La Mort de Tintagiles/Acte III

Edmond Deman (p. 159-172).
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ACTE III


LE MÊME APPARTEMENT.
On découvre Ygraine et Aglovale.
Ygraine

J’ai visité les portes. Il y en a trois. Nous garderons la grande… Les deux autres sont épaisses et basses. Elles ne s’ouvrent jamais. Les clefs en sont perdues depuis longtemps, et les barres de fer sont scellées dans les murs. Aidez-moi à fermer celle-ci ; elle est plus lourde que la porte d’une ville… Elle est solide aussi, et la foudre elle-même ne pourrait pas entrer… Êtes-vous prêt à tout ?

Aglovale (s’asseyant sur le seuil)

Je vais m’asseoir sur les marches du seuil ; l’épée sur les genoux… Je crois que ce n’est pas la première fois que j’attends et que je veille ici, mon enfant ; et il y a des moments où l’on ne comprend pas tout ce qu’on se rappelle… J’ai fait ces choses, je ne sais quand… mais je n’avais jamais osé tirer l’épée… Aujourd’hui elle est là, devant moi, bien que mes bras n’aient plus de force ; mais je veux essayer… Il est peut-être temps qu’on se défende, quoiqu’on ne comprenne pas…

(Bellangère, portant Tintagiles dans ses bras, sort de l’appartement voisin).
Bellangère

Il était éveillé…

Ygraine

Il est pâle… qu’a-t-il donc ?

Bellangère

Je ne sais… Il pleurait en silence…

Ygraine

Tintagiles…

Bellangère

Il regarde d’un autre côté…

Ygraine

Il ne me reconnaît pas… Tintagiles, où es-tu ? — C’est ta sœur qui te parle… Que regardes-tu là ? — Retourne-toi… viens, nous allons jouer…

Tintagiles

Non… non…

Ygraine

Tu ne veux pas jouer ?

Tintagiles

Je ne peux plus marcher, sœur Ygraine…

Ygraine

Tu ne peux plus marcher ?… voyons, voyons, qu’as-tu donc ? — Est-ce que tu souffres un peu ?…

Tintagiles

Oui…

Ygraine

Où est-ce donc que tu souffres ? — dis-le moi, Tintagiles, et je te guérirai…

Tintagiles

Je ne peux pas le dire, sœur Ygraine, c’est partout…

Ygraine

Viens ici, Tintagiles… Tu sais bien que mes bras sont plus doux et qu’on y guérit vite… Donne-le moi, Bellangère… Il va s’asseoir sur mes genoux, et cela passera… Là, tu vois ce que c’est ?… Tes grandes sœurs sont ici… Elles sont autour de toi… nous allons te défendre et le mal ne pourra pas venir…

Tintagiles

Il est là, sœur Ygraine… Pourquoi n’y a-t-il pas de lumière, sœur Ygraine ?

Ygraine

Il y en a, mon enfant… Tu ne vois pas la lampe qui descend de la voûte ?

Tintagiles

Oui, oui… Elle n’est pas grande… Il n’y en a pas d’autres ?

Ygraine

Pourquoi en faut-il d’autres ? on voit ce qu’il faut voir…

Tintagiles

Ah !…

Ygraine

Oh ! tes yeux sont profonds !…

Tintagiles

Les tiens aussi, sœur Ygraine…

Ygraine

Je ne l’avais pas remarqué ce matin… J’ai vu monter… On ne sait pas au juste ce que l’âme a cru voir…

Tintagiles

Je n’ai pas vu l’âme, sœur Ygraine… Mais pourquoi Aglovale est-il là sur le seuil ?

Ygraine

Il se repose un peu… Il voulait t’embrasser avant de se coucher… Il attendait que tu fusses éveillé…

Tintagiles

Qu’est-ce qu’il a sur les genoux ?

Ygraine

Sur les genoux ? Je ne vois rien sur ses genoux…

Tintagiles

Si, si, il y a quelque chose…

Aglovale

Peu de chose, mon enfant… Je regardais ma vieille épée ; et je la reconnais à peine… Elle m’a servi bien des années ; mais depuis quelque temps, j’ai perdu toute confiance en elle, et je crois qu’elle va se briser… Il y a là, près de la garde, une petite tache… J’ai remarqué que l’acier pâlissait, et je me demandais… Je ne sais plus ce que je demandais… Mon âme est bien lourde aujourd’hui… Que veux-tu qu’on y fasse ?… Il faut bien que l’on vive en attendant l’inattendu… Et puis il faut agir comme si l’on espérait… On a de ces soirs graves où la vie inutile vous remonte à la gorge ; et l’on voudrait fermer les yeux… Il est tard, et je suis fatigué…

Tintagiles

Il a des blessures, sœur Ygraine…

Ygraine

Où donc ?

Tintagiles

Sur le front et les mains…

Aglovale

Ce sont de très vieilles blessures dont je ne souffre plus, mon enfant… Il faut que la lumière tombe sur elles ce soir… Tu ne les avais pas remarquées jusqu’ici ?

Tintagiles

Il a l’air triste, sœur Ygraine…

Ygraine

Non, non, il n’est pas triste, mais très las…

Tintagiles

Toi aussi, tu es triste, sœur Ygraine…

Ygraine

Mais non, mais non ; tu vois bien, je souris…

Tintagiles

Et l’autre sœur aussi…

Ygraine

Mais non, elle sourit aussi…

Tintagiles

Ce n’est pas sourire, ça… Je sais bien…

Ygraine

Voyons ; embrasse-moi et songe à autre chose… (Elle l’embrasse)

Tintagiles

À quelle chose, sœur Ygraine ? — Pourquoi me fais-tu mal quand tu m’embrasses ainsi ?

Ygraine

Je t’ai fait mal ?

Tintagiles

Oui… Je ne sais pas pourquoi j’entends battre ton cœur, sœur Ygraine…

Ygraine

Tu l’entends battre ?

Tintagiles

Oh ! oh ! il bat, il bat, comme s’il voulait…

Ygraine

Quoi ?

Tintagiles

Je ne sais pas, sœur Ygraine…

Ygraine

Il ne faut pas s’inquiéter sans raison, ni parler par énigmes… Tiens ! tes yeux sont mouillés… Pourquoi te troubles-tu ? J’entends ton cœur aussi… on les entend toujours lorsqu’on s’embrasse ainsi… C’est alors qu’ils se parlent et qu’ils disent des choses que la langue ne sait pas…

Tintagiles

Je n’ai pas entendu tout à l’heure…

Ygraine

C’est qu’alors… Oh ! mais le tien !… qu’a-t-il donc ?… Il éclate !…

Tintagiles (criant)

Sœur Ygraine ! sœur Ygraine !

Ygraine

Quoi ?

Tintagiles

J’ai entendu !… Elles… elles viennent !

Ygraine

Mais qui donc ?… qu’as-tu donc ?…

Tintagiles

La porte ! la porte ! Elles y étaient !…

(Il tombe à la renverse sur les genoux d’Ygraine).

Ygraine

Qu’a-t-il donc ?… Il s’est… il s’est évanoui…

Bellangère

Prends garde… prends garde… Il va tomber…

Aglovale
(Se levant brusquement, l’épée à la main)

J’entends aussi… on marche dans le corridor.

Ygraine

Oh !…

(Un silence — ils écoutent)
Aglovale

J’entends… Il y en a une foule…

Ygraine

Une foule… quelle foule ?

Aglovale

Je ne sais pas… on entend et on n’entend pas… Elles ne marchent pas comme les autres êtres, mais elles viennent… Elles touchent à la porte…

Ygraine

(serrant convulsivement Tintagiles dans ses bras) Tintagiles !… Tintagiles !…

Bellangère

(L’embrassant en même temps). Moi aussi !… moi aussi !… Tintagiles !…

Aglovale

Elles ébranlent la porte… écoutez… doucement… Elles chuchottent…

(On entend une clef grincer dans la serrure).
Ygraine

Elles ont la clef !…

Aglovale

Oui… oui… J’en étais sûr… Attendez…

(Il se poste, l’épée haute, sur la dernière marche. — Aux deux sœurs :)

Venez !… venez aussi !…

(Un silence. La porte s’ouvre un peu. Affolé, Aglovale met son épée en travers de l’ouverture, en enfichant la pointe entre les poutres du chambranle. L’épée se brise avec fracas sous la pression funèbre du vantail, et ses fragments roulent en résonnant le long des marches. Ygraine bondit, portant Tintagiles évanoui ; et elle, Bellangère et Aglovale, avec des efforts vains et énormes, tentent de repousser la porte qui continue de s’ouvrir lentement, sans qu’on entende ou que l’on voie personne. Seule une clarté froide et calme pénètre dans l’appartement. À ce moment, Tintagiles, se roidissant soudain, revient à lui, pousse un long cri de délivrance et embrasse sa sœur, tandis qu’à l’instant même de ce cri, la porte qui ne résiste plus, se referme brusquement sous leur poussée qu’ils n’ont pas eu le temps d’interrompre)
Ygraine

Tintagiles !…

(Ils se regardent avec étonnement).
Aglovale, (écoutant à la porte).

Je n’entends plus rien…

Ygraine, (éperdue de joie)

Tintagiles ! Tintagiles !… Voyez ! Voyez !… Il est sauvé !… Voyez ses yeux… on voit le bleu… Il va parler… Elles ont vu qu’on veillait… Elles n’ont pas osé !… Embrasse-nous !… Embrasse-nous, je te dis !… Embrasse-nous !… Tous ! tous !… Jusqu’au fond de notre âme !…

(Tous les quatre, les yeux pleins de larmes, se tiennent étroitement embrassés).