La Mort de la Terre - Contes/L’Avare

La Mort de la TerrePlon Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 315-322).

L’AVARE


À Louis Lumet.

Toute qualité humaine doit avoir son exagération, fit Henri Vérande : il n’y aurait pas de progrès sans cela. C’est ce qui me rend indulgent pour l’avarice : elle n’est, en définitive, que l’hypertrophie de la prévoyance. Et puis, je dois beaucoup à l’avarice. Il est juste que je m’en souvienne lorsque le hasard me met en présence d’une de ces tristes créatures pour qui l’univers a pris la forme d’un coffre-fort.

Quand j’avais vingt-trois ans, je séjournais trois ou quatre mois chaque été dans le gros bourg de Cissey-les-Rouvres. C’est un endroit qui a du caractère. On y voit des thermes du temps de Septime Sévère et un château marmiteux, édifié sous Philippe-Auguste. Des bois violets le ceinturent, coupés d’étroits pacages, aux herbes âpres et aromatiques, où vivent de petites vaches rouges, fantasques comme des chèvres, des porcs noirs et des brebis fauves, dont les béliers rappellent étrangement des mouflons. On y élève des mulets gigantesques, pêle-mêle avec des ânes velus comme des ours, et de pesantes cavales. Les gens n’y sont point pauvres : ils savent trafiquer, et le pays a des réserves d’or et d’argent accumulées par quelques compagnons de Montbard. Pour moi, j’étais orphelin et assez chétivement loti : un bois de hêtres, de bouleaux et de chênes, des étangs, quelques champs à épeautre constituaient mon patrimoine. Le loyer s’en montait à quelques mille francs, tout juste de quoi subsister. La sagesse me commandait de prendre, lorsque j’aurais soutenu ma thèse, la succession du vieux docteur Caron, qui sombrait dans la vieillesse et les infirmités et d’épouser mademoiselle sa fille, qui avait trente mille écus de terres au soleil. Caron le désirait ; la fille ne disait point non. Mais je n’étais pas un sage. Je n’aimais pas cette excellente personne, un peu grognonne, au teint farine de maïs, aux yeux pareils à de petites pommes vertes, à la démarche de facteur rural. J’aimais Claire Presle, qui glissait sur les collines comme les oréades, qui secouait sa chevelure blonde ainsi qu’un nid de rayons, dont la peau rappelait à l’instant toutes les fleurs blanches de la forêt et des étangs, dont les yeux, les dents et les lèvres sortaient de chez le joaillier magique qui sait faire vivre l’émeraude, le saphir, la neige, l’émail, les corails, et les saturer de lumière. Mais cette fortune vivante croissait dans le jardin des Hespérides. Les filles de la Nuit et de l’Érèbe, avec le Dragon, veillaient sur elle, ou, pour parler simplement, Claire avait cent mille francs de rente et le double d’espérances. Munie de parents solides et ingénieux, comme des serrures de chez Fichet, elle était à l’abri des gens de ma sorte. Je me le disais chaque jour, — mais je ne m’écoutais point. Et j’allais parmi les hêtres du coteau et parmi les coudriers de la rivière, pour voir passer cette petite forme étincelante…

J’avais un ami à Cissey-les-Rouvres. C’était un vieux célibataire, sordide et graillonneux, qui vivait justement dans une aile du château de Philippe-Auguste. Il y vivait solitaire, sans crainte, car, de mémoire d’homme, on n’avait vu de bandits dans le canton. Ce personnage jouait à Cissey le grand premier rôle d’avare. Toutefois, il ne pratiquait pas l’usure et, par conséquent, n’avait pas pour profession de couper la chair des chrétiens. Il spéculait seulement, sur les terres, sur les denrées, avec une habileté prodigieuse ; il ne possédait pas moins de six à sept millions. Jamais cet homme ne dépensait un sou de cuivre. D’ailleurs, c’est à peine s’il mangeait ; quant à ses vêtements, outre qu’il les aimait immondes, il se les procurait toujours pour rien, comme appoint imprévu de quelque petit marché. J’avais fait sa connaissance pour l’avoir tiré d’une rivière, où il était en train de boire une tasse trop copieuse. Il tint que je lui avais sauvé la vie, il me prit sérieusement en affection. J’allais le voir parfois, je ne me déplaisais pas en sa compagnie : il avait un esprit bizarre, voire original, et une extraordinaire connaissance des hommes. Cette année-là, il s’aperçut vite de ma mélancolie. Il ne m’interrogea point, mais il me surveilla et, un après-midi que je soupirais, il soupira plus fort que moi, s’écriant : « Malheureux garçon ! qu’est-ce que vous avez fait là ?… C’est comme quelqu’un qui s’en irait lui-même se chercher le choléra ou la petite vérole !… »

Toute douleur a besoin d’un confident. Celui-là s’offrait : je m’en contentai. Il m’écouta tant que je voulus. Il tournait ses yeux jaunes d’un air désolé et il finissait toujours par dire :

— Il n’y a rien à faire !… Et puis, c’est juste : il serait abominable que ces gens donnent leur fille à un homme qui n’a presque pas le sou !

Puis, il ajoutait :

— C’est égal…, je voudrais bien tenter quelque chose pour vous…, mais là, quelque chose qui ne coûte rien !…

Cette idée le tracassait. Il répétait à voix basse, désolé :

— Quelque chose qui ne coûte rien !

Les jours suivants, il demeura rêveur, et il reparla plusieurs fois encore du plaisir qu’il aurait à faire pour moi quelque chose qui ne coûterait rien.

Un matin, je trouvai Darraz tout guilleret. Il s’était vêtu de son costume le moins graisseux, de celui de ses chapeaux qui ressemblait le moins à de l’amadou, et il frottait l’une contre l’autre ses mains sales :

— J’ai besoin de vous, me dit-il…, et tout de suite. Il faut que vous m’accompagniez chez les Presle…

Comme tous les fous de ma sorte, j’étais incapable de me refuser le douloureux plaisir d’aller voir l’objet de ma folie. Je fis donc un signe de consentement et le vieux fesse-Mathieu me conduisit au mesnil des Presle, par un sentier couvert — c’était une de ses manies de cacher ses moindres démarches. En route, il montra une gaieté qui lui seyait comme une robe de bal à un gendarme, et qui s’accentua lorsque nous parûmes devant le sévère Jean Presle. Celui-ci, type militaire à barbiche et à gros sourcils, me toisait d’un air dédaigneux, mais, en retour, montrait une considération presque respectueuse à mon immonde compagnon.

— Monsieur, dit le ladre après les premières paroles, je viens vous faire une demande singulière…

Et comme Presle le regardait, étonné :

— Oui, bien singulière… mais c’est un devoir : ce jeune homme m’a sauvé la vie… Alors, je voudrais comme ça, que vous lui accordiez la main de Mlle Presle. Ça me ferait plaisir.

Et tandis que Presle devenait tout rouge d’étonnement et de colère, il répéta placidement :

— Oui, ça me ferait plaisir !

— En considération de votre âge et de votre situation, s’écria Presle, j’excuse votre démarche…

— Et pourquoi ma démarche a-t-elle besoin d’être excusée ? fit Darraz, d’un ton digne.

— Mais, reprit brutalement l’autre, vous devriez, mieux que personne, comprendre que je ne donnerai jamais ma fille à un homme pauvre.

— Mon jeune ami n’est pas pauvre ! riposta placidement l’avare.

— Ne jouons pas sur les mots… M. Vérande a tout juste de quoi vivre…

— Oui, maintenant… mais dans quelques années il sera aussi riche, ou plutôt il sera plus riche que vous !

Et mettant sa main noire sur mon épaule, il dit :

— Je l’adopte !

Et il se hâta d’ajouter :

— Mais il n’aura rien avant ma mort !

Presle devint plus rouge encore, puis il eut un grand geste d’effarement, puis il sourit et dit, presque avec humilité :

— C’est différent… Il ne reste qu’à consulter ma fille !

— Hein ! faisait Darraz, tandis que nous remontions vers le château Philippe-Auguste. J’ai fini par réussir… Je vous ai rendu service sans dépenser un sou !…

Il se frottait les mains, il riait comme un couteau contre la meule du rémouleur. Puis, une ombre parut sur son visage ; il garda le silence pendant une bonne minute ; enfin il murmura :

— C’est égal !… Ça n’est pas juste…, il ne faut pas faire des choses pareilles pour rien. Ça porterait malheur ! Écoutez, mon petit…, il faut que vous me donniez quelque chose… Tenez, vous me donnerez votre étang des Armoises.

Je lui donnai mon étang des Armoises.

Plus tard, lorsqu’il fut allé rejoindre ses ancêtres au cimetière de Cissey-les-Rouvres, que de fois nous avons rêvé, Claire et moi, au bord de cet étang qui nous est revenu avec les millions du bonhomme ! Par les grands crépuscules de juin, quand les nuages de feu nous enseignent la beauté et la brièveté des choses, nous regardons, attendris, cette eau qu’argentent, que cuivrent, que diamantent les lueurs célestes, et nous songeons avec une indulgence et une gratitude profondes aux Avares et à l’Avarice.