et des rapports dûment authentifiés de commissions internationales. N’ai-je pas prouvé aussi qu’en Macédoine les musulmans avaient été massacrés par milliers, de la plus hideuse manière. Mais cela ne fait rien, pour le public d’Occident, ces crimes-là n’ont d’importance que s’ils sont commis par les Turcs. Non, ce sont les Turcs, toujours les Turcs ! Aux autres, nous pardonnons tout. Nous n’en avons point voulu aux Russes de l’énormité de leur trahison, ni des horreurs sanglantes de leur bolchevisme. Sans peine nous avons pardonné aux Grecs le récent assassinat de nos chers matelots à Athènes ; — nous ont-ils jamais fait l’équivalent d’une pareille traîtrise, ces pauvres Turcs, qui n’ont point cessé de nous aimer malgré nos outrages ? — Non, mais qu’importe, ce sont les Turcs, toujours les Turcs !…

Parler maintenant de la race arménienne m’est plus pénible que l’on ne voudra le croire, car l’excès de ses malheurs me la rendrait presque sacrée ; aussi ne le ferai-je que dans la mesure de ce qu’il faudra pour défendre mes amis par trop calomniés. Si j’ai pu prétendre et soutenir que tous les Français qui ont habité la Turquie, même nos religieux et nos religieuses, donnent aux Turcs leur estime et leur affection, par contre je crois bien que l’on trouverait à peine un d’entre nous sur cent qui garde bon souvenir de ces malheureux Arméniens. Tous ceux qui ont noué avec eux des relations quelconques, mondaines ou d’affaires, — d’affaires surtout, — s’en détournent bientôt avec antipathie. En ce qui me concerne, je suis mal tombé peut-être, mais je puis attester qu’à de rares exceptions près, je n’ai rencontré chez eux que lâcheté morale, lâchage, vilains procédés et fourberie. Et comme je comprends que leur duplicité et leur astuce répugnent aux vrais Turcs, qui sont en affaires la droiture même ! Leurs pires ennemis sont les premiers à le reconnaître.

J’oserai presque dire que les Arméniens sont en Turquie comme des vers rongeurs dans un fruit, drainant à eux tout l’or[7], par n’importe quel moyen, par l’usure surtout, comme naguère les Juifs en Russie. Jusque dans les villages les plus perdus, jusqu’au fond des campagnes, on les trouve, prêtant à la petite semaine, et bientôt il faut, pour les rembourser, vendre les bœufs et la charrue, et puis la terre, et puis la maison familiale. Tout cela, il va sans dire, augmente l’exaspération qu’ils causent déjà par ce rôle qu’on leur attribue, non sans raison, d’être de continuels délateurs qui excitent contre l’Islam tous les chrétiens, catholiques ou orthodoxes, et qui ameutent tout l’Occident contre la patrie turque.

Dans un précédent chapitre, j’ai conté une anecdote turque ; ici, j’en conterai une essentiellement arménienne. Dans une ville d’Asie, lors des massacres de 1896, le Consul de France, qui avait abrité le plus d’Arméniens possible au Consulat sous le pavillon français, venait de monter sur sa terrasse pour regarder ce qui se passait alentour, quand deux balles, venues par derrière lui, sifflèrent à ses oreilles ; s’étant retourné il aperçut, le temps d’un éclair, un Arménien qui l’avait visé par la fenêtre d’une maison voisine. Appréhendé et interrogé, le sournois agresseur répondit : « J’avais fait cela pour que les Turcs en fussent accusés, et dans l’espoir que les Français s’ameuteraient contre eux après ce meurtre de leur Consul. »

Mais tous ces griefs — et tant d’autres encore — sont-ils des raisons pour les exterminer ? À Dieu ne plaise qu’une telle idée m’ait effleuré un instant ! Au contraire, si mon humble voix avait quelque chance d’être entendue, je supplierais l’Europe, qui a déjà trop tardé, je la supplierais d’intervenir, de protéger les Arméniens et de les isoler ; puisqu’il existe entre eux et les Turcs, depuis des siècles, une haine réciproque absolument irréductible, qu’on leur désigne quelque part en Asie une terre arménienne où ils seront leurs propres maîtres, où ils pourront corriger leurs tares acquises dans la servitude, et développer dans la paix les qualités qu’ils ont encore, — car ils en ont, des qualités ; j’accorde qu’ils sont laborieux, persévérants, que certain côté patriarcal de leur vie de famille commande le respect. Et, enfin, bien que ce soit peut-être secondaire, ils ont la beauté physique, qui en Occident s’efface de plus en plus par l’excès de l’instruction, le surmenage intellectuel, l’usine meurtrière et l’alcool ; je ne puis penser sans une spéciale mélancolie à ces femmes massacrées qui, pour la plupart sans doute, avaient d’admirables yeux de velours…

Plus d’une fois, à Paris, quand il m’est arrivé dans la conversation d’attribuer aux Arméniens la part de responsabilité qui leur incombe dans leurs souffrances, des petits messieurs suffisants, qui parlaient des questions orientales comme un aveugle parlerait des couleurs, m’ont répondu, croyant être spirituels : « Alors, c’est le lapin qui a commencé ? » — Eh bien ! mais… tout au moins pour les massacres de 1896 qui furent les plus retentissants, c’était carrément le lapin !… Ici, je m’excuse de me citer moi-même ; je veux cependant reproduire ce passage d’un livre intitulé Turquie agonisante, que j’ai publié en 1913 :

« Avant de rejeter sur les Turcs toute l’horreur de ces massacres de 1896, il faudrait d’abord oublier avec quelle violence le « parti révolutionnaire arménien » avait commencé l’attaque. Après avoir annoncé l’intention de mettre le feu à la ville, qui « à coup sûr, disaient les affiches effrontément placardées, serait bientôt réduite à un désert de cendre » (sic), un parti de jeunes conspirateurs s’était emparé de la banque ottomane pour la faire sauter, tandis que d’autres mettaient en sang le quartier de Psammatia. Il y eut dix-huit heures d’épouvante pendant lesquelles la dynamite fit rage ; un peu partout les bombes arméniennes, lancées par les fenêtres, tombèrent dru sur la tête des soldats, et la musique du Sultan, qui se rendait au palais pour la prière du vendredi, fut particulièrement atteinte.

« Eh bien ! quelle est la nation au monde qui n’aurait pas répondu à un pareil attentat par un châtiment exemplaire ? Certes un massacre n’est jamais excusable ; et je ne prétends pas absoudre mes amis Turcs, je ne veux qu’atténuer leur faute, comme c’est justice. En temps normal, débonnaires, tolérants à l’excès, doux comme des enfants rêveurs, je sais qu’ils ont des sursauts d’extrême violence, et que parfois des nuages rouges leur passent devant les yeux, mais seulement quand une vieille haine héréditaire, toujours justifiée du reste, se ranime au fond de leur cœur, ou quand la voix du Khalife les appelle à quelque suprême défense de l’Islam… »

Pauvres Turcs ! ce serait une erreur préjudiciable à nous tous, une injustice, un crime contre le principe des nationalités si souvent invoqué de nos jours, que de leur arracher ce sol, conquis jadis par les armes, il est vrai, mais qui, avec les siècles, est devenu leur vraie patrie. Ils continueront de nous y donner plus que jamais, et à nous Français surtout, cette complète et affectueuse hospitalité à laquelle ils nous ont habitués depuis leur arrivée en Europe. Pour ce qui est de leur tolérance religieuse, je voudrais que tant de catholiques de chez nous, qui les accablent, pussent interroger nos prêtres et nos bonnes sœurs qui là-bas les coudoient chaque jour ; ils apprendraient ainsi que même toutes les manifestations extérieures du culte sont largement protégées chez eux, et que les processions, les bannières, interdites en France, circulent librement dans les rues de Constantinople, où les Turcs sont les premiers à les saluer au passage. Que l’on essaie donc de faire défiler une procession catholique dans certains pays orthodoxes ou exarchistes !… Et qu’adviendra-t-il en Palestine, quand on n’aura plus, comme gardiens aux portes du Saint-Sépulcre, les bons Turcs toujours prêts à mettre le holà, quand les représentants des différentes sectes chrétiennes levantines qui s’exècrent les uns les autres, commencent d’ensanglanter les basiliques, en s’y battant comme des chiens, à coups de croix d’argent ou d’encensoirs d’or !… Ah ! oui, qu’on laisse les Turcs à Constantinople ; avec leur tendance à s’immobiliser, que critiquent certains psychologues à courte vue, mais qui est leur suprême sagesse au contraire, ils maintiendront là un centre bienfaisant de paix et de loyauté inaltérable, surtout quand ils s’y trouveront vraiment en sécurité ; quand on les aura un peu débarrassés de l’élément levantin, quand ils ne se sentiront plus les parias à qui l’Europe donne toujours tort et vers qui convergent toutes les convoitises effrénées, — surtout quand ils n’auront plus la continuelle menace de ces innombrables multitudes russes, qui ne cessent de loucher de leur côté et de répéter à qui veut l’entendre, sur la fin de tous leurs banquets : il faut en finir avec les Turcs !… Les Russes, malgré leurs trahisons, aucun de nous n’arrive à les haïr, mais enfin qu’on nous dise tout de même sur quoi ils se basent pour revendiquer Constantinople ! Ils n’ont à cela ni droit héréditaire, ni droit ethnographique, ni excuse quelconque, et leur présence, à l’entrée de ce couloir le plus important du monde, serait un perpétuel danger pour l’Europe. Mais ce que je viens de dire là est tout à fait en dehors de cette défense des Turcs que ma conscience m’oblige à soutenir. Ce qui d’ailleurs confirme ma foi dans la justice de ma cause c’est que, si j’entends à mes trousses les criailleries, les injures et les rires de ceux qui ne savent pas, j’ai pour moi les seuls témoignages qui comptent, ceux de presque tous les Français qui ont vécu sur les lieux et qui ont pu comparer entre elles les nations si diverses de l’Orient.

Je vais être maladroit sans doute en terminant mon plaidoyer par un point de beaucoup moindre importance. Je veux cependant dire encore ceci. Il n’y a pas dans l’espèce humaine que des spéculateurs et des électriciens, il y a aussi, et grâce à Dieu il y a de plus en plus, des artistes, des poètes, des rêveurs ; leur nombre même va croissant, à mesure que grandit l’épouvante de voir la laideur tout envahir. Qu’on leur laisse au moins et que l’on respecte pour eux, comme un éden, ce petit coin de la Terre qui est encore le moins défiguré par le modernisme. Il faut savoir gré aux pauvres Turcs d’enchanter encore un peu nos yeux par ce qui reste de leurs conceptions esthétiques. De Stamboul et d’Andrinople, ils avaient fait les villes merveilleuses que l’on sait. De ce Bosphore, qui eût été sans eux un détroit quelconque, ils avaient fait un décor unique, par tant d’étrange beauté qu’ils avaient su épandre sur ses deux rives : palais, mosquées, minarets, demeures aux aspects de mystère, à demi plongées dans l’eau qui court ; — et par tant de beauté aussi qu’ils avaient semée même sur ses eaux rapides et bruissantes ; costumes éclatants de toute la peuplade des rameurs, élégance exquise des milliers de caïques dorés et des grands voiliers dont les poupes se relevaient comme des châteaux. Tout cela, je le sais, est déjà gravement endommagé par la barbarie de tant d’étrangers ou de Rayas ottomans, grecs, arméniens et juifs, qui sont venus s’y établir et qui, par une stupéfiante inconséquence, ont travaillé chacun pour sa part à détruire peu à peu ce charme, qu’ils avaient pourtant vaguement compris, puisqu’ils s’y étaient laissé prendre. Qu’on ne me dise pas que la séduction infinie de ces centres d’Islam pourra subsister quand les Turcs n’y seront plus ; non, la séduction, ils l’avaient apportée avec eux et elle s’éteindra le jour de leur bannissement cruel ; la paix, le mystère et l’immense rêverie s’évanouiront à leur suite. Ce sera fini de l’adorable sortilège de ce pays quand on ne rencontrera plus, dans le labyrinthe des petites rues musulmanes, les mêmes passants, les mêmes femmes voilées, les mêmes Osmanlis pensifs et graves, en turban et en longue robe ; quand il n’y aura plus tous ces accueillants petits cimetières, disséminés au milieu des vivants pour adoucir l’idée de la mort ; surtout quand, aux heures des cinq prières, on aura cessé d’entendre planer, au-dessus de toutes les choses silencieuses et recueillies, les hautes vocalises éperdues des muezzins.


P.-S. — Mes premiers réquisitoires contre les Arméniens étaient moins durs, et cette pitié, qu’ils m’inspirent cependant toujours, était plus profonde parce que je les connaissais moins. Il est regrettable pour eux, — du reste comme pour les Grecs, — que la guerre ait permis à trop de témoins européens de pénétrer au cœur de leur pays et de les voir à l’œuvre ; alors beaucoup de légendes sont tombées. On sait à présent que, s’ils ont été massacrés, ils ne se sont jamais fait faute d’être massacreurs. Maints rapports officiels en font foi. J’ai envoyé dernièrement à l’Illustration des photographies de charniers de Turcs préparés par leurs mains chrétiennes et où figuraient au tableau surtout des femmes et des enfants, car ces plus récentes tueries avaient été opérées dans des villages d’où les hommes étaient partis pour la guerre. Seulement les Turcs n’ont pas, comme eux, fatigué de tout temps les oreilles du monde entier par l’excès de leurs plaintes. Surtout ils ne sont pas chrétiens, les pauvres Turcs, et c’est là, aux yeux de l’Europe, une tare capitale. Les Arméniens et les Orthodoxes en ont-ils assez usé, abusé et surabusé, de ce titre de chrétien qui chez nous impressionne même les matérialistes et les athées !

Quant au chiffre de victimes accusé par les Arméniens, il dépasse de plus du double celui de leur population totale ; or, il en reste encore partout, des centaines et des centaines de milliers ; des régions entières en sont peuplées là-bas, — sans compter tous ceux dont l’occident de l’Europe est encombré…

Quant aux insultes et aux menaces dont je ne cesse d’être accablé par les Levantins, si j’en fais mention, c’est uniquement parce qu’elles fournissent une sorte de critérium des mentalités diverses et, dans une certaine mesure, elles peuvent servir à juger les peuples de qui elles émanent. Celles des Grecs ont été en général discrètes et même camouflées sous un semblant de courtoisie ; celles des Bulgares étaient brutales et sauvages ; mais le record de l’immonde appartient sans contredit aux Arméniens et surtout aux Arméniennes. Je connaissais de longue date la fourberie des gens de cette race et leur âpreté au gain ; j’ai pu constater maintenant cette grossièreté foncière, en même temps que ce côté haineux et rageur de leur nature que j’avais entendu signaler tant de fois par les Turcs. En Suisse, pays infesté d’Arméniens, fonctionnait récemment une véritable officine d’immondices à mon intention, et c’en était comique ; on m’envoyait de mes portraits, découpés dans les journaux et autour desquels on avait écrit des horreurs : mon secrétaire lui-même, qui restait cependant en dehors du débat, se voyait appliquer des épithètes que la plus élémentaire convenance m’interdit de reproduire, — et je le regrette, car elles étaient vraiment drôles. Comme polémique, de la bave de fureur ; comme arguments, de l’ordure. Un seul Bulgare, ou soi-disant tel, avait atteint ce niveau d’ignominie dans ses lettres à moi adressées, mais on m’a expliqué plus tard qu’il était d’origine arménienne.


VI

UN CRI D’ALARME


Août 1919.

J’admire avec épouvante, chez nos rivaux séculaires d’outre-Manche, l’accomplissement, poursuivi avec une ténacité merveilleuse, d’un programme depuis longtemps élaboré, un programme qui commença de s’exécuter jadis aux Indes, qui se continua en Égypte et que les inqualifiables maladresses de nos diplomates en Turquie viennent de faciliter d’une façon inespérée pour nos adversaires.

Après la guerre et malgré la guerre, au moment de l’armistice, les Turcs ne voyaient encore que par la France et ils demandaient à grands cris qu’elle acceptât un mandat chez eux ; ils désiraient ardemment le protectorat français ; nos représentants officiels là-bas l’ont assez dit, ont assez souvent transmis leurs vœux à Paris, où l’on n’a rien voulu entendre. C’est que nous avons, hélas ! au gouvernement, et tout près du grand chef, un influent politicien dont chacun connaît depuis longtemps les rancunes personnelles contre, la Turquie ; il a été un des principaux auteurs de l’impitoyable accueil que les Turcs ont rencontré chez nous, et il vient de causer ainsi à notre pays un désastreux préjudice. Ces Turcs, qui n’avaient jamais cessé, au fond, de nous aimer et de nous donner sans conteste le premier rang parmi les nations européennes, ces pauvres Turcs, nous les avons tellement déçus et tellement insultés que non seulement nous venons de perdre à jamais en Orient cette suprême prépondérance, acquise par des siècles d’effort, mais que même nous ne sommes pas loin de nous y faire haïr ? L’agression grecque sur Smyrne a porté le dernier coup à notre influence.

Hélas ! quelle aberration nous a fait sacrifier ainsi nos propres intérêts pour servir la mauvaise cause des Grecs ? Après Smyrne, il est maintenant question de leur donner aussi la Thrace ! Ne sait-on donc pas chez nous que ces ambitieux, rééditant la fable de la grenouille et du bœuf, seront absolument incapables de se maintenir sur ces trop grands territoires et qu’il faudra que ce soit nous qui y combattions encore pour les maintenir !

Voici déjà de premiers résultats que notre Politique vient d’acquérir : devant la commission d’enquête américaine qui siégeait ces jours-ci à Constantinople, les Turcs ont réclamé le mandat anglais ou américain, et de la France, il n’a même plus été question ! En Turquie, il se forme une société des « Anglophiles » qui recrute chaque jour de nouveaux adhérents. Bien plus, il paraît qu’en Syrie les musulmans ont déclaré à la commission américaine qu’ils ne désiraient plus le mandat français, parce que la France ne s’occupait que des chrétiens et écrasait l’Islam. Il est vrai que les Anglais (sans parler des Italiens) nous font là-bas partout une guerre au couteau : ils répandent l’or à pleines mains, dans des manœuvres de dénigrement où ils nous représentent comme une nation ruinée. En Cilicie même, ils réussissent à créer un courant antifrançais. Bref, la mainmise anglaise s’étend sur toute l’Asie, depuis l’Inde jusqu’à Suez. Tout ce qui est riche comme territoire est pour les Anglais. À nous, les coins sans valeur ; à nous surtout le soin de faire les affaires des Grecs avec notre argent et le sang de nos soldats ; à nous de monter la garde en Bulgarie, en Hongrie, et même ailleurs, chez les Arméniens. Après notre victoire de Macédoine, alors que, poursuivant notre rêve généreux d’être des émancipateurs, nous portions nos soldats en Russie, en Pologne, en Hongrie, les Anglais, eux, allaient à leurs petites affaires et mettaient la main sur les morceaux de choix, sur les pétroles de la Caspienne et sur le pays de Bagdad[8] !

Dans ce cri d’alarme que je jette, j’éprouve le besoin de dire aussi combien j’ai été effrayé, ces jours derniers, en causant avec ceux de nos soldats que l’on envoie encore dans le Levant. Je les avais vus partir pleins d’une merveilleuse ardeur pour la guerre contre l’Allemagne, d’où ils revenaient à peine ; ils espéraient rentrer enfin dans leurs foyers ; mais non, on les faisait repartir pour porter secours à ces Levantins de malheur ! Alors ils s’indignaient contre les ordres reçus, et, eux si soumis naguère et si braves, exaspérés maintenant jusqu’à la rage, ils ne parlaient de rien moins que de se révolter, d’incendier, de tuer… Ils ne l’auraient pas fait, bien entendu ; oh ! non, docilement ils seraient allés où l’erreur de nos politiciens les envoyait et ils s’y seraient battus à leur manière française ; mais, qu’ils aient eu ce premier mouvement de fureur, on ne le comprend que trop bien !


VII

NOS ÉGARDS SPÉCIAUX POUR LES TURCS,
EN RETOUR DES LEURS[9]


Janvier 1919.

Au lendemain des armistices, les journaux des deux continents se sont alarmés de la détresse alimentaire de tous les peuples des deux camps, des Yougo-Slaves, des Polonais, des Syriens, des Grecs (assassinat de nos matelots à Athènes), même des Prussiens (monceaux d’inimaginables crimes), mais jamais personne n’a parlé des pauvres Turcs. Ils sont cependant les seuls chez qui nos compatriotes, nos prisonniers, nos blessés ont été fraternellement traités pendant la guerre ; les seuls chez lesquels on ait pu dire, comme à Beyrouth : « La colonie française est restée intacte. » (Dépêche de l’amiral français à notre gouvernement.) Ce sont là des faits absolus, des faits patents, que, malgré l’acharnement des calomnies levantines, tout homme de bonne foi peut vérifier sans peine.

Or, si la disette des Boches est exagérée et camouflée comme tout ce qui vient de ces professionnels menteurs, les Turcs, eux, meurent littéralement de faim et de froid ; nos journaux de Paris, même les moins suspects de tendresse pour eux, font de la littérature sur le spectacle terrible de leur misère, mais, depuis trois mois qu’ils se sont rendus à la merci de leurs soi-disant protecteurs séculaires, personne n’a songé à leur donner un morceau de pain ni une paire de sabots !

J’ose donc implorer la pitié, ou plutôt la justice de nos gouvernants et de tous les gouvernants alliés pour qu’au moins ces malheureux égarés d’un moment ne soient pas traités d’une façon plus impitoyable que les pires de nos ennemis !

Je citerai maintenant en faveur des Turcs un témoignage étranger. C’est mon ami, M. L. Barthou, qui le tient d’un grand homme d’État roumain et m’autorise à le publier.

Voici ce témoignage : « La Roumanie vient de subir l’invasion de plusieurs peuples divers ; les voilà par ordre de férocité. Les plus atroces ont été les Allemands ; après eux, les Bulgares ; ensuite les Autrichiens, et puis les Hongrois. Les plus humains de tous ont été sans contredit les Turcs. »

L’histoire nous apprend aussi que jadis les malheureux Juifs, expulsés d’Espagne après de terribles persécutions, se réfugièrent chez les Turcs qui leur donnèrent la plus tolérante hospitalité et chez qui ils vivent en paix depuis des siècles, tandis que les persécutions contre eux n’ont pas cessé dans la sainte Russie ortho­doxe.


VIII

RECTIFICATION DE CHIFFRES[10]


« Monsieur le Directeur,

» Je lis seulement aujourd’hui l’article de M. Denys Cochin intitulé « Pour les Grecs » que vous avez publié il y a quelques jours. À ce sujet, permettez-moi de faire appel à votre loyauté pour vous conjurer de donner place à une courte rectification. L’auteur a cru devoir insulter avec la dernière violence les délégués turcs, le jour même de leur arrivée chez nous ; c’est son affaire, mais je crois cependant que personne ne le suivra lorsqu’il prétend confondre dans le même anathème les « Vieux-Turcs », nos amis séculaires, et la petite minorité des « Jeunes-Turcs » affiliés à l’Allemagne ; si peu documenté, hélas ! que l’on soit en France sur les choses de Turquie, on n’en sait pas moins quelles différences radicales séparent ces deux classes d’hommes. L’auteur prétend en outre que 300 000 Grecs ont été massacrés (?) par les Turcs depuis le commencement de la guerre ; il serait facile de contredire ce nombre fantastique et de lui opposer les milliers de Turcs massacrés et incendiés journellement par les Grecs, mais cela me mènerait trop loin dans cette lettre. Je me contenterai donc de rectifier d’autres chiffres dont l’inexactitude est par trop flagrante. L’auteur, qui réclame pour la petite Grèce cette grande ville de Constantinople, prétend, à l’appui de sa thèse, qu’elle ne contient que 450 000 Turcs contre 370 000 Grecs. Pardon, les statistiques les plus sérieuses, les plus concordantes, et que tout le monde connaît, — celles de lord Robert Cecil, celles de l’éminent Français M. V. Cuinet et de tant d’autres, — établissent indiscutablement que cette population est ainsi répartie : 700 000 Turcs et 180 000 Grecs.

» Agréez, je vous prie, etc. »


IX

LE DOUZIÈME POINT
DU PRÉSIDENT WILSON[11]


Septembre 1919.

La plupart de nos journaux reproduisent une note d’après laquelle le Président Wilson aurait sommé la Turquie « de cesser immédiatement les massacres de chrétiens en Asie Mineure » sous peine de supprimer le douzième de ses points. Je me permettrai de faire remarquer d’abord que, du seul fait que les Alliés ont admis la sanglante invasion grecque en Anatolie, il se trouve déjà, en réalité, violé, ce douzième point, sur lequel la Turquie devait se croire en droit de compter lorsqu’elle a signé l’armistice, puisqu’il était garanti par toutes les puissances de l’Entente ; douzième point qui était ainsi conçu : « Aux parties du présent Empire ottoman seront pleinement assurées la souveraineté et la sécurité ! » Ensuite le Président Wilson ne pouvait-il, du même coup, sommer les Grecs de cesser immédiatement leurs exactions barbares aux environs de Smyrne et d’Aïtin, les sommer aussi de cesser d’allumer à Constantinople ces incendies qui s’abattent uniquement sur les quartiers turcs et qui sévissent avec une continuité, une violence sans précédent dans l’histoire ; on sait que, pour couronner la série de ces désastres, les riches quartiers de Bechichtache — environ mille maisons — viennent encore de flamber la semaine dernière ; il ne restera donc bientôt plus, dans la ville des Khalifes, une seule maison musulmane debout, tandis qu’aucune maison grecque n’a été touchée.

J’ignore ce qu’il y a de vrai, ou plus probablement de faux, dans l’histoire de ces massacres que l’on accuse encore les pauvres Turcs de préparer à l’heure actuelle ; mais j’incline beaucoup à croire que ce n’est là qu’un chantage arménien, d’autant plus que je relève dans le rapport officiel des officiers français, envoyés en mission pour se renseigner sur place :

« Partout j’ai entendu parler de massacres qui devaient avoir lieu pour le Ramazan (le Ramazan est depuis longtemps passé). À Eski-chehir, des Arméniens étaient venus me dire que telle et telle maisons turques renfermaient des armes, mais le missionnaire français, le père Ludovic Marseille, m’apprit que ces armes avaient été vendues par les dénonciateurs arméniens eux-mêmes, qui les avaient achetées à des démobilisés. »

Et un peu plus loin :

« Parlant à ces dénonciateurs arméniens de la légèreté avec laquelle ils traitent de cette question des prétendus massacres, plusieurs m’ont avoué qu’ils exagéraient beaucoup pour influencer les Puissances et obtenir ainsi l’envoi de troupes alliées. »

En tout cas, je prétends que la manière dont l’Europe traite les Turcs et les pousse aux actes de suprême désespoir, constituerait déjà en leur faveur des circonstances on ne peut plus atténuantes.

Parmi les accusations dont certains journaux les accablent, j’ai relevé tout dernièrement cette énormité : « Les Turcs nous ont tout le temps trahis et nous trahiront toujours. » Vraiment ? Je demande qu’on me fasse voir ces trahisons-là ! Ceux qui ont employé ce mot semblent en ignorer même le sens ; pour qu’il y ait trahison, il faut d’abord qu’il y ait traité, engagement, promesse. Or les Turcs non seulement ne nous avaient jamais rien promis, mais ne nous devaient rien non plus, moins que rien. Dans de précédents écrits, je crois bien avoir rappelé, établi jusqu’à l’évidence que, depuis la guerre de Crimée, nous n’avons fait autre chose que marcher avec leurs ennemis, leur nuire de toutes les manières, leur causer déceptions sur déceptions et, ce qui leur a été plus sensible que tout, les insulter de parti pris, toujours et quand même. Ils avaient cent fois le droit de nous déclarer la guerre. Cependant ils ne l’ont fait que par contrainte, on sait comment, et encore n’est-ce pas à nous qu’ils l’ont déclarée, oh ! non, mais aux Russes, leurs ennemis héréditaires, qui ne s’étaient jamais cachés de leur intention obstinée de les anéantir à bref délai ; c’est croyant trouver une occasion unique de leur échapper, à ceux-là, qu’ils se sont jetés dans les bras de l’Allemagne ; qui donc n’aurait pas fait comme eux ! Mais, avec notre tendance à croire que tout nous est dû, nous avons crié à la perfidie parce que, lâchés par nous, ils se sont défendus comme ils pouvaient contre l’anéantissement dont ils se sentaient menacés pour demain. Ils ont du reste assez souvent exprimé leur regret profond d’avoir été obligés de se battre contre nous, et surtout, par leur façon fraternelle de traiter nos blessés et nos prisonniers, ils ont assez souvent prouvé combien, dans le fond, ils restaient nos amis !

En fait de trahisons, pendant la grande guerre, j’ai vu d’abord, et bien vu, celle de la Russie, qui restera une des plus colossales de l’histoire humaine. Ensuite, les cinq ou six petites trahisons successives, chroniques, pourrais-je dire, de la Bulgarie, tirant chaque fois dans le dos de ses alliés sans crier gare. Enfin j’ai vu les trahisons de la Grèce, celle d’Athènes, la plus odieuse de toutes, le massacre de nos matelots sans armes, et puis toutes celles de Salonique, dont la série dura pendant tout notre séjour, d’ailleurs avec accompagnement ininterrompu, le long des quais, des vols les plus éhontés de notre matériel, de nos munitions, de nos vivres.

Oh ! à côté de ces procédés, combien est reposante la belle et sûre honnêteté turque ! Dans cette Salonique devenue grecque, chaque mois il fallait fréter un bateau pour déporter des centaines d’espions et de traîtres, pris dans toutes les classes sociales de nos bons alliés, des officiers, des marchands, des popes, des prostituées… À deux pas de la ville, fonctionnait un poste de ravitaillement pour sous-marins boches, lequel était camouflé en scierie mécanique et où les goélettes à pavillon de l’Hellade, en faisant mine de se caréner, venaient du matin au soir s’emplir d’essence pour nos ennemis. Et une belle nuit, quand apparut un zeppelin, nos bons alliés toujours, au moyen de feux allumés sur leurs toits, jalonnèrent sa route, afin qu’aucune de ses bombes ne fût perdue pour nos soldats…

Tout cela, oui, s’appelle traîtrises, et traîtrises qualifiées. Mais du côté des Turcs, que l’on me montre donc quelque chose qui puisse porter un tel nom !


X

UNE LETTRE QUI, À ELLE SEULE,
SUFFIRAIT À PROUVER
LA « FÉROCITÉ » DES TURCS[12]


Constantinople, le 25 janvier 1915.

Je pense bien que vous n’êtes pas ignorants du naufrage du sous-marin Saphir, dans les Dardanelles, qui est arrivé le 15 janvier à douze heures quarante-cinq environ. On était à mille cinq cents mètres de la côte, ce qui fait que nous avons eu tant de victimes ; ne sachant assez bien nager, nous nous sommes sauvés à treize sur vingt-sept que nous étions à bord. Il a fallu nager environ demi-heure et je vous assure que l’eau n’était pas chaude, surtout que le vent soufflait assez dur. Heureusement que nous avons eu affaire à de bons officiers turcs, jusqu’à même se déshabiller pour nous couvrir. Aussitôt que j’ai été ramassé par une baleinière, je me suis vu déguiser en lieutenant turc, on nous a envoyés à côté d’un foyer d’une chaloupe à vapeur, on nous a amené la bouteille de whisky ; vous parlez de lui envoyer une secousse… nous tremblions comme un tas de feuilles mortes. Heureusement que deux ou trois heures après on était complètement rétablis. Aucun de nous n’a même chopé la moitié d’un rhume. Nous avons resté vingt-quatre heures là, le lendemain on nous a envoyés à Constantinople et voilà cinq jours que nous y sommes. Nous nous y trouvons tous bien et je vous assure que le carnet de sommeil on le met à jour, on n’a plus besoin de faire le plat, on est servi à table comme des messieurs.

Signé : le gall.
Adresse,
Prisonnier français. Commandement de la Place.
Constantinople.
Turquie.

XI

LA CILICIE


En commençant, je demande la permission de faire connaître ce manifeste turc, qui me paraît aussi net qu’il est décisif, et qui me semble constituer un avertissement utile et grave :

« La Ligue ottomane, ayant pris connaissance des arrangements conclus entre diverses puissances et concernant les territoires ottomans, considère comme un devoir impérieux de faire savoir son point de vue à l’opinion publique du monde civilisé et particulièrement à celle des pays dont les gouvernements ont conclu lesdits arrangements. La Ligue ottomane, en émettant son point de vue, a la certitude absolue d’être en parfaite communion d’idées non seulement avec l’immense majo­rité des populations autochtones des territoires en question, mais aussi avec les musulmans du monde entier.

» La Ligue attire tout d’abord et très spéciale­ment l’attention publique anglo-française sur la clause relative à la province d’Adana, désignée, dans le dernier accord conclu entre leurs gouver­nements respectifs, sous son nom historique de Cilicie.

» La population de la Cilicie, de l’aveu même des journaux français, est turque dans son écra­sante majorité et elle parle le turc le plus pur. Les ancêtres de ces Turcs, gouvernés par la dynastie turque des Kozan, y sont arrivés plusieurs siècles avant la conquête ottomane ; ils se sont ralliés à l’Empire ottoman et ont accepté, de leur propre gré, la dynastie d’Osman.

» Les Turcs de cette province ne veulent pas, comme ils l’ont catégoriquement déclaré à la mission américaine, se séparer du corps ottoman ; ils sont décidés à n’accepter aucune domination étrangère, sous n’importe quelle dénomination qu’elle se présente.

» Comme Sa Majesté Impériale le Sultan Kha­life l’a déclaré, la nation turque est fermement décidée de s’opposer jusqu’à la dernière limite de sa force, jusqu’à son anéantissement complet, à l’occupation d’une parcelle quelconque du patri­moine national dix fois séculaire.

» La Ligue ottomane croit de son devoir de prévenir l’opinion publique du monde civilisé que, si la Conférence de la Paix décide de partager les territoires du Proche-Orient, habités par les peuples musulmans qui n’ont jamais subi une domination quelconque, il lui faudra imposer sa décision à ces peuples par le sang et par le feu.

» La nation ottomane est prête à introduire dans sa constitution toutes les garanties et toutes les modifications pouvant assurer les droits des minorités non musulmanes. Mais elle ne consen­tirait jamais à céder une parcelle de son patri­moine national soit à une puissance étrangère, soit à l’une des minorités ethniques qui se trouvent dans son sein.

» Si les gouvernements des puissances alliées et associées veulent ne pas imposer à leurs nations, déjà fortement éprouvées par une guerre atroce de quatre années et demie, de nouveaux sacrifices et prolonger indéfiniment la perturbation et la lutte en Orient, ils s’abstiendront de prendre une décision tant soit peu en contradiction avec le Point Douze du programme de M. le Président Wilson, solennellement et intégralement accepté par tous les gouvernements des puissances de l’Entente.

» La Ligue ottomane est convaincue que les nations anglaise et française, qui se sont imposé les plus lourds et les plus pénibles sacrifices pour faire triompher le droit et la justice, respecteront les nobles principes de la liberté et du droit de l’autodisposition des peuples.

» Nul pays n’aura la folie d’imposer à ses nationaux des privations immenses, des souffrances inimaginables pour permettre à ses dirigeants de répéter, en plein vingtième siècle, le crime du partage de la Pologne. »

Cette Cilicie, visée dans le manifeste ci-dessus, est la partie la plus inaliénable de la patrie turque, elle en est le cœur même, et on se demande en vérité comment et pourquoi les diplomates européens ont pu concevoir un instant le projet inique de l’asservir.

C’est du reste un pays qui eût mérité d’être protégé de tous les contacts par de hautes murailles sans porte, pour que, dans notre monde trépidant et déséquilibré, restât au moins quelque part un coin pour le calme et le rêve. C’est la véritable terre de l’honnêteté sans tache, une sorte d’éden qui ne se laissa jamais contaminer par le mercantilisme et la fourberie des Levantins ; un pays où l’on traite les affaires sans avoir besoin de rien écrire et où il suffit d’une parole donnée. Les mœurs y sont restées patriarcales et pures ; une hospitalité chevaleresque y est pratiquée comme une vertu courante même par les plus pauvres ; le respect des jeunes pour les vieillards, des fils pour les parents y dépasse absolument nos conceptions occidentales. La résignation devant la mort y est plus sereine que partout ailleurs ; en effet la perspective doit être sans effroi, d’avoir sa place, pour le grand sommeil, marquée par une petite stèle exquise, à l’ombre des arbres, au milieu du tranquille va-et-vient des vivants… Et sur les villages, sur les campagnes, plane une foi mélodieuse, que les muezzins traduisent en vocalises candides et claires.

La Cilicie, je me souviens d’y avoir voyagé à cheval, à l’époque de mon extrême jeunesse, sans armes, seul avec un domestique turc ; c’était à la saison où les fleurs roses des rhododendrons couvraient les montagnes. Partout, dans les moindres hameaux, nous étions reçus comme des amis.

Plus tard, j’ai gardé longtemps à mon service des montagnards de ce pays-là, Turcs de vieille souche et de vieilles coutumes, qui ignoraient toutes nos langues européennes ; ils étaient francs comme l’or, d’une scrupuleuse délicatesse et, bien entendu, n’avaient jamais goûté aux poisons de l’alcool. Oh ! les braves gens ! Comme on se sentait en confiance avec eux ! Ils étaient naïfs, mais jamais ils n’étaient vulgaires. Je me rappelle même qu’ils me communiquaient des lettres que leurs parents leur faisaient écrire par l’écrivain public du village natal, et je m’y intéressais, tant il y avait là dedans de dignité et d’élégance native.

Les mœurs hospitalières de ces Turcs de Cilicie, que leurs pires ennemis, les Arméniens, sont obligés eux-mêmes de reconnaître, voici en quels termes je les trouve constatées dans le rapport officiel du capitaine Robert qui, accompagné du lieutenant Gautherin, fut chargé d’une mission de pénétration dans ce pays, au mois de mai de cette année 1919 :

« Nous avons parcouru près de 600 kilomètres, en dehors de toute voie ferrée, en voiture, à cheval, ou même à pied, et, contrairement à toutes les affirmations, nous avons trouvé, jusque dans les moindres villages, la sécurité la plus complète, des hôtes extrêmement empressés, une hospitalité touchante et toujours gratuite, des guides très sûrs ; même dans les villages les plus pauvres nous n’avons pu indemniser les habitants de leur bon accueil qu’en recherchant quelques gamins à qui glisser une rémunération.

 » Partout les habitants et les autorités locales ont montré plus que de l’obligeance à nous fournir, à titre gracieux, des chevaux de selle pour des randonnées de parfois une semaine.

» L’impression générale, maintes fois constatée, est que la venue des Français est souhaitée et que notre prestige est grand jusque dans le moindre village. Dans tout centre un peu important, la langue française est répandue, et c’est une stupeur pour les Anglais qui s’efforcent de combattre notre influence par tous les moyens. »

Aujourd’hui, au dire de tous nos envoyés qui ont parcouru leur pays, ces montagnards paisibles sont tellement las de la guerre qu’ils accepteraient le protectorat de n’importe quelle nation européenne, sauf de la Grèce contre laquelle tout le monde quitterait les travaux des champs pour prendre les armes, car la haine justifiée qu’elle inspire est irréductible. Déjà, aux abords de la zone qu’elle a envahie, le pays, si tranquille autre part, vit dans l’exaspération et la terreur ; le pillage, le meurtre sont partout.

Naguère, c’était nous que les Ciliciens auraient surtout désirés comme protecteurs, et dans ce pays qui est un réservoir de soldats admirables, si sains de corps et d’esprit, nous aurions trouvé les Alliés fidèles qu’il nous aurait fallu pour conserver notre situation séculaire en Orient. Mais nous les avons tant dédaignés et blessés, qu’aujourd’hui ils se détournent de nous. Si le rapport officiel que je viens de citer était vrai en mai, il ne l’est plus, hélas ! autant en octobre. Si les Turcs de Cilicie nous préféreraient encore à toutes autres nations européennes, ils ne nous désirent plus comme autrefois. L’atroce invasion grecque, dont ils nous rendent en partie responsables, les a outrés, et nos Alliés de l’Entente exploitent contre nous-mêmes l’indignation que ces envahisseurs inspirent. Si divisés sur tous les autres points, ces bons Alliés se sont mis d’accord sur un seul : leur ligue inavouée contre nous, en Orient, leurs manœuvres collectives et acharnées dans le but de nous y supplanter.

Pour finir, voici à ce sujet un passage extrait d’un autre de nos rapports officiels :

« Profitant de notre politique philhellénique, les Anglais, par l’intermédiaire d’agents de renseignements ou de propagande, vont, à intervalles très rapprochés, rendre visite aux fonctionnaires turcs, grands ou petits, compatissent volontiers aux malheurs de la Turquie, en en rendant les Français responsables. Chaque pas en avant des Grecs a été exploité par eux, mis au compte de M. Clemenceau, intime ami de M. Venizélos, disent-ils, et apparenté à des familles grecques. Notre Président du Conseil, d’après eux, imposerait ses vues à la Conférence, le Premier anglais, pourtant turcophile, serait obligé de suivre le mouvement. Etc., etc. »


XII

LETTRES DE COLLECTIVITÉS TURQUES


J’ai reçu d’admirables lettres de collectivités turques, des lettres signées de cent, de mille noms. Toutes témoignent de leur affection persistante pour notre pays, et de leur con­fiance en sa justice, de leur inébranlable espoir qu’un jour nos yeux s’ouvriront à la vérité. Je ne puis les citer toutes, hélas ! mais en voici une, prise bien au hasard :


« Constantinople, juin 1919.
» Cher Maître,

» Au nom de tous les intellectuels turcs ainsi qu’au nôtre nous venons vous exprimer la pro­fonde reconnaissance de notre peuple en détresse, peuple que vous défendez, parce que vous l’avez compris et apprécié, tandis que la grande majorité de l’Europe intellectuelle ignore ses excellentes qualités.

» Non, les peuples ne sont pas responsables des crimes de leurs gouvernements. Vous êtes un de ces rares grands esprits qui se sont pénétrés de cette incontestable vérité et l’ont défendue contre les arguments théoriques des politiciens à courte vue.

» Il est juste de réduire son adversaire à l’impuissance ; mais il faut s’arrêter là : écraser, n’est pas vaincre.

» Vous, cher Maître, dont la voix est écoutée, ne feriez-vous pas bien d’avertir les hommes d’État que l’Entente, par suite de ses mesures trop dures contre les vaincus, court le danger de voir l’affaiblissement de la sympathie du monde civilisé envers elle, affaiblissement qui, inutile de vous le prédire, aura des conséquences incalculables.

» L’humanité, dupe de ses meneurs vivants ou morts, a trop saigné : il faut que, désormais, la paix règne sur la terre, mais non pas comme dans des cimetières et dans des prisons.

» Un de nos aînés avait divinement dit : » Partout où l’on pleure, mon âme a sa patrie. »

» Et en Turquie, plus que dans tout autre Pays vaincu ou vainqueur, beaucoup pleurent et on pleure beaucoup.

» L’Orient reconnaissant envers ses bienfaiteurs d’Occident sait espérer, de même qu’il a su attendre et souffrir.

» Veuillez accueillir avec bienveillance le courageux espoir que nous mettons dans votre inébranlable et rayonnante amitié pour la Turquie. »

(Suivent une centaine de signatures d’éminents personnages ottomans.)

À quoi j’ai répondu en ces termes :


« 15 août 1919.
 » Messieurs,

» Combien profondément m’a ému la belle lettre que vous avez bien voulu m’écrire et qui réunissait tant d’éminentes signatures ! Elle a mis plus de deux mois à me parvenir, hélas ! arrêtée je ne sais où, et c’est pourquoi j’ai ainsi tardé à y répondre, ce dont je suis infiniment confus.

» Quelle douleur de recevoir un si vibrant appel et de se sentir accablé par son impuissance à y répondre autrement que par des mots, — de pauvres mots d’affection, que je n’ai même pas la possibilité de publier.

» Pendant la guerre, surtout depuis l’armistice, je n’ai cessé de lutter pour votre chère Turquie, mais toujours et partout ma voix a été étouffée par une trop partiale censure… Veuillez, je vous en supplie, le dire à tous ceux qui ont signé la si touchante lettre.

» Ah ! de grâce, ne croyez pas que la France soit la principale nation hostile à la vôtre, ni la vraie responsable de vos malheurs. Surtout ne croyez pas que tous ceux de nos officiers ou soldats revenus de votre pays ne vous aient point gardé dans leur cœur un sympathique et reconnaissant souvenir ; tous au contraire plaident pour vous, tandis qu’ils n’ont rapporté que du dégoût pour vos ennemis et calomniateurs levantins. Mais ils sont restés une minorité, dont de vieux préjugés étouffent la voix, et ce sont les légendes tenaces, c’est la propagande effrénée des Grecs et des Arméniens qui partout triomphent encore. Je souffre avec vous, je suis dans l’angoisse avec vous, et je m’enorgueillis de ce que, à cause de vous, je vis au milieu de la basse insulte et de la menace. Je parlerai dès que j’aurai le droit de parler, mais ma parole sera si peu de chose et surtout elle arrivera si tard !…

» PIERRE LOTI. »

XIII

À PROPOS D’UNE INTERVIEW


Dans une toute récente interview de M. Po­litis, publiée par l’Éclair, je suis heureux de relever cette constatation, faite même par les amis les plus obstinés de la Grèce : « Il est hors de doute qu’un mouvement se dessine en France en faveur du maintien de l’Empire turc en Europe. » Oh ! oui, Dieu merci, les yeux des Français commencent enfin de s’ouvrir ; les voix unanimes de tous nos représentants offi­ciels à Constantinople, de tous nos officiers, de tous nos soldats revenus d’Orient, commencent tout de même à triompher des préjugés les plus enracinés, des calomnieuses propagandes les plus acharnées. Et M. Politis avoue du reste lui-même que ces voix sont « autorisées » ; oh ! sur ce point, je lui donne raison.

Ce qui m’étonne, dans cette interview, c’est l’insigne maladresse d’un politicien comme M. Politis dans le choix des mauvaises raisons qu’il invoque ; il est tombé, comme à plaisir, sur celles qu’il est le plus facile de réfuter. Eh ! quoi ! vraiment, l’Entente avait promis à la Grèce de refouler à son profit les Turcs en Asie ! Je demande que l’on me montre quelque part trace d’une telle promesse ! En fait de promesse, je trouve au contraire un engagement solennel envers la Turquie, le douzième point de M. Wilson, ainsi conçu : « Aux parties du présent Empire ottoman seront pleinement assurées la souveraineté et la sécurité », et la Turquie, lorsqu’elle a signé l’armistice, pouvait se croire en droit de compter sur cet engagement-là, puisqu’il était garanti par toutes les puissances de l’Entente ; or, il a été violé outrageusement du seul fait que les Alliés ont admis la sanglante invasion grecque en Anatolie, et quand le délégué du sultan est venu à Paris pour protester, il a été éconduit comme un laquais.

M. Politis se plaint du « malaise grec » ; je me permets cependant de ne pas le trouver comparable au malaise turc, car les Grecs n’ont pas, que je sache, dans leur capitale, de continuels et terribles incendies pour tout anéantir, surtout ils n’ont pas, comme les pauvres Turcs en Anatolie, une armée barbare qui tue, massacre, brûle, viole et torture ; or, tel est le rôle de l’armée grecque à Smyrne et à Aïdin, et ces faits ont eu trop de témoins français ou anglais, ont été trop constatés et dénoncés, malgré une censure vigilante et partiale, pour que M. Politis puisse encore les dénier.

M. Politis se plaint aussi que l’Entente ait chargé la Grèce d’un mandat trop lourd à Smyrne : j’admets, hélas ! qu’un mandat lui a été donné, mais j’ose prétendre qu’il a été exécuté d’une façon criminelle et sauvage que les puissances n’auraient jamais attendue de la part d’une nation qui se targue d’être chrétienne.

Où l’imprudence et la maladresse de M. Politis deviennent stupéfiantes, c’est quand il ne craint pas d’énoncer les paradoxes que voici :

1o D’après lui, en Grèce, en Bulgarie, l’influence morale de la France s’était librement et largement développée, et il ne craint pas d’ajouter qu’il n’en a pas été de même en Turquie ! C’est tellement colossal comme contresens qu’il n’y aurait rien à répondre. La Turquie, personne n’ignore qu’elle était, depuis des siècles, le pays du monde le plus ouvert à l’influence française, un pays où, hier encore, nous étions chez nous, un pays où la seule langue européenne vulgarisée était la nôtre ; on nous aimait à Constantinople et, malgré tout, si nous faisions seulement un geste moins implacable, on nous aimerait encore ; depuis l’armistice on nous appelait à grands cris ; pendant les plus dures batailles, les Turcs cessaient le feu pour épargner nos ambulances ; et nos blessés, nos prisonniers, étaient traités toujours avec la plus exceptionnelle sollicitude, j’en appelle sans crainte au témoignage de tous nos combattants !

2o « Si la question d’Orient, dit encore M. Politis, n’est pas réglée une fois pour toutes en faveur des Grecs, véritables amis de l’Entente et de la France (!), la paix du monde sera à jamais compromise. » Qu’il me pardonne d’affirmer absolument le contraire. Si les envahisseurs étrangers, installés à Smyrne contre le droit des gens et contre la foi des traités, ne sont pas retirés bientôt, l’indignation des pauvres Turcs les poussant alors aux résolutions extrêmes, nous verrons commencer une interminable guerre d’extermination, où beaucoup de sang français coulera encore…

M. Politis, pour nous gagner à sa cause, veut bien nous offrir l’avantageuse amitié de la Grèce. Il prétend que son pays sert déjà l’influence française, et, pour le prouver, il fait miroiter à nos yeux les minuscules institutions fondées, ou projetées, à Athènes dans notre intérêt. Mais, qu’est-ce que ces négligeables et incertaines choses, auprès de l’immense et universel prestige séculaire que la Grèce va nous faire perdre en Turquie et dans tout l’Islam ! Et qu’est-ce que la petite Grèce elle-même, auprès de cette Turquie encore si vaste et, malgré ses mutilations, capable de redevenir demain pour nous, si nous le voulions, une alliée si puissante ? M. Politis, et c’est là surtout que s’affirme la naïveté de ses paradoxes, nous parle de tout ce que pourrait faire la petite minorité grecque d’Asie Mineure pour le développement de notre influence là-bas. « Aujourd’hui, dit-il, le prestige de la France en Orient est immense, et un avenir économique plein des plus riches promesses s’ouvre là pour elle ; tandis que son influence diminuerait du coup, le jour où elle cesserait de soutenir les Grecs. » Il est impossible de pousser plus loin le contresens, et on dirait une gageure. Notre influence séculaire là-bas, mais justement elle est aux trois quarts perdue depuis que nous avons souscrit à l’invasion grecque, et nous ne sommes même pas loin de nous y faire haïr ; la preuve en est que les Turcs, qui demandaient à grands cris le protectorat de la France, ne lui ont même plus fait l’honneur de prononcer une seule fois son nom, au congrès récent où les Américains les avaient consultés sur le choix d’une nation protectrice. Voilà donc un premier résultat indéniable, facile à vérifier pour tous, que vient d’acquérir notre nouvelle politique orientale ! J’ajouterai, pour les banquiers et les commerçants, que nous étions là-bas les maîtres incontestés des marchés, et que notre brouille avec la Turquie va nous faire perdre, au dire des spécialistes, une moyenne de deux milliards et demi par an.

Quant à la tendre amitié de son pays, que M. Politis nous promet en termes si touchants, je me permets d’en douter ; elle surprendrait sans doute beaucoup nos officiers, nos fonctionnaires, nos religieux qui ont fréquenté les villes orientales, car tous se plaignent de l’animosité des Grecs, de leur jactance et de leur fourberie.

Je ne crois pas non plus que cette tendresse se soit beaucoup manifestée à Salonique, du temps où nous y vivions côte à côte avec ces amis-là. Auprès de leurs mille petites traî­trises, combien était reposante la belle et sûre honnêteté turque ! Nous avons trop vite oublié la grande trahison d’Athènes, qui fut la plus odieuse de toutes celles de l’histoire humaine, le massacre de nos matelots sans armes ! Je veux bien que ce forfait a été conçu par la sœur du Monstre, mais il n’en demeure pas moins qu’elle a trouvé sans peine des complices grecs pour l’exécuter.


XIV

QUELQUES PROCÉDÉS ANGLAIS


Elle était solide, parce qu’elle durait depuis des siècles, notre influence en Orient, qu’il s’agissait à tout prix de détruire au profit de l’Angleterre ; elle était très solide et alors, contre elle, tous les moyens semblèrent bons, toutes les perfidies furent mises en usage. C’est en douceur que l’on commença d’agir, avant d’employer l’habituelle manière anglaise, qui est comme on sait la brutalité impudente. Partout les mensonges, les calomnies préparèrent le terrain, avant que l’on osât recourir à la violence, à la déportation, aux exils, qui aujourd’hui sont devenus de la monnaie courante à Stamboul.

Pour nous combattre à mort, les deux peuples d’Orient sur lesquels les Anglais s’appuyèrent, sous couleur de les libérer de « l’oppression turque », furent, comme on sait, les Arméniens et les Grecs.

Quant aux Grecs, il me semble qu’il n’y a plus à en faire le procès ; Dieu merci, leur cause est jugée. C’est pour eux un châtiment du Ciel, que la guerre nous les ait trop fait connaître. Les témoignages de nos milliers de soldats sur leur fourberie et leur haine de la France, les rapports de nos chefs sur l’horreur de leur invasion en Anatolie, sont accablants et décisifs ; voici du reste les termes du rapport officiel de la commission d’enquête des Alliés sur les agissements des Grecs à Pergame et à Ménémem ; « L’énervement, la fatigue et la peur leur ont fait commettre sans provocation un véritable massacre de civils turcs sans défense. Les officiers grecs présents ont complètement manqué à leur devoir. » C’est à se demander comment des Français de bonne foi peuvent être encore aveuglés par le prestige de la Grèce antique au point de les soutenir.

En ce qui concerne les Arméniens, moins odieux peut-être que les Grecs, nous témoignant moins d’hostilité ouverte et avec moins de jactance, j’ai déjà dit et redit tout ce que, en mon âme et conscience, je crois être la pure vérité sur les massacres d’Arménie, ou plus exactement sur les exécutions d’Arménie ; à Dieu ne plaise que je les aie jamais approuvés, j’ai prétendu seulement avec preuves à l’appui qu’ils avaient toujours été impudemment exagérés, et que d’ailleurs les circonstances atténuantes se plaidaient d’elles-mêmes, les Arméniens ayant été de tout temps les vers rongeurs de la Turquie, délateurs et calomniateurs professionnels, drainant à eux tout l’avoir des riches et même des plus pauvres, ne cessant d’ameuter toute la chrétienté contre la patrie ottomane, et du reste cruels massacreurs, ainsi que les Grecs, chaque fois que l’occasion s’en présente. Je ne crois pas qu’en aucun pays, en aucun temps, œuvre de calomnie ait été plus habilement et plus effrontément menée que celle des Levantins contre les Turcs ; c’est en usant et abusant de leur titre de chrétiens qu’ils ont trouvé un tel crédit auprès de milliers de catholiques à l’esprit étroit, et, quand on a habité en pays oriental, on sourit à voir que chez nous tant de naïfs et d’ignorants s’excitent par fanatisme religieux en faveur des deux peuples qui sont là-bas les pires ennemis du catholicisme, les Arméniens et les Orthodoxes, alors que les pauvres Turcs au contraire n’ont cessé d’être pour nous la tolérance même.

J’ai également dit et redit ma stupéfaction de voir des hommes cependant sérieux, sachant ce que les mots veulent dire, s’obstiner à prétendre que les Turcs nous avaient trahis. Mais la première condition pour trahir, n’est-ce pas d’avoir promis quelque chose ? Or, les Turcs que nous avaient-ils promis et que nous devaient-ils, s’il vous plaît ? Rien, ce me semble. Ne les avions-nous pas lâchés en Égypte en face des Anglais, lâchés en Tripolitaine en face des Italiens, dans les Balkans en face des Bulgares et des Grecs, — et cela, tout en les insultant à jet continu de la façon la plus regrettable. Vraiment, quel droit avions-nous de compter sur eux ? En dernier lieu, se voyant seuls sous la lourde patte du colosse russe, à la veille d’être écrasés et de perdre leur Stamboul, ils ont accepté de désespoir le secours de l’Allemagne pour sauver leur pays ; qui donc à leur place n’eût pas fait comme eux ? Avons-nous oublié que, dès 1913, le Président de la République française d’alors avait déjà promis Constantinople et les détroits à la Russie ? — faute colossale et sans explication possible, qui a été la cause première de tout notre désastre en Orient et qui a jeté les Turcs dans les bras de l’Allemagne. Je me rappelle qu’un prince turc auquel on reprochait devant moi cet acte de désespoir, au lieu de récriminer et de rejeter la faute sur nous-mêmes, — ce qui eût été pourtant facile, — se contenta de répondre, les larmes aux yeux, en citant ce vieux proverbe oriental : « Un homme qui se noie se raccroche à tout, même à un serpent. »

Je me suis toujours défié particulièrement des massacres d’Arménie chaque fois qu’ils arrivent à point pour servir la politique vorace des peuples d’Europe acharnés à la curée de la Turquie. À première vue donc, ces soi-disant massacres de Marrach étaient vraiment trop « providentiels » à mon avis, pour être vraisemblables ; les Turcs, à défaut même de tout autre sentiment, ont bien trop de finesse pour s’être livrés à ces exécutions dans un moment si grave où toute l’Europe les observe et les épie avec la plus indéniable malveillance. C’est pourquoi j’ai cherché à m’informer, et voici les renseignements que j’ai obtenus de sources françaises très sérieuses.

D’abord, que l’on veuille bien se mettre un instant à la place de ces pauvres Turcs qui chez nous, quoi qu’ils fassent, sont toujours insultés par la masse ignorante, et accusés des pires choses ; que l’on veuille bien se représenter leur stupeur indignée quand, au lendemain de la signature de l’armistice qui leur accordait la Cilicie sans conteste — c’est là, n’est-ce pas, un fait absolument indéniable — ils ont vu dans cette même Cilicie, qui était en réalité parfaitement tranquille, pénétrer un corps d’occupation français et anglais, traînant de l’artillerie et tout un matériel de conquête ! Et cela coïncidait avec l’invasion de Smyrne par une bande de Grecs massacreurs et incendiaires, arrivés sans crier gare, pour tout mettre à feu et à sang ! Quel est le pays du monde qui aurait supporté cela sans chercher à se défendre avec la dernière violence ? Et pour comble, nos troupes étaient précédées de bandes d’Arméniens qui faisaient rage, déguisés en Français ! Pourquoi donc déguisés en Français ? Est-ce que l’on ne serait pas en droit de voir, dans le choix de ces affublements, une manœuvre de certains de nos alliés poursuivant toujours leur même plan tenace, tant de fois constaté, de changer en haine l’affection des Turcs pour nous et de ravir à notre chère Franco la place prépondérante qu’elle avait mis des siècles à obtenir en Orient ?

On devine ce que firent ces bandes nommées Légions Arméniennes, une fois lâchées en armes contre les villages et assouvissant férocement leur rancune sur la population turque. Dès le début, on les avait soi-disant chargées du maintien de l’ordre dans les villes comme Adana, Hatchin, etc… et, encouragées par l’immunité que leur conférait l’uniforme français, elles donnèrent libre cours à leurs plus vils instincts ; les pillages, les viols, les meurtres, la destruction, l’incendie des villages turcs, se succédèrent sans interruption. À Hatchin, plusieurs centaines de Musulmans furent mutilés avec d’incroyables tortures. De pauvres prisonniers turcs, rentrant dans leurs foyers après de longs exils, furent massacrés et leurs cadavres honteusement déchiquetés restèrent des jours durant sans sépulture. La ville historique de Marrach, l’une des plus anciennes du monde, bombardée par un violent feu d’artillerie, fut réduite en miettes. Dans les villes d’Aïntab et Onria, ces Légions Arméniennes, toujours sous le couvert de l’uniforme français, commirent des crimes terrifiants. Les faits prirent une telle ampleur tragique que les cercles militaires français de Constantinople envoyèrent à Paris des rapports détaillés, mais qui, hélas ! ne furent pas rendus publics… La population turque, soulevée en masse, prit enfin les armes et des combats s’ensuivirent, durant lesquels il y eut de part et d’autre nombre de morts et de blessés. Si des Arméniens tombèrent, il y eut encore beaucoup plus de Musulmans, et des Grecs, et environ deux cents Français. Mais pas un Arménien ne fut massacré. Les dépêches adressées par le clergé tant latin que grégorien ou catholique en font foi. J’ose donc prétendre que l’histoire de ces massacres d’Arméniens à Marrach est la plus cynique des impostures, inventée pour servir la plus antifrançaise de toutes les causes. Au surplus, pour le cas improbable où j’aurais été mal renseigné, je supplie qu’une commission d’enquête interalliée soit envoyée sur les lieux, je me joins aux Turcs qui ont demandé cela à cor et à cri sans pouvoir l’obtenir.

Ici, je crois devoir, à grand regret, relater un fait d’une gravité exceptionnelle : des Français qui ont pris part à ces combats déclarent que ceux des nôtres qui sont tombés avaient été frappés par des obus anglais, des balles anglaises, ce qui semblerait prouver que les bandes de francs-tireurs turcs et kurdes avaient été armées contre nous par les Anglais. C’est aux Anglais eux-mêmes que je dénonce la chose, car je sais que, dans la métropole surtout, il en est de bons et de loyaux, qui seront les premiers à s’indigner de l’impérialisme effréné de leurs pionniers d’avant-garde[13].


XV

UNE LETTRE À MOI ADRESSÉE
PAR LE JOURNAL TURC « L’ENTENTE »


Les lettres mises à la poste de Constantinople à mon adresse sont presque toujours arrêtées par la censure anglaise. En voici une cependant qui a réussi à franchir la terrible barrière ; elle est du rédacteur en chef de l’Entente, journal qui est favorable à la France et qui est comme tel persécuté par l’Angleterre :


« Maître !

» Depuis quelques semaines déjà nous tâchons vous faire parvenir ces quelques mots, mais ils n’ont pas réussi jusqu’à présent à franchir les cercles de contrôle sévère imposés à nous.

» Oui, la voix de notre peuple est aujourd’hui étouffée ici… et c’est rare si quelques vraies expressions de reconnaissance et de gratitude du peuple turc envers son grand défenseur vous sont parvenues.

» Hier encore, comme une traînée de poudre, un cri d’indignation s’est répandu dans le monde entier. Les ennemis des Turcs ont jubilé, ils ont fait déclancher à la dernière minute la manivelle suprême, celle qui aurait pu discréditer les Turcs une dernière fois aux yeux de l’Europe. Le Turc aurait de nouveau levé son « yatagan » sur le cou des malheureux « chrétiens d’Orient ! »

» Et certains journaux, hostiles à nous, redoublent leurs efforts pour calomnier la nation ottomane… C’est un nouveau flux d’insultes, de faits dénaturés, de mensonges odieux. Dans ce tumulte machiné, simple manœuvre dirigée par un élément vivant au sein de notre pays et enrichi à ses dépens, on a étouffé la voix de la vérité…

» Une preuve de cette injustice irréparable, je vous l’envoie ci-jointe. Dieu fera que vous la recevrez, un peu tard peut-être… mais vaut mieux tard que jamais… la vérité est comme l’huile, elle surnagera toujours.

» Cette preuve est un communiqué officiel du gouvernement turc démentant les calomnies lancées dans la presse, qui a été interdit par la censure (vous devinez sûrement laquelle).

» Ce document vous édifiera sur l’hypocrisie d’une nation faisant couver ici un feu qui brûlera tous les intérêts de la chère France qui pour nous autres vrais Turcs a toujours été la patrie de notre cœur ! Voilà une preuve irréfutable qui vous est un puissant atout dans la lutte que vous menez en notre faveur.

» Tout humblement votre respectueux serviteur,

» ALAEDDINE HAIDAZ
» Secrétaire de rédaction à l’Entente. »


Je regrette de ne pouvoir insérer ici en fac-similé le communiqué officiel interdit par la censure interalliée, tel que me l’envoie le journal turc l’Entente, avec l’estampille et la note d’interdiction écrite d’une main rageuse Par quelqu’un du bureau de la terrible censure. Mais voici tout au moins la copie textuelle de ces deux petits documents.

D’abord le fragment interdit du journal ; il est barré de plusieurs raies bleues :


Communiqué Officiel.


« La Direction Générale de la Presse communique :

» Certains bruits ont été dernièrement mis en circulation et reproduits par les journaux arméniens et le Journal d’Orient, au sujet de nouveaux massacres commis en Anatolie contre l’élément arménien.

» Il est officiellement déclaré qu’excepté les collisions et bagarres qui ont eu lieu, dans la région de Marach, entre Turcs et Arméniens et auxquelles ces derniers ont donné lieu, en se portant, sans provocation, à des actes de viols et de massacres contre la population musulmane, aucune agression n’eut lieu contre les Arméniens dans aucun coin de l’Anatolie et que ces nouvelles sont répandues dans un but malveillant afin de produire dans l’opinion publique européenne et les cercles de la Conférence de la Paix un courant défavorable à la Turquie juste au moment où ses destinées sont discutées. »

Vient ensuite, à l’encre rouge, l’estampille de la censure interalliée.

Et, en dernier lieu, la note comminatoire du censeur : « Il vous avait été téléphoné dans l’après-midi de ne pas insérer ce communiqué, je m’étonne de le voir ici ce soir. Si pareil fait se reproduit, le journal sera suspendu. Signé : Illisible. »


XVI

« LEUR » HONNÊTE PETITE PROPAGANDE


Aux temps de propagande éhontée que nous traversons, on ne peut plus ouvrir un journal sans bondir indigné. Aujourd’hui, 29 mai 1920, c’est un de nos grands journaux parisiens qui publie un communiqué officiel ainsi conçu (le communiqué vient d’Athènes, il va sans dire) : « L’occupation de la Thrace se poursuit normalement. L’armée grecque est reçue partout avec enthousiasme et confiance. » Oh ! lire cela, quand on se rappelle l’abominable entrée sanglante des Grecs à Smyrne, quand on sait que tout dernièrement les malheureuses populations delà Thrace, tant Bulgares que Juives ou Turques, avaient adressé à l’Entente un plébiscite d’angoisse suppliant qu’on les livrât à n’importe quel joug étranger, mais pas à ces Grecs qui en Orient sont les plus haïs de tous !

Tout dernièrement, un autre journal (ah ! pas un grand, celui-là, un tout petit, aux mains des Levantins, mais quand même un journal de Paris), osait écrire sous ce titre : La fin du prestige français en Orient, que jamais l’influence française n’avait englobé l’élément turc ; mais qu’elle aurait uniquement porté sur les populations civilisées (!!) de ce que fut l’Empire ottoman, c’est-à-dire sur les Grecs, Arméniens, Israélites, Espagnols, Syriens ou Arabes… Et songer qu’il s’est peut-être trouvé chez nous de pauvres naïfs pour avaler cette énormité ! quand nous savons si bien, nous tous qui avons habité la Turquie, que l’élément turc est au contraire tout imprégné de culture française, que notre langue, jusqu’à la récente mainmise anglaise, était la seule langue européenne parlée à Constantinople, que les noms des rues, les enseignes des marchands étaient écrits en français, que les commandements des instructeurs aux soldats se faisaient en français, et qu’au contraire nos bons petits amis les Grecs, à peine en possession de Salonique, s’étaient empressés en deux jours de faire disparaître des murailles jusqu’à la dernière des inscriptions en notre langue.

On remplirait tout un volume des révoltants exemples de partialité contre les Turcs donnés par la presse française ; j’en cueillerai seulement quelques-uns pris au hasard. Récemment ils imprimaient en grandes lettres :

La garnison française d’Ourfa tombe dans un guet-apens.

Et voici le récit de ce guet-apens. « Notre garnison encerclée à Ourfa par les rebelles (lisez par les Turcs vraiment patriotes qu’indignait notre présence contraire aux clauses de l’armistice. Les Anglais, comme jadis au Transvaal, n’ont pas hésité à désigner sous le nom de rebelles les braves Turcs qui ont le courage de se défendre jusqu’à la mort) ; notre garnison donc, sans être toutefois trop vivement pressée, pouvait tenir longtemps encore, d’autant plus qu’elle était ravitaillée par la population arménienne de la ville, dont en somme elle assurait la protection. Or, à la suite d’une entente passée avec les rebelles (lisez toujours : Turcs patriotes), ces Arméniens ayant cessé leurs ravitaillements et laissé couper les conduites d’eau, la garnison française fut mise dans l’obligation de quitter la ville, etc., et c’est en route qu’elle fut attaquée, etc., etc. » — Eh ! bien, mais en voilà, ce me semble, une belle trahison au compte des Arméniens ! Qu’importe, personne n’en a signalé l’ignominie ; elle a passé comme lettre à la poste. Mon Dieu, si les pauvres Turcs avaient fait pareille chose !…


XVII

RÉVOLTANTE PARTIALITÉ
DE CERTAINE PRESSE FRANÇAISE


On se rappelle sans doute que la Société Pierre Loti, fondée cet hiver à Constantinople par nos amis turcs, donna, sous la présidence du prince héritier, une grande fête qui fut profondément touchante et où beaucoup de larmes furent versées. Voici en quels termes tout cela me fut conté par de nombreux amis français qui étaient présents.


« Commandant,

» J’ai assisté hier à la belle réunion organisée en votre honneur. La salle regorgeait de monde, de beaux discours ont été prononcés, votre nom a été acclamé et les cris de « Vive la France » ont été maintes fois répétés.

» À l’issue de la réunion, le prince héritier qui la présidait, s’adressant au colonel Mongin, agent de liaison entre le général Franchet d’Espérey et le ministère de la guerre ottoman, s’exprima en ces termes : « J’espère, colonel, que vous direz dans votre pays combien la jeunesse turque vibre au nom de la France. »

L’un des discours les plus complètement beaux, comme pensée et comme forme, fut celui de Suleïman Nazif bey, le grand poète de la Turquie, aujourd’hui sous les verrous de l’Angleterre, pour punition de son attachement à la France. Mais les comptes rendus de la séance, ignoblement travestis par des Arméniens ou des Grecs, furent envoyés au Matin qui s’empressa de les publier, avec accompagnement de calomnies de toutes sortes. « Il y a à Stamboul, écrivit le Matin, des meetings extraordinaires ; le dernier, qui eut lieu à l’Université, fut en l’honneur de Pierre Loti. Après de violents réquisitoires contre les chrétiens, un certain Suleïman Nazif bey, prenant la parole, déclara que la nation turque n’avait pas été conduite à la guerre par une minorité, mais que le peuple turc y avait pris part en pleine conscience de sa propre volonté et avec joie. Le tout en présence du prince héritier.

» Malgré cette mentalité, malgré le succès éclatant du parti Union et Progrès aux élections, il se rencontre à Constantinople des Français qui jurent aux Turcs qu’ils resteront sur le Bosphore, avec tous les honneurs dus à des gens dont l’intervention a prolongé la guerre de plusieurs années, en coûtant à la France des centaines de milliers de morts. On fait fond sur des politiciens ottomans qui nous ont trahis en 1914 et qui nous trahiront encore demain, etc. » (Toujours le leitmotiv de la trahison, qui ne cesse de revenir.) L’article du Matin fut reproduit par la plupart de nos journaux et ce fut un tollé contre les pauvres Turcs.

Sachant à quoi m’en tenir sur ce fameux meeting, j’ai aussitôt adressé au directeur du Matin la lettre suivante, ne voulant pas croire encore à une perfidie sciemment commise par un journal français :


« À Monsieur le Directeur du Matin
» Février 1920.
» Monsieur le Directeur,

» Je viens en toute confiance faire appel à votre impartialité, je dirai même à votre loyauté, en vous priant de vouloir bien insérer cette note rectificative d’une information erronée, qui vient de se glisser dans un récent numéro du Matin. Un de vos correspondants, qui ne signe pas, prétend qu’à la réunion organisée en mon honneur, à l’Université de Constantinople, un des orateurs aurait déclaré que la Turquie était entrée en guerre contre nous de son propre élan unanime et même « avec joie ! ». D’abord une telle énormité proférée à une réunion tenue pour glorifier la France et dans un moment où les Turcs cherchent par tous les moyens à se rapprocher de nous, constituerait la plus invraisemblable des sottises. Ensuite et surtout le fait est démenti de la façon la plus formelle, non seulement par les Turcs, mais par les nombreux officiers français qui assistaient à cette réunion ; tous témoignent au contraire de l’enthousiasme avec lequel les cris de « Vive la France » ont été maintes fois répétés.

» Permettez-moi de vous signaler, pendant que j’y suis, que le Matin, dans un de ses plus récents articles, se met en contradiction directe avec lui-même. Il accuse les pauvres Turcs de menacer et d’attaquer nos troupes de Cilicie, et, quelques lignes plus loin, il prononce le grand mot indéniable qui est l’absolution même de ces Turcs : « En Cilicie, dit-il, nous faisons une politique de conquête. » Eh bien, mais alors ? Si nous faisions là-bas une politique de conquête, devrions-nous raisonnablement nous étonner d’être menacés et même de recevoir quelques petits horions ?… Certes, et Dieu merci, nous ne nous conduisons pas comme les Grecs à Smyrne, parce que nous n’avons pas de tels instincts, mais sont-ce les Turcs qui sont venus débarquer militairement chez nous avec artillerie à l’appui, ou bien nous chez eux ? Et puis est-ce que l’armistice entre la Turquie et l’Entente ne garantissait pas le fameux douzième point de M. Wilson, l’inviolabilité de l’Empire du Khalife, au moins dans ses parties purement turques ? Il me semble que si, pourtant, — et c’est une chose écrite sur laquelle il est difficile de me contredire, et c’est un fait absolu… Alors je ne vois pas très bien qu’il nous appartienne tant que ça de crier à la trahison, quand c’est nous qui, après le traité signé, sommes entrés en armes chez le voisin pour y faire ce que l’on appelle « une politique de conquête ».

» Agréez, je vous prie, monsieur le Directeur, etc. »

Cependant le directeur du Matin dédaigna d’insérer ma lettre et même de répondre par un mot d’excuse. Les Turcs restèrent donc sous le coup de l’accusation inique. Quelques jours plus tard, Suleïman Nazif bey, avant de partir pour l’exil où l’envoyaient brutalement les Anglais, eut le temps de me faire parvenir le texte complet de son discours ; il est tellement beau que je ne résiste pas au désir d’en mettre plusieurs fragments sous les yeux de mes compatriotes.


XVIII

FRAGMENTS DU DISCOURS DE SULEÏMAN
NAZIF BEY[14]


Monseigneur, Mesdames, Messieurs,

On a trouvé bon que je dise aussi quelques mots pour adresser, de ce lieu éminent, l’expression de la reconnaissance nationale à notre ami Pierre Loti.

Pour la défense du droit opprimé des Turcs, notre cher ami travaille depuis des années, avec une résolution qui ne connaît ni la fatigue, ni la crainte, ni le découragement. Combien et combien d’attaques n’a-t-il pas subies de ce chef ? Les attaques qui se produisent contre lui et qui n’ont pas voulu lui laisser de repos, même dans sa retraite, ont pris et prennent encore les formes les plus insolentes et même les plus criminelles, telles que des provocations en duel et des menaces de mort.

Cependant, aucune agression matérielle ou morale n’a pu étouffer la voix de Pierre Loti, cet écho fidèle et constant du droit.

Pourquoi Pierre Loti montre-t-il tant d’insistance et de persévérance à défendre le Turc ?

Je vais ici étudier et approfondir cette question. Je crois qu’en prouvant la sainteté de la cause dont il a assumé la défense, on contribuera à mieux mettre en évidence la grandeur de la lutte qu’il a entreprise.

L’oreille et la conscience de l’humanité civilisée, — exprimons-nous avec un mot plus précis, — de l’humanité chrétienne, ne sont pas encore parvenues, même en ce xxe siècle, à se défendre d’être un gouffre impur, un réceptacle infernal, où se déverse toujours le torrent de haine et de malveillance qui jaillit continuellement et nous vient des coins obscurs et des sombres époques du moyen âge.

Les fables qui sont inventées contre nous, parviennent en peu de temps, en passant de bouche en bouche, de plume en plume, à trouver du crédit et de la sympathie dans les coins les plus reculés de l’Europe et de l’Amérique. Pierre Loti, qui nous connaît, non d’après ce qu’il a entendu des imputations qui nous concernent, mais d’après ses propres constatations et la conviction qu’il s’est formée, a voulu redresser cette aberration universelle, à lui tout seul, en qualité de défenseur du droit et de la justice. Aujourd’hui, Pierre Loti est la personnification de la conscience équitable du xxe siècle de l’ère chrétienne.

Nous regrettons infiniment que les personnes loyales et équitables comme lui ne soient pas assez nombreuses pour épargner plus tard les remords et la honte à la conscience de ce xxe siècle ; il y en a certes d’autres : bon nombre d’officiers et d’intellectuels français sont du nombre de ces justes. Mais leur rareté ne diminue en rien la valeur de ces hommes, au contraire elle lui donne plus de prix. Notre cher ami et notre grand défenseur est le grand chef (le Serdar) de ces esprits larges et libéraux.

Pourquoi Pierre Loti soutient-il notre cause avec une telle fermeté ?… Les ennemis qu’il s’est faits à cause de nous prétendent que les heures de méditation et de contemplation qu’il a passées sous les cyprès d’Eyoub et dans la cour de la Mosquée Verte de Brousse, ont provoqué chez ce poète délicat et sensible, une telle émotion esthétique que son enthousiasme a finalement triomphé de sa logique et de son jugement. Ainsi, c’est sous l’influence de ces sentiments que l’auteur d’ « Aziyadé » défendrait les Turcs, voilà ce que l’on dit. Mais comme c’est inexact ; quel grand mensonge, quelle calomnie devant l’évidence !

Pierre Loti a visité aussi de nombreuses localités de la Grèce, comme il a visité Constantinople et Brousse. Il a certainement ressenti aussi de grandes émotions, de grandes jouissances esthétiques, devant les œuvres d’art de la Grèce antique, qui se trouvent dans les riches musées de son pays. Eh bien, pourquoi malgré cela ne prodigue-t-il pas ses louanges aux Grecs ; pourquoi ne fait-il pas leur panégyrique ? Non seulement il ne les loue pas, mais les œuvres d’art qui restent des temps anciens ne parviennent pas à faire taire le dégoût qu’il éprouve devant le spectacle de la décadence de ce peuple ; il a toujours hautement critiqué et blâmé les défauts et les vices qu’il a constatés chez l’élite et chez l’homme vulgaire du peuple qui habite aujourd’hui le pays qui avait été autrefois l’asile des arts de la Grèce antique. Sa plume, qui a offert aux Turcs un courant d’eau pure et limpide, a répandu à bon droit le poison de la malédiction sur cet ennemi injuste des Turcs.

Les raisons qui nous firent aimer de Pierre Loti et qui l’attachèrent si fortement à nous, sont tout autres. Pierre Loti s’est pris d’amour pour l’âme turque, qu’il discerne dans nos œuvres nationales, qu’il a chantée dans ses livres avec une maîtrise et une éloquence incomparables et qu’il fera chanter à l’Éternité. Et voyez comment : Quand on se promène dans la nécropole d’Eyoub, il semble qu’on soit arrivé à la frontière de l’autre monde ; un pas encore et on pénètre pour ainsi dire dans l’éternité, on se mêle aux êtres de la vie future. Tandis que la poésie mystérieuse de ces lieux passait de la nature vivante aux pages immortelles de Pierre Loti, la vue pénétrante du poète se fixait sur quelque chose de plus attrayant que ces pierres, ces cyprès et ces platanes, que ces mausolées et ces fontaines, de plus attrayant que la pleine lune qui, la nuit, récite des hymnes de miséricorde sur l’asile éternel des corps enfouis dans ces terres, sur quelque chose de confus qui était supérieur à tout spectacle terrestre ou céleste : cette chose c’était l’âme du Turc, du Turc noble, digne, patient, stoïque, confiant et résigné (vifs applaudissements, bravos), qui, même quand parfois il est blessé et agité dans la fièvre, ne perd rien de sa grandeur, de sa bienveillance, de sa générosité (vifs applaudissements, bravos). Depuis plus de quarante ans le regard de Pierre Loti ne s’est jamais détourné de cette âme ; tel un Bouddha qui passe de longues années en extase devant le rayonnement de la Vérité, Pierre Loti a vécu pendant plus de quarante ans épris de cette âme. (Ici les yeux du prince héritier et de la foule se mouillèrent de larmes.) Qu’on lise avec attention son livre intitulé la Mosquée verte, on verra que Pierre Loti peut oublier un jour ce temple musulman, en même temps que le Mausolée qui est auprès de lui et les autres beautés monumentales ou naturelles de Brousse ; mais le souvenir des moments passés dans la cour de cette mosquée, dans la société du vieil imam, est aussi chaleureusement gravé dans le cœur de Pierre Loti qu’il est dépeint avec art dans ses œuvres. Il a eu l’intuition du génie turc au spectacle de la coupole et des murs de la Mosquée verte et du Mausolée vert, comme il a perçu les finesses de l’âme turque à travers les gestes et les manières de l’imam (c’est vrai ! Applaudissements). Lisez son œuvre, vous verrez que ce mélange intime de l’âme musulmane et turque lui plaît, le charme, bien plus que les spectacles naturels et artistiques qui accumulent leurs beautés séductrices devant ses regards contemplatifs (le prince héritier approuve discrètement, l’assistance applaudit). C’est un poète aussi épris des qualités morales qu’il est amoureux des belles œuvres. Éloignons-nous maintenant du sentiment, pour entrer dans le domaine des faits.

Pierre Loti est venu à Constantinople pour la première fois à la veille de la guerre turco-russe de 1293 (1876) ; il a vu de ses yeux combien les Turcs étaient opprimés, injustement persécutés, dans les temps qui avaient précédé la guerre : il s’est rendu compte des agissements et de la valeur de certains éléments avec lesquels nous avons vécu en commun — et que nous avons eu la bonté de laisser vivre — depuis cinq siècles. Depuis lors il ne s’est pas produit un seul événement qui n’ait étalé encore une fois, devant les yeux compatissants de notre cher ami, l’oppression et l’innocence du Turc.

Immédiatement après la Révolution, combien d’obstacles, grands et petits, n ont-ils pas entravé nos pas dans toutes nos entreprises ! Je ne veux pas vous faire perdre ces précieuses minutes en répétant des faits qui se rapportent à un passé tout récent.

Lorsque la guerre générale a éclaté, Pierre Loti a beaucoup supplié les chefs inavisés et inintelligents qui détenaient alors le pouvoir, pour que nous restions neutres. Ses lettres sont des suppliques pleines d’émotion. Bien plus que l’affaiblissement que nous pouvions occasionner à la France et à ses alliés, il appréhendait notre déroute et notre détresse à la fin de cette aventure. Ah ! mon Dieu, comme ces cris d’alarme, partis de la conscience et de la plume de notre ami, étaient sincères et bienveillants ! Exprimons nos regrets de ce que ces avis éclairés de Pierre Loti soient restés sans effet et maudissons ceux qui en ont été la cause !

Lorsque nous avons lié notre sort à l’Alle­magne et à l’Autriche, l’armée de Guillaume avait perdu la première bataille de la Marne. C’est dans un moment aussi inopportun et aussi dangereux que nous nous sommes jetés dans la mêlée. Aucune raison admissible ne peut être invoquée pour excuser et pour absoudre la con­duite de deux ou trois personnes qui nous ont poussés à la légère dans le foyer ardent de la guerre générale.

Cependant n’y a-t-il aucune circonstance qui puisse innocenter, décharger de cette erreur le Turc aimé de Pierre Loti, et même justifier son action et la montrer inévitable ? Certes, il y en a, il y en a beaucoup, il y en a d’innombrables !… Quelques-unes de ces circonstances, Pierre Loti ne cesse de les énumérer depuis une année, avec son éloquence écrasante.

Messieurs ! Je serais réellement désolé si je voyais parmi mes compatriotes des gens assez peu raisonnables pour admettre et pour faire croire que notre nation est assez étourdie pour se laisser entraîner par deux ou trois aventuriers et marcher à leur suite. Si le Kaiser Wilhelm a trouvé chez nous des hommes qu’il a pu duper et si ces hommes sont parvenus à entraîner une nation, il faut en chercher les causes dans les événements et dans l’histoire. La Russie qui, depuis deux siècles et demi, ne nous a laissé aucun moment de répit, la Russie ne s’engageait pas dans la guerre générale pour reprendre l’Alsace-Lorraine à la Prusse et la restituer à la France. Les Moscovites jugeaient que le moment était enfin venu de réaliser le rêve que leurs Czars n’avaient cessé de faire depuis leur Pierre le Grand, de conquérir l’Anatolie et les Détroits.

Ce n’est pas devant l’Europe, c’est devant notre propre nation que nous devons être tenus responsables de nous être ainsi engagés dans la guerre, sans réflexion, et pour l’avoir surtout conduite si mal, avec tant d’ignorance et de per­fidie ! La nation ottomane seule a le droit de nous demander des comptes ! les grandes puissances nous avaient tellement négligés — ah ! si elles s’étaient contentées de nous négliger — elles nous avaient préparé tant de calamités, que l’astucieux Kaiser a fini par trouver le moyen de provoquer une effervescence capable de faire oublier toute prudence, toute réflexion, en recourant à la haine séculaire et légitime du Turc !

Lisez le livre que l’ancien président du Conseil bulgare Guéchoff a publié au lendemain de la guerre des Balkans ; vous verrez que le Czar Nicolas fait conclure, pour ainsi dire par force, une alliance aux Serbes et aux Bulgares, ces deux ennemis éternels, dans le but de nous expulser de l’Europe. Le Monténégro se met naturellement à leur suite. La France approuve, encourage cette alliance, elle la facilite et ensuite une personna­lité influente du Times est entremise pour intro­duire la Grèce dans cette coalition, qui cherche à expulser les Turcs de l’Europe. La suite est connue. L’homme politique bulgare qui avoue ces choses est connu pour sa turcophobie.

N’oublions pas ceci : tant que la possibilité de notre victoire dans les Balkans était admise, on a annoncé que le principe du statu quo serait religieusement respecté. La puissance qui, dès notre première défaite, a proclamé l’annulation de ce principe était l’alliée de celle qui est notre ennemie depuis deux siècles et demi, et cependant elle était aussi le plus grand adversaire de la politique astucieuse qui cherchait à nous duper. Pourquoi ces vérités ne sont-elles pas envisagées et proclamées par d’autres personnes équitables, comme elles le sont par Pierre Loti ? Quels sont ceux qui ont donné à l’Italie la permission d’envahir un beau jour nos derniers territoires africains, des territoires qui sont tout entiers habités par nos coreligionnaires ?…

Ce serait faire preuve d’une très grande mauvaise foi que de chercher seulement dans l’insouciante inadvertance de la nation, ou dans ses instincts guerriers les causes qui ont entraîné les Turcs dans la guerre générale. Non, Messieurs, les centaines de milliers de saintes victimes de la guerre, qui ont sacrifié leur vie sur l’autel de la patrie, ont fait ce sacrifice le sourire sur les lèvres, en ayant conscience de leur droit et de leur devoir… Ne pas reconnaître cela, serait un acte de félonie envers le sang de ces nobles victimes.

Quand donc l’Europe nous a-t-elle accordé quelque bienfait dont la réplique n’ait été notre reconnaissance ? Je connais très bien l’histoire de mon pays : dans les annales des événements qui s’y sont déroulés, on rencontre beaucoup d’erreurs et de fautes, mais pas une ligne qui relate une ingratitude ! Après avoir laissé massacrer les musulmans de Smyrne par les soldats hellènes et après avoir gardé le silence devant cet acte, on veut, paraît-il, nous expulser de Constantinople et transporter le Califat musulman dans une ville de l’Anatolie, comme un vulgaire ballot, ou le serrer dans un coin du palais de Top-Kapou (Vieux Sérail) comme les vieilleries du Musée. Lorsqu’on aura expulsé les Turcs de l’Europe, il se produira un tel bouleversement, que toutes les parties du monde en seront secouées. Qu’on n’ait aucun doute à ce sujet : si nous sortons de Constantinople un incendie éclatera, qui durera des années ou des siècles, nul ne peut le prévoir, et embrasera d’un bout à l’autre l’horizon du globe terrestre.

Je ne puis m’empêcher de présenter ici deux aspects opposés, mais exacts de l’histoire.

À l’époque où le Sultan Mahomet entrait dans la ville de Constantinople, qui avait été vantée et promise par Mahomet à son peuple, l’empire musulman d’Andalousie était en décadence ; c’est-à-dire que dans le sud-est de l’Europe, un État musulman consommait la ruine d’un État chrétien, tandis que dans le sud-ouest de l’Europe, un État chrétien mettait fin à l’existence d’un État musulman. Le conquérant de Constantinople a accordé à la population chrétienne qu’il y a trouvée, des prérogatives religieuses supérieures à celles qui leur avaient été consenties par l’Empire grec. L’ulcère de Phanar est un produit de la libéralité du sultan Mahomet. Qu’a fait l’Espagne, qui a supprimé l’existence de l’Empire musulman du sud-ouest de l’Europe ? Elle a expulsé de là les religions rivales, en brûlant dans des fours, en envoyant au bûcher ceux des musulmans et même des juifs qui refusaient d’embrasser le christianisme. Je cite ici cet événement historique non pour critiquer et pour blâmer les Espagnols, mais à titre d’exemple. C’est de cette façon que les Espagnols ont voulu user du droit de conquête que le ciel leur avait accordé.

Et je compare la violence de ces chrétiens avec la douceur et la magnanimité des Turcs, lors de leur entrée à Constantinople !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

En proie aux angoisses présentes, quand je me suis posé la question cruelle : Que faire ? Quitter Stamboul ? J’ai senti se réveiller mélancoliquement dans ma mémoire des phrases du discours de Victor Hugo, racontant la visite de souvenir qu’il fit à Jersey, sa résidence d’exil. « Hier, disait le grand poète de la France, j’étais allé, avec quelques amis chers, visiter cette île, revoir les lieux aimés, les promenades préférées jadis. En revenant, nous avons voulu finir notre visite par ce qui est la fin, par le cimetière.

» Nous avons fait arrêter la voiture qui nous menait devant ce champ de Saint-Jean où sont plusieurs des nôtres. Au moment où nous arri­vions, savez-vous ce que nous avons vu ? Une femme, ou, pour mieux dire, une forme humaine sous un linceul noir était là, à terre, plus qu’agenouillée, plus que prosternée, étendue, et en quelque sorte abîmée sur une tombe. Nous sommes restés immo­biles, silencieux, mettant le doigt sur nos bouches devant cette majestueuse douleur. Cette femme, après avoir prié, s’est relevée, a cueilli une fleur parmi l’herbe du cimetière, et l’a cachée dans son cœur. Nous l’avons reconnue alors. Nous avons reconnu cette face pâle, ces yeux inconsolables et ces cheveux blancs. C’était une mère ! C’était la mère d’un proscrit ! du jeune et généreux Philippe Faure, mort il y a quatre ans sur la brèche sainte de l’exil. Depuis quatre ans, tous les jours, quelque temps qu’il fasse, cette mère vient là ; depuis quatre ans, cette mère s’agenouille sur cette pierre et la baise. Essayez donc de l’en arracher. Montrez-lui la France, oui, la France elle-même ! Que lui importe à cette mère ! Dites-lui : « Ce n’est pas ici qu’est votre pays » ; elle ne vous croira pas. Dites-lui : « Ce n’est pas ici que vous êtes née » ; elle vous répondra : « C’est ici que mon fils est mort ». Et vous vous tairez devant cette réponse, car la patrie d’une mère, c’est le tombeau de son enfant. »

Victor Hugo décerne ainsi un éminent titre de propriété du sol, à cause de l’unique tombe d’un seul fils, à une femme étrangère en deuil, sans personne et elle-même toute proche de la mort. Nous nous adressons à la nation dont font Partie ce poète, cette femme, ce mort couché dans cette tombe ; nous nous adressons encore à toutes tes nations qui se donnent la main avec cette nation-là à l’heure actuelle, et qui veulent prononcer leur jugement sur notre situation présente, notre avenir et notre existence, et nous leur disons : Stamboul est la mère de notre mère patrie ; ses sultans invincibles, dont les noms feront cités dans l’histoire de l’humanité avec une majesté légendaire, jusqu’à la fin des siècles, ses savants, ses artistes, ses héros qui ont porté le drapeau ottoman sur trois continents du globe terrestre et qui l’ont promené, plein de gloire et de victoires, jusqu’aux horizons les plus reculés, ses innombrables enfants, reposent dans son sol, qui les reçoit sans cesse depuis cinq cents ans. Ce sont leurs membres épars qui donnent la sève vitale à la verdure paradisiaque que vous voyez de toutes parts. Ce sont les femmes turques à la figure angélique, au caractère angélique, que nous avons enterrées dans le sol de Stamboul, qui donnent aux arbres et aux fleurs de cette ville l’éclat de leur épanouissement et la puissance de leur développement. Le dôme de la Suleimanié, le minaret de Yéni-Djami, le kiosque de Bagdad, les innombrables chefs-d’œuvre de l’art que l’on y rencontre à chaque pas, nous appartiennent tous. Tout cela, bien plus qu’une tombe, oubliée aujourd’hui dans un coin de l’île de Jersey, crée un titre de propriété à une mère… à la mère chérie qu’est la Patrie.

Ô vous, victimes héroïques de Tchataldja et des Dardanelles, vos droits historiques sont imprescriptibles ! (Ici les hommes et les dames ont acclamé à plusieurs reprises, avec des applaudissements enthousiastes, notre grand maître.)

On nous dit : « Vous n’êtes pas dignes de Constantinople, car vous n’avez pu assurer la prospérité de cette belle ville. » Devant ce que l’on peut constater, cette affirmation tombe comme un mensonge, une calomnie. Les monuments que l’on voit à Constantinople — et qui peuvent inspirer de l’envie aux plus belles capitales des pays les plus civilisés — sont l’œuvre de notre génie, de notre travail, de nos mains, tandis que les ruines sont l’œuvre des autres. Pendant que les bandes qui s’étaient formées avec une impu­dente hardiesse, sous les yeux de cette société de contrôle que nous appelons les Grandes puis­sances, les États voisins incendiaient et démolis­saient nos villes et nos villages dans les Balkans, Stamboul ne pouvait naturellement rester à l’abri des secousses et des ruines. (Je ne veux même pas faire allusion ici aux incendies allumés volon­tairement par les Grecs.) Spécialement au cours du dernier demi-siècle, on ne nous a laissé aucune occasion, aucune possibilité de travailler à la prospérité de notre capitale.

Pendant la guerre des Balkans, nos coreligion­naires des Indes avaient envoyé ici une mission du Croissant-Rouge ; je me suis entretenu avec deux de ses membres ; au cours de la conversation, j’ai dit à ces deux frères de religion : « Il y a deux ans, je passais par votre pays et j’étais émerveillé de la prospérité que je voyais à votre Bombay. Vous nous direz maintenant : comment se fait-il que l’on puisse embellir, faire prospérer des régions si lointaines, si chaudes et qu’un paradis terrestre comme Stamboul reste ainsi en ruine. N’est-ce pas que vous nous direz cela ? »

Les Hindous étaient des gens très bien élevés et très courtois ; ils ne dirent pas une parole, ils ne firent pas un geste qui pût froisser notre amour-propre national. Je continuai et je leur dis : « Cependant je vais vous exposer les causes de cette décadence. Depuis six cents ans, nous, les Ottomans, nous montons la garde aux frontières de l’Islam contre les armées des Croisés. Le plus grand de nos sultans, Sélim Ier, qui est aussi votre Calife, a exactement dépeint cette situation par les vers suivants :

» Ce n’est pas en vain que nous entreprenons ces campagnes, que nous faisons courir nos chevaux ;

» C’est pour l’union des cœurs que nous nous exposons à cette dispersion. »

En approuvant mes paroles, nos coreligionnaires hindous ont exprimé leur reconnaissance aux musulmans ottomans, au nom de tous les autres mahométans.

Dans les vers que je viens de citer, le sultan Sélim dit que nous nous sacrifions pour la communion des cœurs, c’est-à-dire pour la communion de musulmans qui se trouvent partout dans le monde. Si l’empire de Yavouz, qui a été le plus grand des sultans de l’Islam, si ses descendants sont exilés de Stamboul et si cette violence, cette persécution laisse le monde musulman indifférent, l’âme de notre prophète Mahomet n’en sera-t-elle pas angoissée et humiliée ? (Applaudissements.)

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je crains d’avoir prolongé mon discours au point d’abuser de votre complaisance. Que faire ? Ma plume comme mon cœur s’agitent dans un déluge d’émotion. J’ai failli oublier pendant quelques minutes notre cher ami Pierre Loti, qui, lui, ne nous oublie pas un seul instant.

On m’a appelé ici pour dire au poète d’Aziyadé notre reconnaissance nationale. Mais que puis-je dire qui traduise d’une façon convenable les sentiments de gratitude de ma race devant la lutte sacrée entreprise par le héros de la plume ?

J’ai un ami, ancien officier, dont le fils a été tué dans l’un des combats des Dardanelles, sur le front de Seddul-Bahr. C’était son seul fils arrivé à l’âge d’homme. Ayant vu dans les journaux que je devais aujourd’hui prononcer quelques mots en ce lieu, il vint spécialement me trouver hier chez moi. Comme il désire que son nom ne soit pas prononcé, par respect pour son deuil, je me contenterai de rapporter seulement ses paroles. Il m’a dit textuellement ceci :

« Vous savez que sur le front où mon fils a été tué, ce sont des soldats français qui voulaient livrer l’assaut. Mon fils a été tué par les armes françaises. Mon fils défendait le sol de son propre pays. Il a été tué, non dans la vallée de la Marne, mais aux confins de la mer de Marmara, non pas en envahissant le territoire français, mais en défendant sa propre patrie. J’avais donc une haine profonde et légitime contre la France. Jusqu’au jour où j’ai eu connaissance de la récente lutte sacrée entreprise par Pierre Loti, je croyais que ma haine serait implacable, éternelle. Mon fils n’a en ce monde d’autre tombe que le cœur de son père. Eh bien, je vous y autorise, je vous en prie, écrivez-le, dites-le à tout le monde, la tombe de mon fils est éternellement reconnaissante à la France de Pierre Loti !… »

Peut-on espérer que la France entendra la voix du père de cette victime de la guerre, de cet ancien combattant et qu’elle comprendra que Pierre Loti rend service à sa propre nation autant qu’aux Turcs !


XIX

LETTRE À MOI ADRESSÉE
PAR UN FRANÇAIS DE CONSTANTINOPLE


Constantinople, 9 mars 1920.

Je profite du départ d’un camarade pour vous envoyer une lettre qui, je l’espère, ne sera pas arrêtée en route.

Je vous ai dit mon avis au sujet de la politique anglaise et comment les Anglais, n’ayant pu mettre la main sur la Turquie par l’intermédiaire des Turcs, avaient décidé de supprimer ceux-ci, le jour où ils se sont aperçus que les Turcs pourraient être une force au service de la France. Bien entendu, la plus belle manifestation de cette force serait une armée turque aux mains d’instructeurs français. Vous pensez bien que l’Angleterre ne veut pas de cela en Orient, et le maréchal Foch a été invité à élaborer des mesures propres à étouffer cette armée.

La question se pose de savoir jusques à quand nous continuerons à nous laisser rouler par les Anglais. Ces derniers se sont, avec les Américains, opposés à ce que nous ayons le Rhin comme barrière militaire en créant un État Rhénan, soumis à notre influence ; ils empêchent en ce moment le relèvement de la France en nous vendant à des prix fantastiques les matières premières : charbon, laine, colon, etc… (dont ils ont fait l’accaparement) et en nous faisant payer leur fret à des prix insensés ; ils se sont opposés à l’émission de notre emprunt à lots ; bref, leur morgue vis-à-vis de nous est celle que l’on aurait vis-à-vis de vaincus. Je passe sur les affaires douteuses ou ridicules dans lesquelles ils nous ont entraînés : telles que la livraison de Guillaume et de ses acolytes qui tournent à notre confusion.

Ici, nous faisons leur jeu, dans toutes les questions. Moustapha Kemal les avait expulsés d’Anatolie. C’était un bel échec. Ils se sont hâtés de nous en préparer un semblable. Nous les avons relevés en Syrie-Cilicie. Bien entendu ils ont excité les Musulmans contre nous et vous connaissez le résultat. Nous avons reculé, comme ils avaient reculé. Et Lloyd George proclame que « la Turquie a été dépossédée de son armée ». Voilà comment on écrit l’histoire pour les gogos. Cette armée vient de chasser les Anglais du nord de l’Anatolie, de faire reculer les Français en Cilicie, en attendant que ce soit le tour des Grecs à Smyrne. À part cela, elle n’existe plus.

Je voudrais bien savoir, quand on aura sur le papier partagé la Turquie, qui, en fait, en prendra possession et mettra Moustapha Kemal à la raison. On espère obtenir ce résultat en faisant pression sur le sultan que l’on menace à nouveau d’expulsion de Constantinople. Mais on ne peut pas ignorer que l’autorité du sultan est nulle ou à peu près, que Moustapha Kemal ne lui obéit pas et qu’à Constantinople même, le sultan doit compter avec l’opinion publique qui s’exprime par le Parlement. Il n’est pas possible d’ignorer la Turquie à ce point. S’imagine-t-on qu’il a les moyens de faire_exécuter ses ordres en Cilicie ?…


XX

AUTRE LETTRE DU MÊME


8 avril 1920.

C’est fait. Les Anglais ont mis brutalement la main sur Constantinople. C’est un général anglais qui y dicte ses ordres. La Turquie a, de plus, un ministère Damad Férid Pacha, ce qui signifie nettement que c’est maintenant l’Angleterre qui gouverne la Turquie. Je vous en donne comme preuve le pacte du 12 septembre que je me décide à vous envoyer.

Vous pourrez aussi constater que jamais mensonge ne fut plus grand que celui de l’Angleterre, qui, pour parvenir à ses fins, proclame tantôt un principe et tantôt un autre.

Pour mettre la main sur la Turquie, en septembre 1919, elle s’engage à en maintenir l’intégrité territoriale.

Le mouvement national de Moustapha Kemal l’ayant fait échouer et Damad Férid étant tombé, elle professe au début de 1920 la nécessité de chasser les Turcs de Constantinople et de partager l’Empire ottoman, au nom des peuples opprimés par les Turcs. La France s’y opposant, elle emploie la force brutale, et met la main sur Constantinople et sur le sultan.

Ce ne sont pas là des opinions, ce sont des faits.

Pour nous opposer à cette mainmise anglaise, nous n’avons été soutenus que par le mouvement nationaliste de Moustapha Kemal.

Il fallait donc que l’Angleterre nous fît renier Moustapha Kemal. Pour cela on a lancé sur nous en Cilicie les Arabes, ceux-ci ne pouvant manquer de faire appel à Moustapha Kemal qui, prisonnier de ses principes, a dû marcher. Et nous avons finalement vu au 16 mars une déclaration des ambassadeurs alliés décrétant que les forces nationales étaient des rebelles et seraient traitées comme tels. Bref, nous aidons l’Angleterre à triompher, l’Angleterre qui d’autre part, pour nous arracher la Syrie, est allée déterrer à la Mecque un Fayçal qu’elle a fait émir et roi.

La politique anglaise est donc actuellement celle-ci : mainmise sur Constantinople comme autrefois sur l’Égypte (elle aura, n’en doutons pas, un caractère provisoire aussi prolongé), occupation directe des régions les plus riches d’Asie Mineure dont la Mésopotamie, partage du reste de la Turquie entre des vassaux : Grecs en Turquie d’Europe et à Smyrne, Arméniens dans une grande Arménie, Kurdes dans un Kurdistan soi-disant indépendant, Géorgiens Azerbeïdjiens dans de soi-disant républiques, Arabes dans un royaume de Syrie, etc., etc.

Bref, l’influence de la France ne pouvant s’exercer que par l’intermédiaire d’une grande Turquie, on supprime celle-ci et on la remplace par des possessions anglaises ou des États vassaux de l’Angleterre.

Dans ce qui restera de la Turquie, tous les nouveaux venus auront les mêmes droits. Cinq siècles d’efforts faits par la France sont effacés d’un seul trait. C’est ce que M. Bellet à la tribune de la Chambre appelle de la politique pratique, servant bien les intérêts de la France. Cette politique pratique consiste, pendant que l’Angleterre se garnit les mains, à continuer de se ruiner en créant des Arménies et des Thraces grecques.

Donc l’Angleterre possède désormais Constantinople et les détroits en fait et elle gouverne la Turquie qui reconnaît l’autorité du sultan.

Si l’on veut appliquer le traité de partage de la Turquie, il faudra dix à quinze divisions. Qui les fournira ? Ce n’est pas la France, je suppose, qui va faire tuer ses soldats pour assurer le triomphe de la politique anglaise et grecque. L’Angleterre en est incapable et l’ineffable Wilson n’envoie que de bons conseils. Alors ?

Ah ! les pauvres Turcs ne s’entendent pas au « bourrage de crâne » comme les Arméniens et les Grecs et ils n’ont pas un chef d’État ambulant comme Venizélos dont les voyages feront le digne pendant de ceux d’Ulysse. Qui écrira la nouvelle Odyssée ?


XXI

COPIE DE L’ACCORD SECRET
CONCLU ENTRE LA TURQUIE ET L’ANGLETERRE
QUI A ENSUITE RENIÉ SA SIGNATURE


Constantinople, 12 septembre 1919.

Entre MM. Fraster, Nolan et Churchill, agissant au nom de l’Angleterre, et Damad Férid Pacha, agissant au nom du gouvernement impérial ottoman.

Il a été convenu ce qui suit :

1o l’Angleterre s’engage à garantir l’intégrité territoriale de la Turquie.

2o Constantinople sera le siège du khalifat, les détroits étant sous la surveillance de l’Angleterre.

3o La Turquie ne s’opposera pas à la création d’un Kurdistan indépendant.

4o Le sultan mettra au service de l’Angleterre la puissance spirituelle et morale du khalifat pour maintenir l’autorité de l’Angleterre en Syrie, Mésopotamie et autres territoires d’influence anglaise.

5o L’Angleterre fournira une force armée pour étouffer les mouvements insurrectionnels dirigés contre l’autorité du sultan et faire cesser les cruautés nationales.

6o La Turquie s’engage à résilier ses droits sur Chypre et l’Égypte.

7o L’Angleterre s’engage à soutenir devant la conférence les demandes de la Turquie et à faire accepter le présent contrat.


P.-S. — Le présent contrat ayant un caractère semi-officiel et spécial, les stipulations de l’article 4 feront l’objet d’un accord complètement secret.


Les Anglais ont impudemment nié l’existence de ce traité dans l’article que voici, publié par le journal Stamboul le 8 avril 1920 :

« Les bruits malveillants mis en circulation et suivant lesquels, au cours de ses trois grands vizirats, S. A. Damad Férid pacha aurait conclu une convention secrète avec le gouvernement britannique, avaient été précédemment démentis.

» Ayant été constaté avec étonnement que cer­taines feuilles paraissant en Anatolie s’occupent toujours de l’existence de cette convention ima­ginaire, il est officiellement déclaré qu’aucune convention secrète n’a été conclue entre Damad Férid pacha et le gouvernement de Londres. »


XXII

UN FILM SENSATIONNEL


Les Arméniens, dont j’ai tant de fois constaté les propagandes effrénées, viennent de faire, en l’espèce, un véritable coup de maître ; ils ont mis leurs souffrances au cinéma !

Nous allons donc bientôt voir en France ce film sensationnel, qui a déjà fait le tour des États-Unis. Les journaux qui, en termes dithyrambiques, l’annoncent comme un tour de force d’une habileté insurpassable (sic) n’hésitent pas d’ailleurs à nous confier qu’il est faux de toutes pièces et qu’il a été composé en Amérique, d’après les récits de quelques Arméniens, mais à l’aide de figurants quelconques, camouflés, grimés et peinturlurés ; ils croient pouvoir ajouter toutefois, — contradiction et naïveté stupéfiantes, — que rien n’est plus convaincant ni plus poignant, et que le martyre de l’Arménie y est représenté avec la plus émouvante vérité !

Évidemment l’entreprise est ingénieuse, hardie et en outre (ce qui, pour des Arméniens surtout, n’est jamais à dédaigner) elle pourra devenir très lucrative. Il est certain que, chez nous comme en Amérique, nombre de gens aux âmes simples prendront ces tableaux chiqués pour des scènes cinématographiées sur le vif, et croiront que « c’est arrivé ». Mais en France la censure n’est pas supprimée pour les cinémas ; sera-t-il vraiment possible qu’elle permette cette présentation truquée et calomnieuse ?…

Les Turcs, eux, plus discrets dans leurs moyens et plus loyaux, se sont bornés à photographier des charniers de cadavres des leurs, préparés par les Arméniens ; mais au moins c’est d’après nature et par suite cela porte infiniment plus que les fantaisies artistiques de leurs adversaires. J’ai du reste moi-même communiqué à l’Illustration quelques lugubres images de ces charniers-là, qui, pour comble d’horreur, ne se composaient guère que de femmes, d’enfants et de vieillards, les Arméniens ayant opéré surtout, pendant la dernière invasion russe, dans des villages turcs d’où toute la population masculine venait d’être levée pour la guerre.


XXIII

AUTRE LETTRE D’UN FRANÇAIS
DE CONSTANTINOPLE


Constantinople, 12 mars 1920.

Tous les bons Français d’ici sont de cœur avec vous et suivent avec intérêt votre belle et courageuse campagne. Mais, hélas ! que d’embûches !

La vérité nette est celle-ci : dix officiers et deux cents soldats (français et algériens) ont été tués en Cilicie par des balles et des obus anglais. Les désordres de Marach et d’Aïntab n’ont pas d’autre cause que l’intrigue anglaise et les armes furent fournies aux tribus par les troupes anglaises (fusils, canons, mitrailleuses).

On nous dit : Ne croyez pas que la politique de toute l’Angleterre soit celle des Impérialistes exaltés que vous voyez ici. Ils agissent sans mandat et font mal juger la métropole, mais ce sont des isolés. Or, ces gens sans mandat ont dans leur politique une continuité qui ne peut être qu’ordonnée en haut lieu, et j’ai peine à croire qu’un général puisse de son propre chef, fût-il anglais, vendre les armes de ses troupes et dans un moment aussi calculé.

Le but ? Détruire notre influence en Orient ; démembrer définitivement la Turquie, tel est le moyen. L’Angleterre ne veut en face de son grand empire des Indes qu’une poussière d’États vassaux et un khalife domestiqué. Pour arriver à cela, tous les moyens sont bons, mais il fallait d’abord détruire la sympathie que les populations turques, voire arabes, avaient pour nous. Depuis l’armistice surtout, la situation les inquiétait ; l’antipathie contre l’Angleterre régnait en Égypte, en Syrie, en Turquie, tandis que la sympathie pour la France grandissait chaque jour. On usa de tous les procédés : la force, la cajolerie, l’argent par millions de livres sterling. On créa du panarabisme à notre usage, quitte à le démolir ensuite. On acheta à Stamboul les antinationalistes et on excita les nationalistes contre nous à Diarbékir et à Alep ; on leur passa des armes, on poussa les Arméniens à la vengeance. On divisa pour régner et les deux buts précis réapparaissent constamment : tuer l’influence française d’abord, puis persuader le monde civilisé que le démembrement définitif de la Turquie est œuvre pie et indispensable. Pour cela, nul scrupule à faire tuer deux cents Français, des Arméniens, des Turcs, des Grecs. Qu’importe ! pourvu que l’Angleterre règne. Où sont les sauvages ? Où sont les civilisés ?

À qui ferait-on croire ici parmi les Français au courant, qu’à point nommé, au moment précis où de pareils massacres sont indispensables à la propagande anglaise, ils se soient produits en Arménie providentiellement, si j’ose dire ? Et que la nouvelle en ait été immédiatement communiquée en France, en Angleterre, partout en Europe, par l’unique voie de la presse et des fils anglais, est un fait au moins intéressant ! Or, que savons-nous à ce sujet ? 1o Nous savons que les nationalistes avaient donné les ordres les plus sévères pour qu’aucun Arménien ne soit molesté ; 2o Que les Turcs sont trop avisés pour n’avoir pas su, alors même qu’ils eussent souhaité de pareils massacres, qu’aucun moment ne pouvait être plus dangereux pour eux que le moment actuel pour s’y livrer ; 3o Qu’il n’y a eu en réalité aucun autre massacre que ceux causés par des combats suscités par les Anglais, accomplis avec leurs armes. Des Français, des Turcs, des Arméniens ont combattu en Cilicie par la volonté de l’Angleterre et y ont péri par sa faute. Il y a eu en Cilicie, c’est la lugubre et hurlante vérité : massacre de Français par les Anglais, et, si nous n’y prenons pas garde et si nous ne crions pas aux Anglais très nombreux qui sont honnêtes et loyaux la vérité brutale, après l’assassinat, il y aura le vol, le vol dès longtemps préparé en Orient, de notre juste prépondérance, de notre vieux patrimoine pacifique.

Un instant nous avions eu l’espoir que le nouveau ministère français comprendrait le danger de la politique anglaise en Orient et que nous cesserions enfin, après tant d’affreux sacrifices, d’être les dupes éternelles. Dois-je croire qu’il n’en est rien ? Serons-nous dans ces pays les gendarmes des Anglais, des Grecs et des Arméniens, et continuerons-nous à nous faire tuer pour eux et pourquoi ? Pour que la livre sterling continue à valoir 50 francs, que le franc vaille 0 fr. 25 à New-York et que la drachme continue à nous coûter 1 fr. 70 ! En vérité, il est temps de réagir. La colère monte au visage de bien des Français en songeant à tout ceci, et, particulièrement dans l’armée, l’irritation contre les Anglais est à son comble. C’est très fâcheux, c’est bien mon avis, mais à qui la faute ? Aurons-nous tant lutté pour arriver à des résultats aussi navrants que ceux que je prévois ici : détroits aux Anglais, Constantinople aux Anglais, Smyrne aux Grecs, Thrace aux Grecs, Van, Bitlis, Erzeroum aux Arméniens, la Tur­quie entière soulevée, le bolchevisme y pénétrant et, pour recevoir les coups, nous. Les Anglais restent impavides sur les eaux où ils sont les maîtres et où les coups ne peuvent les atteindre.


XXIV

ARTICLE D’UN POILU DE FRANCE
REVENANT DE CONSTANTINOPLE


Je viens apporter ici mon faible et humble témoignage, et confirmer la parole de M. Pierre Loti.

J’arrive de Turquie.

J’ai appris là-bas, grâce à des amitiés et à des relations puissantes, à apprécier à sa valeur l’âme turque, que nous méconnaissons. Les Turcs ne demandent qu’à venir à nous. Il n’est pas un homme de ce pays, qui n’aime la France, qui ne connaisse sa langue, qui ne voie d’un bon œil l’uniforme bleu-horizon sur les rives du Bosphore ! Pourquoi ? Parce que depuis des siècles notre politique orientale, depuis les capi­tulations, fut de toujours s’unir à l’Islam, pour acquérir en Orient une influence prépondérante, y conquérir des intérêts et les défendre.

Notre rôle séculaire fut de répandre là-bas la civilisation chrétienne, grâce à l’appui de la Turquie, par nos ambassadeurs, nos voyageurs, nos missionnaires.

De cet héritage et de cette tradition, qu’a-t-on fait depuis cinq ans ? Rien.

Dès avant la guerre même, notre influence était battue en brèche par l’Allemagne, près des gouvernants ottomans, je ne dis pas près du peuple, qui, lui, est foncièrement francophile, et le sera toujours. À l’heure actuelle, nous nous laissons jouer par les Anglais et les Américains, nous écoutons leurs suggestions, nous nous laissons apitoyer par les Grecs et les Armé­niens. Or, là-bas, aux pays des cyprès et des roses, nos pires ennemis ce sont les Grecs, vils et lâches ! Est-il besoin de rappeler les massacres d’Athènes en 1916 ? — et les Arméniens ne sont que des pillards éhontés qui ruinent la Turquie ; — de temps à autre, elle se rebelle, se défend, les massacre ; ils crient, hurlent et apitoient l’Europe, parce qu’ils sont chrétiens ! Voilà la situation, voilà ce que moi là-bas, poilu de France, j’ai constaté, moi à qui tous les Turcs rencontrés me tendaient la main, m’offraient des présents, gracieusement me fournissaient secours et appuis, avec toujours cette exquise politesse, ce bon cœur qui les caractérise, à la différence des Grecs, qui m’exploitaient, m’insultaient par fois, et me tendaient aussi, comme à mes frères, des guets-apens !

On donne Smyrne à la Grèce, on doit le donner, Smyrne le grand port de l’Asie Mineure.

À Konia, pour n’avoir pas voulu donner un petit secours de 20 000 francs aux Pères français dont l’école a été pillée pendant la guerre, le haut commissariat laisse s’installer des pasteurs américains dans une somptueuse bâtisse, où tous nos anciens élèves s’en viennent recevoir une culture autre que la française !

Et quand un Turc me demandait pourquoi mon pays ne secourait pas la Turquie, étonné qu’il était, trompé dans sa confiance, je rougissais et je baissais la tête !

LÉON ROUILLON.

XXV

UNE LETTRE DE M. PIERRE LOTI
AU DIRECTEUR DU « FIGARO »


Monsieur le Directeur,

Il m’a été pénible de me voir personnellement pris à partie dans votre journal par M. Hanotaux au sujet des Turcs ; donc, en souvenir de mes bonnes relations d’autrefois avec le Figaro, je viens très confiant faire appel à votre loyauté et vous prier d’insérer cette courte réponse.

« Quelques âmes romantiques, — écrit M. Hanotaux, — ont répandu et entretenu la légende du bon Turc. » (Je ne vois pas bien ce que le mot romantique vient faire là ; l’auteur sans doute a voulu dire romanesque ; d’ailleurs peu importe.) Mais ce qui est clair, c’est que ces quelques âmes ainsi désignées sont, en même temps que moi et ardemment avec moi, nos centaines et nos milliers de combattants de la dernière guerre, qui ont eu pour adversaires les pauvres Turcs et qui tous ne demandent qu’à attester avec admiration leur générosité chevaleresque, leur douceur, leur sollicitude pour les blessés et les prisonniers. Ce sont eux surtout, nos combattants, qui l’ont répandue, cette légende du bon Turc ; qu’on les interroge, qu’on les consulte en plébiscite, ainsi que tous ceux d’entre nous qui ont longuement vécu en Orient, et je suis sûr du résultat de l’enquête comme je suis sûr de la lumière du jour ; en revanche, au sujet des Grecs, ils seront unanimes à crier leur déception, leur dégoût et leur écœurement. Il n’y a pas à traiter de rêveries ces jugements-là ; de bonne foi, on ne peut y voir que des assertions positives de Français qui étaient sur les lieux et qui savent. Le romantique — ou mieux le romanesque — ne semble-t-il pas être plutôt du côté de ces esprits distingués, mais qui s’obstinent, en rêveurs un peu trop nuageux, à voir dans les tout petits Grecs de nos jours les continuateurs des héros de l’antiquité ?

M. Hanotaux ajoute cette phrase peut-être trop dangereuse pour la cause qu’il défend : « La Grèce des Grecs vient de prouver ce qu’elle pouvait faire ! »… Et je m’étonne qu’un politicien aussi avisé, désirant attaquer les Turcs qui ont, hélas ! leurs points faibles, ait précisément choisi le point qui est inattaquable : leur bon cœur. — Oui, leur bon cœur, et en général l’exquise délicatesse de leur cœur ; ces choses-là, surtout depuis la guerre, ont été mises à l’épreuve et constatées par trop de milliers d’entre nous pour qu’elles puissent être atteintes, même par les pires calomnies levantines.

Veuillez agréer. Monsieur le Directeur, etc., etc.

PIERRE LOTI.

XXVI

LETTRE OUVERTE DE M. ABEL HERMANT
À PIERRE LOTI


Les Turcs aiment l’ami d’Aziyadé, non seule­ment parce qu’il les aime, mais parce qu’il les comprend et qu’il les estime. Vous avez le cou­rage de votre affection, et vous n’avez cessé de les défendre, même quand ces pauvres égarés ont tiré l’épée contre nous. Vous l’avez pu faire en toute conscience et sans manquer au patrio­tisme le plus jaloux. Vous aviez le droit de publier, puisque c’était la vérité, que, seuls de tous nos ennemis, ils étaient loyaux, chevale­resques, généreux et ne violaient pas les lois de la guerre. Votre témoignage a été confirmé par celui de tous les soldats qui ont fait les campagnes d’Orient. Aujourd’hui, vous les défendez encore, vous les plaignez : qui sait si votre sentiment ne serait pas la meilleure des politiques ? Bien des politiciens le croient. Ce peuple du moins doit savoir que Loti ne l’a pas abandonné, et il n’est point ingrat : je doute que ce soit lui qui ait effacé votre nom et proscrit votre souvenir.

Qui que ce soit, pardonnez, souriez et consolez-vous. Personne au monde n’a le pouvoir de rompre les liens subtils de l’amitié que vous avez nouée avec le merveilleux Orient. On aura beau gratter sur les murs les caractères qui signifient votre nom mortel, vous ne sauriez plus être absent, ni des cimetières en pente de Scutari, ni d’Eyoub, ni des rives de la Corne d’Or, ni des jardins du vieux sérail. Vous errez autour des murs, vous êtes debout sur les tours carrées, fendues par le canon de Mahomet II, vous buvez l’eau de la fontaine qui est devant la porte de la Félicité. Dans les ruelles de Stamboul on rencontrera toujours le fantôme vagabond et mélancolique de Loti, à la recherche d’un autre fantôme.

ABEL HERMANT.


Réponse de Pierre Loti à la lettre précédente.
Cher Monsieur,

Vous m’apprenez que mon nom a été enlevé des murs de mon cher Stamboul ; si cette petite nouvelle est exacte, croyez bien que l’idée ne me vient même pas d’accuser les Turcs ; non, les auteurs tout désignés de cette mesquinerie sont les Grecs, n’en doutez pas, ça leur ressemble trop ; c’est eux qui, à peine en possession de Salonique, s’étaient hâtés de faire disparaître tout ce qui pouvait perpétuer notre souvenir, tout ce qui était écrit en français, les enseignes des magasins et les noms des rues. N’en doutez pas, c’est eux qui de connivence avec nos autres bons alliés les Anglais procèdent rageusement dans les rues de Stamboul à une épuration analogue.

PIERRE LOTI.

XXVII

ATTESTATION DU COMMANDANT LIBERSART


Ayant participé à l’occupation de Crète (1897-1899) et apprécié sur place la noble et sympathique race turque, je ne peux me retenir d’adresser au Maître P. Loti, pour son si véridique et éloquent plaidoyer paru dans l’Œuvre d’hier, l’expression de ma sincère adhésion et complète communion d’idées.


La Tronche (Isère), 24 janvier 1920.


XXVIII

LES SOI-DISANT INGRATITUDES DES TURCS


Pour défendre mes amis Turcs de l’accusation d’ingratitude qui est au nombre de celles dont on les accable, je vais publier ici une des innombrables dépêches qu’ils m’adressent et qui ne parviennent pas toutes à franchir la barrière de la censure. Celle-ci est du Conseil municipal de Stamboul ; elle prouve de leur part la plus touchante reconnaissance :

« Le Conseil municipal de Constantinople siégeant en séance plénière a décidé de vous conférer le titre de citoyen honoraire de la ville de Constantinople, rendant ainsi hommage à l’éminent homme de cœur qui ne cesse de défendre, par ses écrits et par ses gestes, les droits les plus sacrés de la nation turque et spécialement de sa capitale au moment même où cette malheureuse nation méconnue et abandonnée par les meilleurs de ses amis traverse la crise la plus douloureuse de son histoire. Le Conseil municipal vous prie donc de vouloir bien accepter cette expression de sa profonde reconnaissance et d’agréer l’assurance de son dévouement le plus respectueux.

» Préfet de la ville, président du Conseil.

» Signé : Docteur DJEMIL PACHA. »

XXIX

AUTRES PREUVES DE LA « FÉROCITÉ » TURQUE


Et maintenant, pour clore le chapitre de la douce générosité des Turcs et de l’affection qu’ils nous gardent encore, je citerai une anecdote de plus, oh ! toute petite, une entre mille, mais infiniment touchante par la simplicité avec laquelle un matelot la conta devant un public français. Cela se passait dernièrement à Toulon au conseil de guerre appelé à juger de la perte de l’aviso Paris II (conseil qui se termina, comme on sait, à la plus grande gloire de l’héroïque lieutenant de vaisseau Rollin, commandant de ce navire, et à la plus grande louange des Turcs sauveteurs des rescapés). C’était au tour d’un humble petit marin d’apporter son témoignage, et il expliquait comment il avait pu, tout sanglant, tout trempé d’eau glacée, à demi mort de fatigue et de froid, atteindre à la nage un point de la côte ennemie. Le lieu lui semblait d’abord désert, mais soudain il vit un soldat turc accourir à toutes jambes vers lui :

« Pour vous maltraiter ? » questionna le président du conseil.

— Non, pour me donner ses vêtements. »

Alors un frémissement d’émotion parcourut la salle entière, car il venait d’être dit que cela se passait un jour d’hiver par un vent glacé, — et le soldat turc qui s’était dépouillé de ses vêtements pour en couvrir le soldat français, ne possédait que ceux qu’il avait sur le corps…

Vint ensuite le témoignage de cet autre blessé français qui fit un long séjour dans une pauvre ambulance turque du front, où l’on manquait de tout. Ses gardiens turcs ayant appris qu’il adorait les fleurs, avaient soin de lui en apporter de fraîches sur son lit tous les matins.


XXX

QUELQUES PETITES CONSIDÉRATIONS
GÉNÉRALES


Janvier 1920.

Je disais plus haut combien il avait été désastreux pour les Grecs d’avoir été vus de trop près par les Alliés. Mes pauvres amis Turcs au contraire, combien ils ont gagné à être un peu moins mal connus ! Chez tous ceux des nôtres qui les ont approchés, même en tant qu’ennemis, les préjugés sont tombés comme châteaux de cartes ; dans toutes nos armées d’Orient, c’est avec une ardente sympathie que l’on chante leurs louanges et leur affection toute particulière pour nous. J’ai déjà publié plusieurs des innombrables lettres à moi adressées par des officiers, des matelots, des soldats pour me soutenir dans ma campagne en leur faveur, — et je ne puis assez dire du reste combien je m’honore d’encouragements si spontanés, si unanimes, qui me viennent d’une telle source, la plus noble en même temps que la plus autorisée. On devine si, auprès de ces attestations magnifiques, les impertinences démentes que je reçois de quelques petits énergumènes du parti adverse, me font pitié !… Je veux terminer ce dernier plaidoyer par une adjuration solennelle à mes amis connus ou inconnus, — car, si je suis maintenant très injurié, calomnié et détesté, par contre je sais que j’ai des amis, des amis par milliers, avec qui je marche accompagné dans la vie ; à tous les coins du monde, je sens leurs sympathies ardentes et pures, tous les courriers m’en apportent les preuves souvent exquises et toujours touchantes. En général le temps me manque absolument pour répondre, mais qu’ils sachent bien, ces frères lointains, que leur pensée vient presque toujours jusqu’à mon cœur. Eh bien ! je veux ici les conjurer de me croire, je veux leur crier à tous : oui, croyez-moi, fiez-vous à ma loyauté, j’ose même dire, fiez-vous à ma clairvoyance. Si, depuis des années, je me suis fait un devoir de défendre à mort le peuple turc, — en soulevant sur ma route un tollé d’insultes et de menaces, salariées ou simplement imbéciles, — c’est que je sais ce que je dis. J’ai du reste conscience de la responsabilité que j’accepte en ramenant ainsi l’opinion vers les pauvres calomniés de Stamboul, — car l’opinion, il est incontestable, n’est-ce pas, que j’ai contribué pour ma part à l’éclairer, et c’est peut-être le seul acte de ma vie dont je me fais honneur, à la veille du moment où mon petit rôle terrestre va prendre fin. Oui, je sais ce que je dis ; j’ai longtemps vécu en Orient, je m’y suis mêlé à toutes les classes sociales et j’ai acquis la plus intime certitude que les Turcs seuls, dans cet amalgame de races irréconciliables, ont l’honnêteté foncière, la délicatesse, la tolérance, la bravoure avec la douceur, et qu’eux seuls nous aiment, d’une affection héréditaire, restée solide malgré tous nos lâchages, malgré les révoltantes injures de certains d’entre nous.

Avant d’affirmer cela à mes amis avec cette énergie, j’ai tenu à m’interroger profondément : n’étais-je pas leurré par des mirages, par le charme, la couleur, les radieux souvenirs de ma jeunesse ? — Eh ! bien, non, mon attachement et mon estime pour les Turcs tiennent à des causes beaucoup moins personnelles : j’ai la conviction qu’il serait non seulement inique, mais néfaste, d’anéantir ce peuple loyal, contem­platif et religieux, qui fait contrepoids à nos déséquilibrements, nos cynismes et nos fièvres.

Et puis voilà cinq cents ans qu’il est là chez lui, ce qui constitue un titre de propriété, et, sous ses cyprès, devenus hauts comme des tours, le sol de ses adorables cimetières est tout infiltré de la décomposition de ses morts.

Depuis longtemps déjà, tous nos compatriotes fixés en Orient pensaient comme moi, et aujour­d’hui la guerre a amené aux Turcs ces milliers de défenseurs nouveaux, tous nos combattants, convaincus comme je le suis moi-même.

Certes, à un autre point de vue aussi, il faudrait à tout prix conserver ce que les incen­diaires grecs nous ont laissé de l’imposant et calme Stamboul. Certes ce serait un irréparable attentat contre la beauté de la Terre que de bannir les Turcs de leur Constantinople qu’ils ont tant imprégné de leur génie oriental et dont ils emporteraient avec eux tout l’enchantement ; mais, pour nous Français, il y avait déjà des motifs plus graves de ne pas souscrire à leur expulsion, — en admettant qu’elle fût possible, même en versant des flots de sang dont la Marmara serait rougie, — c’est que les derniers lambeaux de notre influence, jadis souveraine, s’en iraient du même coup. Et par surcroît voici que, pour l’Europe entière, semblent surgir soudain des raisons par trop terribles, desquelles nos diplomates commencent à s’épouvanter ; dernièrement, lorsque, sans excuse, ils avaient lancé sur l’Anatolie des bandes de massacreurs et d’incendiaires, ils n’avaient pas prévu le danger de l’entreprise. Aujourd’hui, devant la menace d’un soulèvement général de l’Islam, qui se déclancherait en même temps que le bolchevisme s’étend vers l’Ouest comme une gangrène, que faire ?…

Le moyen de s’en tirer, oh ! je crois bien qu’il n’y en a plus qu’un seul : reconnaître les lourdes fautes commises, renoncer à une folle gloutonnerie de conquêtes, tendre la main à l’Islam, qui nous a fourni sans marchander tant de milliers de braves combattants, cesser de l’insulter, de vouloir l’asservir, et respecter au bord du Bosphore le trône encore formidable de son khalife.


XXXI

UN ARTICLE HAINEUX ET MENSONGER
DU « TIMES », REPRODUIT LE 3 FÉVRIER 1920
PAR « LE MATIN »[15]


« Constantinople, 30 janvier. — En dépit des manifestations récentes en l’honneur de Pierre Loti et des tendances turcophiles d’une partie de la presse parisienne, les nationalistes turcs sont officieusement en guerre avec la France dans les districts d’Aïntab et de Marach.

» Des bandes nationalistes ont attaqué traî­treusement et massacré plusieurs officiers et sol­dats français et ont forcé les troupes françaises à évacuer Marach et la ville d’Aïntab, tandis que les populations françaises en armes se réfugiaient sur les hauteurs qui dominent Aïntab.

» Au commencement de la semaine, les Français, ayant reçu des renforts, attaquèrent les nationalistes, emportèrent d’assaut leurs casernes et marchèrent sur Marach, en forçant les Turcs par le tir de leur artillerie à abandonner quatre villages fortifiés.

» Une partie d’Aïntab est brûlée. »

Or, dans un précédent chapitre, j’ai rétabli la vérité sur ces affaires de Marach et d’Aïntab, si impudemment travesties par le Times.

Je remarque aussi que, dans les journaux français et surtout anglais, les troupes des braves nationalistes turcs sont toujours appelées avec dédain des bandes et que c’est toujours traîtreusement qu’elles agissent !…


XXXII

LETTRE D’UN OFFICIER DE L’ARMÉE D’ORIENT


Paris, 24 janvier 1920.
Monsieur,

J’ai lu, dans l’Œuvre, avec une émotion sincère votre noble et généreuse protestation en faveur du peuple turc méconnu de nos diplomates et gouvernants. J’ai vécu, passagèrement comme officier en Orient et j’ai senti tout ce qu’il y avait d’amitié profonde, de sympathie spontanée pour la France, dans l’âme du peuple turc.

Veuillez me permettre de vous demander de me compter, moi aussi, au nombre des milliers d’amis plus ou moins lointains qui vous comprennent, qui vous aiment et qui vous remercient infiniment de dire la parole de vérité.

Signé : ANDRÉ DESBORDES-REXÈS,
ancien sous-préfet,
sous-chef de bureau au ministère des Régions libérées.

XXXIII

LETTRE D’UNE FRANÇAISE AYANT HABITÉ
LA TURQUIE


Péronne, 26 janvier 1920.
Monsieur,

Si vous jugez que ma lettre peut servir la cause des Turcs, je vous prie de la publier.

La foule, qui crie haro sur le baudet, pèche par ignorance et c’est pour cela qu’il faut l’excuser, l’éclairer. C’est le devoir de tous les Français qui visitèrent la Turquie et qui profi­tèrent de son hospitalité si large, si affectueuse.

Signé : MADAME LOUIS PELLOQUIN

XXXIV

LETTRE D’UNE MÈRE DONT LE FILS
EST TOMBÉ AUX DARDANELLES


Courbevoie (Seine), 26 janvier 1920.
Monsieur,

Votre appel si émouvant en faveur des Turcs m’a rappelé un article d’avant la guerre de M. Herriot, où il était dit en substance que si les Turcs étaient chassés d’Europe, la civilisa­tion disparaîtrait avec eux.

La guerre infâme que nous venons de subir m’a pris mon unique enfant, parti aux Darda­nelles en 1915. J’ai gardé jusqu’à ce jour la conviction qu’il avait été fait prisonnier par les Turcs et l’espoir que je le reverrai. Ceci est mon soutien.

Mais le but de ma lettre est surtout de vous faire connaître les réflexions de l’officier qui me reçut au bureau des renseignements des prisonniers de guerre.

Lui ayant manifesté mon étonnement au sujet du silence complet fait autour des prisonniers restés entre les mains des Turcs, voici quelle fut sa réponse : « Nous savons fort bien qu’ils ne traitent pas mal les prisonniers, surtout les Français, car la France n’a jamais rompu complètement avec la Turquie. » Comme je lui faisais remarquer que ceux qui ont des leurs là-bas seraient soulagés s’ils connaissaient la vérité, il me répliqua : « Oh ! madame, vous êtes naïve de croire que nous puissions avouer que des prisonniers sont bien traités. »

Sans commentaires, allais-je dire, mais je ne pus m’empêcher de m’indigner contre cette façon d’entretenir la haine et le mensonge entre les peuples, afin de pouvoir faire la guerre, et j’ajoutai que l’expédition des Dardanelles était une honte pour la France, un vrai jeu de massacres d’hommes sacrifiés à l’avance. Qui donc vengera toutes ces infamies ?

J’ai vu bon nombre de ces enfants échappés à cette horreur. Ils m’ont certifié avoir vu des Turcs panser et renvoyer ensuite dans leurs rangs de pauvres petits tombés entre leurs mains. Où j’habite il y a une famille turque, braves gens, dont les enfants sont tombés sur le front français, et qui ont souffert de toutes les tracasseries de la foule idiote. À la face de ces inconscients, j’ai embrassé un de leurs enfants, jeune homme de quinze à seize ans, en disant : « Voici ma vengeance, j’embrasse mon enfant dans le vôtre. »

Signé : CHARLOTTE POITEVIN.

XXXV

LETTRE D’UN COMBATTANT
DE L’ARMÉE D’ORIENT


Saint-Hippolyte (Doubs), ce 10 décembre 1919.
Mon Commandant,

Permettez à un ancien combattant de l’armée d’Orient d’apporter son faible témoignage à la cause que vous défendez si éloquemment.

Pendant plus de deux ans, j’ai parcouru la Macédoine et les Balkans et je dois à la vérité de dire qu’il n’existe en ces pays qu’un seul peuple sympathique et très proche de nous : c’est le Turc.

Au milieu des races abâtardies qui peuplent ces régions, races de pillards, de parjures et de bandits, les Turcs par leur beauté physique et leurs qualités de cœur font tache : eux seuls pratiquent les règles de l’hospitalité, eux seuls considèrent l’étranger comme un frère et non comme un ennemi.

Et si cet étranger est un Français, il devient un dieu, car ils professent pour la France un amour profond ; ce mot de France fait image dans leur esprit, c’est un symbole de justice, de bonté, d’intelligence. Que ce soit à Salonique, à Yemdjé Vardar, à Osloff, à Uskub, chaque fois que je fus l’hôte d’une famille turque, bien que seul, sans armes, je fus traité non seulement avec courtoisie mais avec sympathie. Le muphti et le muezzin n’ont jamais manqué de me rendre visite et de m’inviter à partager leur frugal repas.

Les Grecs, les Bulgares et les autres peuples qui se partagent les Balkans, n’ont jamais cessé de détrousser les Français et de les exploiter. C’est sans doute pour ces raisons que divers journaux de France accablent les pauvres Turcs, — les Annales par exemple, où le bonhomme Chrysale qui ne les connaît même pas publiait dernièrement sur eux des jugements terribles.

Si cet écrivain avait partagé l’hospitalité turque et vu les Grecs, ces nobles descendants de Léonidas, refuser de sortir des tranchées, le 17 septembre 1918, lors de l’offensive, il changerait peut-être de note. S’il avait vu, comme moi, l’enrôlement de l’armée grecque à Salonique, enrôlement fait de force, il aurait peut-être d’autres idées sur cette question.

Je me souviendrai toujours des paroles qu’un pharmacien roumain d’Uskub prononçait au lendemain de notre offensive : « Nous sommes tous de joie d’être libérés des Bulgares, mais… demain, nous aurons la domination serbe… Hélas ! la domination turque est à jamais disparue. »

Lorsqu’on a pénétré dans une mosquée et que l’on a pu comparer le recueillement des Turcs avec la conduite ignoble des orthodoxes dans leurs églises, on sent de suite qu’il existe un abîme entre ces deux peuples.

Je ne saurais trop le proclamer : nous n’avons qu’un ami dans les Balkans : le Turc.

Les Grecs nous haïssent. Les Bulgares les imitent. Quant aux Serbes, ils ne nous aiment pas et nous ne les aimons pas. J’ai suffisamment habité Belgrade pour m’en rendre compte.

Un seul peuple est capable de dominer les Balkans et d’être responsable de l’ordre en cette région : c’est le Turc. Il peuple du reste tous les villages de la Macédoine, ce qui le dispense de fonder de nombreuses et onéreuses colonies militaires. Le Grec en est incapable ; parjure et grossier, voleur et pillard, il est haï des Serbes, des Bulgares et des Turcs. Son seul désir d’aspirer à l’hégémonie, révolte les peuples balkaniques.

Le Bulgare, malgré ses comités de propagande, ses « papas » lâches et ivrognes, n’est pas assez fort et suscite lui aussi trop de haines.

Veuillez m’excuser, mon Commandant, d’abuser de votre patience en vous écrivant une si longue lettre, mais c’est un devoir pour moi de rendre hommage à la nation turque dont vous êtes l’interprète et le défenseur en France.

Signé : J. DAMIEN,
Lieutenant de réserve,
Receveur de l’Enregistrement.

XXXVI

LETTRE D’UN JOURNALISTE FRANÇAIS


Chagny (Saône-et-Loire), ce 24 février 1920.
Cher Maître,

Voulez-vous me faire la grâce d’accueillir ma modeste adhésion à votre courageuse et utile campagne en faveur des Turcs ? J’ai lu et classé vos articles émus de l’Écho de Paris et de l’Œuvre, et ils ont rappelé à ma mémoire ce que j’entendis de la bouche de mon tant regretté et éminent compatriote, le docteur Mauchamp — assassiné à Marrakech — qui aimait profondément les Turcs, les avait compris et les jugeait nos meilleurs amis de l’Orient.

C’est de lui que j’appris, un jour, que les Arméniens étaient un peu aux Turcs ce que sont les « bohémiens » à nos villageois français. Il louait aussi la bonté du Turc, sa fidélité, sa patience, son respect.

Des amis peintres, qui ont habité Constantinople, m’ont dit la même chose et les trop rares Turcs que j’ai fréquentés à Paris m’ont laissé les plus parfaits souvenirs.

Signé : GUSTAVE GASSER,
Ancien rédacteur à l’Événement.

XXXVII

LETTRE D’UN OFFICIER DE L’ARMÉE D’ORIENT


Saint-Maur (Seine), 24 janvier 1920.
Monsieur,

Si mon humble opinion pouvait compter pour vous, je me permettrais de vous féliciter pour votre plaidoyer en faveur des Turcs, dans l’Œuvre du 23 janvier.

J’ai fait pendant quinze mois la guerre en Macédoine en liaison avec les Grecs, et pendant huit mois, l’occupation de Constantinople.

J’ai donc été à même de pouvoir juger les Grecs et les Turcs, et mes observations là-dessus sont formelles et précises. Je pense absolument comme vous sur ce sujet et nombreux sont les Français, tant officiers que soldats ayant été à même de voir, qui partagent cette opinion. Qu’on rejette sur les Grecs tout ce qu’en général, par ignorance, on met au compte des Turcs.

La fourberie, la brutalité, la sauvagerie pour les Grecs (et je pourrais citer bien des faits).

La droiture, l’honnêteté, la douceur pour les Turcs.

Soyez certain que ce sont les idées d’un homme totalement impartial. Quand je partis en Orient, je ne connaissais des uns et des autres que ce que m’en avait appris la littérature, mais j’ai vu, j’ai comparé et j’ai jugé.

Signé : RAYMOND ANDRÉ,
Lieutenant d’artillerie.

XXXVIII

LETTRE DE M. KORN BLUM


Paris, 25 janvier 1920.
Monsieur,

À la suite de votre « lettre ouverte » parue dans l’Œuvre du 23 courant, permettez à un humble de vous exprimer son enthousiasment sa reconnaissance et de vous demander d’ajouter encore une unité à la grande masse de ceux que vous appelez vos amis.

Né à Varsovie en 1882, lors de la mort de mes parents j’avais douze ans. Battu, chassé du domicile détruit de mes pauvres parents, j’ai échoué à Stamboul et j’ai vécu là, pendant trois ans, dans la promiscuité de ce quartier du Bas Galata. J’entrai donc comme employé chez un Turc marchand de vieux habits et c’est là que j’ai pu apprendre et apprécier la douceur et la loyauté du peuple turc et voir le contraste avec tous leurs voisins : Arméniens, Grecs, Bulgares, Monténégrins et Juifs même.

C’est pourquoi, je suis un de vos admirateurs et vous bénis, Maître Loti, chaque fois que vous mettez votre plume au service de cette juste cause et de ce juste peuple. Remarquez que j’abrège ; il y a bien des traits et détails que je pourrais narrer, mais cela n’est pas la place dans une lettre et ne puis abuser de vos instants.

Agréez…

Signé : KORN BLUM.

XXXIX

LETTRE DE M. GABRIEL CHARRAZAC,
EX-SERGENT DES T. F. L.


Agen, 21 février 1920.
Monsieur,

C’est simplement parce que j’ai la conviction que je sers les intérêts de mon pays, la France, que je viens vous demander de vouloir bien recevoir la brève relation qui suit, de mes sentiments personnels sur les soldats turcs.

Je me trouvais l’année dernière adjoint à l’administration d’un dépôt de prisonniers de guerre à Beyrouth, en Syrie, et j’ai pu me rendre compte que les Turcs n’étaient pas les sauvages dont on s’est complu à nous faire le portrait. La lecture des nouvelles récentes de source anglaise sur les soi-disant massacres des Arméniens ou des Chrétiens — j’aime bien ce mot « massacre » — me fait hausser les épaules.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le 14 juillet 1919, à l’issue de la revue des troupes françaises qui venait d’avoir lieu sur la Place des Canons, le capitaine vint au dépôt comme cela était indiqué au programme. Mes deux cents pensionnaires s’étaient tous convenablement toilettés ; ils avaient ciré leurs chaussures avec soin et la chaouiche les avait fait ranger par quatre dans le jardin. À l’arrivée du capitaine, un bref commandement en turc provoqua l’immobilité de tous. Un drapeau français dont j’avais acheté l’étoffe, la veille, au souk, et que m’avait confectionné, sans platitude aucune, Abdulatif Mohamed Mle 194, faisait claquer ses couleurs au vent à la balustrade du balcon de mon bureau.

Après un regard circulaire, le capitaine, paraissant satisfait de la tenue de tous, leur servit la petite allocution suivante : « C’est aujourd’hui le jour de la Fête nationale de la France ; je n’ai pas voulu que ce fût un jour de tristesse pour vous ; ça n’est pas votre faute si vous avez été engagés aux côtés des ennemis de la France dans cette guerre, c’est celle de votre gouvernement. Je n’ignore pas que la vieille Turquie compte de bons amis pour les Français ; par ailleurs je sais que nos prisonniers en captivité dans votre pays n’ont pas été maltraités. J’espère que dans un temps prochain votre rapatriement va pouvoir s’effectuer et que vous pourrez rentrer la tête haute dans votre pays. » Le chaouiche traduisit en turc ces paroles. À la fin, deux cents voix comme mues par un ressort lancèrent au capitaine français un « inchallah » pathétique et vibrant.

Des permissions par groupes accompagnés de tirailleurs algériens en tenue de ville furent accordées. Comme la France est belle quand ses soldats comprennent ainsi à propos leur rôle.

Signé : GABRIEL CHARRAZAC,
Ex-sergent des T. F. L.

XL

LETTRE À MOI ADRESSÉE
PAR UNE DAME TURQUE


Constantinople, 23 mars 1920.
Mon cher Commandant,

Ici c’est le désespoir ! Je vous écris dans l’affolement, non pour que vous fassiez quelque chose, je crois que tout est bien fini, mais pour que vous sachiez et partagiez notre souffrance ! On avait repris confiance ! La France prenait nettement parti pour le maintien de la Turquie. Cela semblait décidé ! Puis ces incidents, ces nouveaux massacres sur lesquels on ne parvient pas à savoir quelque chose de sûr… Et provoqués par quoi ? par qui ?

Je crois à tout maintenant, après ce que je vois, ce que toute la ville sait. Les Anglais ont pris possession de Constantinople, avec une arrogance, une brutalité inouïes ! Ce n’est plus la raideur, le mépris habituel, mais la provocation constante, non dissimulée. Des arrestations innombrables sans aucun motif, arrestations faites dans des conditions de cruauté, de barbarie dont on croyait en nos tristes temps les bolchevistes seuls capables ! Portes et fenêtres brisées, femmes blessées, hommes endormis et désarmés, assassinés (cela ne peut s’appeler autrement), officiers cravachés !! À ces provocations, nul n’a encore répondu. Combien de temps peut-on espérer que durera cette maîtrise, cette résolution désespérée de ne pas tomber dans le piège ! Pour ma part, je me cache. J’ai honte, la honte véritable, celle qui fait qu’on balbutie et baisse le front. Je ne connais rien de plus dur. Les hommes qui font ces choses sont vos alliés et vous laissez faire ! Pauvre Turquie et pauvre France ! Il me semble que l’avenir est inexorable. Je vois l’Angleterre ici s’entendant avec l’Allemagne dont elle ne pourra plus se séparer ni géographiquement, ni diplomatiquement, quand celle-ci aura envahi la Russie qui l’appelle à grands cris.

Et cette immense Russie si riche deviendra la vache à lait, la mère nourricière grâce à laquelle l’Allemagne se refera si vite. Pauvre France !

Cette place que les Anglais vont occuper en maîtres détestés avec toutes les charges et toutes les difficultés d’une occupation militaire, vous pourriez l’avoir si facilement et pour rien. L’avez-vous assez dit dans les « Alliés qu’il nous faudrait ! »… Ah ! assister à cela ! C’est à se casser la tête contre un mur !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


XLI

LETTRE D’ENVOI
DE M. LE CAPITAINE DE CORVETTE CHACK[16]


Toulon, 3 février 1920.
Commandant,

C’est un des plus grands honneurs de ma vie d’avoir été chargé de porter vers vous l’expression de ces âmes belles et suppliantes.

Puis-je vous dire aussi qu’en ce Constantinople, d’où j’arrive, nous sommes légion, marins et soldats qui luttons de toutes nos forces pour que la « Suprême Injustice » ne s’accomplisse pas, parce que nous avons compris et que nous aimons ce pays pour sa beauté, pour son âme, pour tout ce que nous en avons vu par nos yeux, et par tout ce que vos œuvres nous ont fait comprendre.

Puis-je vous demander, Commandant, de me dire si vous avez reçu ce pli afin que je puisse aussitôt prévenir ces dames qui sont anxieuses de savoir que leur pensée vous a rejoint.

Je vous demande aussi d’agréer l’hommage d’admiration respectueuse d’un officier qui a autrefois vécu deux années à Stamboul et qui vient d’y passer quatre mois, avec l’émotion d’un pèlerinage vers sa jeunesse, avec la joie toujours nouvelle de revoir un pays que vous avez chanté !

Signé : CAPITAINE DE CORVETTE CHACK.

XLII

LETTRE D’UNE FRANÇAISE
HABITANT CONSTANTINOPLE


Commandant,

Me voici de retour à Constantinople. Que de choses je voudrais vous exposer ! des choses tellement tristes que ma plume a de la peine à vous les écrire.

J’ai passé toute une après-midi chez le président de la Société Pierre Loti, Ahmed Ihsan bey, qui avait tenu à me faire connaître le grand écrivain Suleïman Nazif bey dont le discours a été si ignoblement interprété. La visite que je leur ai faite de votre part les a profondément touchés ; j’ai été l’émissaire béni qui leur apportait un peu de bonheur dans les terribles moments qu’ils traversent. Je n’ai jamais été le témoin de sentiments plus émotionnants que celui qu’a manifesté en ma présence la vieille mère d’Ahmed Ihsan bey. Introduite par son fils devant cette octogénaire vénérable, j’ai été reçue en ces termes : « En vous voyant, devant moi, je crois apercevoir la main protectrice de notre grand ami Pierre Loti et pour cet insigne bonheur je bénis le Seigneur. » Et saisissant son mouchoir, elle essuya les larmes qui coulaient de ses yeux. Toute la Turquie reconnaissante était représentée dans cette scène, si angoissante, par le geste sublime de cette auguste créature et par le martyre qui torture ce peuple !

Et maintenant je vais vous parler un peu de la situation politique.

Dès mon arrivée ici, j’ai pu avoir confirmation des manœuvres anglaises dont je vous ai parlé. Les agents britanniques ont exploité les incidents de Marach de manière à retourner l’opinion du monde entier contre les Turcs. Ils ont exagéré les faits, en ont inventé d’autres, associé leurs intrigues à celles des Grecs et des Arméniens, fait appel à tous les sentiments de haine, de vengeance et d’intérêts pour accabler vos amis, paralyser les efforts des Français et détruire à la fois la Turquie et la France d’Orient.

C’est sous cette pression odieuse qu’ils ont procédé, malgré leurs alliés français et italiens, à ce qu’ils ont appelé une occupation disciplinaire et qu’ils se sont livrés à des arrestations dont les procédés ignobles rappellent ceux des Boches et ont révolté la conscience humaine. Heureusement pour l’honneur des pays latins, ni Français ni Italiens n’ont pris part à cette sinistre besogne ! Les officiers anglais, escortés d’Indiens baïonnette au canon, ont violé de nuit le domicile d’honnêtes gens qui n’avaient commis d’autre crime pour la plupart que d’aimer leur pays et de témoigner leur sympathie à la France, leur seconde patrie ! Revolver au poing, ils ont enfoncé les portes et les vitres, ils ont envahi les chambres à coucher des harems, ces asiles inviolables, ils ont dressé la pointe de leurs baïonnettes contre les poitrines toutes nues des femmes et des enfants, ils les ont frappés et brutalisés, ont arraché de force de leur lit et de leurs bras, leur mari ou leur père et les ont emmenés à moitié nus, menottes aux mains, comme de vulgaires assassins. Ils n’ont épargné ni le Prince Impérial Ibrahim Tewfik effendi et sa femme, ni les généraux, ni les hommes de lettres, ni les députés et les sénateurs, pas même les femmes. Je ne me trompe pas : ce sont bien des Anglais et non point des Boches !

Le Prince Impérial Tewfik effendi, de l’aveu unanime, ne s’est jamais occupé de politique. Adonné aux sciences et à la musique, il n’a eu qu’un seul tort vis-à-vis des Anglais : celui d’aimer les Français. Il a été relâché, après trente heures de détention dans un cuirassé, sur l’inter­vention du sultan ; les autorités anglaises ont expliqué sa mise en liberté en disant que son arrestation est le résultat d’une erreur ! Il a fallu trente heures pour reconnaître cette prétendue erreur !

Presque tous ceux qui ont été arrêtés sont également d’ardents partisans de la France ; il serait trop long de vous les énumérer et de vous exposer les preuves de leur attachement à notre pays. Je ne veux vous citer que le cas de Suleïman Nazif bey, le célèbre poète turc dont le discours a été si ignoblement interprété le jour de la grandiose manifestation en votre honneur. L’occasion était belle de coffrer un si ardent ami de la France. Les Anglais ne l’ont pas ratée.

Notre humiliation est extrême. Nos amis sont obligés de nous fuir pour échapper à la vengeance de nos Alliés ! Ils nous supplient pour savoir si nous avons cessé de les aimer et de les protéger afin qu’à leur tour ils cessent de compter sur notre affection, notre esprit de justice et d’humanité.

Votre voix ne pourrait-elle s’élever cette fois, non plus pour défendre les Turcs, non plus pour les plaindre, mais bien pour défendre la France contre les humiliations, les spoliations matérielles et morales dont elle est la victime de la part de ses alliés Anglais et Grecs ! Car, dans la circonstance, qui dit Anglais dit Grecs et qui dit Grecs dit Anglais, tellement les deux races se sont donné la main en Orient pour détrousser leur grande Alliée. Les rues de Péra regorgent de Grecs et d’Arméniens, revêtus d’uniformes anglais, chargés de la police publique et secrète. Car les agents britanniques viennent de reconstituer la fameuse police des espions (hafiés) du sultan Abdul-Hamid. Grecs, Arméniens et Turcs sans patrie, tels sont les instruments d’un pays qui prétend être le pre­mier du monde par son esprit libéral ! L’histoire enregistrera cette honte qui fait rougir tous les Alliés, sauf les Grecs.

Ne voyez dans tout ce qui précède que l’expression de la révolte qui domine tout honnête Français bien averti de ce qui se passe ici.

Nous sommes profondément humiliés et écœurés.

Veuillez, Commandant…


XLIII

AUTRE LETTRE DE LA MÊME FRANÇAISE


Constantinople, le 30 mars 1920.
Commandant,

J’ajoute encore un mot à ma longue lettre pour vous dire combien les Français sont navrés à Constantinople de constater que notre Haut Commissariat est dépourvu de toute compétence pour défendre dignement les intérêts de la France.

Il y avait encore, il y a quatre mois, le baron Clauzel qui était le conseiller de notre ministre. Mais il a été rappelé à Paris pour occuper de plus hautes fonctions. Il était le seul capable de comprendre la situation dans ses causes et ses effets.

Aujourd’hui, M. Defrance est un très honnête homme, mais il manque de caractère et se trouve prisonnier entre sa femme, grecque orthodoxe de Péra, et sa fille, épouse d’un officier général anglais, vivant à ses côtés. Il n’a en outre autour de lui que des incompétents ou des gens tellement aveuglés par leur grécophilie et leur haine des nationalistes qu’ils oublient totalement les intérêts de la France qu’ils sont chargés de défendre.

Le premier drogman, M. Ledoulx, sur qui repose toute la documentation de notre Haut Commissariat, est un vieux « levantin » de plus de trente ans de service, qui comme un perroquet répète les potins des pérotes grecs ou arméniens. Il n’a aucun contact avec les Turcs nationalistes, qui constituent la masse des musulmans. Il approuve l’arrestation du Suleïman Nazif et est d’accord avec les Anglais en général.

M. Devaux, récemment arrivé, ignore toute la situation. Il remplace le premier conseiller.

M. Côsme, deuxième secrétaire, ancien attaché de la Légation d’Athènes, est grécophile enragé et m’affirmait l’autre jour que retirer les Grecs de Smyrne, ce serait une humiliation pour les Alliés.

Le reste est à l’avenant.

Il n’en est pas de même avec le Haut Commissariat d’Angleterre. Dès le lendemain de l’armistice, les Anglais y ont envoyé un homme remarquable : le général Deeds. Celui-ci y a organisé la propagande anglaise et a établi la base de la collaboration du sultan, de Férid Pacha et de certaines personnalités avec les agents de l’Angleterre.

En quittant Constantinople pour aller en Égypte où sa présence était nécessaire, il a laissé un digne successeur en la personne du premier drogman de l’ambassade d’Angleterre, M. Rayan. C’est ce dernier qui a monté toute la théâtrale intervention à Constantinople. C’est lui qui d’ici dirige ses agents qui suscitent et alimentent la révolte d’Anzarour, près des Dardanelles, pour seconder les plans anglais. Associés avec les Grecs et les Arméniens, ils organisent des bandes de brigands, ils entretiennent l’anarchie, ils créent des incidents et des révoltes, comme ils agissent en Syrie d’ailleurs.

Il serait urgent de mettre à la tête de notre représentation un homme de premier ordre, intelligent et énergique et entouré de gens compétents.

Veuillez…


XLIV

LETTRE DE M. PIERRE HOFFMANN


Montreuil-sous-Bois, ce 23 janvier 1920.
Cher Monsieur Loti,

Permettez à un de vos humbles admirateurs de vous adresser ces quelques lignes de félicitations. Lecteur du journal l’Œuvre, j’ai lu avec un grand plaisir dans le numéro de ce jour votre émouvant appel en faveur de l’Empire turc. Sans connaître personnellement ni la Turquie ni ses habitants, je les aime quand même et voici pourquoi :

J’ai eu un frère (mort pendant la guerre) qui a été dans sa jeunesse parmi les Frères des Écoles Chrétiennes. En cette qualité il a séjourné pendant plus de cinq ans en Asie Mineure, à Brousse et surtout à Trébizonde. Revenu chez nous, il se plaisait à évoquer des souvenirs de là-bas et jamais il ne se lassait de vanter le charme de ces contrées lointaines, la douceur de ces populations laborieuses et leur sincère attachement à notre chère France. Ce fut pour lui un véritable crève-cœur que de voir la malheureuse Turquie entraînée par une bande de fous criminels dans l’orbite de l’Allemagne. Mais avec quelle chaleur il la défendait chaque fois que devant lui on l’attaquait ! Ah ! il fallait l’entendre et combien il était convaincant ! C’était son unique désir de revoir encore une fois ce beau pays où il avait passé les plus belles années de sa vie. Pauvre frère ! Il est mort sans qu’il ait eu cette satisfaction. S’il était de ce monde il serait heureux de vous apporter son témoignage parmi tant d’autres et c’est pour honorer sa mémoire que je me permets de vous adresser cette lettre pour vous remercier de vos efforts en faveur d’une nation malheureuse et qui mérite bien notre pitié, et pour vous prier de les continuer non seulement pour éviter une criante injustice, mais aussi pour sauver chez les populations de l’Orient ce qui reste du prestige séculaire de cette belle France pour laquelle tant de nous ont donné leur sang.

Veuillez…

Signé : PIERRE HOFFMANN,
Mutilé de guerre réformé no 1,
Décoré de la Médaille militaire et de la Croix de guerre.

XLV

LETTRE DU COMMANDANT DEFORGE.


Le Bouscat-Bordeaux, 22 février 1920.
Cher et Illustre Maître,

Votre profonde connaissance des choses d’Orient devrait être prise en sérieuse considération par notre Gouvernement. Notre intérêt, comme vous le dites dans vos articles de l’Œuvre, sinon le droit et la justice, nous commande de traiter les Turcs avec douceur et avec sympathie. Et les raisons en sont de mille sortes. De tous les Orientaux, c’est le plus probe, le plus loyal, le plus fidèle à la France. Tous les poilus de l’armée d’Orient sont là pour l’attester et j’en ai interrogé plusieurs sur ce sujet alors que je commandais le dépôt d’infanterie d’Angoulême. Tous détestent le levantin : Grec, Juif, Arménien, etc… Seul le Turc compte pour eux. Ils disent de lui : « C’est un homme et non un mercanti. » Car le mercanti a fleuri avec plus d’éclat encore que chez nous sur les bords du Vardar et sur les rives de la Corne d’Or.

Tous les Français qui ont, comme vous, vécu avant la guerre chez les Ottomans, sont de votre avis. Tout dernièrement, en avril 1919, mon fils, officier à l’armée d’Orient, a vu Salonique et Constantinople. Il m’a confirmé tout ce que j’avais appris par mes enquêtes. Il a eu lui-même maintes fois la preuve de la sympathie que le Turc éprouve pour nous, et entre autres faits probants, il m’a cité celui-ci : Un jour qu’agacé par des enfants qui s’obstinaient à se placer devant son appareil photographique, il leur intimait l’ordre de s’écarter, un petit garçon lui a dit en pur français : « Photographiez-nous, monsieur, vous aurez ainsi le portrait de plusieurs petits Ottomans qui aiment la France. »

Notre influence séculaire, qui gêne les Britanniques, va disparaître, si le Gouvernement n’y prend garde, et nos sujets musulmans ne comprendront pas notre attitude. Leur loyalisme s’en ressentira. Pour laisser pleine liberté à l’Angleterre, nous aurons préparé la ruine de notre commerce dans le Levant et créé des ferments de désaffection chez nos concitoyens de nos colonies africaines. Je dis : concitoyens, anticipant sur ce que, j’espère, une Chambre bien inspirée doit faire, en donnant à tous ceux qui peinèrent, qui souffrirent pour la grande Cause, les droits de citoyen français.

Continuez, cher Maître, votre propagande. Vous travaillez pour la Patrie, pour la plus grande France. Une de vos admiratrices de l’île Maurice (notre Alsace-Lorraine de l’Océan Indien) me parle souvent de vous et de votre amour pour la probe et loyale Turquie. Je dirai même la libérale Turquie.

Quoi de plus libéral en effet que d’avoir permis à toutes les nationalités chrétiennes de vivre au sein de l’Empire, chacune avec un statut spécial !

Jamais en France, ni en Angleterre, rien n’a été fait de pareil. Au contraire les Dragonnades en France, les persécutions des catholiques en Angleterre en sont la preuve. Et si l’on ose parler des Massacres d’Arménie, que l’Angleterre n’oublie pas l’exécution du Canadien français Riel et le sort fait à des millions d’Irlandais morts, non sous les balles, mais de faim et de misère. Et encore est-il bien sûr qu’il y ait eu autant d’Arméniens massacrés, et la question sentimentale ne déguiserait-elle pas des visées politiques et impérialistes !

Agréez, cher Maître…

Signé : COMMANDANT DEFORGE.

XLVI

LETTRE D’UN FRANÇAIS DE CONSTANTINOPLE


Constantinople, le 1er avril 1920.
Commandant,

Un mot de plus pour vous signaler la guerre acharnée que font les Anglais et les Grecs à tous les Turcs qui font partie de la Société Pierre Loti. Suleiman Nazif bey, exilé dans une prison de Malte, n’en est que la première victime. D’autres sont poursuivis et je vous enverrai prochainement des détails à ce sujet.

Le Haut Commissaire de France, mal renseigné par M. Ledoulx, dont toute la documentation est inspirée par les Grecs, les Arméniens et les PARTISANS DE L’ANGLETERRE, loin de défendre les amis de la France, approuve leur arrestation par les Anglais. C’est une attitude révoltante qui exaspère Français et étrangers.

Le général Foulon est en butte à toutes les intrigues et subit les attaques les plus ignobles des Grecs et des Anglais parce qu’il est turcophile et qu’il défend les intérêts de la France.

Il en est de même du lieutenant-colonel Mongin, agent de liaison du général Franchet d’Espérey au ministère de la Guerre turc.

Veuillez, Commandant…

XLVII

LETTRE D’UN FRANÇAIS DE CONSTANTINOPLE


Constantinople, le 14 juin 1920.
Commandant,

Je vous envoie en hâte un mot pour vous dire que j’ai confié à un ami une lettre de Son Altesse qui vous parviendra sans doute en même temps que celle-ci.

J’ai d’autre part fait remettre à son adresse la lettre de S. E. Razi bey.

Son Altesse doit vous entretenir des événements actuels. La situation est parfaitement résumée d’ailleurs dans l’article du Temps du 25 mai.

La politique de violence des Anglais a fait un fiasco complet. Ah ! Si nous voulions nous entendre avec les nationalistes ! Si les Français voulaient enfin comprendre que ce sont les imposteurs levantins qui identifient la cause nationaliste et celle d’Enver et des Boches, et que les nationalistes, même s’ils sont en certains endroits nos adversaires, ont droit à notre respect, parce que ce sont les seuls Turcs qui aiment et défendent leur patrie. Ces titres-là, la France généreuse et libre les a toujours admis.

Si les Français voulaient aussi comprendre que, partout où avancent le Grec et l’Arménien, reculent le prestige et les intérêts français, et que ces derniers ne peuvent se maintenir et se développer que par le maintien de la puissance turque. Un simple exemple pris entre cent : Alors qu’à Trébizonde, le vali nationaliste Hamdi bey a laissé rouvrir l’école française des frères Assomptionnistes et y envoie ses fils, à Mitylène, nos Petites Sœurs doivent fuir devant les tracasseries grecques et aller s’établir de nouveau en Anatolie nationaliste.


XLVIII

LETTRE DU MÊME


Constantinople, le 13 avril 1920.
Commandant

Je viens à nouveau à vous, dans la gravité de l’heure présente. Il n’est pas possible qu’une voix ne s’élève en France pour dire, preuves en mains, la vérité sur ce qui se passe ici.

Les derniers événements qui sont au seul profit des Anglais sont présentés dans tous les journaux de Paris comme étant conformes à l’intérêt de tous les Alliés et en particulier à celui de la France. Or, la politique actuelle, politique anglaise, nous écrase ici.

Il est formidable que notre Alliée ait osé en septembre, au plus beau temps du concert des quatre, passer un traité secret avec la Turquie, garantissant l’intégrité de ce pays, sous la mainmise anglaise, et se faisant donner l’assurance de l’appui du sultan pour développer son influence en Syrie ! Ce traité, Paris l’a connu en temps utile. Qu’a-t-il fait ? Il a encaissé l’injure. Aujourd’hui quand, en toute justice, nous occupons Francfort pour sauvegarder nos droits, reconnus par le traité de Versailles, l’Angleterre proteste. Oignez vilain !…

Quoi qu’il en soit, l’Angleterre gouverne aujourd’hui complètement la Turquie. Le pacte de septembre reçoit son application intégrale. La coupure de journal que je vous joins en est un témoignage.

Il y a deux jours, j’étais chez le prince Halid, beau-frère de Son Altesse le prince héritier, et cet homme me disait sa profonde tristesse de voir la Turquie vendue aux Anglais, le sultan prisonnier, le grand vizir et le cheik ul Islam achetés. Pour ce dernier, je n’osais le croire. Comme me le disait le prince, c’est l’histoire de l’Égypte qui recommence. Ah ! nous voulions maintenir le sultan à Constantinople ! L’Angleterre n’a pas été longue à tourner la difficulté. Il suffisait par un coup de force de faire nommer grand vizir son ancien complice. Ce fut vite fait et le pacte, conclu avec ce dernier, reçoit déjà son application.

Donc, tant que le sultan actuel avec Damad Férid sera en place, l’Angleterre gouvernera la Turquie, et exilera tous ceux qui gêneront son action. Elle extorque déjà au sultan des ordres d’exil pour tous les patriotes turcs. Le prince Halid m’a cité des exemples.

La seule opposition à ce régime pouvait venir de « forces nationalistes d’Anatolie qui veulent que la Turquie reste turque et indépendante. Or, le jour même du coup de force de mars, tous les hauts commissaires ont approuvé la mise hors la loi des forces nationales. Est-il possible que la France continue à subir un pareil aveuglement. Une voix ne s’élèvera-t-elle pas pour dire qu’ici comme ailleurs l’Angleterre nous traite comme si nous étions ses ennemis et comme si elle nous avait vaincus.

Commandant, j’ai le cœur plein d’amertume ! Où est le temps où le général d’Espérey faisait son entrée triomphale ici, où est l’époque où le 14 Juillet fut la fête nationale de Constantinople et où les vivats de la foule nous mouillaient les yeux !

Aujourd’hui le commandement français n’apparaît plus et si le général d’Espérey est encore nominalement commandant en chef des Armées alliées, c’est le général Wilson qui commande directement en Turquie d’Europe, et en fait — vous connaissez la manière anglaise — le général Wilson agit comme s’il était tout seul. Toutes les mesures de police, tous les appels à la population sont signés de son nom seul. Et à chaque pas, dans le monde, dans la rue, on vous arrête, en vous demandant : « Comment, ce n’est donc plus le général d’Espérey qui commande ? »

L’Anglais commande donc seul ici, et toute la population le regrette. On s’incline devant les Anglais brutaux, mais l’opinion n’est pas pour eux ; on ne les aime pas.

Voilà, Commandant, le résultat de quatorze mois de politique à bâtons rompus, sans unité de vues, sans direction ferme et surtout sans compréhension de l’intérêt de la France ; quatorze mois, pendant lesquels nous nous sommes laissé berner par les Grecs et les Arméniens ; quatorze mois de lutte anglo-française, alors que nous croyions à une collaboration avec les Anglais et que nous la pratiquions en ce qui nous concernait ; quatorze mois, au terme desquels l’erreur monumentale qui constitue notre sympathie pour tout ce qui n’est pas turc n’est pas encore redressée !

Nous sommes donc écrasés ici par les Anglais ; ils disent que nous sommes ruinés et désormais incapables d’action sérieuse. Si cela continue, demain nos derniers protégés nous lâcheront.

Est-il possible que la presse française persiste à ignorer cela et que les articles du Temps émanent sans cesse soit de correspondants anglais, soit de M. Psalty, son correspondant officiel ici, qui est grec (Ψαλτγ) ainsi que le proclame l’enseigne « en grec » de son magasin de meubles.

Commandant, ne pouvez-vous faire quelque chose, votre grande voix ne peut-elle se faire à nouveau entendre ?


P.-S. — Je suis heureux d’apprendre que vous avez reçu l’envoi de Son Altesse. Je reçois à l’instant votre lettre que je lui remettrai incessamment.


XLIX

LA FÊTE NATIONALE DU 14 JUILLET 1919
À CONSTANTINOPLE,
RACONTÉE PAR LE JOURNAL « LES DÉBATS »


La fête du 14 Juillet, au cours de laquelle le général Franchet d’Espérey a passé en revue les troupes françaises, a donné lieu à une manifestation d’enthousiasme extraordinaire. La revue a été grandiose. Le défilé des écoles françaises de Constantinople a été particulièrement impressionnant. Après ce défilé, le général anglais Milne aurait dit au général Franchet d’Espérey que jamais il n’aurait pensé qu’il y avait tant d’écoles et d’élèves français. Le général Franchet d’Espérey a répliqué que cela n’était qu’une partie du contingent des écoles françaises qui, désorganisées pendant la guerre, n’ont encore pu se reconstituer entièrement.

L’enthousiasme spontanément manifesté par toute la population en ce jour de fête nationale française a prouvé une fois de plus la prépondérance de l’influence française en Orient et a donné lieu à l’explosion des sentiments ouvertement francophiles de la Turquie actuelle. Ces sentiments indiquent d’une façon indéniable la sincérité des sympathies françaises dans toutes les classes de la population.


L

LETTRE D’UN MÉDECIN MILITAIRE
DE L’ARMÉE D’ORIENT


Paris, 29 mars 1920.
Commandant,

Je ne vous apporte certes aucune idée nouvelle, mais je désire me joindre à ceux qui vous applaudissent quand vous parlez des vrais Turcs.

Permettez-moi de vous citer deux faits que je ne serais pas seul à pouvoir certifier exacts ; tous les officiers et sous-officiers de mon bataillon auraient signé après moi si j’étais encore au milieu d’eux, mais je suis démobilisé depuis quelque temps.

J’ai passé vingt mois en Orient, comme médecin auxiliaire, et j’ai parcouru avec de braves tirailleurs de Mostaganem tout le pays qui sépare l’Égypte d’Adana, eu Cilicie, sans compter un long séjour avec les troupes arabes dans le Hedjaz, à Yamboh et à Akabah. Mon impression sur l’Orient est que tous les gens qui se disent chrétiens, qu’ils soient Syriens, Grecs ou Arméniens, sont souverainement écœurants.

En décembre 1918, le capitaine M…, commandant le 9e bataillon du 2e tirailleurs algériens, était gouverneur d’Alexandrette. Malheureusement il n’avait pu empêcher l’envoi dans son sandjak de troupes arméniennes de la Légion d’Orient. Une compagnie de ces Arméniens était cantonnée dans le village de Beilan, sur le col qui mène à Antioche et à Alep. Ceux-ci commencèrent sans délai à tuer les Turcs qu’ils attrapaient : c’était fatal. Or, un matin, on apprend qu’un vieux paysan turc a été trouvé mort dans un chemin. Le capitaine M… donne alors ordre au médecin de la municipalité de Beilan de faire l’examen du cadavre et de rédiger le certificat de médecine légale nécessaire à l’enquête. Or, ce médecin était Arménien, civil, avait été désigné spécialement par l’autorité française pour s’occuper de la municipalité de Beilan et était régulièrement payé pour cela. Son compte rendu porte qu’après examen du cadavre il a constaté une blessure par « balle de fusil Mauser non extraite ». (Or, dans la région de Beilan, seuls quelques Turcs ou Kurdes avaient encore en main des fusils allemands.) Le capitaine M… trouve ce certificat étrange, il me le montre ; je dis ignorer comment on peut reconnaître la nationalité d’une balle non extraite d’après l’aspect de la blessure. Et le capitaine M… monte aussitôt, en auto, à Beilan ; il fait découvrir le corps du Turc et, devant plusieurs sous-officiers français, est constatée l’existence de multiples coups de baïonnettes françaises (on sait que la baïonnette française est le seul instrument au monde laissant sur un corps des blessures triangulaires et caractéristiques) ; et pas de trace de coup de feu. Or, dans les environs de Beilan, à cette date, il n’y avait de baïonnettes françaises qu’entre les mains des soldats arméniens. Peu importent les suites de l’histoire.

Voilà donc un Arménien, cultivé, parlant parfaitement la langue française, docteur en médecine de je ne saurais dire quelle faculté, et qui certifie sur son honneur de médecin, en un document officiel, des choses manifestement contraires à la vérité.

D’autre part, en janvier 1919, au village arménien de Durtyol (ou Chokmerjumen) en Cilicie, eurent lieu des troubles ; Durtyol était occupé par une compagnie de la Légion d’Orient. Étaient revenus dans ce village beaucoup d’Arméniens qui en avaient été déportés depuis la guerre. (Il y aurait probablement beaucoup à dire sur la part des responsabilités qui incombe au général allemand Liman von Sanders en ce qui concerne ces déportations.) Toujours est-il qu’en ce début de janvier 1919, on apprenait à chaque instant à Alexandrette que des Turcs étaient assassinés dans la région de Durtyol. Le 11 janvier, au soir, fusillade entre Durtyol et la partie est de ce village, située plus haut, sur les pentes de la montagne, et occupée par des Kurdes.

Or, dans la partie arménienne du village, et sous la direction de l’officier français de la Légion d’Orient, était officiellement resté un lieutenant de gendarmerie turc, avec ses gendarmes turcs. Eh bien, ce lieutenant est allé, seul, à découvert, dans l’après-midi du lendemain 12, en son uniforme d’officier turc, dans la direction des Kurdes, les sommant de cesser leur tir contre les Arméniens, et il a été blessé, ce faisant, d’une balle kurde qui lui a traversé les deux avant-bras. Au reste, l’effervescence a été calmée par l’arrivée subite, en ce dimanche, 12 janvier, du commandant français C…, alors gouverneur du sandjak, et d’une poignée de mes braves tirailleurs dont les deux mitrailleuses et les tromblons V. B. ont vivement impressionné les uns et les autres. J’avais personnellement accompagné mes tirailleurs, et j’ai vu et soigné, dès mon arrivée à Durtyol, c’est-à-dire deux heures après sa blessure, le lieutenant turc. Ce sont des gradés arméniens de la Légion d’Orient qui m’ont raconté tous ces détails ; eux-mêmes rendaient hommage à ce Turc qui avait exposé sa vie pour les protéger.

Je tiens donc à insister en France sur cette idée que les vrais Turcs sont, à l’heure actuelle, autrement nobles que tous ceux qui se disent, en Orient, disciples de Jésus le Nazaréen. Il faudrait se rappeler que François Ier a possédé les plus radieuses qualités françaises et qu’il a eu l’intuition de tendre la main aux Ottomans, se rappeler que l’on ne connaît des Turcs que ce que les Levantins fourbes et vils viennent nous en dire à grand renfort de signes de croix, et s’apercevoir qu’il est grand temps de changer de manière de faire, si l’on ne veut pas commettre d’injustice envers des gens avec qui on peut s’entendre quand on est Français.

Il me reste, Commandant, à vous remercier d’avoir pris et de prendre la parole pour dire bien haut ce que ceux des Armées d’Orient pensent bien fermement maintenant.

Veuillez agréer, Commandant…

Signé : PHILIPPE GUIBERTEAU,
Médecin auxiliaire au 9e bataillon
du 2e tirailleurs algériens,
Détachement français de Palestine.

LI

FRAGMENT D’UN REMARQUABLE ARTICLE
PARU LE 5 FÉVRIER 1920
DANS LE JOURNAL « L’ŒUVRE »


Les grands crimes reprochés aux Ottomans, dans le passé, sont leurs sanglantes mesures de police à l’égard de leurs sujets chrétiens. Mais qui, dans le dessein de désorganiser, sinon de détruire leur empire, souleva contre eux ces popu­lations qui n’avaient aucun désir, ni même aucune idée de s’émanciper avant que les gouvernements européens fissent d’elles les instruments de leurs ambitions ? La Russie n’a-t-elle pas fait des Grecs d’abord, puis des Serbes (qui s’étaient mis, jadis, volontairement sous la domination du sultan pour échapper à celle du pape), ensuite des Bulgares (qui, en 1828 encore, ignoraient leur nationalité), enfin des Arméniens, ses espions et ses agents provocateurs ? L’Angleterre n’a-t-elle pas, au milieu du XIXe siècle, pour servir ses calculs diplomatiques, allumé dans le Liban une guerre civile qui faillit causer l’extermination des Maronites ? La France et l’Angleterre, par complaisance pour la Russie, n ont-elles point, avec une patience et un aveuglement concertés, donné aux Turcs, pour les massacres des Arméniens, le bénéfice de circonstances très atténuantes ? Un Livre bleu britannique de 1897 excusa officiellement les sévérités de la Porte à l’égard « des intrigues insensées et criminelles d’une poignée de révolutionnaires, dirigés et contrôlés par quelque comité central étranger… » Et ce que l’on regardait seulement comme un regrettable incident de politique intérieure en temps de paix, on veut en faire, en temps de guerre, une inexpiable violation du droit des gens. Les Turcs ont lieu de dire que notre morale est bien artificielle !

Ils ont pour nous taxer d’injustice d’autres raisons, et plus graves. Ils peuvent soutenir, avec trop d’apparences de vérité, que nous continuons de suivre l’affreuse maxime de ce légat du pape qui, au mépris d’un serment solennel, déchaîna, il y a quatre siècles, la guerre atroce des Hongrois contre les Ottomans : Traiter avec les infidèles, déclara-t-il, est un péché ; observer ce traité, un péché plus grand encore. »

Nous avons traité avec les Turcs, en leur imposant et en nous imposant à nous-mêmes la convention d’armistice du 31 octobre 1918. Il nous a été loisible d’en rédiger les vingt-cinq articles avec précaution et même avec sévérité, mais, une fois signés, ces articles ont limité les droits des vainqueurs aussi bien que les obligations des vaincus. Or, nous avons abusé de nos droits, non seulement en prolongeant, depuis plus de quatorze mois, en Turquie, les effets anarchiques d’une convention, par définition provisoire, mais encore en faisant occuper la ville de Smyrne, sans motif et sans provocation, par les Grecs, les plus injurieux ennemis des Ottomans. Ces abus ont provoqué le réveil du nationalisme turc, ou, pour parler plus exactement, la formation d’un nationalisme turc.

Aujourd’hui, il est question de faire pis encore. M. Lloyd George veut réaliser un projet dont plusieurs de ses collaborateurs les plus avertis lui ont pourtant montré les dangers : celui d’expulser le gouvernement ottoman de Constantinople et de s’emparer de cette capitale que Napoléon appelait « la clef du monde ». Une telle spoliation serait une grave imprudence politique, un malheur, une iniquité. Les Ottomans ont capitulé sur la foi des déclarations du président Wilson ; il serait indigne des Alliés de le nier, sous le prétexte que la convention d’armistice du 31 octobre ne fait pas expressément mention de ces déclarations. Et le 14e article wilsonien affirme : « Aux régions turques de l’Empire ottoman actuel devra être assurée une souveraineté non contestée. » Cela est catégorique. Qui oserait prétendre que Stamboul n’est pas turc, n’est pas l’organe vital, nécessaire de toute souveraineté turque ?

Soumettre l’Empire ottoman à une prudente tutelle économique et administrative, tel est le devoir des Alliés. Le priver de sa capitale, et, par ce moyen détourné, le rejeter dans une barbarie misérable, et cela pour l’unique raison que le seul de nos ennemis qui n’ait pas pris les armes dans un but d’agression est le plus faible des vaincus, ce serait violer le principe même de la Société des Nations : le droit des gens.

CHARLES SAGLIO.

LII

QUELQUES TÉMOIGNAGES DE PLUS


J’ai bien hésité à publier les lettres qui suivent. En effet, l’ennemi (arménien ou grec) ne manquera pas de dire : « Eh ! quoi, c’est tout ce qu’il en possède ! » Cependant, les publier toutes, c’eût été rendre ce livre bien long et plus fastidieux encore. Mais peut-être eût-il mieux valu n’en publier aucune (?) Et puis, pourquoi plutôt celle-ci que celle-là ? Combien il était difficile de choisir, puisque toutes étaient belles et se ressemblaient !

Voici d’abord celle d’un officier dont je ne puis pour le moment donner le nom, parce qu’il est encore en service à Constantinople :


Constantinople, 10 mai 1919.
Commandant,

De tout cœur je m’ajoute à la liste des nombreux officiers de l’armée d’Orient auxquels vous faites allusion dans vos pages généreuses. Vous dites ce que nous pensons tous, et puissent vos paroles détruire l’effet des articles qu’acceptent trop facilement certains journaux de Paris.

C’est notre ferme espoir que les quelques milliers d’entre nous qui sont rentrés en France finiront par faire entendre leur voix. Mais pourront-ils jamais redresser l’erreur d’appréciation monumentale que nous commettons à l’égard de tout ce qui est grec ou levantin ? Quelle funeste erreur que notre sympathie aveugle — à la Denys Cochin, comme on dit ici — pour les Grecs, que nous voulons rattacher aux Grecs antiques, alors que c’est un tout autre peuple, un peuple de mercantis, dont les dirigeants sont xénophobes.

Faut-il que les Turcs soient tolérants et patients pour laisser, avant la signature de la paix, les Grecs et les Arméniens (qui sont encore sujets ottomans, j’imagine) faire flotter leurs drapeaux ! On voit le drapeau grec à toutes les fenêtres et sur nombre d’églises. On voit des gravures représentant Sainte-Sophie sans minarets et pavoisée de drapeaux grecs. Les Grecs s’imaginent-ils qu’ils ont conquis Constantinople ? Ils ne comprendront jamais que s’ils promènent ici librement leurs uniformes, c’est grâce aux cinq années de torture infligées à la France. Sait-on en France qu’aucun des officiers grecs qui se pavanent ici grâce à notre victoire ne nous salue dans les rues, où ils se livrent aux manifestations les plus impudentes, et, comme remerciement, ils nous appellent « ces niais de Français ».

On voit plus incroyable encore ici : des drapeaux de nations qui n’existent pas encore : le drapeau arménien et le drapeau juif ! Oui, les Turcs sont tolérants et patients !

Et nous nous compromettons avec les Grecs comme il n’est pas permis. Ne savons-nous pas que, s’ils étaient les maîtres ici, leur xénophobie nous mettrait immédiatement à la porte et que c’en serait fait de la langue française et de notre influence ?

Quand saura-t-on en France ce que vaut un Levantin ? On dit ici qu’il faut cinq Juifs pour rouler un Arménien. En effet le pauvre Juif, honni des Français, ne vient qu’en troisième ligne comme rapacité. Pour la rouerie commerciale et le manque de scrupule, l’Arménien a le premier prix, le Grec le second, le Juif n’a qu’un accessit.

En tout cas, tout ce qui est levantin profite de notre victoire pour nous plumer à vif. Il faut voir comment ils ont exploité ici notre honnêteté et notre générosité. Pauvre Turquie, constamment aux prises avec ces sangsues, comment de temps à autre ne les aurait-elle pas jetées à terre d’un mouvement de fureur.

Que votre parole puisse être entendue, commandant ! Les Turcs doivent être nos alliés ! Je n’ai pu résister au plaisir de vous dire que, dans la courageuse campagne que vous faites, vous avez avec vous tous les officiers de l’armée d’Orient.

Signé : COMMANDANT X…,
De l’État-major du général
commandant en chef des armées alliées.


Lettre d’un de nos médecins militaires.
Paris, le 14 octobre 1919.
Monsieur,

Je viens de passer trois ans en Orient, Salonique, Macédoine, Grèce, Roumanie et Bulgarie. Huit mois à Constantinople. Il est de mon devoir de venir ici soutenir les Turcs, inconnus chez nous, hélas !

De tout mon cœur et de toute mon âme je viens dire ici que j’ai trouvé uniquement chez eux la droiture, la bonté, l’honneur. Ce sont véritablement les « seuls gentilshommes des Balkans » et je suis fier de venir ici l’affirmer.

Signé : DOCTEUR EDARD.


Lettre du chef de bataillon Richet.

Revenant d’un séjour de trois ans en Orient et de six mois passés à Constantinople, je serais heureux de vous présenter l’expression de mon admiration pour la campagne que vous avez menée et continuez à mener en faveur de nos anciens amis les Turcs. Pour ma part, une suite de circonstances heureuses et exceptionnelles m’ont permis de voir de près et de vivre même dans l’intimité de familles grecques, arméniennes et turques ; j’ai pu les apprécier les unes et les autres et mon choix a été rapide.

Arrivé dès novembre 1918 à Scutari-Kadikeny, commandant militaire de cette agglomération à une époque où la désorganisation de tous les services était absolue, sans aucune directive de la part du commandement ignorant comme nous l’avons toujours été de la mentalité turque, j’ai cherché à orienter ma pensée et à me composer pour moi-même une directive qui fût empreinte de justice autant qu’il m’était possible. J’ai donc, en tous les milieux, réglé quantité de questions litigieuses entre Grecs, Arméniens et Turcs, assisté à des réunions de toutes sortes, fréquenté un grand nombre de familles, assisté à des dîners turcs, grecs ou arméniens, fréquenté des comités de dames turques, des personnes dévoilées, demi-voilées, ou très voilées, et la conséquence est qu’à mon tour et à mon regret, j’ai fini par massacrer, moralement bien entendu, des Arméniens.

Je suis navré de voir les erreurs que nous continuons à commettre et la plus grande eût été de donner Constantinople aux Grecs, comme ceux-ci le revendiquent de plus en plus.

Stamboul est toujours la seule partie de Constantinople où il fasse bon de vivre et où l’on se sente dans une atmosphère d’amitié et de bonté, loin du tapage et de la débauche et où le portefeuille ne risque pas de s’échapper dans des mains inconnues.

À Stamboul, j’avais quelques amis turcs qui ne comprenaient pas ma langue, mais dont la poignée de main était éloquente et d’une cordialité qu’on ne rencontrait pas à Péra ; à Péra ce n’est, comme toujours, que le vol, la luxure et la saleté exposées dans les rues.

Les Grecs vantent leurs victoires imaginaires, oubliant qu’ils nous ont tiré dans le dos en 1915, 16, 17, qu’ils n’ont jamais pu mobiliser et que leur action en septembre 1918 a été presque nulle ; ils revendiquent dans leurs églises transformées en salles publiques des conquêtes qu’ils ne doivent qu’à leur esprit d’intrigue. On est étonné d’entendre dans ces sanctuaires de paix vociférer des cris de haine et de vengeance, et on regrette d’avoir quitté les doux endroits de repos à l’ombre des mosquées de Suleimanié ou de Sultan Selim.

Je n’ai jamais autant regretté qu’aujourd’hui mon absence de talent et la médiocrité de ma situation, car j’aurais été heureux de pouvoir continuer l’œuvre restée inconnue que j’ai commencée là-bas et qui n’aura pas été tout à fait inutile, je l’espère.

Si les Arméniens me détestaient, je crois avoir conservé quelques sympathies parmi les Turcs, et, quoique catholique, j’éprouve pour les chrétiens de Constantinople, Grecs et Arméniens, le même mépris qu’éprouvent pour eux les musulmans.

Je ne puis actuellement que joindre l’expression de mon admiration profonde pour l’œuvre que vous poursuivez à celle de mes camarades d’Orient. Etc., etc.

Signé : RICHET,
Chef de bataillon, 11, rue de la Tour, Paris.


Lettre du capitaine de Courson.
Commandant,

J’ai fait plusieurs séjours en Turquie, et j’ai été chef de la base de Volo pendant cinq mois : c’est vous dire que timeo Danaos et que je partage votre sympathie pour les Turcs. Comme vous, je trouve que notre politique avec eux est absurde ; actuellement, vos amis les Turcs ont bien raison de tomber sur les Grecs autour de Smyrne et n’exercent sur eux que de justes représailles pour leur guet-apens et leurs lâches excès. Pendant le débarquement grec de Smyrne, j’étais en mission aux environs de Koniah et d’Afioun Kara Hissar. Je connais bien la mentalité actuelle de la Turquie et je serais heureux de pouvoir vous fournir quelques renseignements utiles à la cause des braves Turcs, que je défends comme vous, mais malheureusement avec moins d’autorité, etc…

Signé : CAPITAINE DE COURSON,
Le petit Bel-Air, Saint-Servan (Ille-et-Vilaine).


Lettre du lieutenant Dupuy.
Constantinople, 2 mai 1919.
Commandant,

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Non, la cause de la Turquie n’est pas perdue, car tous les camarades que j’ai trouvés ici sont bien d’accord sur ce fait que, dans ce pays, seuls les Turcs sont intéressants. La signature des préliminaires de paix nous donnera certainement la possibilité de témoigner bien haut les sentiments qu’à l’heure actuelle nous contenons à peine. Nous sommes tout dévoués aux Turcs parmi lesquels nous nous trouvons et pour qui nous éprouvons la sympathie la plus vive, etc…

Signé : DUPUY.


Lettre du lieutenant de vaisseau Rollin.
Commandant,

J’ai une dette de reconnaissance à acquitter envers vous, car, étant tombé aux mains des Turcs après ma blessure, votre influence a beaucoup contribué à l’accueil que j’ai reçu de tous leurs officiers avec qui je me suis trouvé en contact pendant mes six mois d’hôpital. À chaque instant d’ailleurs on me demandait de vos nouvelles ; j’ai pu constater la reconnaissance que vous gardaient les Turcs de tous genres, de toutes provenances et l’influence que vous aviez sur eux. Avec quel esprit chevaleresque j’ai été soigné et traité et quel prestige la France conservait là malgré la guerre !

Une chose m’a péniblement frappé pendant les quelques jours que j’ai passés en France entre mes deux séjours en Turquie. J’ai vu défendre dans les journaux français les revendications grecques, arméniennes, etc., il n’y a que l’influence française en Turquie dont, à part vous, on ne se préoccupe pas. Pourtant il n’y a pas, je crois, un Français connaissant la Turquie qui ne doive être tout à fait d’accord avec vous à propos de ce que vous avec écrit au sujet des « Massacres d’Arménie ».

Cela fait peine de voir ainsi négliger l’œuvre de nos devanciers en Orient, qui est le résultat de tant d’efforts et dont on a pu constater la solidité dans les circonstances les plus critiques. Au cas où vous jugeriez utile et intéressant de publier quelques anecdotes de ma captivité chez les Turcs, je n’y verrais aucun inconvénient, au contraire. Etc…

Signé : LIEUTENANT DE VAISSEAU ROLLIN,
Base navale de Constantinople.


Lettre du lieutenant Louis Antier.
Commandant,

Permettez à un petit sous-lieutenant de vous remercier, en son nom et au nom de quelques camarades, de la généreuse brochure que vous venez de publier sur les « Massacres d’Arménie ». Notre audace est grande sans doute, mais elle a pour excuse les discussions qu’autour de nous nous voyons engagées au sujet de votre livre. Certainement partout elles doivent être aussi violentes et aussi passionnées : les uns y mettent toute l’obstination de leurs préjugés ; les autres, pour vous défendre, toute l’ardeur de leur conscience et leur amour de la vérité. Sûrement l’écho en arrive jusqu’à vous ; vous ne vous souciez guère des imbéciles qui ne vous comprennent pas, des gens de mauvaise foi qui vous déchirent, et des pauvres malheureux qui croient faire montre de beaucoup d’esprit en mettant votre magnifique campagne sur le compte de ce qu’ils appellent votre « exotisme » !!! Mais peut-être que nous vous ferons plaisir en vous exprimant très simplement notre respectueuse sympathie et toute notre reconnaissance.

Personnellement j’ai, pendant la guerre, beaucoup vécu en Orient ; bien que parti là-bas avec pas m al de préjugés contre les Turcs, j’ai pu me convaincre que, seuls, ils étaient de braves gens et des gens civilisés ; par-dessus le marché, il n’y a qu’eux qui aiment vraiment la France et sans arrière-pensée. À côté du Bulgare sauvage, du Grec fourbe et lâche, le Turc cultive toutes les vertus familiales et sociales.

Quant aux Arméniens, c’est la pire race des Balkans : faux, lâches, menteurs, ce sont des gens répugnants. On dit « les Massacres d’Arménie » ; tout en étant un peu exagéré, le terme d’ « Exécutions d’Arménie » se rapprocherait mieux de la vérité.

En effet, tous les massacres, — puisque massacres il y a, — furent provoqués par cette vilaine race. Dans les régions où ils se sentaient les plus forts, ils rançonnaient, ils pressuraient, ils assassinaient les Turcs qui se trouvaient en état d’infériorité. Mais voilà, c’étaient des massacres par petits paquets et nul en Europe n’y faisait attention. — Mais allez donc raconter ça en France !…

Vous pouvez publier ma lettre tant qu’il vous plaira, et avec mon nom et mon prénom. Je regrette seulement de ne pouvoir faire davantage. Depuis que j’ai pu approcher les Turcs, je les aime ; ils ont toutes les qualités qui manquent à leurs « victimes ».

Voulez-vous que je vous cite deux petits faits personnels qui sont la contre-partie l’un de l’autre ? En juillet 1917, je dirigeais à Salonique la popote de notre dépôt. Un jour arriva à la cuisine un Turc qui vendait des légumes et je lui en fis acheter, trop heureux d’échapper pour une fois à nos fournisseurs grecs. Il accepta d’être notre fournisseur habituel et devint la Providence de notre popote. Vous ne pouvez vous figurer avec quelle sollicitude il s’occupait de nous, il se serait fait un scrupule, non pas d’augmenter d’un centime le prix des achats qu’il faisait pour nous, mais même de nous causer trop de dépenses quand, à force d’ingéniosité et de courses lointaines, il pouvait arriver à nous approvisionner à bas prix d’une façon qui rendait jaloux tous nos voisins.

La contre-partie, la voici : Je connaissais à l’école d’aviation de Sédès, un officier grec, d’extérieur charmant, d’allures aimables, le type du Grec francisé, cultivé d’ailleurs et affectant de nous considérer un peu comme des compatriotes : un ami, quoi ! Il me devait de l’argent. Un beau jour, o e apprend que je vais rentrer en France. J’attendis une semaine et ne revis mon bonhomme qu’auparavant je rencontrais tous les jours. Voulant en avoir le cœur net, je le fis prévenir de mon départ ; il répondit à plusieurs reprises « qu’il me cherchait ». Naturellement, jamais je ne le revis. Par acquit de conscience, je lui écrivis trois fois : pas de réponse.

Comparez, Grec d’élite et Turc du peuple !

Qu’il me tarde que votre livre paraisse ! Ce sera une belle exécution morale des gens qui vous déchirent. Les amis des Turcs, — tous ceux qui les connaissent, — y applaudiront.

Signé : LIEUTENANT LOUIS ANTIER,
À l’aviation, rue de Rivière, Bordeaux.


Lettre d’une sœur A…, qui vient de retourner en Syrie.

Les pachas étaient bons pour nos sœurs pour les enfants. Un leur a dit : « Je fais comme si je ne voyais rien et n’entendais rien ; mais je sais très bien que les Français ravitaillent le Liban ; c’est un bienfait, je ne dis rien et ne veux pas faire de misères. »

Bien de nos sœurs ont été employées dans les hôpitaux turcs, dans les ambulances, partout elles ont été bien considérées et bien traitées.


Renseignements
fournis par une sœur de charité, qui durant toute la guerre est demeurée en Syrie.

Les Turcs ont employé nos sœurs dans leurs hôpitaux où elles ont été traitées avec égards. Certains hauts fonctionnaires, comme Ali Munif pacha, gouverneur du Liban, ont même approvisionné durant de longs mois les maisons de charité et les asiles, comme l’orphelinat de Youk qui n’a presque pas souffert de la faim durant tout le cours de la guerre. Dans ces maisons ils les ont laissées entièrement libres pour l’exercice de leur culte et les pratiques religieuses en usage.


Lettre du lieutenant Xavier François.
Saint-Louis-de-Montferrand (Gironde), 11 mars 1919.
Maître,

Je savais par M. Georges Cain que des lettres que je lui avais envoyées d’Orient vous avaient intéressé, en particulier celles où je parlais sans tendresse des Grecs et des Arméniens, tandis que je faisais l’éloge enthousiaste de vos amis les Turcs ; j’ai toujours eu une très vive sympathie pour ces derniers, mais je ne les connais réellement que depuis près de quatre ans, après avoir fait la campagne des Dardanelles, puis celle de Macédoine. Cependant, Maître, permettez-moi de les nommer aussi mes amis, ou mieux nos amis.

Je sais que vous préparez un livre ; beaucoup d’officiers et soldats d’Orient vous ont donné leur impression, et je voudrais y joindre les miennes… qui, en quatre ans, sont devenues mieux que des impressions, car j’ai fait successivement toute la Macédoine, la Grèce et les Îles, la Serbie, la Bulgarie, la Roumanie et Constantinople.


Lettre du lieutenant Martin.
Commandant,

Je lis dans le Figaro votre appel en faveur des Turcs, et à l’appui de la thèse que vous défendez, je me permets de vous citer le fait suivant : au début de l’expédition des Dardanelles, alors que le P. G. était installé au château d’Europe, on avait établi un hôpital à l’abri de ses murailles. Or, un jour les Turcs firent parvenir un message annonçant leur intention de bombarder le château d’Europe et disant qu’ils n’ignoraient pas que l’hôpital était installé à proximité, et qu’ils prévenaient d’avance à seule fin qu’on puisse l’évacuer avant le bombardement.

Je ne pense pas qu’on puisse relever un seul exemple de cette courtoisie chevaleresque, en faveur de nos autres ennemis.

Signé : LIEUTENANT MARTIN.

En convalescence à Arcachon.


Deux lettres de Françaises.

Au sujet des agents provocateurs entretenus en Turquie par certaines puissances européennes, voici le récit que m’envoie une Française, fille du grand médecin français de Constantinople du temps d’Abd-ul-Hamid, et qui a passé la plus grande partie de sa vie en Turquie, surtout dans le palais, en compagnie des princesses impériales :

« C’était sous le règne d’Abd-ul-Hamid, nous étions au courant de tout ce qui se passait et se disait à Yeldiz.

» Un évêque arménien, réputé comme agent provocateur salarié, allait et venait entre Van et Constantinople ; on avait remarqué qu’une certaine effervescence régnait en Arménie depuis que ce cher « Despote » (comme disent les Arméniens) se livrait à ces randonnées. Mais vous connaissez les Turcs de ce temps-là, bons, généreux ; aucune mesquinerie, aucune petitesse d’esprit, mais par contre beaucoup de négligence, de lenteur ; bref, l’éternel Bakaloum (Nous verrons !)

» Cependant un jour on a découvert le pot aux roses. Le « despote » était payé par les Anglais pour susciter une vraie révolte, dont on « parlerait en Europe »… et voici que les Arméniens s’étaient mis tout à coup à égorger des enfants musulmans et, détail absolument exact, ils étalaient sur des tables, comme devant une boucherie, et offraient à vendre des morceaux d’enfants turcs et kurdes, en criant : « De la viande de Turc, de la viande de « damouz » ! (porc !) ».

» Vous connaissez trop bien les Turcs pour que j’en dise plus long. Ils ne se possédaient plus après cela !

» Vers cette époque arrivaient le fils et la fille d’un grand chef kurde. Ils venaient dévoiler au Sultan, l’un au Selamlik, l’autre au Harem, tout le danger de ces intrigues de provocation. »


Histoire que me rapporte une autre Française qui a passé presque toute sa vie en Turquie et qui, en particulier pendant la guerre, n’a cessé d’être comblée d’égards :

Une dame arménienne, sérieuse et intelligente, qui s’occupe beaucoup en ce moment des orphelinats arméniens fondés ici, m’a raconté ces faits d’hier :

On recherche partout dans les familles turques les enfants arméniens pouvant s’y trouver, pour les reprendre.

Une jeune fille est signalée dans le harem d’un prince fils d’Abd-ul-Hamid. On va la réclamer, et tout de suite on la laisse libre de s’en aller. Elle a une quinzaine d’années et a été recueillie il y a dix ans chez le prince. Elle a toujours été admirablement traitée, elle a gardé son nom chrétien d’Isabelle, on ne lui a jamais parlé religion, on l’a respectée et parfaitement élevée. On la quitte à regret et on lui paye même une voiture pour faire le chemin. (Les voitures en ce moment sont à des prix fous, personne n’en prend.)

Le lendemain on voit arriver à l’orphelinat un nègre porteur d’un trousseau complet, robes, étoffes, lingerie, et en plus de beaux bijoux. Cela lui était destiné, on ne voulait pas la laisser quitter la maison de son enfance sans l’avoir comblée. Voilà nos Turcs ! Remarquez bien ce détail délicat : ce fut fait le lendemain, non pas sous l’influence d’une intimidation quelconque, mais par pure bonté et générosité.

Le fait m’a été conté par la dame qui venait de recevoir elle-même la jeune fille dans son orphelinat. Cette dame, Arménienne, donc pas amie des Turcs, ajoutait fort raisonnablement qu’elle ne pouvait pas aimer les massacres de ses frères (à propos de ces massacres, il y aurait beaucoup à répondre !) mais qu’elle se trouvait tous les jours quand même devant des faits d’une délicatesse et d’une noblesse telles qu’elle était obligée d’admirer.


Lettre du docteur Leremboure.
Commandant,

J’ai été trois ans chirurgien de l’armée d’Orient et j’ai eu partout en Macédoine à donner mes soins à la population civile. J’en rapporte cette conviction : les Turcs sont en Orient le peuple le plus « près de nous ». J’ai pu chez eux pénétrer dans tous les milieux ; c’est partout la même dignité, la même honnêteté, la même affabilité pour nous Français. Et, chose rare, c’est partout de leur part la même persistante reconnaissance pour le moindre service rendu, — reconnaissance souvent traduite par des traits d’une délicatesse charmante. En dehors d’eux, que l’on cherche donc en Orient d’analogues sentiments, la récolte sera maigre ! En Macédoine, dans le moindre village on regrette la domination turque et, quand par hasard on rencontre des Grecs honnêtes, ils disent la même chose.

Vous êtes le grand ami des Turcs parce que vous les connaissez. Nombre de Français ont enfin appris à les connaître aussi à présent ; mais ils connaissent aussi les Grecs et il n’est pas un poilu de l’armée d’Orient ayant campé près de ces derniers qui ne les juge en termes fort nets et plutôt… sévères. Et derrière vous, qui seul avez osé élever la voix, nous allons tous nous demandant avec inquiétude si vraiment nous allons assister à l’agonie du seul peuple d’Orient ami des Français, au plus grand profit des Grecs, Arméniens, Levantins et autres métèques de ce genre.

Croyez-moi, etc.

Signé : DOCTEUR LEREMBOURE,

39, Calle de Prim, Saint-Sébastien.


Lettre de M. le docteur Guégan,
Directeur du Service de Santé, à Tunis.
Commandant,

Au moment de l’arrivée à Tunis des grands blessés des Dardanelles, comme j’avais repris du service et que je dirigeais l’hôpital militaire du Belvédère, je reçus l’ordre du général en chef de faire une enquête sur la façon dont nos blessés avaient été traités par les ambulanciers turcs. La réponse fut unanime : tous avaient été parfaitement soignés par les infirmiers ottomans : les officiers ne tarissaient pas d’éloges sur les soins dont ils avaient été entourés.

La plupart de nos grands blessés me firent des déclarations verbales, mais quelques-uns d’entre eux tinrent à me donner des relations écrites. Je viens d’en retrouver une que je vous envoie : elle est éloquente dans sa simplicité ; la terminaison ne prête à aucune équivoque.

Il est temps que la légende du Turc massacreur prenne fin, en même temps que celle de l’Arménien, victime innocente. Mais, hélas ! détruira-t-on jamais les légendes ?

Je vous adresse, commandant, etc…

Signé : GUÉGAN,
Directeur de la Santé de Tunisie.


Je transcris, en respectant les fautes d’orthographe, la touchante lettre au crayon communiquée par M. le docteur Guégan :


« Ayant été blessé pour la quatrième fois, sur les huit heures du soir je suis tombé sur le coup et ai attendu quelques moments que la fusillade ait ralenti pour remuer. Je me suis trainé ensuite sur les coudes pendant environ 50 mètres et là j’ai rencontré une petite tranchée où je me suis laissé tomber dedans. Là un peu à l’abrit des balles et des obus, j’y ai passé la nuit du 2 au 3 mai sous les balles et les obus qui faisaient rage. Enfin vers midi tout paraissant à peu près calme, étant épuisé de fatigue, je sort du trou, mais, ayant à peine fait 100 mètres, que je tombai évanoui. Ayant repris connaissance je vis venir un Turc qui ramenait un camarade françait blessé. Je les appelais et ils vinrent s’asseoir à côté de moi. Je demandais de l’eau au Turc, il me fit comprendre qu’il n’en avait pas mais qu’il allait aller en chercher, ce qu’il fit aussitôt ; il revint quelques moments après en compagnie d’un autre brancardier turc en apportant deux bidons d’eau, ils en donnèrent un à mon camarade et l’autre à moi, ainsi que du sucre et deux cigarettes. Comme nous étions reposez un peu, les Turcs nous firent comprendre que nous étions en danger et qu’il fallait partir, mais je leur fit comprendre à mon tour que nous ne pouvions pas marcher et au même moment un des brancardiers turcs me monte sur le dos de son camarade et l’autre ramène mon camarade en lui donnant le bras et prennent la direction des lignes françaises. Mais de ce moment là ayant été aperçu par les tirailleurs sénégalais, un groupe de quatre brancardiers de tirailleurs accompagné d’un sergent vinrent au devant de nous, et c’est en nous serrant la main que les deux Turcs nous remirent sur les brancards des tirailleurs sénégalais qui me portèrent au poste de secours du 135e bataillon. Et c’est ainsi que les Turcs me sauvèrent la vie.

Signé : MICHENAUD MARCEL,
Du 135° Régiment d’infanterie de marche,
3e bataillon, 9e compagnie.


J’arrête là ces citations, que j’aurais pu indéfiniment continuer et que d’ailleurs je n’ai pas choisies, mais plutôt prises au hasard. Elles ont, il me semble, un accent de sincérité et de conviction qui s’impose. Que ceux qui désirent se documenter davantage veuillent bien interroger n’importe lequel de nos combattants revenus de Turquie ; je suis sûr d’avance des réponses qui leur seront faites.

Auprès de tels témoignages, que valent les insultes de quelques petits journalistes, abusés ou salariés, qui n’ont jamais mis les pieds en Orient, et qui — sans s’en douter, je veux le croire — travaillent directement contre notre France bien-aimée !


LIII

UN TRAITÉ DE PAIX QUI DIGNEMENT COU­RONNE LA LONGUE SUITE D’ÂNERIES DE NOTRE POLITIQUE ORIENTALE


Au milieu de l’ahurissant concert de men­songes que la presse ose nous servir depuis plus de deux années, au sujet des événements d’Orient, quelquefois un peu de vérité se glisse comme par hasard, — et alors il y a de quoi faire frémir de remords ceux de chez nous qui s’obstinent à rester les partisans de la Grécaille, — du moins ceux qui ont encore une conscience !

Voici l’un de ces articles, effrayants de vérité, qui a pu se faufiler l’autre jour, je ne sais par quel providentiel miracle, dans le Temps, un de nos journaux cependant les moins suspects de partialité pour la Turquie martyre :


Les Musulmans en Arménie.
Batoum, 24 juillet.

« La situation des Musulmans en Arménie est devenue critique. Les persécutions en masse aux­quelles se livrent le gouvernement d’Erivan et le parti « dachnack » contre ces musulmans, les mas­sacres et les violences qui se sont renouvelés ces deux mois derniers poussent les débris des popula­tions musulmanes à s’enfuir en Perse en abandon­nant leurs foyers et leurs biens. Le gouvernement arménien a organisé une commission spéciale pour enregistrer les moissons abandonnées par les Musulmans et les Grecs dans le district de Kars. Dans le district de Zanguibazar, vers la fin de juin, une vingtaine de villages musulmans furent détruits à coups de canon et leurs habitants mas­sacrés. À l’heure actuelle, la population musul­mane de Transcaucasie se trouve prise entre Arméniens et bolchevistes. Le nombre des victimes dépasserait plusieurs dizaines de mille, en dehors des réfugiés. »

Ces révélations toutefois semblent n’avoir fait réfléchir personne, tant est incurable l’aveugle­ment causé par les légendes, — et la Turquie vient de le signer, le couteau sous la gorge, ce traité funambulesque de paix, élaboré au grand détriment de la France par l’Angleterre et la Grèce.

Ce traité contient, entre autres énormités, ce paragraphe mystificateur qui consacre par avance le rapt inévitable et sans doute prochain de Constantinople et des détroits par les deux toujours mêmes complices, l’Angleterre et la Grèce :

« Au cas où le gouvernement ottoman refuserait de signer le traité, bien plus encore, s’il se montre incapable de rétablir son autorité sur l’Anatolie ou d’assurer l’exécution du traité, les Alliés pourront se trouver amenés à rejeter, cette fois pour toujours, les Turcs hors d’Europe. »

Comme s’ils ne savaient pas, les diplomates des deux pays agresseurs, Angleterre et Grèce, que la révolte si perfidement allumée par eux en Anatolie, et entretenue par leurs continuelles exactions, est irréductible, et que toute l’autorité du Sultan n’y peut rien !

Et ils ont signé, les malheureux délégués de la Turquie ! D’ailleurs à leur tête était un sinistre prince, depuis longtemps acheté par l’Angleterre !

Non seulement ils ont signé, mais de plus il leur a fallu avaler les plus insultants mensonges, à eux lancés en plein visage par les conférenciers de Spa, — au nombre desquels, hélas ! se trouvaient tant de Français !

« La Turquie, a-t-on osé leur dire, s’est rendue coupable d’une trahison éclatante à l’égard des puissances qui, pendant plus d’un demi-siècle, s’étaient montrées ses amies éprouvées ! » Ah ! vraiment ! Et le rapt de l’Égypte, et le rapt de la Tunisie, et le rapt de la Tripolitaine, et le flot d’insultes imbéciles au moment de la guerre balkanique, autant de preuves d’amitié, n’est-ce pas ?

« La Turquie, continuent de dire les conférenciers de Spa, est entrée en guerre sans l’ombre d’une excuse ou d’une provocation. » — Ah ! vraiment ? Non, mais là, sans rire ? Et la promesse sans excuse possible, qui, en 1913, avant que la Turquie eût seulement bougé, fut faite par la France à la Russie de lui donner Constantinople et les détroits, c’était un rien, sans doute, une innocente petite farce ?… Du reste la suite de la réponse des conférenciers de Spa aux pauvres délégués turcs continue de se maintenir cyniquement misérable, tissu d’âneries sans nom et d’éhontés mensonges. De ce piteux gâchis, qui témoigne d’une stupéfiante ignorance des choses d’Orient, qui ne tient compte ni des nationalités ni des droits acquis, ne pourra sortir que la guerre sans fin et, non seulement notre chère France aura perdu à tout jamais sa magnifique situation privilégiée dans le Levant, mais, ce qui est plus douloureux encore, notre histoire nationale qui, jusqu’à présent, était demeurée à peu près sans tare, est aujourd’hui marquée d’une grande tache indélébile, comme celle qui déshonore la Russie depuis le partage de la Pologne.

Hélas ! quand la nouvelle est arrivée à Constantinople que le pacte mortel venait d’être signé par l’infidèle grand Vizir à la solde de l’Angleterre, la Turquie a pris le deuil et ses journaux se sont bordés de noir !… Hélas ! Hélas !… Oh ! notre chère France, combien il lui siérait aussi de se voiler de crêpe !…

  1. Nous avons demandé à l’auteur la permission de joindre à La Mort de notre chère France en Orient, les deux petites brochures sur le même sujet : Les Alliés qu’il nous aurait fallu et Les Massacres d’Arménie. Cette réunion s’imposait d’autant plus que Les Alliés qu’il nous aurait fallu, avalent tout d’abord formé un article imprimé et distribué clandestinement à cause de la censure.
  2. On sait qu’à Constantinople notre général Franchet d’Espérey vient de traduire en conseil de guerre le général allemand Liman von Sanders pour avoir été l’homme qui a ordonné les derniers massacres d’Arméniens. On sait aussi, et des Arméniens le disent eux-mêmes, que plusieurs Turcs ont risqué leur situation et leur vie pour essayer d’arrêter ces crimes.
  3. Ma conscience m’oblige d’avouer qu’avec ces gens-là nous ne sommes pas en reste d’épithètes plutôt désobligeantes. Leur toute gracieuse reine Sophie avait coutume de nous appeler : « Ces infâmes cochons de Français. » Eh bien, je n’ai jamais rencontré un officier ni un matelot, ni un soldat de l’Armée d’Orient, ayant fréquenté les Grecs, qui, en parlant d’eux, ne fasse précéder leur nom d’un qualificatif au moins équivalent ; je n’y suis pour rien, je me borne à constater que c’est une locution courante, — et avec quelle conviction elle est prononcée !
  4. Un journaliste grec, commentant ce chapitre, m’accorde que, en effet, si l’on consulte nos religieux et nos religieuses d’Orient, ils se prononceront sans hésiter en faveur des Turcs contre les chrétiens orthodoxes ; mais il en donne cette explication burlesque : ce ne serait pas sincère de leur part, ce ne serait que pour obéir à un ordre du Pape !

    L’aveu n’en est pas moins à enregistrer.

  5. De bonnes âmes s’obstinant à innocenter les Grecs de leurs atrocités à Smyrne, prétendent qu’ils étaient excusables de ce moment de violence, ayant été massacrés eux-mèmes pendant tant d’années. Vraiment !… Si j’accorde qu’il y a eu plus d’Arméniens massacrés par les Turcs que de Turcs massacrés par les Arméniens, quoiqu’il y en ait eu beaucoup, je proteste avec énergie contre les récits de massacres de Grecs par les Turcs. Que l’on veuille bien consulter tous les témoins sur les horreurs grecques pendant la guerre des Balkans, que l’on veuille bien lire, par exemple, les dépêches officielles du commandant du Bruix sur les événements de Salonique ! Chaque jour du reste m’apporte contre la férocité des Grecs de nouveaux témoignages écrasants et authentifiés. Ainsi, pendant la guerre mondiale ils ont incendié une quinzaine de villages turcs, en Albanie, et horriblement massacré les habitants, sans utilité.
  6. Sait-on qu’à une des dernières séances de la Chambre à Constantinople, des députés musulmans, après avoir stigmatisé avec violence les massacres, ont fait l’éloge de gouverneurs de province pour avoir protégé les Arméniens malgré l’ordre d’extermination venu du Sultan.
  7. Il faut cinq Grecs pour faire un Arménien. (Proverbe oriental.)
  8. On connaît, parmi tant d’autres faits, la récente arrestation scandaleuse, par les autorités anglaises, de l’Émir Saïd et de Moujdirdbey, deux puissants chefs amis de la France.
  9. Lettre publiée dans le Figaro.
  10. Lettre adressée au Directeur du Figaro.
  11. Retardé d’environ deux mois par la censure.
  12. Elle est écrite par un de nos matelots à sa famille.
  13. J’avais dit il y a quelque temps que, si les Arméniens, Bulgares, etc…, vomissaient sur moi les plus ignobles injures, les Grecs seuls conservaient une certaine décence de langage. C’était vrai, mais cela ne l’est plus ; ils ont jeté ce léger masque de demi-courtoisie et le courrier chaque jour apporte à mon secrétaire des lettres qu’ils m’écrivent dans le vocabulaire de la plus basse ordure.

    Si je relève ce détail, c’est parce qu’il prouve bien, non seulement la justesse de leur cause, mais aussi l’élégance, restée tout athénienne, de leur esprit.

  14. Prononcé par Suleïman Nazif bey à la conférence organisée en l’honneur de Pierre Loti à l’université de Stamboul, le 23 janvier 1920, et traduit littéralement ici, en respectant les tournures de phrases et les images orientales.
  15. Les troupes françaises aux prises avec les nationalistes turcs.
  16. Qu’une association de dames turques chargea de transmettre une lettre de sympathie.