La Mission diplomatique du général Lannes/02

La mission diplomatique du général Lannes à Lisbonne (1801-1804)
Maurice Borel


LA MISSION DIPLOMATIQUE
DU
GÉNÉRAL LANNES À LISBONNE
(1801-1804)

II[1]


VI

Voilà donc notre général de retour dans ce poste qu’il a si brusquement quitté. La situation qui l’y attend est délicate : car si, d’une part, son renvoi à Lisbonne montre que le Premier Consul ne lui a pas donné tort, de l’autre, le Régent n’a pas cédé, puisqu’il a maintenu au pouvoir Almeida, objet de tout le différend. Et c’est avec ce ministre, ennemi de la France et son adversaire personnel, que Lannes va se trouver appelé à reprendre les relations qu’il a volontairement rompues. Comment concilier cette nécessité avec les exigences de son orgueil de soldat ? Eh bien, il passera par-dessus la tête du ministre pour s’adresser directement au Souverain. Il écrit donc au Régent une lettre personnelle, en termes pleins d’effusion, pour solliciter l’honneur d’être reçu par lui et de lui remettre une missive de Bonaparte dont il est porteur.

L’incorrection est durement relevée : sa lettre au Régent lui est renvoyée sans avoir été ouverte, et, quand il court à Queluz pour essayer de voir le Prince, il n’est pas admis, mais il peut 4u moins laisser sa lettre qu’on ne refuse pas d’ouvrir.

Naturellement, ce n’est pas le Prince qui lui répond, c’est Almeida. Son maître a bien reçu la lettre en question, qui lui a été remise par le « portier de la canne. » S’il l’a acceptée et ouverte, c’est qu’il supposait que cette lettre en contenait une autre du Premier Consul, car, autrement, « la correspondance ministérielle et les demandes d’audiences à Son Altesse Royale doivent être adressées, selon l’usage établi dans cette Cour et dans les autres, par l’intermédiaire du ministre et secrétaire d’État des Affaires étrangères. »

Quand Lannes obtient son audience le 28 ventôse, il ne peut s’empêcher de reprendre sur-le-champ la série des récriminations, se plaignant qu’aux anciens griefs on en ait ajouté de nouveaux. Ne l’a-t-on pas insulté encore après son départ en arrêtant ses effets au moment où ils allaient être embarqués ? en pillant son argenterie et son linge ? Les souverains n’ont guère l’habitude d’entendre des réclamations de ce genre, et de plus, Almeida est présent à tout l’entretien ; on comprend donc l’embarras du timide Régent qui ne répond, selon sa coutume, que « par des assurances vagues d’une bonne volonté qui n’amène jamais de résultats. »

Almeida, dans le dessein d’amener Lannes à reprendre la correspondance avec lui, saisit habilement cette occasion : le soir même de cette audience, il le prie de lui envoyer par écrit l’exposé de ses réclamations, vu qu’ayant été soumises verbalement « dans une audience destinée à votre présentation (encore un coup de patte en passant), on ne peut en conserver le souvenir aussi exact qu’il est nécessaire pour que Son Altesse Royale vous transmette une réponse convenable. »

Lannes a vu venir le coup, et il le pare. L’observation est juste, réplique-t-il, mais, pour présenter l’exposé de ses réclamations, une nouvelle audience du Prince lui est nécessaire, et il ne doute pas qu’Almeida ne veuille bien la lui procurer. L’autre est bien forcé cette fois de s’exécuter, et l’audience est accordée pour le 5 germinal ; mais il s’arrange pour être encore présent, quand Lannes est introduit auprès du Régent. Pour le coup, le général n’y tient plus ; résolu à braver son ennemi en face, il demande au Régent de faire sortir Almeida ; le Prince, terrorisé, y consent et donne l’ordre de se retirer à son ministre, qui se le fait redire trois fois avant d’obéir. Enfin Lannes peut parler librement et il en profite : Le Premier Consul est profondement étonné de voir demeurer sans effets les engagemens de Dom Joaö, — car il n’a renoncé à insister pour le renvoi d’Almeida que sur la promesse d’autres satisfactions équivalentes et rien n’a été fait ; — les ministres du Prince le trahissent, et ne sont à Lisbonne que les premiers agens de l’Angleterre ; il faut donc que M. de Souza soit disgracié, car c’est lui le véritable chef de la faction britannique. Bref, Lannes ne néglige rien de ce qui peut intimider et rassurer à la fois une âme « incertaine et faible. »

Les âmes incertaines et faibles ont une arme précieuse : l’inertie. Le Prince répond dans les mêmes termes vagues qu’il emploie d’habitude. Pourtant, il laisse échapper une question qui montre combien le pouvoir de Bonaparte paraissait encore précaire à cette époque. « Le Premier Consul est-il bien solide à sa place ? — Aussi solide, répliqua Lannes, que peut l’être le chef d’une nation qui a 600 000 hommes à ses ordres. »

C’est que la paix avec l’Angleterre, qui avait semblé consolider d’une manière durable l’autorité du Premier Consul, est, en ce moment déjà, à la veille d’être rompue. Voici que, dans son message au Parlement, le roi d’Angleterre accuse la France de préparer des armemens offensifs, et déclare qu’il existe des différends entre les deux pays. L’effet est retentissant en Europe, en Portugal particulièrement où les journaux anglais sont les seuls qu’on lise.

Souza et Almeida, pressentant la rupture inévitable et prochaine entre la France et l’Angleterre, cherchent à entraîner leur pays du côté de cette dernière. Comme le Régent a des sympathies pour la France, ils s’attachent à l’éloigner de Lannes et à ne lui permettre de voir que des avocats de la cause anglaise. Outre le représentant britannique, il en est un à Lisbonne que son rang fait écouter tout spécialement, c’est un fils de George III, le duc de Sussex[2]. Ayant épousé en 1793, sans l’autorisation de son père, une Irlandaise appelée lady Augusta Murray, fille de lord Dunmore, il avait dû quitter l’Angleterre et vivait en Portugal avec sa femme depuis trois ans ; mais cette disgrâce ne l’empêchait pas d’employer au service de son pays, en bon citoyen britannique, l’influence que lui assurait son origine.

Cependant entre Londres et Paris la tension augmente et Bonaparte voit arriver le moment où il sera nécessaire d’agir sur le Portugal. Aussi fait-il recommander à Lannes d’exposer au gouvernement du Régent les menaces de l’Angleterre contre la France, la non-évacuation de Malte suivie de celle de Gorée et du Cap, les arméniens, etc. De plus, comme la France, comptant sur le concours de l’Espagne, a invité celle-ci à fortifier Minorque, Lannes devra porter cette nouvelle à la connaissance de Dom Joaö, et lui marquer « combien il lui serait difficile et dangereux de rester neutre dans la lutte injuste que l’Angleterre veut engager. » Il faut que les puissances continentales « annoncent la volonté de ne plus favoriser le commerce anglais et de fermer leurs ports à ses vaisseaux, et l’Europe sera tranquille. » (C’est la première idée du Blocus continental.)

De son côté, l’Angleterre ne néglige rien pour s’assurer en Portugal une « base d’opérations » en cas d’une rupture qu’elle désire et qu’elle prévoit. Une escadre anglaise est en rade. Le général émigré Vioménil a envoyé à Lisbonne son état-major et retenu ses logemens. Le duc de Sussex se rend souvent à Queluz ; il voit le Régent, il voit les ministres, il encourage ses partisans. Cependant, tant que la paix dure encore, Lannes continue à fréquenter chez lui ; le 13 germinal an XI (4 avril 1803), dans une soirée, il y rencontre son collègue d’Angleterre, lord Fitz-Gerald : « Le paquebot était arrivé le matin et avait apporté des nouvelles de France beaucoup plus fraîches que les miennes. — Quelles nouvelles, général ? me dit le lord. — Je vous en demande, milord, on parle de guerre. — Je n’y crois pas, moi. Général, y croyez-vous ? — Oui, milord, si vous n’exécutez pas les traités. — Oh ! j’espère que cela s’arrangera. — Impossible, milord, si l’Angleterre persiste à violer ses engagemens. Les journaux parlent d’une conversation de lord Whitworth avec le Premier Consul, dans laquelle ils prétendent que le sang-froid de votre ambassadeur l’a intimidé. L’univers ligué contre la France ne lui a pas produit cet effet. Y croyez-vous, milord, à votre tour ? — Milord baisse la tête et ne répond rien ; puis il reprend : La France ne veut pas la guerre, tous les Français sont pour la paix. — Tous les Français sont pour la paix, mais ils seront pour la guerre, milord, quand l’honneur national sera compromis, et quand il faudra agir contre vous, le gouvernement ne manquera pas de soldats. »

Nous avons vu qu’une escadre anglaise était sur rade ; il s’y trouvait aussi une escadre hollandaise, et Lannes ne se demandait pas sans inquiétude si, au cas d’une déclaration de guerre, l’escadre anglaise ne tenterait pas, soit par force, soit par secrète connivence, de prendre les vaisseaux hollandais en un coup de filet. L’amiral de Winter, qui les commandait, était au-dessus de tout soupçon par sa loyauté et sa bravoure bien connues, mais il n’en était pas de même du ministre batave van Grasveld qui ne fréquentait que les Anglais et ne voyait que par eux. Lannes surveille donc attentivement et l’escadre dont il aurait voulu presser le départ, et son collègue. Il insiste si bien, tant auprès de l’amiral que de van Grasveld, — car les hostilités passent pour avoir été déjà engagées — qu’il obtient enfin gain de cause : le 19 germinal, les deux vaisseaux de ligne, la frégate et les brigantins composant l’escadre appareillent pour la France ou pour l’Espagne, selon que tel ou tel vent leur sera favorable. C’est une belle proie qui échappe aux Anglais.

Dans le terrible conflit qui se préparait, le Portugal hésitait toujours, sans arriver à prendre parti. Pour amadouer le Premier Consul, le Régent a enlevé à Pina Manique l’administration des Douanes, en lui conservant toutefois l’intendance générale de la Police, et en lui donnant en revanche le titre de Grand Chancelier. Dans un nouvel entretien avec le Prince, Lannes ne réussit pas à lui arracher cette fermeture aux vaisseaux anglais des ports lusitaniens, à laquelle le Premier Consul attache tant d’importance. Don Joaö « promet tout, » et pourtant les conférences avec lui n’ont jamais de résultat.

Pendant ce temps, son ministre à Paris, Souza, se répand en plaintes auprès de Talleyrand contre Lannes. Il ose même l’accuser d’avoir fait demander par l’entremise d’un ministre étranger deux millions de livres au gouvernement portugais en déclarant que le repos ou la ruine du Portugal dépendait de l’acceptation ou du refus de cette proposition. Moyennant cette somme, il aurait promis de faire restituer au Portugal Olivença, que l’Espagne lui avait enlevée par le traité de Badajoz, de renoncer à toutes les demandes qu’il avait formulées et de reprendre la correspondance avec le Cabinet de Lisbonne. En cas de refus, il aurait été déterminé à déclarer au Premier Consul qu’il avait été reçu à son retour avec des procédés insultans, et qu’il existait dans le gouvernement un esprit hostile à la France : Bonaparte ne manquerait pas d’ajouter foi à ses paroles, attendu la considération toute particulière qu’il avait pour lui.

Cette accusation de corruption portée contre Lannes ne mérite que le dédain. On n’a pas oublié, d’ailleurs, que le général avait tenu à mettre son gouvernement au courant de la tentative faite auprès de lui par le nonce ainsi que de la manière dont il avait cru devoir s’y prêter, pour obliger ses adversaires à montrer leur jeu. Le nonce est, évidemment, le ministre étranger dont parle Souza. On comprend que Bonaparte n’ait attaché aucune importance à des calomnies aussi ridicules qu’odieuses.

En attendant, le Portugal arme ses vaisseaux, mais lentement ; on décrète une nouvelle levée de 8 000 hommes, car le bruit s’est répandu qu’en cas de rupture avec l’Angleterre, la France enverrait un corps de troupes en Portugal. Aussi l’Angleterre, prévenue, a-t-elle déclaré à la Cour de Madrid qu’elle regarderait toute entrée de troupes françaises sur le territoire espagnol comme une déclaration de guerre.

En présence de cette situation qui s’aggrave, Lannes croit le moment venu de décider le Régent à embrasser le parti de la France. Il lui remet une note par laquelle il réclame dans les termes les plus cassans la destitution de Pina Manique de ses fonctions d’intendant général de la Police, — l’expulsion de Coigny et de tous les émigrés faisant partie de l’état-major de Vioménil, — le rappel de La Foens et de Séabra, exilés en province à cause de leurs opinions libérales et francophiles, — enfin le renvoi d’Almeida et de Rodrigo de Souza. Non content d’exiger tant de choses, il demande une réponse dans les trois jours ; comme trois jours se passent, sans réponse, il se rend en personne à Queluz, on refuse de l’admettre auprès du Prince ! C’en est trop pour le bouillant général ; il réclame, non plus seulement l’exécution, dans les vingt-quatre heures, de ses demandes, mais encore réparation pour ce nouvel outrage, ou ses passeports.

Ce n’est pas vingt-quatre heures qui se passent, c’est quatre jours, et toujours pas de réponse. Il faut cependant sortir de cette situation. Le 28 floréal, Lannes envoie Fitte à Queluz « avec l’instruction formelle de réclamer les ordres de Son Altesse, Royale et de ne pas quitter sans avoir sa réponse définitive. »

Démarche inutile : Fitte revient de Queluz les mains vides, et c’est seulement le 1er prairial que Almeida se décide à répondre : le Régent ne recevra Lannes que si celui-ci « a ordre de son gouvernement de proposer quelque nouvelle affaire. » Et Lannes de répliquer, naturellement, le jour même qu’il a, en effet, une communication de la plus haute importance à faire à Son Altesse Royale. Aura-t-il enfin son audience ? Oui, pour le 10 prairial. Ce jour-là, il se rend donc à Queluz, à l’heure indiquée. Sur le perron ne voilà-t-il pas qu’il croise Coigny sortant du palais ! On le fait attendre fort longtemps, la porte s’ouvre, enfin il va être introduit… non, elle ne laisse passer que le ministre de l’Intérieur, Pinto de Balsemaö ; il annonce à Lannes que le Régent ne peut le recevoir. Et dire que Coigny a été sans doute plus heureux !…

Qu’est-il donc arrivé ? C’est que le gouvernement portugais vient d’apprendre la rupture des négociations avec l’Angleterre, et le départ de lord Whitworth. Aussi l’amirauté a-t-elle reçu l’ordre d’armer tous les bâtimens de guerre. L’anxiété dans le public est extrême…. Le bruit court que Nelson arrive avec son escadre ; le papier d’État tombe en trois jours de 6 à 10 p. 100 de perte.


VII

Tendue au point de se rompre, la situation, entre Lannes et le gouvernement portugais, allait sans doute aboutir à un nouvel éclat, lorsque le général reçut de Paris des instructions dont le ton de modération glacée l’arrêta tout frémissant, comme le cheval généreux que ploie sur ses jarrets la main impitoyable de son cavalier. Une dépêche de Talleyrand du 29 floréal lui rappelait que la politique française consistait à « rapprocher plus étroitement de la France tous les gouvernemens étrangers, ceux-là surtout qui, par leur position et par une longue habitude paraissent plus dévoués à l’Angleterre et plus disposés à ne pas se séparer dans le cas où elle renouvellerait les hostilités.

« M. Pina Manique n’a plus l’administration générale des douanes. Quelques couleurs que l’on ait pu donner à son changement. il est difficile que le public n’y reconnaisse pas l’envie de déférer aux invitations faites au gouvernement portugais par celui de la République. Le fait devient par lui-même une véritable satisfaction. Il suffit même, pour que cette satisfaction soit complète, que vous la regardiez comme telle ; le Premier Consul croit qu’il sera utile d’avoir favorablement disposé ce gouvernement en lui montrant de la considération. Du reste dans le moment vous n’avez aucune demande à lui faire. »

Et, quelques jours après, nouvelle dépêche de Talleyrand qui suspend nettement toute action. « Le Premier Consul n’a pas encore pris de détermination à l’égard du Portugal : il vous recommande de vous borner aux soins de l’observer, il veut, pour le moment, le laisser dans cet état d’attente qui permet mieux de pénétrer ses vues et d’apprécier ses moyens. Il désire enfin que vous ne fassiez aucune démarche et ne disiez rien qui ait pour but soit de l’inquiéter, soit de le rassurer. »

Disposer favorablement le Portugal par une attitude de modération, — ne pas lui adresser de demandes, — estimer qu’une satisfaction est complète du moment qu’on la considère comme telle, quelles instructions pour un soldat habitué à tout emporter par la force ! Sur l’âme bouillante de Lannes, ces conseils glacés produisent, en tombant, le même effet que l’eau froide sur le fer rouge. L’indignation du général fuse en phrases sifflantes lorsqu’il rappelle à Talleyrand qu’on l’a chargé de réclamer la fermeture des ports lusitaniens aux vaisseaux anglais, lorsqu’il déclare qu’il lui est impossible de supporter la présence de Coigny, ni celle de l’état-major anglo-émigré, ni les vexations accumulées contre nos compatriotes, ni l’inexécution des traités. De telles instructions, lorsque le Portugal est au moment de se jeter dans les bras de l’Angleterre, lorsque les frégates anglaises croisent à l’embouchure du Tage, lorsque, sur les côtes mêmes du Royaume, la frégate française l’Embuscade, partie de Saint-Domingue pour Rochefort, en pleine sécurité, est prise avec deux bâtimens de commerce par le vaisseau anglais le Victory ! Nous avons déjà vu le nom de Nelson apparaître ; voici luire, comme dans l’éclair d’un coup de canon, celui du bâtiment sur lequel il devait bientôt après, à Trafalgar, vaincre la flotte de Napoléon et périr lui-même dans son triomphe.

À Lisbonne même, les Anglais continuent à ne rien négliger pour s’assurer le concours du Portugal. Ce n’est pas assez du duc de Sussex ; un autre fils du roi George, le duc de Kent, est arrivé de Gibraltar. Tous deux sont sans cesse à Queluz. Sussex « affecte de se montrer souvent en public et avec un appareil qui le distingue. Il a paru dernièrement au milieu de la grande procession de la Fête-Dieu, à cheval, escorté de son aide de camp et de ses hussards, ayant le portemanteau derrière la selle. C’était un spectacle assez plaisant de voir cet étalage guerrier à la suite du Saint-Sacrement, gardé par une armée de moines portugais de toutes les couleurs. Quelques mécontens ont prétendu qu’on pouvait se dispenser de continuer le recrutement, que l’armée et le général étaient tout trouvés, et qu’il suffisait d’envoyer, sans débrider, la procession à la frontière. »

Pour le moment, le Cabinet de Lisbonne se contente de proclamer sa neutralité par un décret du Régent du 3 juin 1803, tout en continuant les arméniens de vaisseaux, les recrutemens de troupes ; Rodrigo de Souza, le ministre de la Marine, envisage même des éventualités plus extrêmes : « le projet de transporter la monarchie portugaise au Brésil est son idée favorite. En attendant, * Almeida et lui laissent les Coigny, les Vioménil et leurs adhérens paraître en public « avec leurs cordons et leurs crachais ; » il ne leur reste plus qu’à arborer la cocarde blanche. D’autre part, point de vexations que ne subissent les Français. Les émigrés au service du Portugal les insultent ; l’intendant général de police les soumet à des mesures vexatoires, lors de leur entrée ou de leur sortie du royaume ; ils se trouvent chaque jour arrêtés par les agens du recrutement. Le pavillon d’un navire français est insulté en rade.

Enfin Lannes, se trouve même personnellement mis en cause : le 2 messidor, en se promenant à sept heures du soir dans sa voiture avec Mme Lannes et un de ses enfans sur le chemin de Sete-Rios, il est accroché avec violence par une chaise dans laquelle se trouve un Portugais « décoré. » Le Portugais continue sa route sans s’arrêter ni témoigner de regrets, et, comme Lannes le poursuit et va l’atteindre, il saute hors de sa chaise et s’enfuit, « abandonnant son postillon au châtiment qu’il méritait. » Entendons par là que le postillon fut congrûment rossé. La garde arrive, mais ne se met en devoir ni de rechercher le maître de la chaise, ni d’arrêter le postillon, ce qui est assez naturel. Sur cet incident, qui ne semble pourtant pas digne d’une correspondance diplomatique, note de Lannes à Almeida pour se plaindre. Cela n’est rien à côté d’une nouvelle aventure qui se passe quelques jours après. Le 9 messidor, au moment où le général rentrait chez lui avec Mme Lannes, des « individus apostés sans doute à dessein » se sont mis à lancer des pierres contre la porte de sa maison avec tant de violence que plusieurs d’entre elles sont arrivées jusque dans l’intérieur et ont manqué de blesser grièvement le suisse de la porte. Lannes, cédant aux mouvemens d’une colère bien naturelle, s’est élancé hors de la maison pour connaître les agresseurs ; mais, au moment où il tournait ses pas vers un homme qui prenait la fuite, un autre, sortant tout d’un coup de derrière la fontaine de Loreto lui a présenté de sang-froid le pistolet sur la poitrine, et, l’arrêtant ainsi dans sa marche, a continué la sienne sans proférer une parole.

De pareils incidens, si extraordinaires qu’ils nous paraissent aujourd’hui, n’étaient pas rares alors à Lisbonne : Mme d’Abrantès insiste sur le peu de sécurité de la ville avant que le marquis de Novion eût réorganisé la police ; même sous son administration, il y avait encore des attentats fréquens contre les personnes, surtout contre les étrangers. Lannes était d’autant moins à l’abri d’une attaque de ce genre que les excitations de l’Angleterre et des émigrés s’adressaient à une population naturellement hostile à la France par suite de ses idées politiques et religieuses.

À ces griefs privés se joignent des faits plus graves. Le gouverneur de Belem a laissé le corsaire anglais le Narcissus mouiller en rade pendant quatre jours, et quand le commandant de ce navire met en liberté l’équipage d’un corsaire français qu’il a prisonnier à son bord en leur disant de débarquer où bon leur semblerait, ce gouverneur, dont nos compatriotes viennent réclamer la protection, les met en prison dans la tour, et les y tient enfermés sans leur donner aucune nourriture pendant vingt-quatre heures.

Cette fois, la mesure est comble : c’est en vain qu’Almeida affecte une grande indignation et promet de rechercher et de punir les coupables de l’agression commise dans la maison de Lannes ; c’est en vain que le gouverneur et les officiers composant la garnison de la Tour de Belem sont arrêtés et cassés ; Lannes déclare à Almeida qu’en présence de son refus de donner satisfaction à tant de griefs légitimes, il interrompt toute communication avec lui jusqu’à ce qu’il ait reçu des ordres de son gouvernement. Il prend même soin d’en avertir directement le Régent.

Voici donc une nouvelle rupture. Pour se décider à une mesure aussi grave, après la manière dont il avait été désapprouvé la première fois, il fallait que Lannes eût un sentiment bien exact de la gravité de la situation et de la confiance de Bonaparte. Heureusement, dans cette occurrence, on le soutient et on l’aide. Talleyrand l’invite à demander que des Français ne portent plus les « anciens ordres » et à réclamer satisfaction pour l’insulte faite au pavillon national. En même temps, il adresse à M. de Souza une note d’un ton tout nouveau pour appeler son attention sur « différens faits aussi peu conformes aux dispositions que Son Excellence a plusieurs fois exprimées au nom de S. A. R. le Prince Régent, qu’ils sont peu compatibles avec les égards que les gouvernemens se doivent entre eux. »

D’où vient-il, ce changement de langage si complet dans le fond comme dans la forme ? Probablement de l’initiative même de Bonaparte, que Talleyrand accompagne en ce moment dans son voyage en Belgique, et qui, dans ce contact plus étroit, communique directement à son ministre des Relations extérieures la force de sa pensée et la netteté de son style. Puis, lors de la première rupture de Lannes avec la Cour de Lisbonne, la paix durait encore avec l’Angleterre et, désireux de la maintenir, Bonaparte sacrifiait volontiers à cette préoccupation le souci des réclamations de son représentant, pour légitimes qu’elles fussent. Aujourd’hui, c’est de nouveau la guerre avec la Grande-Bretagne, donc, plus de ménagemens à garder. Au contraire, il faut, d’une part, que les ports du continent soient fermés aux vaisseaux anglais ; que, de l’autre, partout où le nom anglais et le nom français sont en lutte, ce soit le français qui triomphe. Et à Lisbonne, le conflit est aigu.

C’est un courrier anglais qui arrive de Madrid apportant la nouvelle que l’Espagne a promis à l’Angleterre de maintenir sa neutralité et d’opposer, s’il le fallait, la force à la force. Ce sont les arméniens du Portugal, ses préparatifs de défense qui continuent toujours, Ce sont les émigrés qui reprennent courage ; ceux mêmes qui ont été rayés de la liste en France et ont été autorisés à y rentrer, quand ils sont de retour à Lisbonne, se font présenter chez Almeida par Coigny comme serviteurs de Louis XVIII. Le marquis de Novion, que sa fermeté et son intégrité ont rendu odieux aux Fidalgos, a été mis en prison, parce que ses hommes ont eu une rixe avec ceux d’un régiment de ligne. Et ce n’est qu’un prélude : la « faction anglaise » n’hésite pas à viser plus haut ; c’est au Régent même qu’elle essaie de s’attaquer. Nous allons voir comment cette tentative de coup d’État militaire, avorté piteusement aboutit à la ruine de ceux qui l’ont préparé.


VIII

L’armée portugaise, dont les auteurs de la tentative en question auraient voulu faire l’instrument de leur pronunciamiento, comprenait en 1797 environ 20 000 hommes d’infanterie, 4 000 de cavalerie, plus 25 000 hommes de milice. Chefs nuls, officiers mal instruits et ignorans, si peu considérés qu’avant les réformes du comte de la Lippe, on les voyait servir comme domestiques à la table des grands, — soldats disciplinés et sobres, mais mal payés, mal nourris de pain, de sardines et de mauvais vin, recrutés de force pour la vie entière et souvent si misérables qu’ils demandent l’aumône dans la rue, même quand ils sont de faction.

À Lisbonne, il y avait, comme garnison, les régimens d’infanterie de la Lippe et de Freire, ainsi que le régiment de cavalerie de Kay, chargés de faire le service d’honneur et d’escorte de la famille royale, qui ne possédait, en fait de garde particulière, qu’une centaine de hallebardiers portant habit bleu et écarlate, galonné d’or.

Lannes assure que l’événement avait été préparé de longue main et ne tendait à rien moins qu’à mettre le Régent en tutelle, ou même à lui ravir le trône. Depuis longtemps, un certain nombre de membres de ces grandes familles si durement traitées quarante ans auparavant par le ministre réformateur Pombal, et si opposées à tout ce qui représentait l’esprit du XVIIIe siècle, à la France par conséquent, se réunissaient sous prétexte de former une société anti-maçonnique. Le duc de Sussex s’était mis à leur tête, non, sans doute, par aversion pour la maçonnerie, fort à la mode alors en Angleterre, mais par haine contre la France. Lannes l’accuse d’avoir eu pour but de se faire donner le commandement de l’armée portugaise, qu’il sollicitait en vain de la Cour, de forcer la main au Régent, et de faire ainsi du Portugal un « . simple gouvernement anglais » tout comme Beresford réussit à le faire après l’évacuation française.

Le marquis d’Alorna, chef de la légion du Prince Régent, et le maréchal de camp Gomez Freire, chef du régiment de ce nom qui faisait partie de la garnison de Lisbonne, et ennemi juré de la France, étaient les instrumens du complot, les « aides de camp » du duc de Sussex.

Mais il fallait une occasion : on imagine de rétablir un jour de fête aboli depuis dix ans, pour avoir un prétexte de réunir et d’armer le régiment de Gomez Freire, dans le quartier duquel la fête se célébrait. Nous avons dit que les forces de police de la ville étaient sous le commandement du marquis de Novion, émigré français, d’un caractère et d’une intégrité auxquels Lannes rend un hommage mérité. Comme il s’était rendu avec ses hommes sur le lieu de la fête pour y maintenir l’ordre, les soldats de Gomez, sous prétexte qu’ils entendent se charger eux-mêmes de ce soin, engagent une rixe avec la police, et font feu sur Novion dès qu’il paraît ; on leur avait, en effet distribué des cartouches à balles. La légion d’Alorna accourt au secours des soldats de Gomez, et un combat sanglant entre la troupe et la police laisse dix tués et vingt-six blessés sur le carreau.

Au milieu du tumulte, le duc de Sussex lui-même apparaît, et, prenant le parti de Gomez Freire, l’emmène avec lui chez Dom Joaö. Il ne néglige pas non plus de se rendre au quartier des soldats, de leur faire distribuer des vivres et de s’enivrer avec eux. Mais le vent a tourné ; car, le lendemain, les rixes ont beau recommencer partiellement et faire de nouveau plusieurs victimes, le Régent s’est prononcé : Gomez Freire est arrêté chez le duc de Sussex, et enfermé à la Tour de Belem ; son régiment est envoyé en province, la légion d’Alorna va également quitter Lisbonne et on parle de se saisir de son chef ; des perquisitions ont eu lieu, et, chez une intrigante, la baronne d’Oyenhausen, « on a trouvé des papiers compromettans pour les Fidalgos. »

Bien que l’alerte ait été vive, le Régent n’ose encore donner des ordres à son ministre des Affaires étrangères, qu’il sait dévoué à la cause britannique, ni sacrifier Almeida, comme le lui demande le Premier Consul. C’est donc une voie détournée qu’il emprunte, et un simple chambellan de service, le comte da Ega, sera son intermédiaire secret auprès de Lannes. Le 15 thermidor (3 août 1803), ce personnage écrit au ministre de France une lettre secrète pour lui déclarer que le Régent « désire se prêter efficacement à ce que Votre Excellence soit l’instrument qui fasse jouir ses sujets de la paix et de la tranquillité éventuellement existantes. »

Cette phraséologie embrouillée revient à dire que Dom Joaö veut reprendre par une voie détournée les relations que Lannes a interrompues avec le gouvernement portugais. À cela, Lannes répond carrément par un refus ; il rappelle les progrès de l’influence anglaise, — un corsaire britannique n’est-il pas venu encore l’autre jour dans le port de Faro avec une prise française, une polacre de Marseille ? — les attaques dont sa maison a été l’objet, la tentative de coup d’État militaire exécutée par le duc de Sussex ; il ne reprendra donc les relations que lorsque Son Altesse Royale « aura jugé à propos de se soustraire elle-même au joug que lui imposent les ennemis de la France. »

Le Régent est bien obligé de s’engager davantage ; il envoie au général le comte da Ega, qui a un entretien avec lui, mais dans une maison tierce, pour ne pas éveiller les soupçons (1er fructidor, 19 août). Lannes réclame toujours des actes, et non des paroles : que le comte da Ega vienne publiquement chez lui, porteur des propositions du Régent et on verra à les discuter. Le Prince hésite encore à se compromettre en envoyant Ega à la légation. « Donnez-nous encore quelque délai, mon cher général, écrit le chambellan ; les affaires compliquées se terminent, mais elles demandent du temps. »

Mais Lannes ne veut plus accorder de délais. Le 4 fructidor, il se résout à brusquer les choses, et il écrit directement au Régent que, déterminé à quitter Lisbonne, il prie S. A. R. de donner des ordres pour qu’on lui expédie des passeports. C’est la dernière carte qu’il joue : sera-t-il pris au mot comme la première fois, et, dans ce cas, que décidera le Premier Consul ? Questions bien troublantes qu’il dut se poser en écrivant sa lettre à Dom Joaö ; questions qui ne devaient pas, heureusement pour lui, rester vingt-quatre heures sans réponse. Le lendemain, en effet, 5 fructidor, paraît un décret du Régent nommant Almeida ambassadeur à Vienne ; le même décret attribue le portefeuille de la Guerre au comte d’Anadia, et celui des Affaires étrangères au Aricomte Pinto de Balsemaö. C’est la victoire pour Lannes : la victoire après un long et pénible combat.

Certes, elle est bien due à sa ténacité ; mais si le Régent s’est enfin déterminé à renvoyer le ministre qu’il a réussi à ne pas sacrifier une première fois aux exigences de Bonaparte, c’est que celui-ci, dans le cas présent, a agi lui-même sur le Régent et, par Talleyrand, sur le ministre de Portugal à Paris.

L’affaire des soixante-huit prisonniers français retenus dans les cachots de la Tour de Belem a irrité le Premier Consul au plus haut point. De Namur, où il se trouve au moment où cette nouvelle lui parvient, il écrit coup sur coup à Talleyrand, « de remettre une note forte à M. de Souza pour vous plaindre du commandant portugais qui a retenu les soixante-huit Français plusieurs jours sans leur donner des vivres et a ajouté à leur malheur celui de les mettre en prison, et pour lui faire comprendre qu’en écrivant au ministre de la République, il prenne un stile (sic) plus conforme à la décence ; que l’on arme en Portugal ; qu’il y a de l’impudence à dire que le général Lannes n’a pas été attaqué ; que je ne puis voir dans toutes ces menées et dans les mauvais traitemens faits aux agens de la République que la haine de M. d’Almeida et des autres ministres ; que je suis instruit que le Portugal a donné 200 000 francs à des Chouans et autres rebelles ; que j’attends une prompte satisfaction pour ce brigandage ; que j’approuve la conduite du ministre de France dans cette circonstance ; que si le Portugal ne fait pas une sévère punition du commandant qui a osé retenir les soixante-huit prisonniers français en captivité, je serai obligé de considérer le ministère portugais, non comme gouverné par le Prince, mais par l’influence anglaise ; que je demande l’arrestation de Coigny et de tous les hommes qui favorisent le brigandage en France. »

Il fait plus. Comme s’il doutait de l’ardeur de son ministre, le lendemain, il écrit directement au Régent la lettre suivante, datée de Namur : « Je n’ai cessé de faire connaître à Votre Altesse Royale l’intention où je suis de vivre en bonne harmonie avec elle. Cependant, tant que M. d’Almeida, tout dévoué à l’Angleterre, sera en place dans la position actuelle où l’Angleterre fait une guerre injuste à la France, je ne puis m’empêcher de faire sentir à Votre Altesse Royale qu’il m’est impossible de considérer le Portugal comme puissance neutre ou amie, s’il n’est gouverné par Votre Altesse Royale, et non par des ministres tout à fait anglais qui ne cessent de se porter aux plus grands abus contre le commerce français ; et qui, même aujourd’hui, recommencent de nouveau et avec effronterie à se comporter de manière à attirer sur l’État de Votre Altesse Royale les plus grands des malheurs.

« Le ministre de la République a été insulté deux fois de suite à Lisbonne et sa sûreté y est journellement compromise, conduite qu’on cache à Votre Altesse Royale, et dont je suis obligé de me ressentir. Soixante-huit Français, débarqués en Portugal, au lieu d’être accueillis comme devraient l’être des Français, ont été jetés en prison et traités avec la plus grande barbarie.

« Votre Altesse Royale ne pense pas que je puisse rester spectateur indifférent de tant d’insultes réitérées. Si elle veut que je regarde le Portugal comme ami, elle chassera de son Cabinet tous ces hommes dominés par l’influence anglaise, et s’entourera de véritables Portugais, animés de l’esprit de neutralité ; elle fera un exemple sévère du commandant qui a osé attenter à l’amitié qui unit les deux nations. Certes, le peuple français n’a jamais souffert d’insultes.

« J’attends la réponse de Votre Altesse Royale. J’espère qu’Elle me convaincra que j’ai affaire au gouvernement portugais et non à des ministres dominés et asservis par le gouvernement anglais. »

La lettre de Bonaparte et la note forte de Talleyrand à Souza sont parvenues probablement à Lisbonne vers le 21 ou 22 août ; les dates concordent bien, puisque la disgrâce d’Almeida est du 23 ; c’est la lecture de ces documens qui a décidé le Régent, déjà très ébranlé par les instances de Lannes et très effrayé par la tentative de coup d’État militaire.

Le lendemain même du jour où paraissait le décret nommant Almeida ambassadeur à Vienne, Lannes était reçu à Queluz par le Régent. En entrant au palais, il aperçut son collègue Fitz-Gerald qui s’éclipsa en le voyant. Le Prince le reçut très longuement, poussant les témoignages de sa confiance et de son estime aussi loin que pouvait le désirer son interlocuteur, assurant que Souza ne tendrait plus qu’à une étroite union avec la France.

Le duc de Sussex lui-même faisait dire à Lannes par un tiers qu’il était plein d’estime pour lui, et qu’il voyait avec peine le général ne pas chercher à répondre aux saluts « qu’il affectait de vouloir bien lui faire en public. » Lannes, plein de joie et d’orgueil, pouvait écrire, en terminant sa dépêche : « Heureux, dans la carrière où je me trouve, d’avoir rencontré l’occasion de vaincre encore des ennemis de la France, j’attendrai que le Premier Consul cueille dans sa sagesse les fruits de la victoire, et je me flatte de lui offrir au moins un gage éclatant de mon dévouement à mon pays et à mon gouvernement. »

Le départ d’Almeida inaugurait un heureux changement de procédés envers la France. Car, voici que Coigny, Vioménil et un autre émigré, dont il avait demandé l’expulsion, reçoivent l’ordre de quitter le Portugal ; le gouverneur de Belem est arrêté, et l’on promet de fermer tous les ports aux navires anglais. Le Régent, dans un entretien avec le général, s’engage même, dès qu’il aura connaissance de l’entrée de nos troupes en Espagne, et de la rupture avec cette cour, qu’il considère comme inévitable, à s’unir à nous à l’instant même contre les Cabinets de Londres et de Madrid. Il mettra tous ses moyens à la disposition du gouvernement français, et il marchera en personne avec l’armée portugaise.

De la froideur précédente à cette offre actuelle, non seulement d’amitié mais de coopération militaire, quel prodigieux changement : pour l’expliquer, rappelons-nous qu’à ce moment, la situation était extrêmement tendue entre Paris et Madrid ; on se demandait même si la France ne serait pas obligée d’entrer en Espagne pour punir cette puissance de ses hésitations à se déclarer contre l’Angleterre. Or, la pensée d’une intervention militaire de la France dans la péninsule troublait profondément Dom Joaö : allié aux Français, il pouvait escompter la possibilité, la certitude même d’une revanche sur ses voisins ; alors que, neutre dans le conflit, il risquait de voir les belligérans s’arranger à ses dépens. Tout le pousse donc, dans cette hypothèse, à embrasser la cause de la France. Aussi comble-t-il son représentant de toutes sortes de marques de faveur : il lui offre, notamment, d’être, avec la princesse, parrain et marraine de son dernier enfant. Un Bragance et une Bourbon tenir sur les fonts du baptême le fils de l’ancien apprenti teinturier de Lectoure : quelle vanité n’en eut pas été grisée ! mais, chez Lannes comme presque chez tous les grands soldats de cette époque héroïque, ce n’est pas de la vanité, c’est un orgueil grandiose qui s’exprime avec cette pointe de jactance gasconne que nous connaissons déjà : « En retour de ces engagemens positifs du Régent, écrit-il, je lui ai promis de présenter Mme Lannes à la Cour (il est probable que Mme Lannes avait dû à sa dernière grossesse de ne pas y paraître encore), et j’ai consenti à ce que le Prince et la Princesse tinssent notre dernier enfant sur les fonts du baptême. Il veut donner beaucoup d’éclat à ces cérémonies, et je m’y prête avec plaisir, parce qu’elles ajouteront beaucoup à l’influence et à la considération des Français en Portugal, et parce que je ne doute pas que les Anglais n’en jettent les hauts cris. »

Le baptême eut lieu quelques jours plus tard avec toute la solennité possible. Le Prince et la Princesse s’y trouvaient en personne, « honneur qui n’a jamais été rendu, en Portugal, qu’aux princes du sang. » Le ministre britannique sentit que c’était un coup direct porté à son influence ; il rassembla la factorerie anglaise, et lui déclara qu’il n’y avait plus rien à espérer. Plusieurs maisons de commerce anglaises se disposèrent à partir, et lord Fitz-Gerald, ayant demandé une audience, ne put l’obtenir, le Prince s’étant, suivant son habitude dans les cas difficiles, réfugié à Mafra. Les rôles étaient, cette fois, heureusement intervertis.

Marbot raconte tenir de Lannes lui-même que le Régent. L’avait, au moment du baptême, emmené dans la chambre où il gardait ses trésors, et que, prenant une poignée de diamans, il la lui remit en disant : « Voilà pour mon filleul, » — puis une seconde, avec ces mots : « Voilà pour la mère, » — et une troisième en ajoutant : « — Voilà pour le père. » — « Ce n’est qu’à partir de ce moment, disait le général, que je me suis senti véritablement riche. »


IX

Lannes aurait désiré pousser à bout ce succès diplomatique pour amener le Régent à conclure un traité d’alliance avec la France. Mais Talleyrand n’entend pas lui laisser la liberté de mener à sa guise la politique française en Portugal. Tout en le complimentant, il prend soin de lui marquer que tout s’enchaîne, se subordonne dans le système général des intérêts de la France et des vues de son gouvernement. La conduite que le Premier Consul voudra que nous tenions à l’égard du Portugal sera donc tracée sur ces considérations prises dans l’ensemble de nos relations actuelles avec un grand nombre de puissances, et c’est précisément de notre situation relative avec l’Espagne, telle qu’elle sera bientôt déterminée, que sortira le motif ou la détermination définitive que le Premier Consul aura à prendre à l’égard de la cour de Lisbonne. » La conclusion, c’est que Lannes ne doit rien faire pour changer cette « position ambiguë qui laisse le gouvernement portugais dans une alternative de crainte et d’espérance dont le résultat ne peut-être éclairé que par la solution de nos difficultés avec l’Espagne. »

Lannes était bien, par son caractère bouillant et généreusement emporté, l’homme le moins fait du monde pour pratiquer une politique semblable. Pour un homme de guerre, n’est-ce pas plus qu’une faute, presque un crime, quand on a remporté un avantage, de ne pas pousser à fond pour écraser définitivement l’ennemi ? En diplomatie, cela peut être souvent une erreur grave. Et, quant à s’effacer personnellement pour subordonner son action, sur un point donné, aux exigences d’une stratégie d’ensemble, on sait qu’une telle abnégation, dont profiteront peut-être des collègues rivaux, est la vertu la plus difficile à demander à un général. Aussi Lannes, continua-t-il, d’une part, à ne laisser passer aucun incident sans protester, et, de l’autre, à presser le Régent afin de l’amener à un traité d’alliance. Ce ne sont que réclamations auprès de Balsemaö, le nouveau ministre des Affaires étrangères, tantôt à cause de la présence dans le port de Lisbonne d’une frégate anglaise, dont le commandant a même osé faire faire la presse dans les rues de la ville, tantôt pour un incident de théâtre où deux Français ont été malmenés, ce ne sont que fréquentes visites chez le Régent, auprès duquel il insiste toujours en vue de le décider à une alliance offensive et défensive. Les dispositions du Prince, extérieurement du moins, paraissent d’ailleurs de plus en plus favorables. Invité par lui à Mafra, où il l’avait été déjà plusieurs fois, sans jamais accepter, Lannes s’y rend avec Mme Lannes, au moment même où les ambassadeurs d’Espagne et d’Angleterre s’y trouvent ; il y rencontre l’accueil le plus « distingué, » car le Prince l’a fait loger au palais, tandis que les autres ministres étaient relégués dans les cellules du couvent, et lui parle de son intention de remplacer, à Paris, M. de Souza par le comte de Garqui, qui « a pris l’engagement formel, de suivre une conduite conforme aux vues du gouvernement français. » Enfin, Dom Joaö accorde une indemnité de 200 000 francs à la famille du Français Mathevon, déporté et dépouillé par Pina Munique pendant la dernière guerre, et dont les fils sont au service de la République.

Ainsi Lannes avait réellement pris sur l’esprit du Régent une influence très profitable à nos intérêts : sa franchise, sa loyauté, avaient conquis peu à peu la sympathie de ce prince timide et méfiant.

Cependant Talleyrand lui réservait une déception nouvelle. Il venait de signer à Paris avec l’Espagne un traité de neutralité aux termes duquel celle-ci achetait par un subside en argent, équivalant aux obligations qu’elle s’était imposées à Badajoz, le droit de rester neutre dans le conflit avec l’Angleterre. Bonaparte, ayant besoin de fonds pour la guerre, a eu l’idée de monnayer, pour ainsi dire, son traité d’alliance avec Charles III. La même pensée lui est venue pour le Portugal, et Talleyrand n’a rien trouvé de mieux que de charger l’Espagne, comme intermédiaire et médiatrice, d’amener le Portugal à adhérer au traité quelle vient de signer avec la France. Le 23 octobre 1903, le chevalier d’Azara, ambassadeur d’Espagne à Paris, confie à son collègue M. de Souza, que les instructions du Premier Consul « sont de forcer le Portugal à prendre parti contre l’Angleterre, et que, pour cela, il a déjà rassemblé sur les frontières une armée prête à agir. » Sa Majesté Catholique « s’est engagée formellement à employer ses bons offices et sa médiation auprès de la cour de Lisbonne pour que celle-ci conclue un traité pareil à celui que Sa Majesté vient de faire avec la France. »

Lannes ignorait tout, quelles ne sont donc pas sa stupeur et sa fureur, lorsque son collègue d’Espagne lui annonce, avec la conclusion du traité franco-espagnol, la nouvelle de la médiation de l’Espagne entre la France et le Portugal. « S’il en est ainsi, écrit-il, je demande mon rappel au retour du courrier, déterminé, s’il ne venait pas, à le prendre moi-même. » Et, attaquant en face Talleyrand, il ajoute : « Après tout ce que j’ai fait ici, je me déterminerais encore à supporter le désagrément de me voir ravir le fruit de mes efforts, si je croyais que cette résolution pût venir du Premier Consul ; je sais depuis longtemps que de pareils traitemens ne peuvent me venir de lui. »

Pour mettre le comble à l’amertume du malheureux général voici que, deux jours plus tard (le 15 brumaire), après l’avoir informé du traité et de la démarche d’Azara, Balsemaö lui mande que le Régent, ne voulant point répondre à l’ambassadeur d’Espagne avant d’avoir communiqué au ministre de France une nouvelle aussi importante qu’inattendue, désire connaître, préalablement, ses sentimens à cet égard.

La correction de ce procédé rend encore plus cruelle pour le général la manière dont Talleyrand le tient à l’écart ; il ne le lui cache pas : « J’ai le droit d’attendre, citoyen Ministre, que vous ne me contesterez pas le privilège d’achever mon ouvrage et de mériter l’estime et le respect que la nation portugaise tout entière ne cesse de me manifester en attachant mon nom au traité qui doit assurer sa tranquillité. C’est une ambition trop noble que celle de concourir à la paix d’un peuple pour qu’on y renonce facilement, et je ne crains pas de vous ajouter, citoyen Ministre, qu’elle appartient surtout à ceux qui ont acheté au prix de leur sang le droit de la mieux apprécier. »

Dans les lettres privées, son amertume s’épanche encore avec plus de violence, si c’est possible. C’est ainsi qu’il écrit à son beau-père : « Je n’ai d’abord reçu aucun avis du traité avec l’Espagne. Je n’en suis pas étonné : Talleyrand a voulu perdre ce pays-ci et me compromettre. Heureusement que je n’ai rien fait de tout ce qu’il m’avait dit de faire. J’espère que le Premier Consul chassera ce ministre qui le déshonore ainsi que son gouvernement. Du reste, mon ami, je suis bien décidé à donner ma démission, si je ne reçois pas une entière satisfaction de la part du Premier Consul. T… a dit à M. de Souza : « Vous pouvez dire à votre gouvernement de regarder la mission de Lannes comme nulle. Toutes les affaires se traiteront à Paris, etc. » J’attends avec impatience la réponse à mon dernier courrier. Si elle n’était pas comme je la demande, j’envoie ma démission, même celle de militaire. »

La position devient pour lui, non seulement embarrassante, mais vraiment pénible. Le Portugal, si longtemps hostile à notre influence, offre de s’engager avec nous, et celui qui a opéré ce changement est sans instructions et sans pouvoirs pour répondre à ces avances. Il a essayé d’abord de gagner du temps, pour permettre aux uns et aux autres de lui parvenir ; mais, ne recevant rien de Paris, pressé par Balsemaö, désireux de ne pas perdre le fruit de ses efforts, il se décide à ouvrir les négociations, sans y être, il faut bien l’avouer, autorisé en aucune façon, et profite de ce que le Portugal préfère une entente directe avec la France à la médiation espagnole pour lui proposer les conditions suivantes :

Paiement par le Portugal de 25 millions dont 12 dans les six mois (avec faculté d’offrir en partie des denrées ou des marchandises), et les 13 autres, de mois en mois. Introduction en Portugal des soieries, dentelles, bijouteries, vins, eaux-de-vie et tous autres articles prohibés ; diminution des droits d’entrée sur les autres articles, — règlement par un mode général de toutes les réclamations particulières ; extension des privilèges réservés aux Français, aux citoyens des Républiques italienne et helvétique, — renvoi de tous les officiers supérieurs étrangers de terre ou de mer, diminution des droits perçus en France sur les cotons et les cafés du Brésil, — médiation du Premier Consul entre la Cour portugaise et le Dey d’Alger avec lequel elle était en difficultés.

Lannes s’est trop hâté, car, juste à ce moment, le Premier Consul s’est décidé à lui rendre la direction de la négociation. Le 2 frimaire an XII, il lui fait envoyer des pleins pouvoirs avec les instructions nécessaires pour signer une convention qui doit être secrète : comme base, Lannes prendra l’article 7 du traité de neutralité franco-espagnol ; l’Espagne s’y est engagée à obtenir du Portugal un subside d’un million par mois ; en échange la France reconnaîtra la neutralité du Portugal. Saisissant cette occasion de répondre aux récriminations personnelles de Lannes, Talleyrand ajoute : « Quant à ce qui regarde mon ministère, je vois, en relisant votre lettre du 16 brumaire, que je suis dispensé de mettre aucun intérêt à la réfutation de ce qu’il vous plaît d’alléguer contre l’administration dont le Premier Consul m’a chargé. Ce qui m’importe et doit m’importer à cet égard, c’est de connaître ses intentions et de m’y conformer ; en lui soumettant votre dépêche du 16 brumaire, j’ai appris de lui que je les avais connues et exactement remplies. »

Les prétentions de Lannes, qui dépassaient celles de Bonaparte, avaient paru très dures au gouvernement portugais : car celui-ci avait évidemment cru trouver, en s’adressant à lui, des conditions plus douces que celles dont l’Espagne se faisait l’interprète et il en rencontrait de plus rigoureuses. En pareille occurrence, que faire, sinon gagner du temps ? Aussi, à l’Espagne qui le presse, le Régent répond-il qu’il ne connaît ni le traité, ni les conditions qu’il renferme, soit pour y adhérer, soit pour en faire un autre pareil. À Lannes qui le harcèle, très inquiet de savoir si on a déjà conclu quelque accord, il déclare qu’il a dû envoyer un courrier à Madrid pour se renseigner, qu’il n’a passé on ne passera aucune convention sans la lui « participer » et sans répondre ainsi à ses sollicitations amicales. Dans cette tortueuse négociation, tout le monde se plaint, Lannes, le Régent, son ministre à Paris. Ce dernier ne vient-il pas d’apprendre qu’il était question de le remplacer ? Abandonné depuis trois mois sans nouvelles, tenu hors des pourparlers après avoir été l’objet des premières ouvertures, il gémit, et prie Talleyrand de demander au Premier Consul si celui-ci réclame, en effet, son rappel.

C’est Lannes qui a demandé et presque obtenu ce rappel. Talleyrand lui fait bien sentir qu’il n’avait pas qualité pour cela : « Le Premier Consul, ayant voulu savoir si on avait pu penser à Lisbonne qu’il désirait le rappel de M. de Souza, a demandé à voir ma correspondance, et il s’est assuré, par vos lettres, que vous n’aviez point fait de démarches à cet égard, et par les miennes, que vous n’aviez pas été autorisé à en faire.

« Mais, en s’arrêtant sur la suite de vos dépêches, il a remarqué que quelques-unes d’entre elles, et surtout celles des 13, 16 et 20 brumaire, étaient sans mesure dans la forme et sans motif fondé quant aux objets que vous aviez eus en les écrivant. Il a voulu que ces lettres ne restassent pas dans les cartons de mon ministère, et il m’a chargé de vous dire qu’il désirait que la trace n’en restât pas dans ceux de votre légation. »

Quoi qu’il en soit, la négociation, réduite à la seule question des subsides, n’avançait guère. Les Portugais avaient été d’abord très effrayés à la nouvelle que l’armée française, rassemblée pour envahir l’Espagne, au cas où cette puissance ne se déclarerait pas contre l’Angleterre, allait être employée contre eux-mêmes. Une fois assurés que l’Espagne avait pris le parti de la neutralité, et que les Français se disloquaient, avertis en même temps que l’empereur de Russie s’était déclaré opposé à toute entreprise contre leur pays, ils avaient repris courage et cherché d’abord à gagner du temps. Balsemaö dispute le terrain pied à pied ; pour qu’il cède, il faut que Lannes, impatienté, finisse, le 25 frimaire, par exiger une réponse, refus ou signature, dans la journée, terminant par ces paroles menaçantes qu’il n’était du reste pas autorisé à prononcer : « C’est aux ministres de Son Altesse Royale à voir s’il convient au Portugal de courir, sans aucun appel, les chances d’une guerre contre la République française. »

La menace produit son effet : deux jours après, le 27 frimaire (19 décembre), la convention est enfin signée : subside de 16 millions, payable de mois en mois, à partir du 9 frimaire) (1er décembre), — maintien des clauses commerciales, avec réciprocité de la part de la France, et de celles relatives au règlement des réclamations, et aux citoyens des républiques italienne et helvétique, — maintien de la neutralité du Portugal, — médiation de la France entre le Portugal et le Dey d’Alger. Lannes n’a cédé, en somme, que sur le chiffre et le mode de paiement de l’indemnité (mais en se tenant dans les limites de ses instructions) et sur le renvoi des officiers étrangers au service du Portugal. Seulement il a donné peu de précision aux clauses commerciales, et, avec son inexpérience de soldat à peser les mots, et à apprécier leur valeur relative, laissé les Portugais introduire, au lieu de l’expression « reconnaître, » celle de « maintenir » la neutralité du Portugal, ce qui change bien les choses, et engage Bonaparte plus qu’il ne le veut. Il s’est même laissé suggérer par les Portugais l’idée d’une intervention de la France pour leur faire restituer par l’Espagne la place d’Olivença, cédée au traité de Badajoz.

Lannes triomphe, peut-être avec un peu de naïveté ; mais il faut se représenter les difficultés de cette longue et pénible négociation, les alternatives de confiance et de réserve de la part du Régent, d’empressement et de mauvaise foi de celle des ministres, les intrigues de l’Angleterre et des émigrés. Pour Lannes, qui ne serre pas les choses de très près, l’ensemble du traité lui paraît avoir à la fois « un caractère utile et imposant : un subside n’offre jamais qu’une utilité momentanée ; les autres articles que j’ai voulu y ajouter sont bons pour tous les temps et deviennent un monument national que les soins du gouvernement peuvent et doivent consolider et aggraver… Je recevrai par la ratification du Premier Consul la plus douce récompense de mon zèle pour les intérêts de mon pays, et de mon dévouement à sa gloire personnelle. »

Hélas ! ce n’est pas une ratification à son traité que Lannes va recevoir de Paris. Car Talleyrand ne se résigne pas si facilement à voir lui échapper la direction des pourparlers qu’il aurait voulu mener lui-même par l’entremise et la médiation de l’Espagne. Mais, puisque Lannes a décidé la Cour de Lisbonne à préférer de conclure un traité formel, « dans le fait, ajoute assez dédaigneusement le ministre des Relations extérieures, il importe peu à la France que le subside et la neutralité du Portugal soient déterminés de cette manière ou de toute autre. » Il passe sur les attaques de Lannes, sur « cette étrange polémique, » et s’arrête au seul point qui paraisse exiger une décision du Premier Consul. Ce seul point, c’est un projet de traité destiné à être envoyé à Lannes pour servir de base aux négociations, mais qui ne lui a jamais été expédié : une annotation en fait foi.

Le ressentiment de Lannes ne recule pas devant les accusations les plus graves ! « Vous serez sans doute bien indigné, mon ami, écrit-il à son beau-père, de toute cette intrigue ; outre les avantages qu’elle fait perdre à la République, elle attaque mon honneur. Le ministre des Relations a eu deux millions pour lui ; aussi a-t-il mis l’intérêt de la République de côté. Vous verrez le traité que j’avais fait, et les avantages que j’avais obtenus pour notre commerce ; je compte cependant qu’on sera obligé d’en finir ici par mon canal. »

La vengeance de Talleyrand n’en sera que plus raffinée et plus complète. Il ne reprochera pas à Lannes les étranges procédés que celui-ci a employés à son égard, mais il obtient l’ordre du Premier Consul de faire savoir au ministre de France à Lisbonne que la convention du 27 frimaire « ne remplissait pas ses vues. » Suit une critique détaillée et impitoyable de cette convention dont Lannes avait éprouvé tant de fierté : les avantages commerciaux ne sont qu’hypothétiquement assurés, puisque le tarif des importations reste à déterminer (et il faut bien avouer que cette objection était tout à fait fondée), — le mot « reconnaître » la neutralité du Portugal aurait suffi, celui de « maintenir » est inutile, — enfin l’article 9 (celui de la médiation française entre le Régent et le Dey d’Alger) suffirait seul à empêcher la ratification. On envoie donc à Lannes deux projets de traité, qui devront servir de base à ses négociations : l’un, c’est l’exécution de l’article 7 de la convention de subsides avec l’Espagne, — l’autre, c’est la convention du 27 frimaire modifiée et rectifiée selon les intentions du Premier Consul, c’est-à-dire en demandant l’exemption de tout droit d’entrée sur nos importations.

Cette désapprobation est pour Lannes un véritable coup de massue ; mais, obéissant à ses instructions, il se rend à Queluz, et donne lecture au Régent des deux projets de convention. Celui de la médiation espagnole produit sur Dom Joaö une impression que « rien ne peut détruire. » Reste alors la seconde combinaison ; mais cette exemption de tous droits serait la perte du Portugal, puisqu’il ne pourrait l’accorder à la France sans l’accorder aussi à l’Angleterre ; et, dans ce cas, comme presque toutes ses ressources proviennent des douanes, et qu’elles ne produiraient pour ainsi dire plus rien, ce serait la ruine, par suite l’impossibilité de payera la France le subside qu’on exige de lui. Il réplique donc qu’il voit bien qu’on veut le forcer à se retirer en Amérique et « qu’il s’attachera, s’il le faut, à cette ressource qui lui sera commandée un peu plus tôt, un peu plus tard. »

Le lendemain de cet entretien, Joaö fait renouveler son refus par Balsemaö, et Lannes, n’étant pas autorisé à modifier ses instructions, ne peut qu’en solliciter de nouvelles. Seulement ce n’est pas à Talleyrand, c’est à Bonaparte lui-même qu’il les demande, et cela lui permet une attaque à fond contre son adversaire : « Il est bien cruel pour moi, citoyen Premier Consul, de voir, et d’une manière aussi évidente, que mes efforts sont traversés par l’inimitié personnelle du ministre sous la direction duquel je me trouve… Le dévouement que je n’ai cessé de manifester pour votre personne, que j’ai consacré par tant de zèle, que j’ai tant de fois scellé de mon sang, attendait, permettez-moi de le dire, une récompense plus douce… Si je dois faire prévaloir sans réserve l’un des deux projets qu’il m’a adressés, je me vois dans l’impossibilité d’y réussir, et, dans tous les cas, je vous prie de m’accorder mon rappel par le retour de mon courrier. »

La dépêche de Lannes, qui nous paraît si insolite dans la forme et si imprudente dans le fond, va produire cependant de l’effet sur l’esprit du Premier Consul ; car, voici Talleyrand qui se relâche de ses rigueurs ; s’il critique encore la convention du 27 frimaire, c’est, du moins, en termes modérés, et il propose maintenant d’en corriger simplement le texte, et non de le remplacer par un autre. On mettra « qu’en aucun cas, les productions françaises ne supporteront une taxe plus forte que la taxe imposée aux marchandises de même nature ou analogues, importées par les négocians des puissances les plus favorisées. » On remplacera le mot « maintenir » la neutralité du Portugal par le mot « reconnaître, » — on supprimera l’article relatif à la médiation de la France auprès du Dey d’Alger. Telles sont les modifications que Lannes est chargé de faire accepter au Régent, les deux projets antérieurs étant tous deux retirés. Ce nouveau texte est accepté, non sans quelques difficultés, par le Régent ; mais enfin, Dom Joaö cède, et le traité, envoyé aussitôt à Paris, reçoit le 15 germinal an XII (5 avril 1804), l’approbation du Premier Consul. La ratification ne tarde que de quelques jours ; Lannes la reçoit avec une lettre de Bonaparte pour le Régent qu’il a l’ordre de lui remettre en audience particulière.

En somme, c’était un succès et un grand succès pour Lannes, car le traité définitif était, à peu de chose près, celui-là même qu’il avait signé le 27 frimaire. Certes, les modifications introduites par Talleyrand avaient leur valeur ; mais on ne peut comprendre que par un effet de son animosité contre Lannes sa dureté des critiques qu’il adresse tout d’abord à l’œuvre du ministre de France à Lisbonne. Si elles sont fondées, pourquoi ne les maintient-il pas ? Pourquoi, après avoir déclaré la conventem inacceptable, propose-t-il ensuite de la modifier simplement ? C’est, dit-il, que les troupes rassemblées pour menacer l’Espagne sont dispersées, et que la France n’a plus en main ce puissant moyen d’action sur le Portugal ; c’est peut-être aussi que Talleyrand a reconnu à la réflexion qu’on pouvait et qu’on devait se contenter des concessions obtenues par Lannes, quitte à les préciser au point de vue commercial.

Lannes avait donc le droit d’écrire à son beau-père, le 18 mars 1804 : « J’ai obtenu une nouvelle signature et un nouveau traité, c’est-à-dire les mêmes articles que mon premier ; le misérable T…, au lieu d’applaudir à tout ce que je fais, m’a toujours cherché chicane ; mais je crois que si le Premier Consul a le temps de réfléchir, elle restera pour lui. Au reste, j’ai fait l’impossible ; j’ai obtenu de grands avantages pour notre commerce, j’ai enterré l’influence anglaise en Portugal. »

Si la rancune subsiste, elle ne se traduit plus officiellement. Talleyrand déclare à Lannes que le Premier Consul est infiniment satisfait du zèle avec lequel il a suivi cette négociation et de la manière dont il l’a terminée. Lannes répond en priant Talleyrand « d’agréer ses remerciemens et de vouloir bien en transmettre l’expression au Premier Consul. »

Celui-ci, d’ailleurs, lui écrivit presque en même temps (16 avril) la lettre suivante, qui montre d’une manière éclatante quels étaient ses sentimens personnels et pour Lannes et pour sa conduite diplomatique.


Citoyen général Lannes, ministre de la République à Lisbonne : Je suis content du traité que vous avez fait… Je vous sais gré de l’attention que vous mettez à soutenir notre dignité et notre influence. Vous resterez encore quelque temps à Lisbonne, mais soyez tranquille, on ne frappera pas de grands coups que vous n’y soyez… Mille choses aimables à Madame Lannes. Votre affectionné

BONAPARTE.


X

Ce succès doit rester caché, puisque la convention est « secrète ; » mais d’autres incidens, ceux-là publics et connus de tous, montrent bien que, décidément, c’est la France qui l’emporte maintenant à Lisbonne. L’état de santé et l’âge avancé de Balsomaö l’ayant obligé de prendre sa retraite, le comte de Villaverde est nommé assistant aux dépêches, et c’est M. d’Araujo, ministre de Portugal à Saint-Pétersbourg, connu pour ses sentimens francophiles, qui est désigné par le Régent pour prendre le portefeuille des Affaires étrangères. On promet en même temps de réduire de moitié le chiffre des troupes. Quelques jours après, voici que M. de Seabra, jadis éloigné à cause de ses tendances favorables à la France, est rappelé d’exil et le Régent se déclare prêt à expulser tous les émigrés[3].

Le hautain représentant de la Grande-Bretagne commence à voir par des signes extérieurs combien le prestige de son gouvernement et de sa personne même commence à s’effacer devant celui de la France et du général Lannes. À un concert où il se trouve avec une quarantaine de ses compatriotes, lorsque Lannes, pour sortir de la salle est obligé de traverser l’assistance, tout le monde se lève pour Mme Lannes et personne pour lady Fitz-Gerald. « Du reste cela doit être ainsi, déclare superbement le général, et il ajoute : je ne vous parle pas de l’amitié qui existe entre le Prince et moi : je serais son enfant qu’il ne m’aimerait pas davantage. »

Le bruit court que lord Fitz-Gerald a protesté, en revanche, d’ailleurs, contre la désignation de M. d’Araujo qui, en revanche, cause beaucoup de satisfaction à Paris. Le nouveau ministre portugais des Affaires étrangères vient de s’y arrêter en venant de Russie ; le Premier Consul la reçu avec distinction, et Talleyrand se loue si fort des sentimens manifestés par d’Araujo à l’égard de la France, qu’il souhaiterait voir réunis en ses mains, comme ils l’étaient jadis en celles de Balsemaö, les portefeuilles de l’Intérieur et des Affaires étrangères.

Pour le moment, la conspiration de Cadoudal passionne tous les esprits : on veut y voir la main de l’Angleterre qu’on cherche et qu’on croit trouver partout. Ces complots n’ont-ils pas quelque ramification à Lisbonne, où tant d’émigrés ont si longtemps séjourné ? Lan nés le croit sincèrement. En effet, si Coigny, « ministre reconnu de Louis XVIII à Lisbonne, » et président d’un comité portugais aux ordres du gouvernement britannique, a été expulsé, il est encore à Gibraltar. Et Forestier, et Henry, tous deux anciens chefs de chouans, tous deux complices de la conspiration de Cadoudal, n’ont-ils pas séjourné à Lisbonne pour y recevoir des instructions et de l’argent avant de se rendre en France par les Pyrénées ? Et Caillet, « espion décidé, » qui correspondait de Lisbonne avec Perpignan et plusieurs autres places fortes ? Et le séjour prolongé du colonel Ramsay, un des agens les plus actifs de la Cour de Londres ? Avec quel zèle Lannes les signale tour à tour, en se plaignant qu’on n’accorde pas assez d’attention à ses indications !

Mais cela ne suffit pas à Lannes d’avoir donné au Premier Consul, par sa vigilance, une nouvelle marque de ses sentimens pour la personne du chef de l’État. Il veut aussi frapper l’esprit des Portugais, et tirer de ces complots mêmes un nouveau moyen de montrer son influence et de combattre ses ennemis. La tentative de Cadoudal vient d’échouer. Aussitôt il invite, pour le jour de l’Ascension, le corps diplomatique, les ministres d’État, la noblesse portugaise, tout le corps du commerce français, batave, italien et suisse et une quantité d’autres personnes distinguées, à assister à une messe solennelle et à un Te Deum que le ministre de France fait célébrer et chanter à l’église de Loreto « en actions de grâce de la découverte de la conspiration récemment tramée contre les jours du Premier Consul. » Tous s’y rendent en foule, au milieu d’un concours immense de peuple, et, malgré la présence de cette multitude, malgré l’affluence des voitures, aucun incident ne trouble l’éclat et la pompe de cette cérémonie, l’une des plus marquantes qui aient jamais eu lieu en Portugal. »

Le nonce, qui devait officier pontificalement, a été obligé par une indisposition de se borner « à se présenter comme assistant au Temple, » et s’est fait remplacer à la cérémonie par l’archevêque d’Andrinople. Des ordres ont d’ailleurs été donnés pour que ce prélat se rende à l’église dans le même appareil que si c’eût été le nonce ; vingt voitures remplies « d’un clergé nombreux et distingué l’ont accompagné. » Quand l’obscurité vient, la façade entière de l’église est illuminée et le reste pendant toute la nuit ; la porte principale est ornée d’un transparent où l’on voit, réunis, les chiffres du Premier Consul et du Régent, surmontés de cette légende : « Dieu protège la France. »

Le soir, à la Légation, souper, bal et concert, pour couronner cette fête. Mme Lannes brilla de tout l’éclat de sa beauté. Habillée à la dernière mode de Paris, elle portait une robe de satin bleu brodé d’or, assez décolletée, suivant la mode de ce moment, pour que l’on pût voir que la maternité n’avait rien enlevé à la pureté des lignes de son buste. Sa tête était ornée d’un diadème en or et en pierres précieuses, et son cou d’un collier de perles en lapis-lazuli, la couleur des colliers devant, suivant les mœurs élégantes du temps, être en harmonie avec la couleur de la robe ; des gants de peau blanche recouvraient complètement ses bras[4].

Cette journée de fête, qui commence par un Te Deum et qui finit par un bal, marque l’apothéose de la mission de Lannes : triomphe pour lui, pour tout le parti français ; désastre pour le parti anglais et pour le ministre britannique, qui témoigna même son mécontentement d’une manière un peu naïve. Ne s’avisa-t-il pas d’envoyer une note au ministre des Affaires étrangères pour demander à connaître le motif de la fête donnée par Lannes ? Le comte de Villaverde répondit naturellement qu’elle avait eu lieu « pour rendre grâce au ciel de la découverte de la conspiration tramée contre le Premier Consul, que le gouvernement anglais paraissait désavouer d’y avoir pris part, et que, sans doute, son ministre à Lisbonne ne voudrait pas l’avouer, ainsi que paraissait l’annoncer la démarche qu’il venait de faire. »

Pendant les derniers mois de son séjour à Lisbonne, la position de Lannes va être aussi enviable qu’elle l’était peu durant les premiers temps de sa mission. Au point de vue social, l’aristocratie portugaise elle-même va quitter son attitude hostile ; comme elle n’a pas voulu se risquer aux premières avances, Lannes n’a invité à son bal que les personnes qui se sont fait inscrire chez lui. Les autres se plaignent : on leur répond que si le ministre avait pu croire qu’il leur serait agréable d’être reçues chez lui, il n’aurait pas manqué de les convier ; et aussitôt toutes de se faire inscrire à la Légation ; quand Lannes donne un second bal, il les y engage et elles viennent. Méneval, de qui nous tenons ces détails, ajoute que Lannes eut même occasion d’aider de son crédit cette noblesse besogneuse, et que ses recommandations étaient toujours bien accueillies.

Mais voici que, quelques jours après, 18 mai 1804, éclatent de grands événemens. Bonaparte est proclamé empereur I Lannes, l’ancien compagnon si fidèle de Napoléon, en envoyant au nouveau souverain l’expression de sa joie et de son dévouement, saisit en même temps cette occasion pour demander son rappel, et, en effet, il a tout intérêt à ne pas prolonger son séjour à Lisbonne, et à quitter le Portugal sur le succès qu’il vient d’obtenir. Puis il se souvient, sans doute, des difficultés par lesquelles il a fallu acheter ce succès, et il sent qu’il est temps pour lui de reprendre son véritable et glorieux métier de soldat. Il le désire si ardemment qu’il n’hésite pas à intéresser son ancien adversaire à sa demande et à déclarer à Talleyrand qu’il se félicite de lui avoir « cette obligation personnelle. »

Le Régent de son côté veut être un des premiers souverains à rendre hommage à l’Empereur, et il s’occupe déjà de désigner un ambassadeur extraordinaire pour aller le lui porter ; c’est M. Lorenzo de Lima qu’il choisit ; déjà connu de Talleyrand, il s’est distingué à Lisbonne par sa conduite, comme par ses sentimens. Entendons par là sa conduite politique, mais non privée ; car, à en croire la duchesse d’Abrantès, M. de Lima représentait, ou du moins croyait représenter de la manière la plus complète le type du séducteur, tel que le XVIIIe siècle avait essayé de le peindre sous les traits du marquis de Faublas ou du chevalier de Valmont. Ne portait-il pas toujours sur lui une paire de ciseaux spécialement destinés à couper les cordons de sonnette dans les salons des femmes du monde auxquelles il allait rendre visite ?

L’empressement n’est pas moindre chez le ministre des Affaires étrangères, qui vient d’arriver à Lisbonne. M. d’Araujo fait montre envers la France de dispositions si favorables que Lannes conçoit le projet de convertir le traité de neutralité en traité d’alliance défensive et offensive : « Le Portugal pourrait mettre à notre disposition douze vaisseaux et autant de frégates ; pleins pouvoirs seraient donnés à M. de Lima pour conclure cet arrangement à Paris. »

Mais Napoléon n’entend pas pousser les choses plus loin, du moins pour le moment, il est tout entier aux questions de protocole : les lettres de créance d’abord. Puis, ce sont les présens. M. de Villaverde, en sa qualité de secrétaire adjoint au ministre des Affaires étrangères, sollicite le don d’un portrait de l’Empereur. L’archevêque d’Andrinople, qui a officié au Te Deum a reçu une magnifique tabatière et se confond en remerciemens. De son côté, le Régent charge Araujo d’envoyer à Talleyrand une tabatière garnie de diamans, ainsi qu’un solitaire dans une bague : « C’est une production de ses États, et Son Altesse Royale sera charmée que Votre Excellence regarde ce présent comme un souvenir de sa part. » D’autre part, en annonçant que Lima résidera dorénavant à Paris comme ambassadeur extraordinaire, il demande que Lannes soit maintenu à Lisbonne avec un titre égal ; et le Régent écrit personnellement à l’Empereur pour lui exprimer ce désir. »

De pareilles marques de faveur durent paraître bien douces à celui qui s’était vu précédemment accueilli avec tant de méfiance et d’hostilité. Mais en ce moment il était surtout préoccupé de se rendre à Paris pour assister au sacre de l’Empereur. Dès qu’il avait appris la proclamation de Napoléon, Lannes s’était empressé de demander un congé. Mme Lannes et ses enfans le précèdent sur la frégate portugaise, la Carlotta, désignée pour porter M. de Lima. Lui-même part le 21 juillet. Il ne reverra plus le sol du Portugal.

Pendant son voyage, finit par se résoudre sans lui, à Paris, cette question des subsides qui traînait depuis plus de trois ans. Il avait été stipulé que les paiemens seraient faits soit par Bandeira, banquier de la Cour de Lisbonne, soit par la maison Hope et C° d’Amsterdam, soit par toute autre voie. En juin 1804, on avait arrêté, avec les Hope, qu’ils verseraient un million par chaque mois des quatorze suivans ; mais, la convention portant 18 millions, cela faisait une différence de 4 millions échus avec les termes de cet accord. Sur ces 4 millions, deux furent payés à la fin de juin. Le paiement des deux autres millions en retard, plus les deux échus depuis lors, étant réclamé à Souza, l’infortuné réplique « qu’il n’a point de fonds, et qu’il ne connaît personne ayant des fonds disponibles de la part de sa Cour, applicables au paiement du subside. Heureusement Araujo a senti qu’il fallait s’exécuter. Il reconnaît que 17 millions sont encore dus (il semble qu’il ne devrait s’agir que de 16), au 1er juillet, et demande une prorogation de cinq mois vu l’état des finances portugaises. Il annonce que Bandeira va verser un troisième million, et que sa Cour s’engage à payer un million par mois à compter depuis l’échange des ratifications, « de façon que la différence consistera à payer dans les cinq mois de prorogation, les 5 millions qui devraient être payés à cette époque. » La combinaison est acceptée.

Lima et Mme Lannes ont débarqué à Lorient pour arriver à Nantes vers le 25 thermidor (13 août). Lannes est à Paris le 21 ou 22 août, et, comme l’Empereur doit aller assister à de grandes fêtes à Aix-la-Chapelle, il se rend sans retard auprès de lui.

Napoléon, depuis son arrivée dans cette ville, le 3 septembre, y a été rejoint par l’Impératrice, par Talleyrand, par plusieurs dignitaires et ministres et par une foule de ministres étrangers. Lima, qui vient présenter ses lettres de créance, est reçu avec beaucoup d’empressement et un grand cérémonial ; les carrosses de la Cour vont le chercher chez lui et l’Empereur lui fait très bon accueil.

En retrouvant Talleyrand, Lannes n’a pu s’empêcher de lui exprimer son ressentiment ; est-ce pour rendre impossible ce retour à Lisbonne qu’il redoute ? Cette fois c’est Talleyrand qui veut l’y renvoyer sans délai à cause de la rupture qui vient d’éclater entre l’Espagne et l’Angleterre. Il le charge de décider le Régent à déclarer la guerre de son côté à la Grande-Bretagne, et de proposer, pour cela, à la Cour de Lisbonne de conclure un nouveau traité d’alliance, ainsi qu’un plan combiné d’opérations militaires.

Mais Lannes résiste, bien que Napoléon lui accorde ce titre d’ambassadeur que le Régent avait sollicité pour lui[5] ; et que Talleyrand lui envoie ses nouvelles lettres de créance avec les paroles les plus aimables : « Sa Majesté a voulu, en cette occasion, vous donner une nouvelle preuve de satisfaction et de confiance dont je me fais un plaisir d’avoir à vous écrire le témoignage. »

Tout le mois de nivôse se passe ; Lannes est toujours en France : ses efforts sont enfin couronnés de succès, car un rapport de Talleyrand à l’Empereur, daté du 4 pluviôse (24 janvier) » constate que Lannes est autorisé à ne pas retourner à Lisbonne, et propose de lui donner comme successeur le général Junot. Il va reprendre ce rôle de général illustre et de soldat héroïque dont le dernier acte sera la mort glorieuse que lui réserve le champ de bataille d’Essling.

Par décret du 22 mars 1805, il était nommé chef du 4e corps d’armée à l’armée des Côtes de l’Océan : on désignait ainsi les troupes rassemblées à Boulogne pour envahir l’Angleterre, et qui allaient être envoyées sur le Danube pour vaincre l’Autriche. Fitte ne devait pas non plus retourner à Lisbonne ; il y était remplacé par M. de Rayneval, secrétaire de légation à Pétersbourg, qui devint dans la suite un diplomate célèbre. D’autre part, M. José Maria de Souza, le ministre de Portugal à Paris, avait pour successeur M. de Lima, l’ambassadeur extraordinaire au sacre de Napoléon.

« Lorsque le général Lannes revint en France, » dit Méneval, « il était en mesure de disposer du Portugal au gré de Napoléon… ainsi, l’impétueuse susceptibilité de notre ambassadeur servit plus à la cause de la France que la souplesse d’un diplomate consommé. » Si Lannes, à la fin de sa mission, était en mesure, non de disposer du Portugal, mais d’y exercer une influence prépondérante, le mérite en revenait peut-être moins à son action personnelle qu’au prestige de Napoléon. Mais, ces réserves faites, il n’en demeure pas moins exact qu’il avait réussi. À ne considérer que les résultats, la situation de la France en Portugal était, sans conteste, bien autrement favorable en 1805 qu’en 1801, bien que, dans l’intervalle, aucune nouvelle victoire ne fût venue grandir encore sa renommée et sa puissance. Quelles difficultés Lannes n’avait-il pas rencontrées à ses débuts ? « En arrivant à Lisbonne, pouvait-il justement écrire au Premier Consul en décembre 1804, j’ai trouvé une armée anglaise, un ministère choisi et appelé par l’Angleterre, des généraux anglais commandant les troupes portugaises ; la factorerie française dépossédée, dispersée et désorganisée ; les factoreries anglaises en possession de tous les magasins, ateliers et fabriques. J’ai senti que c’était moins avec le Cabinet de Lisbonne qu’avec celui de Londres que j’avais à combattre. » Il avait combattu et il avait vaincu. Les émigrés expulsés, Almeida, le ministre ennemi entre tous, remplacé par un ami de la France, la colonie française remise en possession de ses anciens privilèges et de son importance commerciale ; le peuple, d’abord hostile, devenu peu à peu assez bien disposé pour applaudir aux cérémonies célébrées en l’honneur du chef de la nation française, la noblesse intimidée ou conquise, le Prince amené par degrés à la confiance et à l’intimité, enfin son gouvernement et son pays arrachés à l’alliance séculaire qui les liait à la Grande-Bretagne, voilà l’œuvre de Lannes. S’il a été puissamment servi par les circonstances, comme étant le représentant d’un grand peuple victorieux et d’un homme de génie ; si, soldat dans l’âme et rien que soldat, il a commis, au point de vue diplomatique, bien des erreurs et bien des fautes ; si ses qualités militaires n’ont fait même que nuire au diplomate improvisé, ce qui a permis à ce diplomate improvisé de réussir, ce sont les qualités personnelles de l’homme, son passé glorieux, d’abord, puis son courage, sa droiture, sa générosité, sa libéralité, et avec cela une certaine finesse gasconne que n’arrivent pas à démentir les violences dans le langage et les coups de tête dans la conduite. Blâmons les incartades de Lannes, la brusquerie de ses procédés, son manque de discipline, le peu de convenance de ses polémiques avec le ministre des Relations extérieures ; mais admirons ses vertus héroïques, sa préoccupation de représenter dignement son pays, son amour passionné de la France, son sentiment profond et ardent de la grandeur et de la force de son pays.


MAURICE BOREL.


  1. Voyez la Revue du 15 juillet.
  2. Augustus Frederick, duc de Sussex, 1773-1843, sixième fils et neuvième enfant de George III.
  3. Dépêche de Lannes, 20 germinal.
  4. Notes communiquées par le marquis Gustave de Montebello.
  5. Instructions du 29 octobre 1804.