La Mission diplomatique du général Lannes/01

La Mission diplomatique du général Lannes
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 4 (p. 342-375).
LA MISSION DIPLOMATIQUE
DU
GENERAL LANNES EN PORTUGAL
(1801-1804)

Lorsque le général Lannes fut envoyé par le Premier Consul comme ministre plénipotentiaire à Lisbonne, le 24 novembre 1801, les relations diplomatiques entre la France et le Portugal venaient d’être reprises après une interruption de huit années. Le Cabinet de Lisbonne avait en effet pris part à la première coalition, mais surtout en sa qualité d’allié de l’Angleterre, C’est ainsi qu’il avait manifesté son intention de rompre avec la France, non par une déclaration de guerre formelle, mais par une convention signée avec le gouvernement britannique le 26 septembre 1793, aux termes de laquelle il s’engageait à fournir à son allié des services dans sa lutte contre la France, conformément aux anciens traités passés avec lui. « Anciens traités, » l’expression était exacte, car il y avait alors presque un siècle que le Portugal était lié à l’Angleterre par une politique qu’on a pu taxer de vasselage et de servilité, mais qui, à examiner les choses de près, n’était que la conséquence directe de l’établissement des Bourbons en Espagne. En effet, pendant les luttes de la France contre la maison d’Autriche, le Portugal avait cherché et trouvé dans la France un protecteur naturel. Mais du jour où la volonté de Louis XIV intronisa un roi français à Madrid, la maison de Bourbon devint pour le Portugal aussi dangereuse que l’avait été celle des Habsbourg. Pour lui, le péril venait toujours de Madrid, quel que fût le prince qui y régnât : contre les Habsbourg, il avait fait appel à leur adversaire, la France ; contre les Bourbons, il ne pouvait s’adresser qu’à leur mortel ennemi, Guillaume d’Orange, le roi d’Angleterre. C’est ce qui explique pourquoi, depuis le traité signé par lord Methuen en 1703, le Portugal est demeuré et demeure encore, par la force des traditions, l’allié fidèle de l’Angleterre, « chaloupe dans le sillage d’un vaisseau de ligne, » pour emprunter une métaphore devenue classique.

De son côté l’Angleterre trouvait dans le Portugal, non seulement une « base navale » des plus précieuses, mais une sorte de Hanovre méridional, si on peut dire, lui permettant de débarquer ses troupes avec une sécurité d’autant plus grande que l’éloignement du Portugal des frontières françaises le garantissait contre toutes représailles. Un seul nom suffit pour faire apparaître toute l’importance du territoire portugais à ce point de vue : Torres Vedras, n’est-ce pas la première morsure du dogue anglais, qui ne devait plus lâcher sa proie impériale jusqu’au soir où, avec le reste de la meute européenne, il la porterait bas sur le plateau de Mont Saint-Jean ?

Ce n’était pas seulement en ouvrant ses ports aux vaisseaux anglais, en les ravitaillant, en saisissant les navires de commerce français que le Portugal avait pris part à la coalition : il avait même porté les armes contre la France en envoyant, en 1793, un corps de troupes coopérer avec celles que l’Espagne dirigeait contre notre frontière des Pyrénées. Mais cette altitude peu dangereuse pour lui, tant qu’elle était partagée par l’Espagne, devenait pleine de périls le jour où celle-ci, à partir des conférences de Bâle, entra en pourparlers avec la République. Il était bien à craindre que ce ne fût le Portugal qui payât les frais de la réconciliation, et en effet, dès la paix conclue, le Cabinet de Paris songea à utiliser sa nouvelle alliée contre le Portugal, soit pour en expulser les Anglais, soit pour rendre l’Espagne plus puissante par une annexion qui ferait d’elle la maîtresse de toute la Péninsule et permettrait peut-être à la France de lui demander des compensations ailleurs, en Louisiane et en Floride, par exemple. Par le traité de San Ildefonse (19 août 1796), l’Espagne promettait d’engager le Portugal à fermer ses ports aux Anglais ; si le Portugal s’y refusait, la France prêterait aux représentations de son alliée le concours matériel nécessaire.

Le Portugal, comprenant le péril, avait, dès 1795, ouvert des pourparlers, qui aboutirent à un traité signé en août 1797 par le ministre des Relations extérieures, Delacroix, traité qui, n’ayant pas été ratifié à Lisbonne en temps voulu, fut annulé par le Directoire.

Dès que la bataille de Marengo eut affermi son pouvoir, Bonaparte avait envoyé son frère Lucien comme ambassadeur à Madrid, non seulement en vue d’obtenir la cession de la Louisiane contre l’érection du duché de Parme en royaume d’Etrurie pour l’Infant, gendre et neveu de Charles IV, ce qui fut accompli par le traité d’Aranjuez (21 mars 1801), — mais aussi pour décider l’Espagne à « exécuter » le Portugal, ainsi qu’elle en avait pris l’engagement : tâche délicate entre toutes, car le Régent, qui occupait le trône au nom de sa mère tombée en démence, était le propre gendre de Charles IV. Un détachement français devait coopérer dans cette campagne avec les troupes espagnoles.

Charles IV, après avoir longtemps résisté, céda aux instances de son favori. Manuel Godoï, le prince de la Paix, amant de la Reine, que Talleyrand avait su mettre dans les intérêts français en lui laissant entrevoir la possibilité de se tailler une principauté en Portugal. Le Roi se refusa cependant à admettre ce projet, et ne consentit à la guerre que sous la réserve expresse qu’aucune partie du territoire portugais ne serait enlevée.

Une courte campagne suffit à mettre les Portugais dans l’obligation de céder, et Godoï se hâta de traiter avant l’arrivée du corps français commandé par le général Leclerc, qu’il craignait, non sans raison, de voir occuper une partie du territoire portugais. Par le traité de Badajoz, conclu sous sa médiation, le Régent s’engageait à fermer tous ses ports et rades aux vaisseaux anglais, à les ouvrir aux vaisseaux français, à ne fournir aucun secours aux ennemis de la République, à négocier un traité de commerce et à payer quinze millions de livres de subsides. Le Premier Consul manifesta une violente colère en voyant conclure la paix sans que nos troupes eussent pu saisir le gage qu’il convoitait, les trois provinces portugaises[1] d’Entre-Douro et Minho, de Tra os Montes et de Beira, avec l’idée de les garder et de procéder un jour à un partage du pays avec l’Espagne. Le traité, qu’il avait refusé de ratifier d’abord, fut définitivement signé à Madrid, le 29 septembre 1801. La contribution de guerre était portée à 20 millions et une partie de la Guyane nous était concédée.

La question des subsides n’était pas celle qui intéressait le moins Bonaparte, fidèle à la politique révolutionnaire qui consistait à faire payer, aux vaincus ou aux alliés, un prix exorbitant pour notre clémence ou pour notre amitié. Le Portugal passait d’ailleurs pour un des États les plus riches de l’Europe ; la possession de ses colonies, surtout celle du Brésil avec les fameuses mines de diamans, avait contribué à former une sorte de légende, d’après laquelle le souverain qui régnait à Lisbonne devait disposer de trésors dignes de ceux d’un monarque asiatique. On parlait de plus de 400 millions en or ; quant aux diamans, la valeur en était incalculable[2].

Dans la pensée de Bonaparte, le Portugal devait donc, de même que l’Espagne, jouer le rôle d’un riche banquier qui sacrifie une partie de sa fortune pour sauver sa vie. Plus tard, on exigerait que l’argent et les vaisseaux des deux États ibériques servissent à la France pour sa lutte contre l’Angleterre. À l’époque où nous sommes, on ne parlait encore au Régent que de contribution pécuniaire. Veiller à l’exécution du traité de Badajoz en ce qui concerne le paiement exact de ce subside, d’une part, et, de l’autre, combattre et vaincre l’influence anglaise, telle était la double tâche qu’allait avoir à remplir le représentant de la France à Lisbonne ; tâche difficile, car nous avons vu quelle était la puissance des liens qui rattachaient le Portugal à l’Angleterre. Cette double tâche, ce n’était pas à un diplomate, c’était à un soldat, à un des plus glorieux de cette époque glorieuse entre toutes, que le Premier Consul la confiait, au général de division Lannes.


I

Jean Lannes, né à Lectoure le 10 avril 1769, d’un modeste cultivateur, engagé en 1792, avait combattu toujours au premier rang et avec une éclatante valeur, en Espagne, en Italie, en Egypte. Depuis avril 1810, il commandait en chef la Garde des consuls, admirable corps d’élite de plus de 6 000 hommes. « C’était alors, dit la duchesse d’Abrantès, un jeune général de trente-deux ans, d’une taille svelte et élégante ; son pied, sa jambe et ses mains étaient d’une beauté remarquable ; sa figure n’avait rien de beau, mais sa physionomie était très expressive ; quand il s’animait, ses yeux devenaient énormes et lançaient des éclairs. Il avait une réputation de bravoure qui éclipsait toutes les autres, mais peu de succès auprès des femmes. »

Ses portraits nous représentent Lannes avec les cheveux bouclés, le front haut, le nez plutôt long des hommes d’action et d’aventure : les yeux un peu ronds et saillans décèlent l’impétuosité, presque la violence ; la bouche bien dessinée marque au contraire la finesse et l’intelligence. Ces contrastes physiques, ce sont les contrastes mêmes du caractère de notre héros.

Cette esquisse ne serait pas complète si, à côté de tant de traits brillans, n’y apparaissaient quelques ombres. Gascon de naissance, Lannes ne pouvait être exempt d’une certaine jactance, dont son style porte la trace. D’un naturel extrêmement emporté, qu’il devait maîtriser plus tard par un effort suprême de volonté ; d’une franchise un peu trop confiante, et d’une susceptibilité parfois exagérée, son caractère ne paraissait pas le désigner particulièrement pour un poste diplomatique ; sans que toutefois sa qualité de militaire pût y faire obstacle. Car la Révolution belliqueuse et conquérante avait eu et avait encore recours à des soldats pour les missions que la désorganisation de l’ancien personnel diplomatique ne permettait plus de confier à des agens de carrière.

D’autre part, malgré les sentimens d’amitié particulière qu’il témoignait à Lannes, Bonaparte tenait, en ce moment, par suite de circonstances particulières, à lui procurer un poste bien rémunéré, en l’éloignant en même temps de France pour quelques années. Il ressentait tout d’abord un certain mécontentement de l’opposition que Lannes, comme beaucoup d’autres de ses camarades, avait faite à la politique religieuse du Concordat. Puis le général, quoique sans fortune personnelle, s’était cru obligé, en sa qualité de commandant de la Garde consulaire, de monter sa maison d’une manière somptueuse, et d’y tenir table ouverte. Marbot, qui fut son aide de camp, raconte que Lannes, désireux de donner au corps d’élite qu’il commandait la tenue la plus brillante, s’était laissé aller à commander aux fournisseurs des draps d’un prix supérieur à celui que les règlemens autorisaient. Quoi qu’il en soit, il se trouvait à découvert de trois cents, d’autres ont dit de quatre cent mille francs. D’après une tradition, il aurait été autorisé verbalement par le Premier Consul à engager ces dépenses ; puis Bonaparte, mécontent des propos qui se tenaient aux dîners du général, aurait retiré son approbation. En tout cas, voulant sans doute prouver que son respect de la régularité dominait ses amitiés, même les plus intimes, il décida que Lannes reverserait cette somme au Trésor dans un délai de trois semaines, faute de quoi, il serait traduit devant un conseil de guerre.

Il est plus que probable que jamais le Premier Consul n’aurait mis à exécution pareille mesure de rigueur envers le plus éminent de ses lieutenans, le plus dévoué de ses amis. Heureusement pour Lannes, Augereau, avec qui il était lié par une vive affection et qui possédait une belle fortune, s’empressa de lui prêter la somme nécessaire. Mais Lannes ne pouvait rester à la tête de la Garde consulaire après un tel incident. En le nommant ministre à Lisbonne, le Premier Consul trouvait le moyen et de lui faciliter par des fonctions bien payées le remboursement du prêt consenti par Augereau et de l’éloigner de France où une aigreur bien naturelle aurait pu l’incliner vers les partis d’opposition. Le 23 brumaire an X (14 novembre 1801), un arrêté de Bonaparte nommait Lannes ministre plénipotentiaire et envoyé extraordinaire à Lisbonne, avec un traitement de 80 000 francs par an ; somme considérable pour l’époque, puisqu’elle représenterait aujourd’hui plus du double de cette valeur, et que le représentant de la France en Portugal ne touche actuellement que 60 000 francs. De plus, pour ne pas nommer de successeur à Lannes, ce qui aurait donné à son départ une apparence de disgrâce, l’organisation de la Garde consulaire était changée ; au lieu d’un seul commandant, elle en recevait deux.

Si frotté de miel que fût le bord de la coupe, Lannes n’en répugnait pas moins à la vider. Il avait été profondément blessé de la manière dont l’avait traité celui qu’il avait couvert de son corps au pont d’Arcole, où il était accouru, à peine pansé d’une blessure reçue la veille, pour en recevoir trois autres en protégeant son chef. L’emportement de son caractère se manifestait par des sarcasmes et des explosions de dépit : Méneval en fut témoin en dînant chez Joseph Bonaparte avec lui. Cette affaire faisait d’ailleurs grand bruit, non seulement en France, mais même en Europe. Il n’y avait qu’un parti à prendre : obéir et partir rapidement.

Les instructions du nouveau diplomate sont d’ailleurs toutes prêtes. Le préambule est conçu dans les termes les plus flatteurs pour lui. « Le Premier Consul, en chargeant le général Lannes de cultiver les relations d’amitié et de commerce que la paix vient de rétablir entre la République et le Portugal, a eu pour objet de récompenser les services éclatans de ce général et de donner à la Cour de Lisbonne l’idée la plus avantageuse de la nation française en lui envoyant l’un de ses officiers les plus distingués. »

Puis, les différens articles du traité de Badajoz sont passés successivement en revue. En ce qui concerne la date de cessation des hostilités, question très importante à une époque où les moyens d’information étaient extrêmement lents, on fait remarquer que la France, sans attendre le délai qu’autorise le traité, a défendu la course à tous les armateurs qui, avant leur sortie des ports de la République, auraient eu connaissance de la signature de la paix. Lannes invitera le Portugal à prendre des mesures analogues, si ce n’est déjà fait.

Article 2 : Exclusion des bâtimens anglais des ports et rades du Portugal. La cessation des hostilités avec l’Angleterre enlève presque toute son importance à cet article.

L’article 4 a étendu jusqu’au fleuve des Amazones une partie de la Guyane française.

Article 5 : Stipulations commerciales. On insiste sur l’importance des relations économiques de l’Angleterre avec le Portugal.

Puis vient la question de la « factorerie, » autrement dit « la colonie » française qui existait à Lisbonne avant la guerre. Ces communautés de négocians élisaient des représentans et étaient organisées comme elles le sont encore aujourd’hui dans les pays de capitulation. « Le ministre plénipotentiaire veillera sur la conservation de ses anciens privilèges, et de ceux dont elle doit jouir par le nouveau traité de paix. Il demandera la restitution de ce qui aurait été séquestré en Portugal sur les négocians français. »

On traite ensuite des réclamations relatives aux prises de navires de commerce faites depuis le début des hostilités qui a été fixé au 26 septembre 1793.

Quant au traité de commerce dont la négociation ultérieure avait été annoncée par le traité de paix, « les avantages commerciaux qui nous sont accordés sont si étendus, qu’il est à propos de ne pas s’occuper encore d’un traité définitif…

Enfin il importe que Lannes se rende immédiatement à son poste ; « pour prévenir les tentatives que pourrait faire le commerce anglais en vue de priver nos négocians des avantages que leur confère le traité de paix. Les habitudes et peut-être les inclinations des négocians portugais sont pour l’Angleterre ; ce n’est que par la voie de la persuasion que nous pourrons donner à leurs affaires un autre cours, et les ramener vers la France. Le changement à faire subir à l’opinion est un des objets les plus délicats et les plus importans de la mission confiée à l’envoyé extraordinaire de la République. »

En adressant à Lannes le 4 brumaire (15 novembre) l’expédition de l’arrêté qui le nommait, Talleyrand n’avait pas manqué d’y ajouter des complimens que la suite de leurs relations personnelles devait rendre cruellement ironiques : « Je désire que les rapports qui vont s’établir entre vous et mon département me fournissent une occasion journalière de rendre compte au Premier Consul de votre zèle et de vos services. » Et Lannes de répondre : « Je suis très flatté, citoyen ministre, des rapports qui vont me lier à votre département. » La lune de miel devait être des plus brèves : il est d’ailleurs probable que les relations personnelles du général et du ministre n’étaient pas déjà des plus intimes, car nous voyons le consul Cambacérès, dans une lettre adressée à Talleyrand pour lui seul, le 21 frimaire (10 décembre 1801), solliciter une audience en faveur de Lannes. Un chef de mission qui part pour l’étranger n’a pas généralement à user de tels intermédiaires pour être reçu par son ministre.

Avant de quitter la France, Lannes eut à se préoccuper d’organiser le personnel de sa légation ; il n’y avait en effet à Lisbonne, les rapports venant seulement d’être repris, qu’un commissaire des Relations commerciales, autrement dit un consul général, Sérurier. Le nouveau ministre emmenait avec lui, comme secrétaire de légation, un homme appartenant par son origine à l’ancien régime, bien que tout dévoué aux idées nouvelles.

Fitte de Soucy, que l’arrêté du Premier Consul appelle simplement le citoyen Fitte, est le fils du marquis de Fitte de Soucy, officier général ; sa mère a été sous-gouvernante des enfans de France comme sa mère à elle, la baronne de Mackau. Fitte a débuté dans la carrière diplomatique en 1792 comme attaché à la mission de son oncle Mackau, ministre de France à Naples. Après la mort d’Hugon de Basseville, représentant diplomatique à Rome, assassiné dans une émeute par la populace romaine, il s’est occupé de faire valoir auprès de la Convention les réclamations de la veuve, et a ensuite épousé celle-ci. Décrété d’arrestation sous la Terreur, il réussit à se dérober au tribunal révolutionnaire en restant caché dans une mansarde, où sa femme venait la nuit en secret lui apporter à manger. Sauvé, comme tant d’autres, par la chute de Robespierre, il reprit du service en qualité de commissaire des guerres : c’est ainsi qu’il connut Lannes pendant la campagne d’Italie et qu’il sut se faire apprécier de lui. Un traitement de six mille francs lui était assigné. Esprit ouvert et souple, tout dévoué à Lannes, Fitte, par ses manières comme par ses connaissances, était bien fait pour guider l’inexpérience diplomatique de son chef.

Lannes emmenait également avec lui, outre son secrétaire particulier Alex. Henri, plusieurs officiers d’ordonnance, jeunes gens plus habitués aux camps qu’aux salons, et dont les manières cassantes ainsi que le manque d’éducation allaient créer à leur chef de réels ennuis.


II

De Lectoure, sa ville natale, Lannes part le 19 pluviôse an X (8 février 1802), accompagné de son secrétaire de légation Fitte ; Mme Lannes et ses enfans le rejoindront plus tard. Il ne s’arrête à Madrid que le temps nécessaire pour visiter la Cour d’Espagne et en repart aussitôt le 1er germinal (22 mars). À peine a-t-il touché le sol portugais qu’il s’y trouve l’objet d’une réception particulièrement brillante ; à Elvas, ville frontière et place forte, une garde d’honneur est sous les armes ; elle l’accompagnera jusqu’à Lisbonne ; dans toutes les localités importantes, les premières autorités viennent au-devant de lui, le canon tonne et il trouve « des préparatifs qui le préservent des désagrémens ordinaires du pays ; » entendons par cette périphrase qu’on lui a retenu des logemens particuliers exempts de la malpropreté dont se plaignaient et se plaignent encore aujourd’hui les voyageurs obligés de fréquenter les auberges de la péninsule. En plus des égards officiels, voici même les douceurs de la popularité : le peuple joint « le témoignage de sa joie aux bons procédés des autorités en criant : Vive la France et son ambassadeur ! » et tout contribue adonner, au nouveau représentant de la République, les meilleures espérances.

Enfin, comme couronnement à ce brillant voyage, quand Lannes arrive en vue de Lisbonne, le 4 germinal (2 mai) au soir, sur la rive gauche du Tage, il trouve pour le transporter de l’autre côté les « escalères du Prince, » grandes chaloupes de parade richement dorées, montées chacune par vingt-cinq rameurs de la Cour habillés de blanc, avec un bonnet de velours noir sur la tête, ayant par devant les armes du Portugal en argent. Au débarcadère, attendent les voitures de la Cour pour le conduire jusque chez lui.

Ce « chez lui » c’est tout simplement l’auberge, puisque la France n’a plus, depuis dix ans, de représentant, ni par suite de maison dans la capitale portugaise. Et quelle auberge ! le « Grand hôtel anglais, installé dans l’ancien palais du comte Barao d’Alorto. » Celui qui passera les trois années de sa mission diplomatique uniquement à combattre en Portugal l’influence de l’Angleterre, débuter ainsi par chercher abri dans un logis britannique ! L’antithèse est d’une amusante ironie !

Pendant qu’il traversait le fleuve sur une des « escalères » du Prince, Lannes avait pu contempler à son aise le merveilleux spectacle, si souvent décrit, que présente aux yeux la situation incomparable de la capitale portugaise, cette « plaine d’eau immense formée par le Tage, — pour emprunter les expressions d’un contemporain, — qui a souvent plus de deux milles d’Allemagne de large, et qui est toute couverte de vaisseaux, cette ville majestueuse qui s’étend en amphithéâtre sur les collines qui bordent le fleuve, le grand nombre de ses dômes, ses environs parsemés de maisons de campagne, de couvens, de jardins et d’oliviers, » tout cela formant « un ensemble extraordinaire et un aspect magnifique. »

À cette époque, l’intérieur de la ville ne répondait guère à l’admirable tableau qu’elle présentait de loin. Rues irrégulières, mal pavées, souvent étroites dans les hauts quartiers de Buenos-Aires, boueuses dans la partie basse voisine du port, à tel point qu’il fallait « connaître parfaitement les petits sentiers qui serpentent au milieu de cette fange pour pouvoir s’en tirer, » beaucoup d’entre elles encore encombrées des ruines du tremblement de terre, peu de monumens remarquables. Dans ces rues étroites et sales, une foule nombreuse : gens du peuple en courte veste sombre, les femmes en cape rouge bordée de velours noir et sur la tête un mouchoir de linon mis en marmotte ; hommes de la classe supérieure habillés à la française, mais avec des épées d’une longueur démesurée, leurs grands manteaux de drap blanc recouvrant des vêtemens d’une grande malpropreté qui contraste ridiculement avec la couleur de leurs habits, des paysannes des environs de la ville, à cheval, en camisole rouge et coiffées d’un bonnet pointu de velours noir ; force nègres, Arabes, Maures, étrangers de toute sorte et de tout costume se pressant et se coudoyant, car Lisbonne est redevenue une place de commerce très active et le rendez-vous des négocians de toutes les nations. De temps en temps, cette foule s’écarte pour laisser passer une voiture légère, souvent précédée ou accompagnée à la portière d’un écuyer monté sur une mule ; c’est une chaise, sorte de cabriolet attelé de deux mules « dont l’une est montée à la Daumont par un homme assez mal vêtu, sans livrée lorsque c’est une personne commune et avec un mauvais galon à son habit pour peu qu’il y eût une prétention à la noblesse[3]. » Les princes, les personnages de la Cour et les ministres étrangers sont seuls à atteler des chevaux à leurs carrosses.

Dans la foule bigarrée qui remplissait ainsi les rues, Lannes avait fait, dès les premiers jours de son arrivée, une rencontre qui lui avait été profondément pénible : des hommes. Français à n’en pas douter par leur langage et leur accent, vêtus d’uniformes qui n’étaient ceux ni de la France, ni du Portugal mais bien de l’Angleterre ; et à la boutonnière de leur habit, contradiction étrange, la croix de Saint-Louis ou le ruban noir de Saint-Michel, les anciens ordres de la monarchie française. Ces hommes, ce sont des soldats et des officiers des quatre régimens émigrés, forts de 3 000 hommes en tout et à la solde de l’Angleterre ; Mortemart, Castres, Dillon, Loyant-Emigrant, et le corps d’artillerie de Rotalier commandé par M. de Roquelet. Le gouvernement britannique les avait en effet successivement détachés en Portugal depuis 1798 pour secourir cette puissance pendant sa dernière guerre contre l’Espagne. Il les y laissait pendant le cours des négociations de paix avec la France pour s’assurer peut-être un moyen d’action sur la Cour de Lisbonne en cas de reprise des hostilités. Beaucoup de simples soldats dans ces régimens étaient d’ailleurs soit des déserteurs, soit des prisonniers de guerre français.

Lannes, comme presque tous les Français et surtout les officiers de son époque, éprouvait envers l’Angleterre une haine aussi violente que sincère ; d’autre part, ses sentimens pour tout ce qui rappelait l’Ancien Régime n’étaient pas moins hostiles : la vue de ces émigrés à la solde du gouvernement britannique, la présence du duc de Coigny, agent déclaré de Louis XVIII et du marquis de Vioménil, l’un chargé de réorganiser l’armée portugaise, ayant commandé la maison du Roi à l’armée de Condé, l’autre ayant servi également avec un haut grade et ayant été à la tête d’un corps de 7 000 hommes rassemblés à Guernesey pour envahir la France, le remplissent de colère et d’indignation. Ce n’est que « deux jours avant son arrivée qu’on leur a fait quitter la cocarde blanche… Ils tiennent le gouvernement dans la plus stricte dépendance… Le marquis de Novion[4], émigré français, est à la tête de la police de la ville, et la sûreté de la factorerie (colonie) française est entre ses mains… Tolérer l’existence de ces corps, c’est pour ainsi dire mettre les agens de la République entre leurs mains, et les émigrés ne sauraient résider en armes dans les mêmes lieux où réside le plénipotentiaire français… »

À cette première cause d’irritation ne va pas tarder à s’en joindre une autre. Dès le lendemain de son arrivée, c’est-à-dire le 5 prairial, Lannes a demandé audience au ministre des Affaires étrangères, don Joaö de Almeida Mello e Castro, qui le reçoit le 6 à sept heures du soir. Les voici pour la première fois en présence, ces deux hommes que nous allons voir bientôt engager une lutte aussi longue qu’acharnée. M. d’Almeida, à qui Bonaparte fera l’honneur de le considérer comme un adversaire assez redoutable pour réclamer lui-même sa disgrâce, est à cette époque un homme de quarante-cinq ans, étant né à Lisbonne en 1757. Diplomate de carrière, il a été (avant de recevoir en 1799 les portefeuilles des Affaires étrangères et de la Guerre) successivement ministre à la Haye, à Rome et à Londres, c’est pendant son séjour dans ce dernier poste qu’il est devenu la créature de lord Granville, cause plus tard de sa perte ; c’est lui qui a engagé l’émigré Vioménil comme général en chef des armées portugaises, charge dont celui-ci n’exerce d’ailleurs pas les fonctions ; c’est lui qui a négocié avec l’Angleterre, en 1798, l’accord à la suite duquel elle fait occuper Lisbonne par les troupes dont nous avons parlé. Ce n’est pas d’ailleurs qu’il possède réellement la confiance du Prince ; son existence ministérielle ne tient qu’à l’amitié du ministre de la Marine, M. de Souza, « fougueux, passionné, assez intelligent, un vrai fou, » dit le duc de Coigny, « patriote, » dit la duchesse d’Abrantès, pour lequel le Régent a du goût et de l’attachement, et qui professe lui aussi, envers l’Angleterre, « une passion proche du fanatisme. » Le Cabinet se trouve partagé en deux camps : dans l’autre, le ministre de l’Intérieur, le vicomte Pinto de Balsemaö, Agé et prudent, et M. d’Anadia, ministre des Finances, très patriote et vivant en ermite, apparaissent comme des esprits sages, mesurés, convaincus de la nécessité d’obéir à la force des circonstances. Les deux premiers ont pour eux tout le parti anglais et la « majorité de celui des grands Fidalgos dont un grand nombre aimerait mieux voir le Prince se retirer au Brésil que de voir son autorité entre les mains d’un homme qui ne serait pas de leur classe ; » les autres, « tous les gens sensés et la masse du pays. »

Diplomate de métier, aristocrate et inféodé à l’Angleterre, tel est donc le ministre des Affaires étrangères qui, le 6 germinal (27 mars), voit entrer dans son cabinet le premier représentant de la France en Portugal depuis la chute de la royauté, ce soldat de fortune sorti du peuple, héros par la bravoure et les talens militaires, mais novice dans la politique : l’un froid, mesuré, retors, négociateur âpre et sans bonne foi, — l’autre, fougueux, impulsif et loyal ; l’un, porte-parole d’un petit peuple vaincu qui n’a d’autre défense que l’amitié britannique, — l’autre, interprète d’une nation puissante, tout enivrée de ses triomphes sur l’Europe et bien persuadé, comme tous les soldats victorieux, que rien ne doit résister à la France, pas plus qu’à celui qui la représente.

À cette première entrevue, les choses se passent cependant conformément aux rites habituels de la diplomatie. Almeida assure Lannes que Son Altesse Royale est « très satisfaite du choix » qu’a fait le gouvernement français, et sera « très empressée » de le recevoir. Mais, dès les complimens épuisés, voici que, tout de suite, les froissemens commencent. Lannes aborde, en effet, sans plus tarder, une des questions principales dont il doit poursuivre le règlement, celle de la contribution de guerre de 20 millions que, par le traité de Badajoz, le Portugal s’est engagé à verser à la France. Quelle n’est pas sa surprise, quand Almeida lui répond que le paiement a dû être effectué à Paris, car le gouvernement portugais, pour se procurer les fonds nécessaires, a traité avec la maison Hope d’Amsterdam dont « un des associés s’est rendu à Lisbonne et de là à Paris, chargé de remettre le premier terme au ministre du Trésor public. Cette déclaration n’est, du reste, qu’un expédient en vue de gagner du temps, car, en réalité, aucune disposition n’a encore été prise pour l’acquittement de la contribution de guerre ; mais Lannes, qui vient de recevoir un courrier lui annonçant que le versement n’a pas été opéré, ne sait comment débrouiller ces contradictions. Sa loyauté ne songe pas à révoquer en doute l’assurance qu’un adversaire lui donne, et un accès de susceptibilité légitime ne lui permet de voir qu’avec un extrême déplaisir que cette « importante négociation se traite sans sa participation, au moment même où il lui est ordonné d’intervenir. » Les généraux de la République avaient, en effet, depuis le début de la Révolution, tenu à honneur de faire entrer dans les caisses, trop souvent à sec, de la Convention ou du Directoire, les contributions de guerre frappées sur les vaincus. Voici que cette tâche échappe à Lannes ; qui des deux le trompe ? Almeida ou Talleyrand ? On sent que la question se pose déjà dans son esprit.

La réception très gracieuse faite au ministre de France, quelques jours après, par le Régent et la Princesse met un peu de baume sur ces premières piqûres. Le 9 germinal (30 mars 1803), Lannes se rend au château de Queluz, la résidence royale, accompagné de son secrétaire de légation, de ses aides de camp, et « de quelques autres citoyens, » sans doute les membres les plus importans de la colonie française. Sous l’ancien régime en effet, le plénipotentiaire, lorsqu’il allait remettre ses lettres de créance, se faisait accompagner des gentilshommes et seigneurs, ses compatriotes, qui résidaient dans le pays, ou qui s’y rendaient exprès pour cette cérémonie. Lannes, en conviant à le suivre des négocians français de Lisbonne, ne faisait qu’adapter à une époque démocratisée ces usages aristocratiques.

Le château de Queluz, où le Régent résidait une grande partie de l’année, est aujourd’hui inhabité et tombe presque en ruines. Situé à deux lieues portugaises de Lisbonne au delà de Belem, dans une vallée solitaire qu’entourent de hautes collines, il développe en hémicycle ses bâtimens sans étages où l’on retrouve une lointaine imitation de Trianon et qu’entourent des jardins à la française peuplés de statues, aux allées rectilignes, bordées de buis et, au delà des parterres, un grand parc avec des avenues en éventail se heurtant à des grilles lointaines. Lannes et son cortège, après avoir traversé les faubourgs de la ville, longé les murs des quintas, grandes villas closes où l’aristocratie portugaise se réfugie en été, s’engage dans l’avenue du château, plantée de magnolias, de becs de grue du Cap et autres plantes exotiques. Arrivés à ce mélancolique palais, autour duquel s’élèvent quelques rares maisons ne formant même pas un village, ils pénètrent à travers les enfilades de salles, certaines décorées de peintures mythologiques ou de bergerades, d’autres plus petites, dorées et enluminées, d’autres encore ornées de fresques représentant l’histoire de Don Quichotte, quelques-unes revêtues de ces carreaux de faïence émaillée qu’on appelle des azulejos. Après avoir traversé la grande salle de bal, ornée d’immenses glaces et de cariatides, le nouveau ministre arrive devant la porte de la salle dite des Ambassadeurs où l’attend le Régent.


III

Don Joaö, VIIe du nom, exerçait le pouvoir depuis le 10 mars 1792, au nom de sa mère dona Maria, devenue folle. Il avait épousé en 1790 la fille aînée du roi d’Espagne, Charles IV, dona Carlota Joaquina. D’une « jolie figure » dans sa jeunesse et d’un caractère naturellement bon et droit, ce prince, n’étant devenu habile à régner que par suite de la mort de son frère, le prince du Brésil, avait été élevé en cadet par des moines et des femmes. « Indolent, sans connaissance des affaires ni du monde, peu désireux de s’en instruire[5], » timide, sans expérience, rendu pusillanime par ses ministres, il se trouva, par un jeu ironique de la destinée, placé à une époque où les nations de l’Europe s’entre-choquaient violemment. La chasse et la dévotion se partageaient tout son temps ; « il aimait beaucoup la musique religieuse, surtout lorsqu’elle était bruyante[6], » et se plaisait à chanter au lutrin. Sa femme, qui a été, suivant les partis, exaltée ou calomniée, apparaît comme très supérieure à lui par le caractère comme par l’intelligence. On s’accorde à reconnaître qu’elle possédait une instruction remarquable pour son pays et pour son temps. Elle a été accusée d’avoir essayé à plusieurs reprises de renverser son mari, et de ne pas lui être restée fidèle. Il est certain qu’elle ne tarda pas à vivre en mauvaise intelligence avec lui, tout en lui donnant neuf enfans, de 1790 à 1806. À l’époque qui nous occupe, elle ne semble pas encore jouer de rôle politique, et ce n’est qu’à titre de personnage muet qu’elle figurera dans notre récit.

Lorsque le général fut conduit devant le Régent et la princesse, les augustes personnages qu’il allait avoir sous les yeux ne présentaient rien d’imposant, si l’on en croit la description de la duchesse d’Abrantès : « Le Régent, laid avec son gros ventre, ses grosses jambes, son énorme tête surmontée d’une chevelure de nègre, qui, du reste, était bien en harmonie avec ses lèvres épaisses, son nez africain, et la couleur de sa peau… coiffé de plus avec des cheveux coupés en vergettes, ayant une queue grosse comme le bras, bien pommadée, bien poudrée. » La princesse « une femme de quatre pieds dix pouces, tout au plus, et encore d’un côté, parce que les deux n’étaient pas égaux, des yeux éraillés et de méchante humeur, n’allant jamais ensemble, sans qu’on pût leur reprocher de loucher… Et puis une peau qui n’avait rien d’humain, dans laquelle on pouvait tout voir, une peau végétante. Son nez, je ne me le rappelle plus, si ce n’est pour me le représenter descendant sur des lèvres bleuâtres qui, en s’ouvrant, laissaient voir la plus singulière denture que Dieu ait créée… Et puis, couronnant tout cela, une sorte de crinière formée avec des cheveux secs, crépus, de ces cheveux qui n’ont pas de couleur. »

Tel était le couple royal auprès duquel Lannes fut introduit avec tout l’appareil accoutumé. Il remit au Régent ses lettres de créance, en lui faisant part des « vœux que le Premier Consul faisait pour la prospérité de sa personne et de ses États. » Le Prince lui répondit en français « qu’il avait appris avec grand plaisir son arrivée à Lisbonne et qu’il était fort reconnaissant au Premier Consul d’avoir choisi pour résider auprès de lui un général aussi recommandable par les services rendus à sa patrie. » Lannes, suivant l’usage, présenta alors les personnes de sa suite au Prince qui leur fit « un accueil très affectueux. «  Même affabilité de la part de la Princesse et de toute la Cour. Lannes ne pouvait qu’en être charmé : la pompe et la dignité de la réception, choses toutes nouvelles pour lui, n’avaient pas fait sur son esprit moins d’impression que les bonnes dispositions manifestées par la Cour de Lisbonne.

Almeida s’empresse en effet de lui annoncer que le ministre de Portugal à Londres a reçu l’ordre d’exiger du gouvernement britannique le prompt rappel et l’embarquement des troupes auxiliaires devenues inutiles depuis la conclusion de la paix entre les deux nations. Il communique à Lannes toute sa correspondance avec la maison Hope pour le paiement des 20 millions, de laquelle il résulte que le versement en sera opéré incessamment à Paris. Le Régent reconnaît la République Italique qui vient d’être réorganisée à la place de l’ancienne république Cisalpine, et il a prié Lannes de marquer au Premier Consul « combien il lui était agréable d’avoir par là une occasion de lui montrer la juste considération qu’il avait pour ses vertus et ses grandes qualités, et sa déférence pour tout ce qui pouvait lui être agréable. »

Excellentes paroles, certes, mais les actes tardent bien à suivre ; et Lannes, dont la droiture ne comprend pas plus qu’on tarde à exécuter une promesse que son ardeur de soldat conquérant ne s’accommode des délais et des obstacles, harcèle de notes le gouvernement portugais et en même temps se répand déjà en plaintes auprès de Talleyrand à propos des difficultés qu’il rencontre. Si le ministère portugais n’a encore cédé que sur la reconnaissance de la République Italique, c’est qu’il est « servilement dévoué à l’Angleterre. Le Prince pencherait pour nous, s’il l’osait, et ce n’est qu’avec un langage ferme et soutenu que je parviendrai à l’y déterminer et à contraindre son Cabinet à changer de route… De quelque côté que je tourne les yeux, je ne vois que des ennemis. »

Parmi ces ennemis, il n’y avait pas seulement les ministres portugais : dans le corps diplomatique, Lannes devait rencontrer de sérieux adversaires qui lutteraient contre lui, les uns avec ardeur, les autres avec astuce. On sent, au ton de sa correspondance, que le soldat loyal, habitué à combattre à visage découvert, souffre de ces menées ourdies sans cesse contre lui par des gens qui lui font bonne figure. Au premier rang de ces ennemis, voici le ministre d’Angleterre, lord Fitzgerald, remarquablement bel homme, ennemi passionné de la France, mais loyal et courtois ; — le nonce Galeppi, archevêque de Nisibe, esprit souple et fin, d’une instruction vaste et profondément nourrie, mais aimant l’intrigue et ne reculant pas devant les missions douteuses, prêt à s’entremettre entre Lannes et la Cour portugaise, prêt aussi à tendre des pièges à la franchise du soldat diplomate ; — Van Grasveld, ministre de la République Batave, en apparence ami de la France, au fond peu sûr et disposé à toutes les défections. Du moins, le ministre d’Espagne, le comte de Campo Alange, veuf et âgé, devait-il se montrer d’une correction parfaite vis-à-vis de celui qui représentait une nation alliée à la sienne : c’était d’ailleurs un homme excellent, plongé dans une dévotion profonde.

Le corps diplomatique constituait à peu près la seule ressource que présentât Lisbonne au point de vue social. Les Portugais n’aimaient la promenade ni à pied ni en voiture, et ne donnaient presque pas à dîner. Peu d’assemblées, sauf des sortes de cercles organisés par des négocians étrangers et où leurs compatriotes pouvaient se faire admettre ; peu de bals, sauf le jeudi, dans une salle publique établie pour les étrangers et les Portugais de distinction et appelée The long Room : c’était sans doute quelque pâle copie des bals fameux de Londres à cette époque, Almacks et le Wauxhall. De mauvais théâtres, sauf l’Opéra où l’on entendait d’excellens chanteurs et où les rôles de femmes étaient naguère encore tenus par des castrats, car c’était récemment qu’une loi avait permis aux femmes de monter sur les planches[7].

Quant à la Cour, elle est aussi peu animée que le mélancolique Don Joaö. Elle vit très retirée, excepté les jours de réception et de gala. L’aristocratie, du moins ce qui reste des grandes familles si durement traitées par Pombal, se montre peu, et ne passe à Lisbonne qu’un temps très court ; le reste de l’année, elle vit dans ses quintas, vastes jardins entourés de murs qui avoisinent la capitale ; la classe des fidalgos ou nobles non titrés, est présentée comme ignorante, rétrograde, et toute dévouée à l’Angleterre.

Société hostile, collègues réservés ou sourdement ennemis, quel isolement pour un homme comme Lannes, ouvert, cordial, hospitalier. En fait de ressource, il ne lui restait guère que la colonie française, et elle profitait naturellement de son arrivée pour faire pleuvoir les réclamations relatives aux vexations dont elle avait été victime depuis le début de la guerre. Lannes s’efforce, souvent en vain, d’obtenir des réparations : un horloger n’avait-il pas été enlevé de son domicile à minuit et déporté ; sa fille, âgée de quinze ans, retenue cinq années dans un cachot infect dont elle n’est sortie que quelques jours avant l’arrivée du ministre de France, etc. ? Sur ce point, Lannes ne semble pas avoir rien exagéré, car ses plaintes concordent avec le témoignage d’un homme placé dans le camp opposé et qui se trouvait en même temps que lui à Lisbonne, comme agent officieux de Louis XVIII, le duc de Coigny. « L’esprit du Portugal est effréné contre les étrangers, » déclare-t-il, et il rappelle les mauvais procédés dont les émigrés sont eux-mêmes victimes : M. de Roquefeuille hué par la populace, M. de Zebert assassiné.

Outre ces dispositions malveillantes de la population, les Français de Lisbonne avaient particulièrement à souffrir de l’inimitié du fonctionnaire même qui aurait dû les protéger. Ce personnage qui allait devenir pour Lannes une des principales causes de ses difficultés avec le gouvernement portugais, n’était autre que le lieutenant général de police, don Diego Pina Manique. « Je pourrais dire beaucoup de mal de ce don Diego, ministre peu aimé, » dit le prudent Link lui-même, « de ses arrestations injustes, de la manière horrible dont on traite les prisonniers. » Un autre voyageur, Carrère, parle, « de la terreur générale » qu’inspire le nom de Pina Monique : « on ose à peine le prononcer, » et il ajoute : « Son abord n’est rien moins que rassurant ; un sérieux glacé, un regard sinistre, une figure brune, sombre, rude, farouche, repoussante, impriment une nouvelle terreur. » Dès le début de la Révolution, Manique avait poursuivi de sa haine tous les Portugais suspects d’attachement pour la France et les idées nouvelles, ou même simplement de franc-maçonnerie ; il avait fait expulser nombre de Français, persécuté beaucoup d’autres, et on conçoit quels sentimens pouvait nourrir, à son égard, la factorerie française. Maintenant que la France victorieuse et redoutée avait à Lisbonne un représentant, et pour représentant un général, nos compatriotes ne se faisaient pas faute de réclamer. Avec quelle conscience et quelle activité Lannes ne s’occupe-t-il pas de toutes les questions commerciales, cependant bien nouvelles pour lui. Quelques jours à peine après son arrivée, il propose à Talleyrand d’établir entre un de nos ports et Lisbonne un service de paquebots français, analogue au service de paquebots anglais qui reliait la Grande-Bretagne à la capitale du Portugal. Il travaille avec succès à faire lever les obstacles qui arrêtent l’introduction en Portugal des denrées et marchandises du sol ou des manufactures de la République, et notamment de nos cuirs.

Devant ses nombreuses réclamations, le gouvernement portugais se dérobe souvent, et Lannes de s’en irriter et de s’en décourager d’autant plus qu’aux difficultés d’ordre politique sont venus se joindre des froissemens personnels de tous genres, mauvais procédés d’un tel ordre qu’ils ne paraîtraient vraisemblables aujourd’hui que dans un pays non civilisé, mais que suffit à expliquer, même en faisant la part d’une certaine exagération, l’hostilité déclarée de l’Intendant général de police envers la France et son représentant. Dès le lendemain de l’arrivée du ministre de France, Pina Manique fait arrêter son linge à sa porte, et lorsque Fitte va le trouver pour arranger l’affaire, Manique refuse de « traiter avec le secrétaire de la légation, ni avec aucune des personnes qui s’y trouvent attachées ; » puis, se levant et ouvrant la porte devant un public nombreux, il lui demande impérativement de sortir. Un autre jour, on arrête la blanchisseuse qui porte le linge chez Lannes. Plus tard, quand Lannes s’est installé dans une grande et belle maison située dans le voisinage de l’Opéra et du Tage, au Chafariz, près de la fontaine de Loreto, on saisit la viande de boucherie destinée à l’approvisionnement de sa table (probablement parce que cette viande était du veau, et qu’il était interdit d’en vendre, afin de favoriser l’élève du bétail). Quand les meubles de Lannes arrivent, Manique, qui est en même temps directeur des Douanes, déclare « qu’il se rendra lui-même en douane pour avoir le plaisir d’ouvrir les caisses, » et il se permet « en pleine douane et assisté de quelques émigrés, les plus ridicules propos contre la France et son plénipotentiaire. » La coupe est déjà pleine lorsqu’un incident plus grave la fait déborder.


IV

Le 9 prairial (20 mai 1802), un des aides de camp de Lannes, le capitaine Subervie, rentrant chez lui à onze heures du soir, est attaqué dans la rue par des hommes apostés. Se trouvant sans armes, il s’enfuit vers le corps de garde voisin, non sans essuyer deux coups de pistolet, et sans être frappé au passage. Le chef du poste, par lequel il tente en vain de faire reconnaître sa qualité, veut d’abord l’envoyer en prison, puis refuse de le faire reconduire chez lui, et ordonne enfin de le mener chez le commandant de la police de la ville. Celui-ci, le marquis de Novion, cet émigré français dont nous avons déjà parlé, reçoit le capitaine Subervie avec égards, déplore l’agression et promet d’en tirer justice.

Il paraît vraisemblable que l’aide de camp de Lannes n’avait pas craint de dramatiser un peu l’aventure. Quoi qu’il en soit, dès le lendemain, le général, dont on devine la colère et l’indignation devant l’attentat commis sur un officier français attaché à sa personne, adresse à d’Almeida une note conçue dans les termes les plus violens : une sorte d’ultimatum comme celui qu’on envoie à l’ennemi par un officier accompagné d’un trompette, lorsqu’on le menace de représailles pour quelque manquement aux lois de la guerre. Il débute en déclarant « que le capitaine Subervie, a été assassiné (sic) hier au soir à Lisbonne » et part de là pour récapituler tous ses griefs contre la police et contre l’Intendant général : « Quelles garanties en effet, les Français peuvent-ils trouver dans les États de Son Altesse Royale, lorsque la sûreté publique est entre les mains de M. Pina Manique, c’est-à-dire d’un homme qui, depuis plus de dix ans, est leur persécuteur et leur bourreau, et qui, dans ce moment même, ose encore se faire honteusement un mérite de sa haine contre la nation française ? »

Lannes conclut en déclarant qu’il renonce à toute correspondance s’il n’obtient pas :

1o Le remplacement de l’Intendant de police.

2o La destitution de l’officier qui était de garde au poste de l’Estrella lorsque le capitaine Subervie s’y est rendu.

3o La prompte mise en jugement des individus qui l’ont poursuivi et frappé et qui ont fait feu sur lui, — leur punition éclatante et exemplaire.

C’est toujours chose dangereuse pour un diplomate de menacer le gouvernement auprès duquel il est accrédité de rompre les relations avec lui ; si ce gouvernement ne cède pas, on se trouve placé dans l’alternative ou de ne pas exécuter sa menace, ou de s’interdire, en l’exécutant, tout autre mode de négociation. En tout cas, c’est un moyen extrême ; après en avoir usé, il n’en reste plus d’autre. Lannes dut en faire la pénible expérience lorsqu’il reçut la réponse, du reste pleine de mauvaise foi, du ministre des Affaires étrangères. D’Almeida se bornait à expliquer que Subervie avait été pris pour un malfaiteur par une patrouille chargée de rechercher les auteurs d’un vol important ; que les coups de pistolet qu’il avait crus dirigés contre lui n’étaient que le signal habituel des agens de police pour s’avertir entre eux ; qu’il avait été traité avec égards par M. de Novion, dès qu’il s’était fait connaître, et que les soldats dont il avait eu à se plaindre avaient été arrêtés ; — pas un mot de tous les griefs articulés contre Manique, mais, par contre, en guise de conclusion, un long panégyrique de ce fonctionnaire « qu’il a plu à différentes personnes (entendons par là la colonie française) de présenter au ministre de France sous un aspect aussi injuste que calomnieux. »

Lannes se trouve trop avancé pour recevoir une pareille réponse, tout en hésitant, d’autre part, à exécuter ses menaces de rupture. Il sent bien lui-même qu’il risque fort de ne pas réussir, car le voilà qui réclame, « un mot du Premier Consul » pour que ce colosse à moitié ruiné « s’écroule, » tant il est persuadé que de cette chute dépend le prestige de la France.

Qualifier Manique de colosse, réclamer l’intervention d’un chef d’État contre lui, donner à une question de personne tant d’importance, tout cela ne semble pas exempt d’une exagération qu’un diplomate de carrière aurait évitée, d’autant qu’à ce moment des satisfactions d’un ordre vraiment politique commençaient à nous être données : les émigrés s’embarquaient en effet, le premier convoi venait de partir le 25 prairial pour l’Angleterre avec M. de Vioménil, un de leurs chefs ; et, d’autre part, les premiers versemens de la contribution de guerre allaient être opérés à Paris.

Sur ces deux points, le Portugal était donc en droit de dire qu’il remplissait ses engagemens ; et s’estimait en mesure de protester à Paris, par l’organe de son ministre, don José Maria de Souza[8], qui ne craignait pas d’accuser Lannes de chercher des prétextes pour quitter Lisbonne. À en croire le représentant portugais, l’aversion de Lannes pour Manique aurait eu d’autres causes que les raisons invoquées par le général dans sa correspondance. Dans la biographie qu’il a publiée de son grand-père, le duc de Montebello raconte à propos du prêt de quatre cent mille francs consenti par Augereau à Lannes que celui-ci parvint à s’acquitter envers son généreux ami grâce à un privilège dont jouissaient les ministres étrangers à Lisbonne ; ce privilège consistait dans la faculté de faire entrer en franchise, lors de leur arrivée en Portugal, toutes les marchandises contenues dans le vaisseau qui les portait eux-mêmes. » Lannes céda ce privilège pour 350 000 francs à des négocians français, et se trouva ainsi en mesure de rembourser Augereau.

Dans la correspondance officielle du général, soit avec Bonaparte, soit avec les ministres portugais, aucune trace de cet incident que Souza présente à Talleyrand sous la forme suivante : Lannes aurait insisté à plusieurs reprises « pour que les effets apportés par le vaisseau le Neptune fussent portés chez lui sans passer par la douane, » et, sur le refus du directeur général de cette administration, qui n’était autre que Pina Manique, il aurait fait débarquer ces effets de vive force par cinq Français à la tête desquels se trouvait Fitte, son secrétaire de légation. Un tel procédé, s’il a été réellement employé, aurait été évidemment assez peu correct ; mais il y a bien loin de là aux accusations de contrebande qui ont été portées contre Lannes par certains historiens anglais et que rien ne justifie.

La tension amenée entre la Cour de Lisbonne et le ministre de France par l’incident Subervie paraissait assez sérieuse au ministre des Relations extérieures pour qu’il saisît par un rapport spécial le Premier Consul de la question (10 messidor, 29 juin 1803), Lannes, ayant suspendu sa correspondance avec la Cour de Lisbonne, demande des ordres pour sa conduite ultérieure. Ces ordres, ce seront des conseils de conciliation : « Quant à l’affaire du citoyen Subervie, le Premier Consul en a examiné les circonstances avec attention ; d’après la lecture des pièces jointes à vos lettres, il a pensé que si l’on vous a fait une satisfaction convenable, il serait plus à propos d’étouffer cette affaire, que de lui donner un plus long éclat, et alors vous voudrez bien reprendre les communications avec le gouvernement portugais[9]. »

Ironie des choses : pendant qu’à Paris on prépare à l’adresse de Lannes ce désaveu et ce blâme déguisé, qui lui est adressé par la poste et non par un courrier, à Lisbonne, le ministre de France se voit l’objet des démonstrations les plus flatteuses de la part du gouvernement portugais, visiblement inquiet de la manière dont le Premier Consul va juger la situation. Ce sont les ministres qui viennent le voir, c’est celui de la Marine, M. de Souza, qui lui fait « en son nom et au nom de M. d’Almeida de telles avances » que Lannes ne peut « douter de leurs dispositions. » C’est le Prince qui lui envoie son portrait enrichi de diamans et les plus belles armes qui aient peut-être été fabriquées encore dans les arsenaux portugais. Ce présent était accompagné des témoignages les plus vifs de considération.

Puis, tout à coup, brusque revirement. Le 4 thermidor (23 juillet), quand Lannes se rend à Queluz pour y remercier le Régent de ses aimables procédés, quelle n’est pas sa surprise d’entendre Don Joaö, « tout en redoublant d’égards et de protestations d’attachement pour lui, » faire « clairement entendre » à son interlocuteur que « connaissant les intentions du Premier Consul, il ne pourrait éloigner Pina Manique. »

Comment a-t-il pu les connaître, ces intentions ? Lannes affirme que la dépêche de Talleyrand, envoyée par la poste sans être chiffrée, a été « décachetée et lue. » C’est fort possible, de telles indiscrétions ayant toujours été pratiquées ; mais ce qui est certain, c’est que Talleyrand avait dû informer le ministre de Portugal à Paris, des instructions données à Lannes et M. de Souza était trop bon diplomate pour ne pas comprendre que, du moment qu’on prescrivait à Lannes de reprendre les relations, c’est qu’on le désapprouvait.

Ces instructions étaient assez formelles pour qu’aujourd’hui un agent diplomatique, placé dans une situation analogue, s’exécutât docilement. Mais la subordination à un civil n’était guère alors dans les habitudes des héros militaires de la Révolution. C’est en homme de guerre et non en diplomate que Lannes envisage la situation. Son imagination le transporte sur un champ de bataille et, de même que devant un ennemi supérieur en force, il ne se décidera jamais à évacuer une position importante, de même il se refuse à céder « un pouce de terrain : » il est tellement convaincu « de la nécessité d’aller en avant » que « s’il faut battre en retraite, » il n’hésite pas à demander au Premier Consul de lui éviter le refus qu’il serait obligé de faire et d’ordonner son remplacement. Les métaphores de son style sentent la poudre.

Toujours en homme de guerre, chez lui, l’action suit la parole. Sans attendre de réponse, et, à peine quelques jours après le 14 thermidor, il adresse non plus cette fois au gouvernement portugais, mais au Régent lui-même, une note qui a l’allure d’une sommation. D’abord, les griefs d’ordre général : contrairement à l’article du traité de Madrid qui stipule pour l’entrée des marchandises françaises en Portugal le traitement de la nation la plus favorisée ; on a voulu prohiber l’importation de nos cuirs ; on prohibe celle de nos vins. On menace de couler bas un navire français en l’obligeant à entrer dans le Tage, malgré vents et marée. On arrête et on décharge un autre bâtiment porteur des effets du commissaire général des Relations commerciales,

… Puis les griefs personnels : on a insulté ce commissaire général, arrêté à plusieurs reprises les gens qui travaillent pour la maison du ministre de France ; les agens de la douane refusent de lui délivrer les vins destinés à son usage « le lendemain du jour où ils en ont délivré à un général anglais (ce que, au reste, ils devaient faire sur sa simple demande)… Je demande à Votre Altesse Royale, conclut Lannes, justice pleine et entière sur tous les points de ma note. Si je ne puis l’obtenir, j’ai l’honneur de lui déclarer que je suis autorisé à sortir sous trois jours de ses États, et je la prie de me faire expédier des passeports. »

L’autorisation, nous l’avons vu, c’était Lannes qui se la donnait à lui-même ; d’autre part, le procédé qui consistait à s’adresser directement au souverain, sans passer par le ministre des Affaires étrangères, était contraire aux usages diplomatiques ; enfin la gravité des menaces se trouvait dépasser de beaucoup celle des griefs. Et cependant, soit que ce « bluff, » comme nous l’appellerions aujourd’hui, eût effrayé le faible et timoré Don Joaö, soit que son Cabinet voulût simplement gagner du temps, toujours est-il que le Régent envoyait à Lannes non pas d’Almeida, — leur brouille ne le permettait pas, — mais son ministre de l’Intérieur, le vicomte Pinto de Balsemaö, » pour apprendre ses intentions de lui-même. » Pinto donne à Lannes l’assurance qu’on va abandonner Pina Manique, et Lannes, toujours confiant, d’écrire aussitôt à Talleyrand, comme s’il venait de recevoir un parlementaire de l’ennemi qui propose de se rendre : « J’ose vous annoncer d’avance que la lutte va se terminer de la manière la plus utile et la plus honorable pour notre gloire. Si j’avais fait un seul pas en arrière, nous perdrions toute notre influence. »

Joie bien prématurée. Deux jours se passent, rien. Nouvelle note au Régent pour demander que des passeports lui soient expédiés sans délai.

Ce ne sont pas ses passeports qu’il reçoit, mais une note habile et digne, dans laquelle Almeida lui fait remarquer que, du moment qu’il a jugé bon d’interrompre les relations, la Cour de Lisbonne ne pouvait que soumettre l’affaire au Premier Consul ; tant que celui-ci n’aura pas répondu, on ne peut changer la direction que les circonstances ont exigé de donner à cette négociation. Si Lannes ne veut pas attendre cette réponse, Almeida a l’ordre de lui remettre les passeports requis « à son premier avis. »

La situation est trop fausse pour que Lannes paisse y rester. Aussi, le même jour, 20 thermidor (8 août), répond-il en cherchant à porter la division dans le camp ennemi : « S’il a retardé son départ, c’est « à la sollicitation qui lui a été faite par le vicomte de Balsemaö « au nom de Son Altesse Royale, et sur des assurances totalement différentes de celles qui lui sont données par M. d’Almeida, » Il prie donc celui-ci de lui adresser des passeports dans la journée « avec les ordres nécessaires pour les maîtres de poste. » La journée n’est pas terminée qu’Almeida, dans une note laconique, « a l’honneur de lui remettre les passeports requis en lui renouvelant les assurances de sa haute considération. » Lannes a été pris au mot. Il ne lui reste plus qu’à s’exécuter.

Cela ne tarde pas. Dès le lendemain le voilà qui avertit de son départ le commissaire général des Relations commerciales Dannery, ainsi que de son intention d’emmener Fitte avec lui. Que nos compatriotes de Lisbonne n’éprouvent aucune alarme, il compte sur la fermeté et la sagesse de leur conduite comme ils peuvent compter, dans tous les cas, sur la force et l’appui du gouvernement de la République. « Dannery devra continuer à s’occuper seulement des relations commerciales, les relations politiques demeurant interrompues. Il recevra en dépôt les papiers de la légation. Le général partira avec Fitte le lendemain matin. Il a décidé que Mme Lannes et toute sa maison quitteraient Lisbonne le dimanche suivant par le paquebot de Falmouth, et il a ordonné de tout vendre chez lui. Les choses sont bien calculées pour donner au gouvernement portugais l’impression que la rupture est définitive.

Dès le 21 thermidor (9 août), le bruit de son départ, quand il se répand par la ville, y produit une profonde sensation qui se traduit même par un manque complet de transactions et par la chute du papier-monnaie qui ne perdait que 9 et demi et qui tombe à 12 pour 100[10].

Ce n’est pas seulement le monde des affaires, qui s’inquiète. À la Cour, on n’est pas moins ému ; on a même essayé d’agir indirectement sur Lannes en lui dépêchant le nonce : le général n’a rien voulu entendre ; un conseil a été tenu à Queluz dans la nuit du lundi au mardi ; le public pensait qu’on s’y était décidé à sacrifier Pina Manique, qu’en courant après Lannes on pourrait le rejoindre, lui annoncer cette nouvelle, le ramener. Ce n’aurait pas été matériellement impossible ; car, avec beaucoup d’habileté, Lannes, en partant le mardi matin, 22 thermidor (10 août), se fait accompagner par sa femme jusqu’au premier relais, de manière à voyager moins vite, et à perdre un peu de temps dans les adieux. Le mardi soir il ne sera pas arrivé plus loin qu’Aldea Galega. Mais nul courrier n’aura été envoyé pour le joindre ; on essayera seulement de l’empêcher de continuer sa route. Le maître de poste refuse en effet de lui fournir des chevaux, sous prétexte qu’il ne pouvait le faire sans un avis spécial. Il faut que Lannes et ses deux compagnons mettent sabre au clair et menacent de frapper. En attendant, le bruit court à Lisbonne que le Prince « alternativement pleure et gourme ses ministres. » Le public consterné parle déjà d’un démembrement possible du royaume entre la France et l’Espagne, et le gouvernement, plus ému qu’il ne veut le paraître, envoie à tous les ministres étrangers une note circulaire pour leur annoncer « qu’il n’est rien survenu de la part du ministère qui puisse motiver la retraite du général Lannes, que son départ n’est dû qu’à sa volonté particulière. » Almeida lui-même vient le 23 thermidor (11 août), dans la soirée, faire une visite à Mme Lannes.


V

Pendant qu’on s’alarme à Lisbonne, Lannes, toujours accompagné de Fitte, pique droit sur Madrid, où ils arrivent le 28 thermidor (16 août) au matin, « à franc étrier. » Il en repart aussitôt, traverse toute la France sans s’arrêter. Seulement, avant d’arriver à Bayonne, il a dépêché en avant son valet de chambre pour prévenir le Premier Consul de son arrivée. Le 8 fructidor (26 août), dans la soirée, il est à Orléans, sa dernière étape. Le lendemain, il sera à Paris, il verra le Premier Consul, fera approuver sa conduite. Mais voici qu’apparaît son valet de chambre, qui a été envoyé à sa rencontre pour lui porter une lettre, cette lettre est de Talleyrand, datée du 6 fructidor (24 août), et ainsi conçue :


« Général, le Premier Consul vient d’être informé que vous étiez parti de Lisbonne le 22 thermidor, emmenant avec vous votre secrétaire de légation. Comme cette détermination que vous avez prise prive pour le moment le gouvernement de la République de toute communication politique avec la Cour de Portugal, il est à présumer que vous n’avez été porté à cette démarche que par des considérations graves et d’une urgence qui ne vous a pas permis d’attendre l’autorisation de votre gouvernement. Le Premier Consul désire connaître ces motifs avant votre arrivée à Paris, et, en conséquence, il m’a donné l’ordre exprès de vous écrire que son intention était que vous vous arrêtassiez chez vous, et que vous chargeassiez votre secrétaire de légation de vos lettres pour le Premier Consul, et d’un mémoire explicatif des causes et des motifs de votre départ. Le Premier Consul, en étant alors directement informé par vous, en jugera mieux qu’il n’a pu le faire par des informations indirectes et nécessairement intéressées, et il vous fera parvenir les ordres qu’il croira convenable de vous donner.

« J’ai l’honneur de vous saluer. »


Sur-le-champ, par un billet daté de minuit, Lannes répond en quelques lignes qu’il envoie Fitte à Paris ; il ajoute seulement que ses dépêches précédentes auraient dû faire déjà pressentir le parti qu’il a dû prendre, et « dont le ministère portugais ne lui a pas laissé le choix. »

Fitte arrive à Paris le lendemain 9 fructidor, il écrit immédiatement au Premier Consul pour lui annoncer qu’il est chargé par son chef de lui remettre une lettre et de prendre ses ordres afin de lui communiquer tous les détails. Il ajoute qu’en attendant, Lannes est resté à Orléans.

Le Premier Consul reçut-il le secrétaire de la légation de France ? Rien ne l’indique ; une annotation de Bourrienne sur la lettre de Fitte nous apprend seulement que celui-ci fut invité à se rendre sur-le-champ chez Talleyrand. Quant à Lannes, il avait pris sur lui de se retirer à Vitry, chez ses parens. De là, il adresse au Premier Consul lui-même un long rapport pour exposer la situation qui lui était faite à Lisbonne et justifier sa conduite. À Talleyrand, il expédie la copie des pièces à l’appui de son mémoire, bref, il ne néglige rien pour détourner cette désapprobation qui le menace, pour plaider sa cause devant le ministre comme devant le Premier Consul.

C’est, en effet, une sorte de procès dont Talleyrand est le rapporteur, rapporteur plus impartial qu’on ne le croirait ; son enquête conclut que si tant de « tracasseries » ne suffisent pas à justifier le général Lannes, elles prouvent que les torts qui doivent « surtout en ce moment attirer l’attention et la sévérité du gouvernement » sont « ceux du gouvernement portugais. »

Aussi, quelques jours après, les deux parties en cause devant le Premier Consul entendent prononcer chacune leur sentence, presque le même jour, sentence qui les condamne toutes les deux, l’une dans la forme, l’autre dans le fond.

« Citoyen, » écrivait Talleyrand à Lannes, « le Premier Consul, après avoir attentivement examiné les diverses pièces de votre correspondance avec les ministres du Prince Régent de Portugal, m’a donné l’ordre de vous faire connaître que, quelque graves que soient les torts que les ministres ont eus envers le gouvernement de la République et envers vous, votre départ de Lisbonne, sans son autorisation, était une infraction publique aux usages universellement observés entre les Puissances. Il me charge de vous faire connaître qu’il désapprouve votre conduite dans cette circonstance.

« Les ministres du Prince, en mêlant adroitement dans leur conduite des marques trompeuses de déférence et des refus désobligeans, ont tendu à votre franchise un piège dont il est fâcheux que vous n’ayez pas su vous défier. Alors, en vous déterminant à une démarche qui, d’ordinaire, est l’annonce d’une déclaration de guerre, vous leur avez donné l’avantage d’une récrimination fondée et vous avez fait perdre à la légation française les fruits du zèle et de l’énergie que vous aviez précédemment déployés pendant votre séjour à Lisbonne pour assurer les droits du commerce et soutenir la dignité de son gouvernement.

« Le Premier Consul désire que vous restiez à Vitry, ne pouvant vous donner audience jusqu’à ce que votre affaire soit définitivement terminée, ce qui ne peut avoir lieu que quand il connaîtra le parti que prendra la Cour de Lisbonne. »

Mais, s’il désapprouvait si durement le diplomate coupable d’avoir agi sans instructions, d’un autre côté le Premier Consul écrivait au Régent, en réponse à la communication par laquelle celui-ci s’était plaint du départ de Lannes, une lettre constituant un véritable réquisitoire contre Almeida. Le ministre y était représenté comme la créature de l’ancien Cabinet anglais, celui dont la chute avait rendu possible la conclusion de la paix et son renvoi impérieusement exigé. « J’ai donné et je donnerai satisfaction au Portugal pour la conduite du ministre français. Je demande à V. A. R. une égale satisfaction contre M. d’Almeida. » En même temps Talleyrand adressait à Souza une longue note où, sous une forme moins hautaine et plus diplomatique, la disgrâce d’Almeida était également réclamée.

Pour faire parvenir au Régent la lettre du Premier Consul, Talleyrand, ne voulant pas expédier à Lisbonne un intérimaire dont la présence aurait constitué une reprise officielle des relations, avant d’avoir obtenu satisfaction, eut l’idée de faire porter à Lisbonne cette lettre par notre chargé d’affaires en Espagne, Herman. Ce choix a l’avantage de porter sur un diplomate de profession déjà au courant, sinon des affaires de Portugal, du moins de celles de la Péninsule, et doué de toutes les qualités de prudence et de finesse nécessaires dans une pareille crise. Herman entrera en relations avec le vicomte Pinto de Balsemaö, ministre de l’Intérieur, qui a « fait tout ce qui dépendait de lui pour empêcher l’éclat qui a compromis la bonne intelligence entre les deux gouvernemens, » et le priera de lui faciliter les moyens de remettre au Prince la lettre du Premier Consul, en expliquant que « cette demande étant directement adressée au Prince Régent par le Premier Consul, par cela même n’a pas l’éclat qu’elle aurait si elle était faite par une voix ministérielle. » Il doit se refuser à toute discussion sur les causes et les origines du conflit.

Arrivé à Lisbonne le 17 vendémiaire (19 octobre 1803), Herman, dès le lendemain, se présente chez Balsemaö, qui le reçoit fort bien, et lui ménage aussitôt une entrevue avec le Régent, au palais de Queluz. Introduit d’abord dans une petite salle à dais, Herman vit, au bout d’une minute, au lieu du page qu’il attendait, entrer le premier gentilhomme de la Chambre qui, après quelques politesses, alla prévenir le Prince. Un moment après, la porte s’ouvrit, un officier en uniforme lui fit signe d’entrer, le premier gentilhomme de la Chambre le reçut à la porte, et il aperçut le Prince dans le fond de la salle, debout sous un dais, en habit brodé, décoré de tous ses ordres. C’était le cérémonial usité « pour la réception des ministres de second rang, » et, en traitant ainsi notre chargé d’affaires, on voulait évidemment lui marquer des égards particuliers. Le Régent se borna d’ailleurs à prendre la lettre de Bonaparte en prononçant quelques paroles aimables pour la France et le Premier Consul, et congédia l’envoyé français au bout de quelques minutes.

Après beaucoup de remises et de délais, ce n’est que lors d’une seconde entrevue avec Don Joaö qu’Herman obtient de lui une lettre qu’il s’empresse d’expédier par un courrier à Bonaparte et s’arrange adroitement, comme on ne lui en a pas communiqué la copie, pour en apprendre, de la bouche de Balsemaö, le contenu. C’est une demi-satisfaction. Le Prince offre de retirer à M. d’Almeida la connaissance des affaires de la France et de la donner à un autre ministre, en ajoutant que, si le Premier Consul exige la disgrâce d’Almeida, il le sacrifiera. Herman profite de la circonstance pour déclarer que si Almeida n’est pas complètement exclu du Ministère, on renverra Lannes à Lisbonne ; à quoi son interlocuteur répond que le Régent préférerait sacrifier Almeida et Souza lui-même plutôt que de voir Lannes revenir à sa Cour.

C’est la question qui se pose maintenant : Lannes retournera-t-il à Lisbonne ? Le désire-t-il lui-même ? Oui, sans doute, nous en possédons la preuve dans un long mémoire adressé au Premier Consul, par Fitte. Le général Lannes souhaite retourner à Lisbonne, si le Premier Consul juge à propos d’appuyer ses demandes. Peut-être serait-il convenable que la satisfaction fût donnée avant qu’il y retournât. Il serait moins pénible à la Cour de s’y soumettre et, à son arrivée, il n’y aurait plus aucun prétexte à des discussions « toujours déplacées lorsqu’elles peuvent amener des événemens qui inquiètent les peuples et les gouvernemens, ce qui trouble le repos dont les uns et les autres ont si grand besoin. »

Bonaparte est-il disposé, de son côté, à laisser Lannes retourner en Portugal ? Il y tient si peu qu’il est tout prêt à le sacrifier, s’il obtient en échange le renvoi d’Almeida ; nous l’avons vu par sa lettre au Régent. Aussi a-t-il chargé Talleyrand de dire à Souza que lui, Bonaparte, ne peut « se désister de ses prétentions, » qu’il est disposé « à laisser l’affaire du ministre en Portugal dans la situation où elle se trouve, sans le renvoyer à Lisbonne et le laissant quelque temps en disgrâce, » — mais que, de son côté, le Régent devrait, « sans rien dire des motifs, ôter Almeida et ce misérable douanier (Pina Manique), » que dans ce cas, lui, nommerait un autre ministre à Lisbonne et « qu’alors, sans que cela ait fait aucun bruit, cette affaire se trouvera terminée ; qu’il est impossible que le Portugal recouvre en Europe crédit, puissance, si le ministre actuel reste, puisqu’il est évident qu’il nous a manqué, et qu’il est entièrement dévoué à nos ennemis. »

Ainsi donc le Premier Consul était tout disposé à sacrifier Lannes, s’il recevait en échange le renvoi d’Almeida, Et cependant le Régent ne se décida pas à disgracier celui-ci, profitant sans doute, pour résister, de ce que les négociations de paix entre la France et l’Angleterre étaient encore pendantes et de ce que le Premier Consul hésiterait à risquer de les rompre en brutalisant l’allié de la Grande-Bretagne. Don Joaö répondit donc, sinon par un refus formel, du moins en exprimant le désir d’arranger les choses par un autre moyen que le renvoi d’Almeida qu’il déclarait avoir rempli positivement ses ordres.

Avec sa souplesse habituelle. Bonaparte opère une volte-face complète. Le Régent ne consent pas à sacrifier Almeida ? Dès lors, lui, juge convenable de faire partir le plus tôt possible le général Lannes pour Lisbonne. Talleyrand lui mandera sur-le-champ que le Premier Consul s’étant fait mettre au courant des « plaintes rendues relativement à son affaire, juge ses services utiles en Portugal ; » d’autre part, Talleyrand écrira à M. de Souza que le Premier Consul pense « qu’on fera droit à nos demandes pour le commerce, et surtout qu’on fera cesser les chicanes que les douaniers élèvent journellement sur nos bâtimens ; qu’il s’en est expliqué avec lui. »

En réalité, Talleyrand se borne à demander au ministre de Portugal la destitution des chefs de la douane, « qui ont manifesté contre les Français une animosité aussi contraire aux sentimens de Son Altesse Royale ; mais Pina Manique ne se trouve pas personnellement désigné, ce qui permettra à la rigueur de sacrifier quelqu’un d’autre à sa place. Par un de ces jeux d’apparences où il est passé maître, il ménage donc le Portugal tout en prenant des airs de fermeté et sait donner à Lannes l’illusion d’avoir réussi là où celui-ci a échoué en réalité. « Les regrets que le Prince a publiquement marqués sur votre départ, l’inquiétude qui, à cette occasion, s’est manifestée parmi les agens de son gouvernement, doivent être pris pour une réparation des torts dont vous avez eu à vous plaindre. »

D’autre part, comme il faut bien marquer au Régent que le retour de Lannes n’est qu’une riposte au maintien d’Almeida, une lettre de Bonaparte le lui fera savoir, mais avec quelle discrète habileté ! Puisque Son Altesse Royale a témoigné le désir que les différends survenus entre les deux Cabinets puissent se concilier « sans qu’Elle se trouve dans le cas d’ôter sa confiance à un ministre dont Elle a besoin, » le Premier Consul consent « à tout ce qu’Ella voulait. » Voici maintenant la contre-partie : « (le général Lannes) a eu beaucoup à se louer de la manière dont Votre Altesse Royale l’a accueilli. Je regarderais comme une nouvelle preuve du désir qu’elle me témoigne de resserrer l’union des deux États, qu’Elle veuille bien l’accueillir de manière à lui faire oublier les désagrémens que quelques ministres lui ont fait éprouver[11]. » En apparence, aucun lien entre les deux questions ; mais le Régent a bien compris que, pour garder Almeida, il lui faut accepter Lannes et cela de bonne grâce. Aussi répond-il le 18 février 1803 (20 pluviôse an XI) par des protestations d’amitié : « Je ne cesserai de marquer au général Lannes, ambassadeur, le même accueil que je lui ai toujours témoigné dans l’attente que de semblables égards seraient envisagés par vous comme autant de preuves de mon attachement et de ma considération pour votre personne. »

Lannes n’a pas attendu l’arrivée de cette réponse pour partir. Afin de ne pas perdre de temps, il s’est embarqué à Rochefort avec tous les siens et Fitte sur la frégate la Thémis, qui, le 20 ventôse, vers six ou sept heures du soir, mouille à l’entrée du Tase.

Méneval, dans les mémoires manuscrits cités parle général Thoumas parmi les pièces justificatives, donne de ces événemens un récit qui est, sur presque tous les points, en complète contradiction avec les faits. Que Talleyrand ait insisté pour la révocation de Lannes, c’est fort possible et même probable, mais que le Premier Consul ait été satisfait des explications du général, cela n’est pas exact ; qu’Almeida ait « semé l’or » à Paris (4 millions) pour empêcher le retour de Lannes à Lisbonne ; que le Régent ait envoyé à Paris deux agens secrets chargés de le renseigner, et qui lui auraient prouvé que, contrairement aux allégations d’Almeida, Lannes n’était pas en disgrâce, cela se peut encore. Mais que le Prince ait alors cru devoir demander le retour de Lannes, et, le Premier Consul ayant fait du renvoi d’Almeida la condition de ce retour, ait consenti à se séparer de son ministre, nous venons de voir qu’il n’en est rien. — Lannes est revenu le 12 mars 1803 à Lisbonne ; — la disgrâce d’Almeida est du 13 août suivant.


MAURICE BOREL.

  1. Sorel, l’Europe et la Révolution française, 6e partie, p. 153.
  2. Observations sur le traité de paix à conclure avec le Portugal (Archives du ministère des Affaires étrangères).
  3. Mémoires de la duchesse d’Abrantès, t. T, p. 192.
  4. Lannes devait reconnaître plus tard, avec sa loyauté habituelle, que le marquis de Novion rendait les plus grands services à la sécurité publique par sa fermeté et son intégrité.
  5. Stella, Histoire du Portugal, t. II, p. 107.
  6. Id., ibid.
  7. Link, t. III, p. 205.
  8.  ???
  9. Talleyrand à Lannes, 13 messidor (2 juillet) 1803.
  10. Lettre de Auffdener (probablemont adressée à Fitte). Arch. Aff. étr.
  11.  ???