La Morale contemporaine (G. Fonsegrive)/01

La morale contemporaine
George Fonsegrive


La morale contemporaine




I. DE LA MORALE CHRÉTIENNE À LA DÉMISSION DE LA MORALE


C’est presque un lieu commun de dire que le XXe siècle s’ouvre par une crise morale. La crise religieuse commencée par les libertins du XVIIe siècle, aggravée par les philosophes du XVIIIe, a fini par se dénouer en séparant du christianisme l’école publique et l’Église de l’État. Les principes de la morale chrétienne, bien que critiqués par les philosophes, conservaient encore jusqu’en 1880 leur empire sur l’éducation des consciences. Les philosophes d’ailleurs, tout en se livrant à leurs critiques, n’en demeuraient pas moins respectueux des préceptes du Décalogue. On ne s’entendait plus sans doute sur l’origine des préceptes, mais les préceptes eux-mêmes restaient unanimement acceptés. Tu honoreras ton père et ta mère, tu ne tueras pas, tu ne voleras pas, tu ne mentiras pas, tu ne commettras point d’adultère, tous ces commandemens demeuraient incontestables et incontestés. Mais depuis qu’on a voulu aussi laïciser la morale, la source sacrée d’où dérivaient traditionnellement ces préceptes ayant été jugée suspecte, on s’est demandé très vite si les eaux valaient plus que la source d’où elles coulaient ; si le dogme chrétien étant éliminé des croyances sociales, la société devait rester encore fidèle à la morale chrétienne, enfin s’il ne convenait pas de substituer aux commandemens, survivances de la vieille foi, de nouveaux préceptes puisés dans la science et acquis par la raison.

Les philosophes n’avaient pas prévu ce besoin de la société nouvelle. Ils en étaient restés au vieux Décalogue. Mais ce besoin eut bientôt fait de se créer ses organes. Et aussitôt les penseurs se mirent à l’œuvre. Il fallait reconstituer de toutes pièces une morale. De la base au faîte on reprit tout l’édifice. L’homme moderne, nous dit-on, le citoyen de la République de l’an 1911 étouffe dans les liens des règles antiques, et ces règles elles-mêmes n’offrent aucune garantie de certitude. Elles sont asphyxiantes et elles sont fausses. Manquant à la fois de bienfaisance et de vérité, elles deviennent également caduques pour la volonté et pour la raison. N’étant pas vraies, l’intelligence des désavoue ; n’étant pas bonnes, la volonté a le droit, que dis-je ? le devoir même de les repousser. Et voilà toute la morale à terre.

Une double tâche s’offre donc aux moralistes. Ils doivent d’abord retrouver les bases solides indispensables à la morale future ; ils doivent ensuite découvrir les lois générales d’après lesquelles on pourra édicter les nouveaux préceptes, le Décalogue rajeuni qui doit remplacer l’ancien. Cette double tâche appartient de droit aux théoriciens, sociologues ou philosophes. Il restera ensuite à faire passer dans la pratique courante par l’instruction scolaire et l’éducation le résultat des découvertes des théoriciens. Ce sera l’œuvre de la pédagogie nouvelle, des cours et des manuels de morale.

On se propose ici seulement de faire connaître le travail de critique et de reconstitution opéré par nos nouveaux moralistes et à proposer quelques modestes remarques sur la valeur, l’importance et les résultats de ce travail. Mais pour en bien saisir toute la portée, le rappel de quelques faits historiques ne sera pas inutile.


I

Le christianisme a été, de l’aveu de tous, l’instituteur, dans notre Occident, de la morale moderne. Les prédicateurs du christianisme enseignèrent aux Gallo-Romains et aux Barbares la morale du Décalogue et de l’Évangile.. Cette morale, grâce aux premiers Pères et surtout à saint Ambroise[1], s’assimila tout le meilleur de la sagesse hellénique, de la sagesse romaine. Jusqu’à la Renaissance et à la Réforme, elle règne sur les âmes[2]. La Réforme n’y change rien d’essentiel. Seuls, les humanistes retrouvent dans les vieux auteurs le virus païen dont les avait purgés saint Ambroise ; les poètes grecs et romains célèbrent tout ce que le christianisme condamne comme concupiscence de la chair et concupiscence des yeux ; tout l’enseignement philosophique des anciens n’est guère qu’un hymne à la superbe de la vie. Et l’humilité, la mortification, la continence, les vertus cardinales du christianisme sont contestées par les humanistes italiens, même quelque peu raillées. Les prédicateurs de la Réforme et plus tard les jansénistes reprocheront aux catholiques et aux jésuites d’abandonner au profit des infiltrations païennes les plus rigoureuses traditions chrétiennes. À peu près en même temps, au milieu du XVIIe siècle et sous la protection de Louis XIV, Molière montre sous un jour ridicule toutes les prétentions de l’homme à pratiquer une morale qui contrarie ou dépasse sa nature.

Baruch Spinoza[3] enfin se donna pour tâche dans son Éthique de démontrer avec force l’inanité des vertus chrétiennes. En face de l’ascétisme d’un abbé de Rancé, il affirma une morale de la joie. L’auteur de l’Imitation avait dit après Sénèque : « La vie doit être une méditation de la mort. » — « Non, réplique Spinoza, la vie doit être une méditation de la vie. » Et, en même temps qu’il dissout tout l’esprit de la morale chrétienne, il en détruit aussi les principes. Car la morale chrétienne comme la morale juive dont elle est issue se propose aux hommes comme une loi établie par Dieu. Le Décalogue, l’Evangile, littéralement, sont tombés du ciel. Comme disent aujourd’hui nos philosophes, ils tirent leur origine d’une source transcendante. Au contraire, pour Spinoza, c’est dans l’analyse de sa propre nature que l’homme découvre ses lois. Chacun de nous est un mode et comme un fragment du Tout divin. Rien n’est hors du Tout et le Tout à son tour ne saurait être séparé de ses parties. Nous sommes en Dieu, mais Dieu est par nous. Nous ne dépendons pas d’une volonté transcendante qui serait créatrice ou législatrice : nous sommes l’expression d’une nécessité immanente à l’Univers, et rien hors de nous n’est au-dessus de nous-mêmes. Contempler l’invincible liaison de tous les événemens de notre existence avec l’ensemble de tous les autres, voir se réaliser en nous l’admirable et immense jeu de la machine universelle, c’est la plus enivrante des joies, la joie suprême. C’est cela même vivre. Et la vie est belle, elle est bonne ; plus elle est, plus elle vaut. Du moins à nos yeux. Mais quoi ! pourrait-il y en avoir d’autres et y a-t-il un sens de la vie, donc une valeur de la vie en dehors de notre sensibilité ? Nous serions des insensés de nous humilier devant une puissance extérieure qui n’existe pas, insensés de mépriser notre vie, de la restreindre, de l’exténuer, de la mortifier, de nous infliger des douleurs sous prétexte de mieux vivre, insensés enfin de nous repentir. Celui qui se repent est doublement méprisable : d’abord parce qu’il est faible et qu’il se complaît dans le sentiment de sa faiblesse, ensuite parce qu’il souffre et que la souffrance n’est que le sentiment d’une imperfection.

Nos philosophes, nos encyclopédistes, Bayle, Diderot, Voltaire, ne feront que reprendre, chacun avec son tempérament particulier, les critiques de Spinoza. Tous se retrouvent d’accord avec lui sur les principes. Pour les applications pratiques ils sont en général moins austères. De Montesquieu à Volney en passant par Voltaire et par Diderot, tous les écrivains du XVIIIe siècle insistent sur les variations que la morale a subies à travers les temps et les lieux. Il n’y a pas une seule morale, il y a des mœurs indéfiniment changeantes, infiniment variées. Cependant tous sont d’accord pour admettre que l’individu doit obéissance aux lois civiles, qu’il doit sacrifier son intérêt propre à l’intérêt général et qu’au besoin même il a le devoir de se sacrifier au bien public.

Jean-Jacques Rousseau semble professer la même doctrine. Et il ordonne résolument au citoyen d’obéir toujours à la loi, expression de la volonté générale. Mais il reconnaît en même temps le droit de l’individu, droit inaliénable, droit intangible, tellement qu’il préexiste à tout devoir, que c’est du consentement commun des droits que la loi devra sortir, et que le devoir naîtra uniquement de la rencontre et même de l’opposition des droits. Aucune volonté, si haute qu’elle puisse être, n’a le droit de se servir de l’homme sans l’acquiescement de l’homme. La République est le seul gouvernement de droit aussi bien dans l’univers que dans les États. Toute tyrannie, qu’elle s’étiquette du nom de Dieu ou qu’elle se couvre des oripeaux monarchiques, est également injuste et odieuse.

Sous des formes pédantesques et plus bénignes, l’Allemand Kant[4] donna à ces théories toute leur rigueur. Dans la Critique de la raison pratique, comme dans les Fondemens de la métaphysique des mœurs, bien que partant du fait du devoir, ou, comme il s’exprime, de l’impératif catégorique, il n’en arrive pas moins par ses analyses à découvrir dans le Devoir l’existence et comme la manifestation du Droit. L’homme ne doit pas parce qu’il obéit à quelque chose qui vaut plus que lui, c’est au contraire sa propre valeur qui est l’origine et la raison d’être de son devoir. Ce n’est plus Dieu qui exprime ses commandemens par la loi morale, c’est la loi qui revêt tous les caractères de la divinité. Elle n’a pas besoin d’être justifiée, car elle vaut plus que tout, et c’est elle qui justifie tout. Le bien lui-même n’est bon que s’il est d’accord avec elle. Nos actions ne sont pas obligatoires parce qu’elles sont bonnes, mais elles ne sont bonnes que parce qu’elles sont obligatoires. L’homme, pour être moral, doit jouir de ce que Kant appelle l’autonomie, c’est-à-dire qu’il ne doit obéir qu’à sa propre loi, il ne peut être mis au service de personne, il ne peut subir aucun esclavage, aucune maîtrise. Ni la nature, ni Dieu même n’ont aucune espèce de droit sur la personnalité morale. C’est d’elle-même, de sa propre dignité et de sa propre valeur que dérivent tous les devoirs. La théologie, la physiologie peuvent donner des conseils, mais non pas des ordres. Aucun ordre, quel qu’il soit et d’où qu’il vienne, ne vaut que s’il est entériné par la conscience, authentiqué par son exprès et formel assentiment. Kant professe sans doute la croyance à une vie future où se réalisera le souverain bien, où le bien s’accordera avec le bonheur ; mais cette immortalité ne doit pas apparaître comme une récompense. Car, aux yeux de Kant, la vertu qui attend une couronne ne mérite plus même le nom de vertu. Pour la première fois, la morale apparaissait comme pleinement indépendante. Indépendante à la fois de la religion et de la science. Et sans rien relâcher de la fermeté de ses préceptes, de la rigueur de ses ordonnances. Au contraire. Il semblait chez Kant que la morale devenait plus haute au moment même où on ne la faisait plus descendre du ciel. Mais ce ne fut que plus tard, longtemps après la mort de Kant, au courant du siècle dernier, que toutes ces conséquences devinrent familières aux philosophes, aux moralistes et par eux finirent par pénétrer dans l’esprit public.

Au début du XIXe siècle, il n’y a en présence que deux sortes de morales : la morale naturaliste, telle que la comprenaient nos « philosophes » du XVIIIe siècle, et la morale chrétienne. À vrai dire, celle-ci était la seule qui fût ouvertement professée, communément enseignée. Dès la création des lycées, dès l’ouverture des Facultés, tous les hommes qui furent chargés des cours de philosophie où la morale se trouvait comprise enseignèrent la morale du Décalogue et de l’Evangile, la morale de Descartes, de Malebranche, de Fénelon, de Bossuet. C’étaient les mêmes préceptes et les mêmes raisonnemens que les jeunes gens entendaient au catéchisme et dans les cours de philosophie. Victor Cousin, Jouffroy, tous les éclectiques ne changèrent rien à l’état des choses. Comme le christianisme, ils attribuèrent à la loi morale un législateur, Dieu, un sujet, le libre arbitre humain, une sanction, la vie future, l’immortalité de l’âme. Ce sont les mêmes principes qui animaient encore en 1872 la Morale de Paul Janet. La Restauration, la monarchie de Juillet, le second Empire, la troisième République à ses débuts favorisèrent ces enseignemens, qui étaient d’accord avec leur politique.

Cependant hors de l’Université des tentatives s’étaient produites pour fonder une nouvelle morale. En même temps que les écrivains romantiques, comme George Sand, proclamaient les droits de la passion, et, s’attaquant à l’institution matrimoniale, préludaient à une révision de la morale sexuelle, les écrivains socialistes, de Henri de Saint-Simon à Fourier, à Pierre Leroux, à Cabet, critiquant l’institution économique et même l’institution sociale, en venaient à prêcher une refonte complète de la législation des mœurs, une révision attentive de tous les principes. Mais tandis que les romantiques exaltent l’individu et dissolvent ou autant dire toute espace de législation, les socialistes au contraire enchaînent étroitement l’individu à la société et si, comme Fourier, ils le libèrent de certaines contraintes morales, ce n’est que pour l’asservir plus rigoureusement à la législation sociale. Pierre Leroux, le premier, insiste sur l’idée de solidarité. C’est Auguste Comte seul qui est parvenu à édifier une morale à peu près complète. Et encore, pour le détail des préceptes, il s’en réfère au christianisme. Probité, véracité, continence des mœurs, respect des parens et des autorités, condamnation de l’homicide et de l’adultère, tout ce que contient le Décalogue, Auguste Comte le conserve et même, en le faisant dériver de l’altruisme, le rend presque plus rigoureux. Mais, s’il conserve le Décalogue, il le fonde tout autrement. Ce n’est plus Dieu qui commande et qui ordonne. La loi morale est une expression de la loi sociale, et de la première de toutes, de celle sans laquelle aucune société ne pourrait jamais exister et qui se formule ainsi : Vis pour autrui. Le supérieur doit commander à l’inférieur. L’humanité, la société étant supérieures à l’individu, celui-ci doit observer la législation, sans laquelle les sociétés ne pourraient pas être ni l’humanité se développer. La morale, ou physique des mœurs, n’est ainsi qu’un chapitre de la physique sociale, une partie de la science sociologique. On peut découvrir ses lois comme toutes les autres lois scientifiques, par l’analyse des faits sociaux, des faits moraux, à l’aide par conséquent de l’observation et de l’induction. Et de même que ni dans le monde, ni dans la connaissance humaine, il n’y a rien d’absolu, de même la législation morale ne saurait mériter un tel qualificatif et le commandement moral ne le mérite pas davantage.

Au moment de la proclamation de la République en 1848, à la demande de Carnot, ministre de l’Instruction publique, un ancien élève de Polytechnique, Charles Renouvier, rédigea pour les écoles publiques le premier des manuels d’instruction morale et civique[5]. Dans ce petit livre, Renouvier ne faisait appel à aucun principe d’ordre religieux. Disciple de Kant, il estimait que le Devoir se suffisait à lui-même et il faisait dériver de la dignité éminente de la personne humaine, sujet du Devoir, tous les préceptes moraux. Pour lui d’ailleurs, comme pour Auguste Comte, ces préceptes étaient sensiblement les mêmes que ceux du christianisme, quoique leur observation lui parût devoir être animée d’un tout autre esprit.

Quelque chose encore rapprochait de celle d’Auguste Comte la tentative de Charles Renouvier : tous les deux se plaçaient en dehors de toute conception religieuse ; l’un et l’autre se passaient de Dieu. Chez tous les deux, la morale apparaissait comme indépendante non seulement de la religion, mais de toute idée théiste ou métaphysique. C’est pour cela que les rédacteurs de la Liberté de penser, qui furent les premiers promoteurs de la laïcisation complète de la morale, furent aussi les premiers qui employèrent l’expression de « morale indépendante. » Partant du fait du Devoir, ils enseignent les préceptes du Décalogue, affirment l’existence du libre arbitre, parlent fort peu des sanctions et pas du tout de la vie future. C’est à eux que pensait Jules Ferry quand il affirmait à la tribune, en 1882, que 1 école laïcisée enseignerait « la bonne vieille morale de nos pères, la morale des honnêtes gens. »

Tant qu’avait duré le second Empire, l’enseignement moral officiel et la plupart des ouvrages philosophiques étaient demeurés fidèles au spiritualisme de Victor Cousin. La loi de 1850 donnait d’ailleurs au clergé une place importante dans tous les conseils universitaires. L’enseignement moral de l’Ecole et même celui du lycée étaient en accord complet avec le catéchisme de l’Église. C’est au sein du plus grand isolement intellectuel que Charles Renouvier publia la Science de la Morale pendant que quelques rares adeptes du positivisme soutenaient la doctrine morale du maître. Mais, vers la fin du second Empire, ces doctrines, jusqu’alors tenues à l’écart par toutes les autorités, commencèrent à se répandre. Un autodidacte, Pierre Larousse, entreprit en 1866 de publier un immense dictionnaire destiné dans sa pensée à ruiner les positions du christianisme et du spiritualisme même. Des élèves de l’Ecole normale supérieure rédigèrent quelques-uns des articles les plus importans. À ce moment-là même un maître éminent, M. Jules Lachelier, initiait les normaliens philosophes à la véritable philosophie de Kant. De ce nombre étaient les Burdeau et les Liard ; les autres, tels que les Ribot et les Espinas, s’inspirèrent du positivisme anglais. Et, en même temps, Charles Renouvier, sentant la faveur venir, commença à publier une Année philosophique, où, après avoir exposé directement sa pensée personnelle dans des articles de fond, il soumettait les ouvrages philosophiques parus dans l’année au jugement des doctrines criticistes. Ainsi, au moment de la grande crise nationale de 1870, de même que tout un personnel politique se tenait prêt à remplacer le personnel impérial, tout un ensemble d’idées neuves se préparaient et s’organisaient pour remplacer les idées traditionnelles.

Après la défaite et tant que dura l’Assemblée nationale, l’enseignement moral officiel ne subit à peu près aucun changement. Cependant, à chaque promotion nouvelle, le nombre des professeurs positivistes ou kantiens augmentait dans les lycées. Le kantisme surtout dominait. Charles Renouvier s’unit alors à M. Pillon et publia la Critique philosophique, d’abord en petites feuilles hebdomadaires, puis en fascicules mensuels. C’est dans les articles de ce recueil que furent proposées et discutées bien avant qu’elles fussent soumises au Parlement les dispositions législatives qui ont constitué notre législation scolaire. Peu à peu, dans l’enseignement aussi bien que dans les grands ouvrages philosophiques, le spiritualisme a perdu de son crédit et ceux mêmes qui, parmi les. penseurs ou les simples écrivains, affirment encore leur croyance en Dieu ou en l’immortalité de l’âme, en un Dieu législateur des consciences, en une immortalité où se réalisent les justes sanctions, ne se croient pas pour cela obligés d’adopter l’esprit ni même de souscrire à tous les préceptes de la morale chrétienne. Si bien qu’au moment où la loi a proclamé l’indépendance absolue de l’Ecole vis-à-vis de l’Église, en même temps qu’elle chargeait l’Ecole de donner un enseignement moral, la pensée philosophique se trouvait fort divisée aussi bien sur les préceptes que sur les principes de la loi morale. Quelle est la raison d’être des préceptes moraux et pourquoi sommes-nous obligés de leur obéir ? Quel est le détail de ces préceptes ? L’Église, le christianisme ont un système, très net, très ferme, très cohérent ; hors de l’Église, chaque école, bien plus, chaque penseur propose le sien. Puisque la pensée est proclamée libre, pourquoi chaque maître n’aurait-il pas aussi le sien et à quel titre lui serait-il interdit de l’enseigner ? Rien n’était donc plus urgent que de constituer une science de la morale. Car la science est œuvre d’expérience, œuvre de raison. À ce titre, elle ne relève d’aucun dogme, d’aucune tradition. Et la démonstration scientifique, seule susceptible de conquérir l’assentiment de tous les esprits, est aussi la seule puissance capable d’imposer l’unanimité morale. C’est surtout à partir de 1894, à la suite des fameuses discussions soulevées par l’article de Ferdinand Brunetière où il proclamait l’impuissance de la science à fonder une morale, que les philosophes semblèrent se piquer au jeu. Et c’est en effet après cette date qu’ont paru les livres qui ont essayé de constituer chez nous une morale scientifique.


II

Voici donc, au moment présent, quel est l’état des esprits. Les uns acceptent encore l’abri du vieil édifice moral : spiritualistes et chrétiens, ils estiment que ses fondemens sont les seuls solides ; ils pensent que son aménagement est le meilleur que puisse découvrir l’humanité. En dehors de la tradition et de la philosophie chrétiennes, il n’y a que deux façons de construire la morale. Ou on part du fait de l’obligation et, par des suites d’analyses très fortement enchaînées, on tente d’édifier un système de formules et de prescriptions qui s’imposent nécessairement à tous les esprits ; on déduit ainsi comme une sorte de mathématique morale, c’est ce qu’avait voulu faire Emmanuel Kant. Ou on cherche, en partant de l’observation des faits, de la constatation expérimentale de la conscience et des mœurs humaines, à tirer par induction les lois morales ; on suit alors, de plus ou moins près, les traces d’Auguste Comte.

Morale chrétienne, morale criticiste déduite a priori du fait du devoir, morale positiviste ou naturaliste tirée par induction de l’expérience morale, telles sont les trois sortes de systèmes entre lesquels ne peut manquer de se partager toute l’activité de la pensée philosophique. Ou le Devoir, en effet, a besoin d’un législateur qui l’édicté et le justifie, et par son absolue valeur comme être confère à la loi une valeur également absolue ; ou le Devoir est la plus haute valeur, il est véritablement et par lui-même absolu, et, dès lors, il n’a besoin de rien ni pour être ni pour se justifier, c’est lui au contraire qui justifie tout ; ou bien le Devoir n’exprime comme toutes les autres législations du monde qu’une législation relative, il ne descend plus alors d’un ciel mystérieux, ciel supérieur et théologique ou ciel intérieur de la conscience. Il monte pour ainsi dire de l’expérience, est toujours sujet au changement et soumis à correction, sa valeur résume les valeurs d’où il est tiré, il n’a pas une valeur en lui-même et par lui-même. Il n’est pas un modèle qui doit s’imposer à la conduite, mais une simple copie de la conduite des hommes.

De ces trois écoles, les deux plus actives, comme il convenait, sont les deux dernières. Car ceux qui gardent la tradition ne pensent guère ordinairement qu’à la défendre, tandis que ceux qui vont à la découverte doivent être à la fois plus aventureux et plus bruyans.

Le criticisme, qui avait jadis inspiré l’Intention morale de Vallier ainsi que plus d’un des cours du regretté Hannequin, ne paraît avoir fait naître aucun livre très important. C’est lui cependant dont on retrouve les grands principes dans le Problème moral de M. Parodi, dans les très remarquables articles de critique qu’a donnés, à la Revue de métaphysique et de morale, à la Revue philosophique et à l’Année psychologique, M. Georges Cantecor. C’est encore lui dont M. Pillon et ses collaborateurs soutiennent les principes dans l’Année philosophique et c’est lui surtout dont l’esprit et les tendances se retrouvent dans l’enseignement moral qui fut donné dès l’origine et qui est donné encore dans les écoles supérieures de Fontenay, de Saint-Cloud, de Sèvres par les Marion, les Pécaut, les Darlu et les Jacob. La doctrine morale kantienne constitue encore le fond essentiel de l’enseignement moral des lycées. Tandis que le criticisme, comme philosophie spéculative, semble avoir perdu du terrain et être même très délaissé, sa philosophie pratique continue à vivre au moins dans l’enseignement.

Et ceci n’est pas étonnant. Car, d’une part, des maîtres qui ont eux-mêmes une sévère conscience professionnelle éprouvent, en effet, de secrètes répugnances à diminuer devant les jeunes consciences qui leur sont confiées l’autorité absolue du commandement moral. Ils se démentiraient d’abord et ils s’en voudraient ensuite s’ils niaient l’existence du Devoir, s’ils venaient par leurs théories ou par leurs explications l’énerver, l’affaiblir ou le ruiner. Et, d’autre part, ils éprouvent des difficultés intérieures et extérieures à dériver le Devoir d’affirmations métaphysiques transcendantes comme celles que professait le spiritualisme traditionnel plus ou moins inspiré du christianisme, par exemple de l’existence de Dieu. Voulant donc conserver le Devoir et ne croyant pas pouvoir l’appuyer sur Dieu, la plupart des maîtres sont amenés par là même au criticisme moral. Car la grande originalité de la philosophie morale de Kant est de se constituer de façon indépendante de toute métaphysique. Au moment où l’Ecole est séparée de la Religion, où l’Église est séparée de l’État, où toutes les anciennes constructions métaphysiques paraissent en ruines, où tous les dogmatismes sont battus en brèche, une telle philosophie a pour elle, outre ses raisons intrinsèques et scientifiques, toute la force qu’aux doctrines aussi bien qu’à toute chose vivante apporte l’opportunité.

Nous avons rappelé plus haut par quelle série de déductions Kant a tiré de l’absolutisme du Devoir l’indépendance de la morale, l’autonomie de la volonté, la valeur absolue de la personne humaine. Ce sont là les points particulièrement chers à tous les moralistes contemporains. C’est aussi parla, pensent-ils, qu’ils marqueront le mieux leur attitude d’indépendance — quelques-uns disent : de libération — vis-à-vis du christianisme. Dans une conférence qui a eu du retentissement et dont le titre a donné plus tard son nom à tout un volume, M. Séailles a énuméré ce qu’il appelait les Affirmations de la conscience moderne, et la plus importante de ces affirmations, celle qui constitue comme le principe d’où dérivent toutes les autres est celle de l’autonomie de la personne et de la raison. C’est là, d’après M. Séailles, ce qui caractérise la conscience moderne, ce qui la sépare radicalement du christianisme comme de tout dogmatisme. Au nom de Dieu, le christianisme impose ses commandemens à la conscience ; la conscience moderne au contraire n’obéit qu’à ses propres lois. La conscience chrétienne, selon M. Séailles, n’obéit que par crainte du châtiment, par espoir des récompenses, et tantôt elle tremble devant la verge vengeresse, tantôt elle calcule les joies futures que son obéissance peut lui valoir. Calculatrice comme un usurier, tremblante comme un esclave, dans les deux cas toujours misérablement servile. La conscience moderne au contraire ne s’inquiète que de se satisfaire elle-même et, sans se préoccuper d’un avenir qui peut-être n’existe pas, elle fait ce qu’elle doit uniquement parce que c’est juste et raisonnable. Elle n’espère aucune récompense, ne redoute aucun châtiment. La récompense qui ne fait que donner du bonheur à l’être récompensé sans le rendre plus méritant est inutile ; le châtiment qui ne fait que torturer le damné sans l’améliorer n’est que vengeance. Le Dieu rémunérateur est quelque peu ridicule, le Dieu vengeur est odieux. L’éternité des joies ou des peines, telle que l’enseigne le christianisme, ne saurait être proportionnée à la valeur, à la portée des actions humaines. Ces actions appartiennent à l’ordre fini et l’éternité appartient à l’ordre infini. Les philosophes spiritualistes indépendans n’ont d’ailleurs pas osé sur ce point suivre les théologiens. Sur la nature des peines ou des récompenses d’outre-tombe aussi bien que sur leur durée, tous délibérément, prudemment, se taisent, aussi bien les Jouffroy que les Cousin. Et des croyans protestans, eux-mêmes, préfèrent admettre que les coupables sont simplement privés d’immortalité que de les croire éternellement livrés à d’épouvantables supplices[6].

Si l’on essaie de soutenir, comme l’ont fait tant de fois les apologistes chrétiens et à leur suite les spiritualistes, que la prévision des sanctions futures ne saurait être inutile à la moralité de la vie présente, que la crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse et que l’espoir d’un bonheur sans prix est bien propre à soutenir l’effort et à relever les courages, la réponse parait facile aux adversaires du spiritualisme chrétien. Car celui qui ne s’abstient du crime que par crainte n’est qu’un esclave dont le fond de l’âme reste criminel, et celui qui n’accomplit que par espérance des actes louables n’est qu’un mercenaire qui ne mérite pas d’être appelé vertueux. Le premier demeure hors des régions de la pure moralité, le second n’y entre pas davantage. Car ni l’un ni l’autre ne se soumet à la loi. La loi veut qu’on lui obéisse en raison de sa valeur propre, de sa valeur absolue et quelles que puissent être pour l’agent les conséquences de l’action qu’elle commande. Loin défavoriser la moralité, loin de la développer, les sanctions spiritualistes et chrétiennes ne font que l’amoindrir et travaillent à la supprimer. Nos criticistes contemporains prendraient volontiers, comme sainte Catherine de Gênes, dans une main un tison et dans l’autre un seau plein d’eau, le premier destiné à brûler le ciel le second prêt à éteindre l’enfer.


III

Cette loi même, absolue, dominatrice, d’autres qui souscrivent à la critique de la métaphysique, à la critique des sanctions, ne peuvent pas l’accepter. Jean-Marie Guyau soutient avec les disciples, — peu fidèles, — de Kant que la morale ne comporte pas de sanctions, mais il soutient avec une égale force qu’elle ne repose pas davantage sur une obligation ; la morale doit être, selon sa formule, « sans obligation ni sanction. » Si la critique a abouti à un résultat, ce résultat a été d’établir que l’on ne peut avoir aucune absolue certitude métaphysique. Ni l’hypothèse optimiste, ni l’hypothèse pessimiste, ni l’hypothèse de l’indifférence de la nature ne peuvent fournir un fondement solide aux commandemens moraux. Le transcendant inconnaissable ne saurait nous commander. Le Devoir, ordre mystérieux et absolu, tel que le comprend Kant, n’offre pas une garantie plus grande. Par cela même qu’il est mystérieux, il est incertain. On ne fonde pas la science sur le mystère. — La morale serait-elle plus solidement fondée sur la foi ? Dire avec Charles Renouvier et répéter avec les néo-kantiens : croire au Devoir est un devoir, il faut croire à la morale sous peine d’être un malhonnête homme, c’est adopter une position désespérée. La raison proteste en nous et ne veut pas que nous abandonnions toute notre vie à une aveugle confiance.

D’où viennent donc les ordres que notre conscience nous donne et que sont-ils s’ils ne sont pas des obligations ? Ce sont des sollicitations et comme des persuasions qui nous viennent de nous-même et qui nous poussent à choisir entre les diverses manières de vivre celle qui nous semble présenter le plus de valeur. Spinoza avait dit : Tout être tend à persévérer dans son être. Guyau fait la même constatation. Dans les minéraux et dans les corps bruts, il n’y a pas de degrés de l’être, mais il y en a dans la vie. Les vivans vivent plus ou moins. Chez un vivant, la tendance à persévérer dans l’être devient la tendance à vivre et à vivre de son mieux. La vie est d’autant meilleure qu’elle est plus vivante, par conséquent qu’elle est à la fois plus durable, plus intense et plus expansive. Mais l’expansion, le rayonnement, l’intensité peuvent souvent équivaloir à la durée et même la surpasser. Il y a plus de vie ramassée et concentrée dans le bref instant d’un acte héroïque, dans le message suprême d’un Léonidas, dans la découverte de la gravitation universelle, dans la conception de la Divine Comédie ou de la Sonate au clair de lune, dans le dernier baiser de Juliette, dans une idée de génie, dans un grand geste de justice ou de bonté, dans une vision de beauté, dans un vif élan d’amour, que n’en contient la longue durée de vies vulgaires, plates, médiocres. Aussi conçoit-on que l’être moral, pour vivre avec intensité, doive risquer souvent d’abréger sa vie. Vivre intensément comporte des risques, risques d’erreur, risques de mort, mais ces risques mêmes nous poussent à vivre, nous excitent à l’action. On n’aborde les hauteurs qu’au prix de périls. Rechercher cette intensité vitale, courir ces dangers n’est pas pour un homme une obligation absolue. Chacun peut faire son calcul des chances. Seulement chacun sera estimé et apprécié selon la hauteur qu’il aura su donner à sa vie. Le plus énergique, le plus vivant sera le héros. Et l’admiration s’attachera à ses pas.

Morale de l’intensité vitale, morale de l’énergie, morale du risque, telle est la morale de Guyau. Ainsi que l’a remarqué justement M. Fouillée, Guyau, chez nous, a devancé Nietzsche comme chez lui l’avait aussi devancé Karl Spitteler, et la morale du surhomme était déjà dans Guyau. Mais le philosophe allemand, poète peut-être et penseur plus encore que philosophe, ne s’attache pas, comme Guyau, à faire accepter ses doctrines en les justifiant par des raisons, il vise bien plutôt au scandale et exagère les paradoxes. Frédéric Nietzsche, en effet, loin de s’effrayer des reproches d’anarchisme que l’on adresse ordinairement aux individualistes, se vante de ne pas s’astreindre comme un esclave aux règles qui marquent l’ordre de marche des troupeaux humains. Et non seulement il dit « non » aux lois sociales, mais il le dit à toute loi quelle qu’elle soit. Il déclare se placer « par-delà le bien et le mal ; » il ne veut pas donner pour but à sa vie de chercher le bien moral, car ce bien moral tel que l’entend Kant, c’est la soumission de la vie à une règle universelle ; l’obéissance au Devoir n’est que le nom ennobli de la plus vile des choses, l’esclavage. Nietzsche ne recherche pas davantage les autres biens, la richesse, la gloire, le plaisir, l’utilité, le bonheur, car pour les atteindre il faut encore servir. Et s’asservir. L’esclavage du Devoir serait moins avilissant. Avant tout il faut être libre, il faut être fort ; mais pour

Se dresser dans sa force et dans sa liberté,

il faut être dur, dur à soi et dur aux autres, il faut être impitoyable. La pitié est laide, elle met la force au service de la faiblesse, elle sacrifie des êtres de valeur à des êtres sans valeur. L’ancienne morale a ainsi perverti toutes les valeurs. Il faut redresser la table de ces valeurs, juger des choses en maître. Les premiers chrétiens se recrutaient surtout parmi les esclaves, ils mirent leurs vices au rang des vertus ; c’est ainsi qu’ils vantèrent l’humilité, l’abjection, la mortification, le pardon des injures, l’universelle douceur et l’universelle bienveillance. L’esclave a peur de se faire des ennemis ; s’il en a, il s’efforce de les apaiser, et sa veulerie a besoin d’avoir des amis qui la soutiennent. Le chrétien est un lâche cœur et c’est encore par lâcheté qu’il se repent et fait pénitence. Il a peur des verges du maître. Tout cela d’ailleurs est bien humain. Aussi Nietzsche ne veut-il pas de cet « humain trop humain. » Il demande à l’homme, pour vivre en noblesse et en beauté, de se dépasser soi-même et de réaliser non pas l’homme, qui est toujours faible et esclave par quelque endroit, mais un exemplaire d’humanité supérieure, le Ueber-Mensch, le surhomme. Le surhomme a toute la beauté d’Apollon, mais aussi toutes les énergiques spontanéités de Dionysos. C’est un génie dont toutes les spontanéités sont admirables, fécondes, puissantes et harmonieuses. Réaliser en soi cette surhumanité, voilà ce qui vaut de vivre. La vie en elle-même n’est ni bonne ni mauvaise ; le pessimisme serait peut-être le vrai, mais étant sans cesse en proie aux tortures de la maladie, Nietzsche professait qu’un malade n’a pas le droit d’être pessimiste. La vie vaut si on la dépasse, si on la vit en beauté. L’instinct de connaissance nous pousse à ne jamais nous contenter de la science acquise, à toujours vouloir plus savoir et mieux comprendre ; l’instinct de la vie nous pousse à ne jamais être satisfaits, à ne jamais nous reposer dans une plate béatitude, à vivre d’une vie toujours plus haute, plus intense. Mais à vouloir constamment se surmonter et se dépasser soi-même, on risque gros. Nietzsche vivra donc dangereusement. Il faut aimer le danger et n’avoir pas peur d’y périr. Le courage qui fait qu’on l’affronte est déjà une valeur qui compense et au-delà les pertes que l’on peut subir. Par le courage, à travers les dangers, vers la vie la plus énergique, la plus libre, la plus haute, la plus noble et la plus belle, tel est l’idéal de Nietzsche.

La doctrine du risque ne va pas sans un certain ascétisme et Nietzsche, tout aussi bien que Spinoza et Guyau, conviendrait volontiers qu’il faut savoir perdre pour gagner, mais il ne croit pas qu’on doive suspecter, violenter ou mortifier la nature. Il faut la suivre jusqu’au-delà d’elle-même, sans la torturer ni la fausser, sans rêver quelque chose qui serait tout à fait contraire, complètement différent. L’homme ne doit pas régler d’après une vie ultérieure et problématique l’aménagement de la vie présente, la seule certaine. Ce serait aller contre toutes les règles du calcul des chances, nous dirait Guyau, sacrifier le certain à l’incertain, le connu à l’inconnu, agir au rebours de la raison et par là même au rebours de la morale.

Ces mêmes idées se retrouvent chez tous les philosophes que l’on peut appeler « naturalistes, » parce qu’ils ne reconnaissent rien au-delà de la nature. Mais chacun d’eux met l’accent sur un fait qui lui paraît essentiel et dont il s’efforce ensuite de tirer toute sa doctrine. M. Alfred Fouillée conserve beaucoup d’idées de Guyau, mais il les rectifie en certains endroits et y ajoute les siennes propres. Le livre qu’il a consacré à la Morale des idées-forces achève et systématise l’ensemble des théories qu’il avait exposées à travers ses nombreux et divers ouvrages. La conception morale qu’il développe était en germe déjà dans l’idée moderne du droit et la Critique des systèmes de morale contemporaine en formait comme la préface. M. Fouillée reproche au spiritualisme de faire dériver la morale d’existences métaphysiques, aussi peu certaines que peu définies. C’est faire reposer le plus solide sur le moins solide, expliquer obscurum per obscurius. Tout ce qu’on affirme du transcendant, on ne le connaît que par le donné, en sorte que c’est se leurrer soi-même que de croire qu’on peut en quoi que ce soit dépasser le donné même. Ou, si on le fait, ce n’est qu’en partant du donné et en suivant les directions qu’il fournit. Transférer au Devoir les caractères de l’absolu qu’on refuserait au Bien, serait tomber dans la même difficulté, ainsi que nous l’avons vu plus haut, et de plus soumettre l’homme à un commandement inintelligible. La voix du Devoir, pour être impérieuse et pour sortir du fond du mystère, n’en est pas plus respectable, l’homme étant un être auquel la contrainte ni la force ne sauraient en imposer. Pour acquérir sur lui de l’autorité, il ne suffit pas de crier fort. L’homme demande au commandement de faire valoir ses titres et d’exposer ses raisons. Reconnaître que le Devoir n’est dérivé d’aucune raison c’est le rendre inacceptable à la raison, par suite proclamer sa déchéance.

M. Fouillée ne croit pas davantage à la vertu des systèmes qui par une voie contraire tentent de tirer la morale de l’expérience, de transformer en prescriptions les constatations d’ordre biologique, ou même sociologique. La morale est une science du droit ou elle n’est rien. Elle dit ce qui a droit de se faire, ce qui n’a pas le droit d’être fait. Elle juge ce qui a été, ce qui est, ce qui sera. Mais la règle d’après laquelle elle juge ne peut se confondre avec ce qu’elle a à juger. Il faut donc qu’elle ne se tire pas des faits, qu’elle leur soit supérieure. Aucune morale purement inductive, scientifique, positive, comme on voudra l’appeler, ne peut être satisfaisante. Si maintenant nous rappelons que M. Fouillée ne consent pas à dériver la morale d’existences métaphysiques, qu’il ne se reconnaît pas le droit de faire appel à une réalité transcendante, nous nous rendrons clairement compte que, déclarant insuffisantes, ainsi qu’il vient de le faire, les morales positives ou empiriques, il s’engage, d’une part, à ne faire appel à rien d’autre qu’au donné, puisqu’il repousse la métaphysique et, d’autre part, à dépasser le donné, puisqu’il déclare que la morale doit juger les faits. Voici comment, par une synthèse « engageante et hardie, » il tient cette sorte de gageure.

Il part du point même d’où Descartes est parti, du fait de l’existence personnelle, constatée dans la pensée : Je pense, je suis, je suis moi. Mais aussitôt, dépassant Descartes, il remarque que le moi ne se pense jamais seul, qu’il dit « nous » aussi fréquemment qu’il dit « Moi, » que le solipsisme n’existe pas pour la pensée et que l’existence des autres hommes nous est donnée de la même manière et avec la même certitude que la nôtre. De là résulte une conséquence qui fournit son fondement au droit et à toute la morale. C’est que les autres, existant au même titre que moi, sont égaux en valeur à moi, ont droit à être traités comme je veux être moi-même traité. De ce fait découlent les deux règles : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qui te fût fait. — Fais à autrui ce que tu voudrais qu’on le fit. » D’après ces deux règles tirées cependant des données les plus authentiques et les plus certaines de l’expérience psychologique, on peut juger tous les faits. Et par cela même que l’homme pense, qu’il se pense soi-même et les autres hommes avec soi, qu’il peut dire : nous, aussi bien que : moi, il prend conscience de la valeur que lui confère la pensée. « Toute la dignité de l’homme ne consiste que dans la pensée, » dirait volontiers M. Fouillée à la suite de Pascal. Cette estime idéale que l’homme fait de lui-même, cette idée de sa valeur, en même temps qu’elle est une représentation de la valeur existante, est aussi une tendance à l’accroître, cette idée est une idée-force, une idée capable de transformer le donné sans cependant tirer son origine d’ailleurs que de ce donné. Ainsi, sans faire appel à rien d’autre qu’à nous-même, nous parvenons à nous dépasser. Il n’y a dans le Devoir rien de transcendant, ni de mystérieux. Il ne nous commande pas comme un maître, il nous persuade comme un ami ; ce n’est pas un impératif mais simplement un persuasif. Ce persuasif n’en est pas pour cela moins catégorique. Il ne dépend de rien autre, n’est subordonné à rien. Il se suffit, mais il n’est pas sans raison, il porte sa raison en soi puisqu’il arrive à persuader. De cette idée-force de la dignité, de la sociabilité humaines M. Fouillée tire, avec une doctrine du droit très voisine de celle de Kant, la morale tout entière. Les préceptes de cette morale sont à peu près ceux de la morale traditionnelle, de la morale chrétienne, avec une tendance marquée à rendre la morale plus sociale, plus réaliste, moins individualiste et formelle. Car, à mesure que l’on se préoccupe davantage des conséquences sociales des actes moraux, on voit se restreindre la valeur de la forme intérieure que donnent aux actes les intentions. L’acte social vaut en effet surtout par le bien qu’il procure et qu’il réalise, en raison de sa matière.

Sur les sanctions infaillibles de la vie présente ou même de la vie future, M. Fouillée ne se prononce pas. Il croit que, même durant cette vie, nos actes ont des conséquences et des retentissemens ordinairement bons si nos actes sont bons, mauvais si nos actes sont mauvais, mais il ne pense pas pouvoir assurer que ce que nous appelons justice soit jamais infailliblement réalisé. Quant à la vie future, il ne l’affirme ni ne la nie, il nous laisse libres d’y croire. À l’objection qu’une telle morale n’offre pas une certitude capable de s’imposer à l’assentiment, M. Fouillée répondra que si les convictions et les actes moraux offraient le caractère infaillible et irréfragable des démonstrations scientifiques, ils perdraient par là même un des élémens qui caractérisent la moralité. Reprenant le mot de Platon, il nous convie à courir de beaux dangers, il s’approprie la doctrine du risque que nous trouvions tout à l’heure chez Guyau, estimant qu’il se peut après tout que les espérances de justice se trouvent déçues, qu’il se peut même que les principes de notre morale soient erronés, mais que de courir le risque de cette déception et de cette erreur, de jouer notre vie sur une si belle carte constitue le plus noble trait de notre moralité. « Que nous soyons punis ou récompensés par la nature, par les hommes ou par un juge éternel, c’est une question qui n’entre pas et ne doit pas entrer comme élément essentiel et primitif dans notre intention. Il faut maintenir l’idée morale en sa sublimité et la présenter telle qu’elle est à l’esprit de tous. Dans ce domaine supérieur, une alternative se pose sans transaction possible : se donner ou ne pas se donner à une idée. Si nous n’avons pas, nous, la force de réaliser la bonté idéale, au moins devons-nous la concevoir, elle, dans toute sa grandeur. »


IV

Le 1er janvier 1901, sous ce titre : La morale ancienne et la morale moderne, la Revue philosophique publia un article de Victor Brochard, qui eut un retentissement considérable et dont les effets durent encore.

S’appuyant sur ce fait que les anciens paraissent avoir ignoré les notions de loi, de devoir, d’obligation, de sanction au sens moderne que ces mots ont pris, l’auteur subtil et pénétrant des Sceptiques grecs se demandait si ces notions étaient essentielles à la nature morale de l’homme ou si elles ne devaient pas plutôt être considérées comme des apports plus ou moins factices qui se seraient introduits du dehors dans la morale. Il faisait remarquer combien il était invraisemblable que des hommes, tels que les Platon, les Aristote, les Chrysippe, les Epicure n’eussent pas su découvrir des notions si simples. Et d’autre part, il établissait que l’histoire nous fait assister à l’origine de ces notions. Elles nous viennent de la Bible, de la religion, de l’idée d’un Dieu souverain, législateur, vis-à-vis duquel ses sujets, les hommes, ont contracté des obligations et qui les récompense ou les punit selon qu’ils auront obéi ou désobéi.

La Critique de la raison pratique n’est qu’une suite du Décalogue. Au lieu de descendre d’un Sinaï divinement habité, le Devoir chez Kant descend d’un Sinaï vide, mais qui n’est ni moins mystérieux ni moins absolu. Le Devoir parle à Kant comme Dieu parlait à Moïse avec une autorité supérieure à tout examen, à toute critique, à toute justification raisonnée : c’est le commandement d’un monarque oriental. Mais si des chrétiens peuvent accepter de tels ordres de la bouche de leur Dieu, comment des philosophes habitués à tout examiner, à tout critiquer, consentiront-ils ainsi à se courber sans plus d’examen devant une sommation de la conscience qui, tout impérieuse qu’elle soit, peut n’être que le cri d’un instinct aveugle, et donc sujet à caution, ou la survivance non moins aveugle, non moins sujette à caution, des servitudes héréditaires ? Pourquoi le Devoir, seul de toutes les notions humaines, serait-il dispensé de se justifier, d’exposer ses titres, avant de s’imposer à la volonté ? C’est l’éducation piétiste de Kant, c’est la formation héréditaire de sa conscience morale qui lui a fait conférer au Devoir un si exorbitant privilège. Le spiritualisme, le christianisme ancestraux lui ont imposé leur dogmatisme moral. Le devoir de l’homme, la loi qui régit ses actions morales ne peut être plus absolue que l’homme lui-même. Loin d’être la valeur suprême, le Devoir tire toute sa valeur des actes qu’il ordonne et par conséquent n’est ni inconditionné ni absolu. Il peut et il doit se justifier. Mais reconnaître ces vérités, qu’est-ce autre chose que revenir à la doctrine du souverain bien, qui fut la doctrine commune de tous les moralistes antiques, d’Aristote aussi bien que de Socrate, et des Epicuriens aussi bien que des Stoïciens ?

D’autre part : « Il n’est pas exagéré de dire, écrit M. Brochard, que la morale telle qu’on l’enseigne le plus souvent aujourd’hui repose tout entière sur la croyance à la vie future. Cette croyance disparue, elle s’effondrerait. On ne se désintéresse du bonheur dans la vie présente qu’à la condition de retrouver dans un autre monde un bonheur plus grand et plus sûr. C’est l’ajournement d’une espérance bien plutôt qu’une renonciation. » C’est en effet à la sanction que l’on suspend d’ordinaire toute la justice. Or, de même que les anciens n’ont pas connu le devoir absolu, de même ils n’ont jamais espéré l’immortalité personnelle. Seul Platon dans le Phédon a paru s’en enchanter, mais sans vouloir autrement la certifier. La morale ancienne fut vraiment cette morale sans obligation ni sanction que Guyau a voulu renouveler. Seul, le dogme chrétien a introduit l’immortalité et les sanctions d’outre-tombe dans la morale, comme la Bible y a fait entrer l’idée d’obligation. La conclusion est évidente : « Il faudrait concevoir la morale tout autrement qu’on ne le fait d’ordinaire. On devrait la séparer complètement de la théologie, la faire descendre une fois de plus du ciel sur la terre et, en quelque sorte, la laïciser… Les idées d’obligation, de devoir et celles qui s’y rattachent seraient éliminées, ne trouvant point de place dans une morale purement scientifique et rationnelle. »

Renonçons par conséquent à l’idée purement théologique d’un législateur moral, d’un devoir apparaissant sous forme de décret absolu, tel à peu près que l’a conçu Kant ; laissons aux théologiens et aux croyans le dogme de la vie future et si, cela fait, nous sommes embarrassé pour trouver les linéamens généraux d’une doctrine morale, Victor Brochard nous rappelle qu’il a existé autrefois une doctrine étrangère aux idées directrices de notre morale moderne et que cette doctrine a suffi, pendant une longue suite de siècles, à l’élite de l’humanité : « Peut-être après tout, ce que les Élémens d’Euclide sont à la géométrie de tous les temps, ce que l’Organon d’Aristote est à la logique immuable, l’Éthique à Nicomaque l’est-elle à la morale éternelle. »

Un an après, en février 1902, et dans le même recueil, un nouvel article du même auteur sur la Morale éclectique reprit sous une autre forme et confirma les conclusions de l’article précédent. Victor Brochard s’élève surtout avec force contre le désintéressement absolu prêché, à la suite de Kant, par les éclectiques ; il montre les contradictions auxquelles ces derniers se sont condamnés en rejetant hors de la morale toute préoccupation d’intérêt personnel et en refusant en même temps d’admettre que le Devoir doit se suffire. Il faut être tout à fait avec Kant contre les anciens ou tout à fait contre lui. Si le Devoir est absolu, il ne peut se justifier, il est sans raison et, s’il se justifie, s’il a une raison d’être, cette raison ne peut être que le bien ; il dépend alors du bien, il ne vaut que s’il est le moyen de notre bonheur. C’est pour cela que les éclectiques cherchent une sanction qui assure à l’homme de bien la béatitude immortelle. Mais, ce faisant, ils dépassent la raison. « Il est temps de remettre les choses au point, il faut rendre à l’Église ce qui est à l’Église et à Aristote ce qui est à Aristote. »

Ces deux articles eurent deux sortes de conséquences : d’une part, les kantiens furent amenés à défendre et à expliquer les doctrines de leur maître ; d’autre part, ceux qui restaient attachés aux principes traditionnels durent aussi se défendre, et enfin, ceux que ne pouvait satisfaire la doctrine kantienne et que la tradition ne retenait pas s’efforcèrent de chercher avec plus d’ardeur encore une doctrine capable de satisfaire à la fois aux exigences scientifiques des philosophes et aux besoins pratiques de l’enseignement.

Parmi les premiers on distingua surtout les répliques de M. Georges Cantecor[7]. Avec beaucoup de vigueur et de justesse, il fit observer à Victor Brochard que les grands moralistes de l’antiquité avaient pu fort bien ne pas élucider complètement toutes les notions morales : de ce qu’ils n’avaient pas découvert les notions de loi et d’obligation, il ne s’ensuivait pas plus que ces notions ne fussent pas essentielles à la nature morale de l’homme qu’il ne résultait de l’ignorance où l’on était avant Aristote des lois du syllogisme, que ces lois ne fussent pas essentielles au raisonnement humain. Ces grands hommes ont fait leur tâche, mais ils n’ont pas épuisé la matière philosophique, ils ont laissé quelque chose à faire à leurs successeurs. L’œuvre de l’âge moderne et de Kant en particulier a été précisément de mettre à découvert ces élémens essentiels de toute moralité. Il ne faudrait pas croire d’ailleurs que ces élémens fussent aussi étrangers aux anciens que l’a cru Victor Brochard : comment concevoir que la conscience d’un Léonidas ne se tînt pas pour obligée d’obéir aux lois de sa pairie et celle d’un Socrate d’obéir aux ordres de son Démon ? Il faut dire au contraire que ces notions sont telles qu’il est impossible de concevoir ce que sans elles serait la moralité, ou même s’il y aurait encore une morale quelconque. Que l’éducation religieuse de Kant ait pu être pour quelque chose dans le vif sentiment qu’il a du Devoir, le fait n’est pas contestable, mais la gloire de Kant a été de s’élever au-dessus de cette éducation et de ne chercher que par l’analyse rationnelle les principes de la morale. Loin de faire dériver le Devoir d’un dogmatisme religieux, il ne le déduit même pas d’une métaphysique quelconque. Rien n’est moins transcendant que sa morale. Comme Socrate, il fait descendre la philosophie du ciel sur la terre, et dans le devoir, tel qu’il le conçoit, il n’y a rien qui ne soit purement humain. Quelles que soient les exagérations que des disciples tels que Vallier ont pu faire subir à sa doctrine, quelles que soient même les obscurités de son exposition et parfois l’inexactitude de son langage, sa pensée est claire, et il est indigne d’esprits sérieux de reprocher à Kant d’avoir situé le Devoir dans des limbes mystérieux extérieurs à la raison : au contraire, le Devoir pour lui n’est que l’expression, munie de la raison. Raisonnables par essence, nous sommes obligés de nous soumettre en toute occurrence aux lois incoercibles de la raison. La raison se justifie elle-même dans la vie pratique aussi bien que dans la vie purement intellectuelle. Ses ordres sont caractérisés bien moins par le mystère que par l’absence de tout mystère. Ils portent avec eux leur raison d’être et sont par conséquent indépendans de toute législation étrangère. Avant tout et par-dessus tout, il nous faut obéir à la raison.

Ce n’est donc pas, conclut M. Cantecor, en revenant purement et simplement aux doctrines des anciens sur le souverain bien et sur la nature du bonheur que nous résoudrons le problème moral de façon à donner satisfaction aux consciences contemporaines, mais en incorporant les données anciennes aux découvertes modernes, en unissant dans un seul composé vivant la matière du souverain bien et la forme de la loi.

En même temps qu’ils atteignaient le kantisme, les articles de Victor Brochard visaient trop clairement l’alliance opérée par l’éclectisme entre la morale rationnelle et les dogmes religieux pour que les représentans attitrés de la morale traditionnelle pussent se dispenser de donner des explications. Dans la Revue philosophique même[8], plus tard dans la Revue de philosophie[9], le R. P. Sertillanges, professeur à l’Institut catholique de Paris, définit l’attitude qu’ont gardée les philosophes chrétiens, et il exposa les raisons qu’ils ont de la garder. Loin de s’effaroucher de la laïcisation ou plutôt de la rationalisation de la morale réclamée par Victor Brochard, le vigoureux polémiste montra que la séparation de la morale rationnelle et de la théologie était dès longtemps effectuée et que saint Thomas, par exemple, s’appuyait uniquement sur l’idée de loi naturelle, et par suite exclusivement sur la raison, sans faire aucun appel à la révélation, pour édifier sa doctrine. Sans doute pour saint Thomas comme pour son moderne disciple, la loi morale dépend de Dieu aussi bien que les lois naturelles, mais de Dieu en tant qu’il est connu par la raison et non pas en tant qu’il s’est fait connaître par la Révélation. C’est aussi la raison qui donne l’idée de sanction et s’il est vrai, comme le soutient avec justesse Victor Brochard, que l’absolu désintéressement est absurde, il serait faux cependant de croire que la morale ne peut être qu’intéressée au sens où les éclectiques ont entendu l’intérêt. Le P. Sertillanges défend avec force la conception de l’eudémonisme rationnel tel que le soutint jadis Paul Janet et il estime qu’il faut distinguer entre le bonheur constitutif de l’être normal, qu’il appelle le bonheur-état, et la jouissance qui résulte de cet état, jouissance qu’il appelle le bonheur-sentiment. Le bien-être vécu peut et doit être distingué du bien-être senti, alors même que celui-ci serait la suite infaillible et nécessaire de celui-là ; en se donnant pour but ce bien-être vécu, ce bonheur-état, on ne fait rien que de rationnel, on n’obéit pas à un intérêt mesquin, on suit la loi même de la raison, on ne saurait être accusé de sacrifier le supérieur à l’inférieur, on vit comme doit vivre l’homme raisonnable, on est dans la certitude et dans le devoir. C’est bien ainsi d’ailleurs que l’entendaient les anciens, selon le P. Sertillanges, et il est persuadé qu’ils ont eu des conceptions morales très voisines de celles que nous avons. Disciple de saint Thomas qui lui-même suivait Aristote, le professeur de l’Institut catholique n’a donc pas de peine à voir dans Aristote, comme le professeur de la Sorbonne, le maître de la morale éternelle. « Mais c’est à la condition, dit-il, qu’il nous laisse compléter l’Éthique à Nicomaque par la seule notion qui nous manque : celle de l’absolu divin garantissant de façon claire la valeur et le caractère obligatoire de l’idéal humain. »

Le P. Sertillanges faisait voir en quel sens on pouvait légitimement parler d’une autonomie de la morale, car selon lui, la loi morale étant surtout constituée par une raison, elle ne s’impose pas à l’homme de l’extérieur, mais elle constitue sa loi propre puisqu’il est l’être raisonnable. Et « la raison possède par elle-même en tant que raison, le droit de régir l’homme. » Cependant, le P. Sertillanges ne pense pas que l’on puisse concevoir l’obligation sans la rapporter à l’absolu divin ; il ne saurait admettre que la science morale puisse pleinement se constituer sans qu’on l’ait pénétrée de métaphysique.

Un prédicateur de Notre-Dame, qui fut en même temps un esprit étendu et un penseur, Mgr d’Hulst, avait abouti à de moins rigoureuses conclusions. Il reconnaissait au cours d’une conférence que le fondement de l’obligation morale était une raison avant que d’être un précepte, « car un précepte sans raison serait un caprice, une tyrannie[10]. » Et dans un appendice il ajoutait : « Un être raisonnable, assez éclairé pour reconnaître cet ordre (l’ordre des fins, déterminé à son tour par la hiérarchie des essences), assez aveuglé pour ne pas voir qu’il est le nom abstrait de Dieu lui-même, aurait une raison suffisante de se sentir obligé au devoir et cependant il ne croirait pas en Dieu[11]. » Ce n’est qu’en suivant la raison jusqu’au bout que l’agent raisonnable enfin trouve Dieu, et en Dieu la consistance de l’ordre.


V

En dépit de ces oppositions, on peut dire que les articles de Victor Brochard obtinrent le résultat que visait le philosophe. Ils produisirent une sorte de déclanchement. Jusque-là, la morale éclectique et la morale de Kant étaient restées en possession de l’enseignement. À partir de 1901, on peut remarquer dans les revues spéciales ou même pédagogiques, dans les livres destinés aux classes, une tendance à constituer de toutes pièces une nouvelle morale. Ce qui, avant les articles de Victor Brochard, n’était le fait que de quelques esprits isolés, s’impose après eux à tous les esprits. Délaissant le vieux spiritualisme, abandonnant même le kantisme, on va maintenant chercher, puisque le professeur de Sorbonne a proclamé la faillite de ces systèmes, à les remplacer par d’autres moins suspects de religiosité ou de tendances métaphysiques. Ce fut à qui s’efforcerait de nous donner une morale scientifique, tout au moins une morale rationnelle.

Un jeune philosophe, M. Durkheim, avait dès 1887 manifesté cette ambition. Il publiait, cette année même, dans la Revue philosophique trois articles sur la Science de la morale et depuis, soit dans sa thèse la Division du travail social, soit dans un petit livre publié deux ans plus tard, les Règles de la méthode sociologique, soit dans une importante monographie sur le Suicide, il s’est toujours montré soucieux de découvrir dans les lois sociales les lois morales et de tirer de la constatation des mœurs positives des inductions pratiques susceptibles de s’appliquer à la conduite de la vie. Son enseignement à la Sorbonne a été nettement orienté vers les recherches morales. Un de ses collègues qui, bien que son aîné de quelques années, semble s’être mis à son école, a publié, en 1903, un livre qui, plus encore que les écrits de M. Durkheim, a marqué une date dans l’histoire de la morale en France. Ce livre, la Morale et la science des Mœurs, en un sens, est un écho des doctrines de M. Durkheim ; en un autre sens, il marque une direction assez opposée. Le trait commun de M. Lévy-Brühl et M. Durkheim est leur confiance en la sociologie. Selon eux, la morale ne se fait pas, elle est, c’est une réalité, une « chose » que l’on peut constater, décrire, modifier peut-être, mais qui ne saurait donner lieu ni à une théorie philosophique, ni à un système d’ordre pratique. Cette réalité morale ne réside pas dans les intentions insaisissables des individus, elle se fait voir dans leurs actes ; on la découvre, on l’observe dans cet ensemble d’actions communes qui sont universellement approuvées dans une société donnée. Ce sont les mœurs collectives ; elles ne sont ni bonnes ni mauvaises, elles sont. En un temps donné, dans un milieu donné, on appelle moraux les hommes qui vivent conformément aux mœurs communes, on range au nombre des immoraux quiconque leur rompt en visière. Etre moral, c’est être conforme à ses compagnons de vie ; être immoral, c’est se conduire tout autrement qu’eux. Déjà Herbert Spencer avait défini de cette façon la moralité. Considérer la morale comme un fait sociologique c’est s’obliger à dire, comme. MM. Durkheim et Lévy-Brühl : Socrate fut un criminel authentique aux yeux des Athéniens. Quiconque a rompu par ses actes, par ses prédications, l’unanimité ou la quasi-unanimité morale existante a dû être à bon droit regardé comme un criminel, et s’il a été supplicié, son supplice a été juste.

Nous touchons évidemment là au point faible de toute morale qui voudra chercher dans la science des mœurs ses principes et ses règles. S’il n’y a dans la morale rien qui soit en dehors de la réalité morale, en dehors des mœurs, si le moral c’est ce qui se dit et ce qui se fait, l’immoral ce qui ne se dit ni se fait, il faudra d’abord déterminer dans ce qui est dit et dans ce qui est fait, ce qui se dit et se fait communément, tout ce qui constitue une conformité morale et le distinguer de tout ce qui est accidentel ou exceptionnel. Tout ce qui sera conforme au dire ou au faire communs sera acceptable et parfois louable, tout ce qui sera exceptionnel sera blâmable. Et toute invention, si belle, si noble qu’elle puisse être, se trouvera par là même criminelle.

Guyau avait déjà fait cette objection à Spencer et M. Fouillée l’avait reprise : — D’un côté, votre doctrine qui ne veut considérer la morale que par rapport aux actes sociaux ne peut que condamner comme criminelle toute invention, toute innovation morale ; d’un autre côté, cette même doctrine proclamant que l’évolution est la loi universelle, les mœurs, la morale, les règles la conduite publique et privée doivent changer avec tout le reste, en sorte que si on ne change pas, si on s’immobilise dans des traditions fixes, immuables, si par conséquent on n’invente pas, on agit au rebours des lois de l’universelle évolution. Quoi qu’on fasse donc et à quoi qu’on se résolve, on est ainsi toujours criminel, criminel vis-à-vis des lois sociales si, pour inventer, on les transgresse, criminel vis-à-vis de la loi cosmique si, pour observer les lois sociales, on n’écoute pas la voix intérieure qui suggère et qui prescrit l’invention. S’il avait pensé comme Spencer, Socrate aurait dû être fort embarrassé. Tout en adoptant les théories du conformisme social, M. Durkheim espère se tirer de cette difficulté. Pour cela, il insiste sur ce fait que l’ensemble des mœurs, la réalité morale, ne constitue jamais un bloc figé et comme cristallisé dans une forme immobile, les mœurs sociales sont sans cesse en évolution ; pourvu que cette évolution ne soit pas trop brusque et qu’elle ne porte pas sur ce qu’il y a de plus fixe dans les mœurs, l’invention est tolérable, elle ne peut pas rompre la conformité nécessaire à la vie sociale. Ainsi quand les lois ont eu fait brèche dans l’indissolubilité conjugale, l’union libre a paru plus tolérable. Quand le christianisme eut proclamé que le maître devait respecter la moralité de l’esclave, on put envisager sans scandale l’abolition complète de l’esclavage. Cependant M. Durkheim ne conteste pas que, dans la plupart des cas, l’invention ne doive être taxée de criminelle, qu’elle ne soit à ce titre condamnable et ne doive être réprimée. Tout ce qui s’oppose au milieu social est criminel, condamnable, et doit être réprouvé par ce milieu social. C’est justement, aux yeux des Athéniens, que Socrate a bu la ciguë.

Aux yeux des Athéniens, qui formaient un milieu social momentané et étroit, mais non pas aux yeux de M. Durkheim, qui appartient à un tout autre milieu ; Socrate fut un criminel, mais un criminel d’une espèce particulière, un criminel coupable aux yeux de ses contemporains, innocent aux nôtres, car son crime, pour me servir des termes de M. Durkheim, ne fut point « pathologique, » ce fut un crime « normal. » Cette distinction du pathologique et du normal, sur quoi repose toute la théorie morale de M. Durkheim, est assez ingénieuse pour mériter un moment de nous arrêter.

On voit assez, d’après tout ce que nous avons dit, que M. Durkheim se refuserait à identifier l’immoralité et ce qu’il appelle crime. S’il reconnaît en Socrate une sorte de criminel, avec la quasi-unanimité du genre humain il se refuserait à voir en lui un être immoral. Qu’est-ce donc à ses yeux qui est immoral ? C’est ce qui dans les mœurs est maladif ou pathologique. Et qu’est-ce qui est moral ? C’est ce qui est normal et par cela même sain. Il y a des actions communes, des mœurs collectives qui peuvent être pathologiques, par exemple tel ou tel taux d’accroissement des suicides et des divorces ; il y a des actions rares, exceptionnelles, des inventions morales qui peuvent être normales et, par exemple, l’enseignement même que donnait Socrate aux jeunes Athéniens.

Qu’est-ce maintenant que le normal pour M. Durkheim ? C’est d’abord ce qui se fait ordinairement, communément. En tous temps, en tous lieux les mœurs communes ont été normales. L’homme normal c’est l’homme moyen qui ne choque ou ne scandalise personne, qu’on ne remarque pas, et dont on ne parle pas. Il y a cependant des cas où des façons d’agir extraordinaires peuvent être regardées comme normales, d’autres, en revanche, où des façons d’agir communes peuvent être regardées comme morbides. En effet, toute action, même quand elle se distingue du moyen et du commun, doit être regardée comme normale si elle se produit en suite de lois sociologiques bien constatées, s’il est possible, par le jeu seul de ces lois, d’en fournir l’explication. C’est le cas des inventions acceptables, le cas des actions généreuses et héroïques. Mais, toute action, même très fréquente, qui ne peut pas s’expliquer doit être regardée comme pathologique. Ainsi il est normal qu’avec la civilisation, s’accroisse le nombre des suicides, mais cet accroissement a été, depuis un siècle, tellement rapide que cette rapidité même doit être considérée comme maladive. Car les lois sociologiques montrent que les phénomènes sociaux suivent une évolution lente et ne se prêtent pas à des accélérations hâtives. Il en est de même du divorce. Le crime, le suicide, le divorce sont des phénomènes normaux ; s’ils deviennent pathologiques c’est par la rapidité de leur accroissement. Il n’y a pas de société sans crimes, sans suicides, sans ruptures du lien conjugal : donc crime, suicide et divorce sont normaux. C’est le taux de ces actes qui est trop élevé et par suite pathologique, ce ne sont pas les actes eux-mêmes. Il devrait y en avoir, il doit y en avoir, mais il y en a trop. Il faut par conséquent refréner le divorce, le suicide et il faut punir le crime ; il convient d’endiguer ces faits pour les ramener à leur étiage normal ; mais, une fois cet étiage retrouvé, il ne faudra plus songer qu’à se préserver de l’inondation.

Grâce à cette distinction du pathologique et du normal, M. Durkheim professe que l’on peut scientifiquement découvrir les règles morales. M. Lévy-Brühl ne nous ouvre pas d’aussi engageantes perspectives. Il ne croit pas que l’on puisse constituer une morale théorique, il ne croit pas davantage que l’on puisse formuler une morale pratique. Il n’y a pas d’absolu moral, on ne peut dériver d’un ou de plusieurs principes les notions morales. La science morale ne peut pas davantage fournir de règle, ou, comme s’exprime M. Lévy-Brühl, elle ne peut être « normative. » Elle constate ce qui se fait et ne peut pas commander ce qui doit se faire. Tout au plus peut-on tirer de la science des mœurs une sorte d’art, un art moral rationnel qui permettrait de modifier la réalité morale donnée, comme le médecin, grâce à la physiologie, peut modifier rationnellement l’état des organes. Il y a cependant cette différence entre le sociologue et le médecin que le médecin connaît le but qu’il poursuit et qu’il n’a aucune hésitation sur la valeur de ce but ; il veut rendre au malade la santé ; tandis que la science du sociologue ne met à sa disposition que des moyens et ne saurait lui prescrire les fins qu’il peut être bon de poursuivre. Cependant M. Lévy-Brühl ne laisse pas d’avoir confiance en la vertu de cet art : il estime, en effet, que, si vague que puisse être l’idée de santé sociale, elle est assez claire pour donner lieu à d’utiles applications de l’art moral.

Quoi qu’il en soit, M. Lévy-Brühl s’estimera satisfait si, à la suite de M. Durkheim, il a convaincu philosophes et moralistes de la vanité de leurs spéculations, s’il leur a montré que « la morale n’est pas à faire ni la moralité à construire. » Les mœurs existent et une réalité morale est donnée : bonne ou mauvaise cette réalité est ce qu’elle est, et il convient de l’étudier d’abord et de découvrir ses lois d’existence et d’évolution avant d’essayer de la modifier. Surtout il n’y a pas de règle morale absolue : il n’y a pas d’action si abominable qu’elle nous paraisse qui n’ait été, ici ou là, en ce temps ou en cet autre, regardée comme sacrée, la prostitution à Babylone, la patrophagie aux îles Fidji, les infanticides à Carthage, un peu partout les sacrifices humains. Les moralistes doivent renoncer à donner aux hommes des règles, des préceptes « normatifs. » L’humanité marche sur une route réglée par des lois ; la science se borne à jeter une lueur sur la route. Nous pouvons savoir comment nous marchons, mais non pas où nous allons et nous pouvons moins encore savoir où il vaudrait mieux aller.

En suite de ces idées, on a proclamé la dépendance de la morale vis-à-vis des mœurs et l’indépendance des mœurs par rapport à toute règle et à tout principe. C’est dans l’observation des mœurs que se découvrent les lois, et les lois ne sauraient prétendre à régler les mœurs. On veut ainsi faire de la morale une science du donné, semblable à toutes les autres. Pour découvrir la réalité de son objet, pour le faire reposer sur une « chose, » on est obligé de ne considérer que les faits sociaux : tout ce qui est intention, décision individuelle est exclu des préoccupations des sociologues ; ils font donc disparaître de la morale ce que tant de moralistes, des stoïciens à Kant en passant par les Jésuites, avaient au contraire considéré comme en étant l’essence même. À leurs yeux, le moral n’existe pas, il se réduit et se ramène au social. Ne faisant qu’analyser le donné, la science des mœurs ne peut que constater les lois du passé, elle enchaîne l’homme à se répéter lui-même ; tous les moralistes ont au contraire essayé avant tout de construire l’avenir et, s’ils ont utilisé le passé, ç’a été surtout pour le juger et pour en tirer des enseignemens. Nos sociologues semblent bien avoir parfois de telles velléités ; ils nous parlent timidement d’améliorations scientifiques, d’art moral rationnel, mais ils reconnaissent en même temps la vanité d’un pareil effort. Pour vouloir faire de la morale une science comme les autres, ne font-ils pas s’évanouir l’objet même de la morale ? Et n’est-ce pas, comme s’exprime le titre d’un de ces livres pénétrans, substantiels et clairs, où se joue M. Émile Faguet, reconnaître que la morale renonce à son œuvre séculaire et qu’elle donne au monde sa démission ?


George Fonsegrive.

  1. Voyez le beau livre de M. Thamin, Saint Ambroise et la morale chrétienne, gr. in-8, Paris, Masson, 1895.
  2. Les Albigeois eurent cependant une morale assez différente de la morale chrétienne.
  3. La philosophie morale de Spinoza a été très bien exposée par M. Delbos, le Problème moral dans la philosophie de Spinoza, in-8, Paris, Alcan, 1895.
  4. Le livre le mieux informé, et le plus solide que nous ayons sur la Philosophie pratique de Kant est celui qu’a publié sous ce titre M. Victor Delbos, in B, Paris, Alcan, 1905.
  5. Manuel républicain de l’homme et du citoyen, édit. Thomas, in-12, Paris, Alcan, 1904.
  6. Voyez le livre de M. Petavel-Ollif, le Problème de l’immortalité, 2 vol. in-8, Paris, Fischbacher, 1891.
  7. La Morale ancienne et la Morale moderne. — Revue de métaphysique et de morale, septembre 1901.
  8. Mars 1901.
  9. Décembre 1902, février 1903.
  10. Carême de 1891, p. 155.
  11. Ibid., p. 403.