La Maladie du pessimisme au XIXe siècle/03

La Maladie du pessimisme au XIXe siècle
Revue des Deux Mondes3e période, tome 27 (p. 321-352).
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LA
MALADIE DU PESSIMISME
AU DIX-NEUVIEME SIECLE

III.
LA LIBÉRATION DU MONDE. — LES EXPÉDIENS ET LES REMÈDES PROPOSÉS CONTRE LE MAL DE L’EXISTENCE.

Nous avons entrepris de déterminer dans des études précédentes[1] l’origine et la nature de cette singulière maladie du pessimisme à laquelle l’Allemagne contemporaine est en proie et dont la contagion s’est fait sentir sous l’influence de causes bien diverses, dans les races latines, en France, en Italie, et surtout dans la race slave, particulièrement en Russie. Il nous reste à rechercher comment les apôtres de cette religion nouvelle, qui a déjà ses fanatiques et ses martyrs, prétendent combattre ce mal radical de l’existence, par quels procédés ils espèrent même le détruire. En même temps se révélera à nous le principe d’action que l’on nous propose comme seul digne de l’humanité nouvelle. C’est ici en effet que s’opère le passage des conceptions spéculatives du pessimisme à sa philosophie pratique. Après qu’il a fait table rase dans la raison et dans la conscience de l’homme, après qu’il nous a dépossédés de toutes les fins illusoires autour desquelles s’agitait notre incurable misère, il nous doit bien de les remplacer et de nous assigner un motif raisonnable de vivre, un but vers lequel nous puissions diriger utilement notre vie errante dans le vide, dispersée dans l’inutile, sacrifiée à des chimères. C’est de la considération du processus universel et de la fin où il tend que se déduira le principe positif qui doit désormais régler l’action humaine. La logique exige que l’homme ne sépare plus sa cause de celle de l’univers et qu’il fasse, comme dit Hartmann, « des fins de l’Inconscient les fins de la conscience. » Sous deux aspects, c’est le même problème : renoncer à l’être pour soi-même, amener le Tout à s’anéantir. Tel est, dans sa vague et abstraite généralité, l’important « concept de la délivrance, » qui occupe une si grande place dans la philosophie de la Volonté et dans celle de l’Inconscient. Il ne s’agit de rien moins que de racheter les souffrances de ce Prométhée cosmique, de l’être unique et universel qui vit dans l’humanité, mais qui vit aussi dans le reste de la nature. Le mal suprême étant l’existence, la loi de la souffrance est universelle ; elle n’a ni exceptions ni limites, elle s’étend aussi loin que s’étend l’être, bien au-delà du point obscur où la conscience éclôt, bien au-delà même de celui où la forme organique apparaît ; elle retentit vaguement dans la vibration du dernier atome d’éther. Mais, si tout ce qui existe souffre, seule l’humanité sait qu’elle souffre, et seule elle peut travailler à la délivrance ; c’est grâce à elle que doit cesser ce tourment sans trêve que l’absolu s’impose à lui-même par cet effort vers l’existence toujours renaissant et toujours châtié par la douleur. Le remède, il est vrai, n’est pas d’une application aisée. Pour amener l’humanité à le concevoir, pour la convaincre de son efficacité, pour la décider à l’appliquer il faudra bien du temps, de longs efforts, et de nombreuses générations de pessimistes s’épuiseront à cette tâche. Mais aussi quelle gloire de conduire le monde au terme suprême, au dénoûment de cette tragédie lamentable où nous sommes jetés malgré nous, sans avoir été consultés, acteurs et spectateurs pêle-mêle, et dans laquelle nous avaient précédés tant de siècles silencieux, les innombrables et lentes évolutions de la vie organique et de la nature inorganique, victimes muettes de la même fatalité, personnages obscurs de ce drame infini et mystérieux des choses !

L’énigme de la douleur, qui est l’énigme même de l’univers, c’est donc l’homme qui est destiné à la trancher par la pensée et par l’action. Sur ce point, Schopenhauer et Hartmann s’accordent. Il faut voir avec quel accent mystique tous deux nous convient à l’œuvre grandiose du salut. On croirait entendre tantôt des prophètes, tantôt des mystiques, toujours des inspirés. « Nous savons, s’écrie Schopenhauer imitant saint Paul[2], que toute créature soupire comme nous après sa délivrance, et que c’est de nous qu’elle attend sa délivrance, de nous qui sommes les premiers nés de l’esprit[3]. » — « Oui, répète Hartmann avec un sombre enthousiasme, nous sommes dans le monde comme les fils préférés de l’esprit, et nous devons combattre vaillamment. Que la victoire trahisse nos efforts, nous n’aurons rien du moins à nous reprocher. C’est seulement si nous étions faits pour vaincre et si nous perdions la victoire par notre lâcheté, c’est alors que nous tous, c’est-à-dire l’être du monde qui vit en nous, serions directement punis par nous-mêmes et condamnés à supporter plus longtemps le tourment de l’existence. En avant donc, travaillons au progrès universel, comme les ouvriers de la vigne du Seigneur[4]. » On le voit, c’est sur un ton religieux que ces philosophes exhortent les volontés hésitantes, les encouragent à se dépouiller de toutes les formes de l’égoïsme, qui n’est que la perversité obstinée à vivre contre son propre intérêt, contre l’intérêt du monde entier ; c’est au chant des cantiques et des hymnes pessimistes qu’on mène le grand combat de la mort contre la vie, de la mort volontaire et universelle contre le mal universel et la fatalité de l’existence.


I

Essayons de nous rendre compte, d’après ces théories nouvelles, de l’évolution du monde et du but qu’elle poursuit. Le pessimisme, à ce que l’on nous assure, seul a pu saisir cette fin absolue des choses à la lumière toujours grandissante de son principe, avec le merveilleux instrument de sa logique, implacable à tous les préjugés, indifférente à toutes les réclamations du sens individuel, sourde aux protestations et aux révoltes de l’instinct. La lecture attentive d’un chapitre de l’ouvrage de M. de Hartmann[5] nous mettra à même de résoudre cette grave question, d’où dépend celle de la délivrance du monde.

Il y a un but suprême à l’évolution de l’univers. C’est un axiome posé plutôt qu’un principe démontré par M. de Hartmann, que la série des fins ne saurait être infinie, que chaque fin, dans la série, n’est par rapport à la suivante qu’un moyen, qu’il faut de toute nécessité qu’il y ait une fin dernière ou suprême, à laquelle soient suspendues toutes les fins intermédiaires. Acceptons l’axiome pour ce qu’il est et pour ce qu’il vaut. Si la série des fins est nécessairement finie, quelle est celle de toutes les fins proposées que l’on peut regarder comme l’explication dernière et le terme du mouvement de l’univers ?

Est-ce le bonheur positif ? Toute l’argumentation de la philosophie pessimiste a été dirigée d’avance contre une pareille solution. Qu’on se rappelle « les trois stades de l’illusion » parcourus instinctivement par l’expérience douloureuse de Leopardi, décrits scientifiquement par l’analyse réfléchie et froide de Hartmann. — Le premier stade de l’illusion nous a conduits à cette vérité, que l’existence présente est mauvaise ; on a reconnu dans le deuxième stade que la vie future est une illusion ; enfin le troisième stade nous amène à renoncer au bonheur positif, même sous la forme du progrès. Aucune période de l’évolution ne nous montre le bonheur positif réalisé ; tous les âges s’accordent à nous découvrir que ses contraires, le malheur et la souffrance, se produisent seuls dans l’univers, et que le progrès du monde, en détruisant l’illusion et développant la conscience, ne fait qu’accroître le mal.

D’autre part, peut-on croire, sans déraison, que l’évolution du monde soit à elle-même sa propre fin et qu’elle ne poursuive pas autre chose, dans les vicissitudes laborieuses de l’être, que le jeu puéril d’un spectacle varié qu’elle se donne à elle-même ? — Évidemment non. Cela serait contraire à la sagesse absolue que M. de Hartmann reconnaît à l’Inconscient. Il implique contradiction d’admettre que l’évolution sans un terme idéal ou réel et par elle-même constitue un bien absolu. Elle n’est que la somme des momens successifs qui la composent : si chacun de ces momens n’a aucun prix ou représente une quantité négative, l’évolution totale est mauvaise. — Sera-ce la liberté, comme on le prétend quelquefois, qui sera le but du processus du monde ? De quelle liberté s’agit-il ? De celle de l’individu ? Mais comment l’isolement de la personne, sa séparation d’avec le Tout pourraient-ils être un bien absolu ? Et, s’il s’agit de la liberté du Tout, qu’est-ce que cela signifie ? Si l’Inconscient est l’Un-Tout, rien n’existe en dehors de lui qui puisse exercer sur lui une contrainte. — Est-ce, comme Kant l’a soutenu, la moralité qui serait la seule fin raisonnable de l’évolution ? A plusieurs reprises, Hartmann discute la question et la résout négativement. Selon lui, la moralité n’a de signification qu’au point de vue relatif des individus, c’est-à-dire qu’elle n’appartient qu’au monde des phénomènes, non à l’être véritable. — L’instinct de l’individualité, c’est la conservation de son être propre, et la forme nécessaire en est l’égoïsme. Egoïsme et individualité se tiennent essentiellement ; avec l’égoïsme naît le mépris des droits d’autrui, quand ils sont en conflit avec notre intérêt, c’est-à-dire l’injustice, le mal, l’immoralité. Pour faire contre-poids aux maux nécessaires de l’égoïsme, l’Inconscient a mis dans le cœur de l’homme d’autres instincts, comme la pitié, la reconnaissance, le sentiment de l’équité et le désir de rendre le bien pour le mal, sans lesquels la société, submergée par l’égoïsme, ne pourrait pas subsister. Mais les effets merveilleux de la moralité et de la justice ne doivent pas nous tromper sur leur nature : elles ne représentent au fond que des idées abstraites, qui ne s’appliquent qu’aux rapports des individus entre eux ou avec des associations d’individus, mais qui n’ont aucun sens par rapport à l’être véritable, à l’Un-Tout inconscient. « Elles ne sont que des formes de relations entre les phénomènes ; elles ne peuvent avoir une valeur téléologique absolue. » — D’ailleurs on démontre que, tandis que l’injustice augmente la souffrance dans le monde, la justice est impuissante à la diminuer. Elle ne fait que travailler au maintien du statu quo ; elle n’édifie rien qui n’existât déjà : son œuvre est de réparation, non de construction. Le bien que la charité fait dans le monde n’est rien auprès de la somme de maux que la violation de la justice y produit. « En tout cas, la moralité positive de l’homme charitable ne doit être considérée que comme un mal nécessaire, qui en prévient un plus grand. Il est plus fâcheux qu’il y ait des gens pour accepter des aumônes qu’il n’est bon qu’il y ait des gens pour les distribuer. » — Enfin, si la moralité était, selon la doctrine de Kant, la fin absolue du processus, on la verrait sans doute augmenter avec le temps, élever son niveau, s’étendre en surface, gagner en profondeur dans les différentes couches sociales. M. de Hartmann prétend que c’est là une pure illusion des philanthropes et des âmes sensibles. En réalité, la forme seule de l’immoralité a changé : le même rapport se maintient, à peu de chose près, entre l’égoïsme et la charité. Si l’on est choqué de la cruauté, de la brutalité des temps passés, il ne faut pas oublier que la droiture, la sincérité, le vif sentiment de la justice, le respect de la sainteté des mœurs caractérisent les anciens peuples, tandis que nous voyons régner aujourd’hui le mensonge, la fausseté, la perfidie, l’esprit de chicane, le mépris de la propriété, le dédain de la probité instinctive et des mœurs honnêtes, dont la valeur même souvent n’est plus comprise. La perversité est restée la même, mais elle a quitté le sabot et va en frac… Nous approchons du temps où l’injustice prendra des formes plus raffinées encore, où le vol et certaines fraudes, condamnées par la loi, seront méprisés comme des fautes vulgaires, comme une maladresse inférieure, sans qu’on y gagne rien que plus d’habileté à respecter le texte de la loi, tout en violant le droit d’autrui[6]. L’injustice ne se convertira pas : elle restera égale à elle-même, et la moralité ne sera pas accrue d’un iota parce que la légalité souffrira moins. Il y aura toujours, sous d’autres apparences, le même fond d’égoïsme et de cupidité : le budget de l’immoralité est invariable en ce monde.

Cette absence de progrès réel dans la moralité suffit, nous dit-on, à réfuter l’illusion de ceux qui prétendent, avec Kant, que l’univers n’a pas de but plus élevé que le règne de la justice sur la terre. Il faut chercher cette fin ailleurs, dans la direction où nous trouverons véritablement un progrès déterminé, constant, un perfectionnement graduel. Or un pareil signe ne se rencontre que dans le développement de la conscience que l’univers prend de lui-même, c’est-à-dire de la pensée dans laquelle l’être se réfléchit. Ici nous voyons le progrès se réaliser très clairement et sans interruption, depuis l’apparition de la première cellule jusqu’à l’humanité dans son état actuel, et vraisemblablement il se continuera plus loin encore, tant que le monde subsistera. Tout contribue à produire et à augmenter la conscience, non-seulement le perfectionnement du système nerveux qui lui sert d’organe, mais les conditions mêmes de l’individualité, le désir de la richesse, lequel, en augmentant le bien-être, affranchit l’esprit ; la vanité, l’ambition, la passion de la gloire, ces stimulans de l’activité intellectuelle, l’amour des sexes qui amène le perfectionnement des aptitudes ; bref, tous les instincts utiles à l’espèce, qui coûtent à l’individu plus de souffrances que de plaisirs, se convertissent en gain pur et toujours croissant pour la conscience.

Le développement continu de la conscience marque bien la direction dans laquelle nous devons chercher la fin de l’évolution universelle. Mais la conscience elle-même n’est qu’un moyen en vue d’une autre fin. Elle est sans doute la fin la plus élevée qui existe dans, la nature, dans le monde ; mais elle ne peut être ni une fin absolue ni sa propre fin à elle-même. Voilà ce qu’il faut bien comprendre, et l’on nous en donne les raisons : « Elle est engendrée dans la douleur, elle ne prolonge son existence que dans la douleur ; c’est au prix de la douleur qu’elle achète son développement. Et quelle compensation pour tant de maux ? Elle n’est que le miroir où l’être goûte la vaine satisfaction de se contempler. Encore si le monde était bon et beau, on pourrait approuver cette vaine complaisance. Mais un monde absolument malheureux, qui ne peut trouver aucune joie à voir sa propre misère, qui doit maudire son existence, du moment où il sait la juger, comment un tel monde regarderait-il ce redoublement apparent et purement idéal de soi-même dans le miroir de la conscience comme la fin raisonnable, la fin absolue de son être ? N’y a-t-il pas assez de souffrances dans la réalité ? Est-il nécessaire de les reproduire encore comme dans une lanterne magique ? Non, la conscience ne peut être la fin suprême d’un monde dont l’évolution est dirigée par la haute sagesse de l’Inconscient. » Il faut donc chercher ailleurs une fin absolue dont le développement de la conscience soit seulement le moyen.

Cette fin ne peut être que le bonheur ; nous y voici encore une fois fatalement ramenés. On a beau retourner la question dans tous les sens : il n’y a pas un autre principe auquel un prix absolu puisse être attribué, que nous puissions considérer comme fin en soi, rien qui touche si profondément la nature propre, l’essence interne du monde. Tout ce qui vit tend au bonheur ; c’est sur ce principe que reposent, malgré leurs formes diverses, tous les systèmes de philosophie pratique. L’aspiration au bonheur est l’essence même de la volonté qui cherche à se satisfaire. — Mais quoi ! le bonheur n’a-t-il pas été déjà déclaré impossible ? Le pessimisme n’a-t-il pas démontré que ce désir est insensé, que tout n’est qu’illusion, déception, souffrance dans cette recherche, que le développement progressif de la conscience n’aboutit qu’à un résultat négatif et à une conclusion triste, la folie du désir du bonheur ? — Ici se révèle l’antinomie : d’une part, le seul développement réel qui soit sensible dans le monde est celui de la conscience ; d’autre part, ce développement de la conscience n’est pas une fin par lui-même, il en exige une autre ; cette fin absolue ne peut être conçue en dehors du bonheur ; le bonheur est la seule chose qui représente la force d’un motif et la réalité d’une fin. — Mais il ne peut y avoir de bonheur sous aucune forme réelle ni même possible de l’existence ; c’est un point sur lequel le pessimisme ne souffre pas de contradiction. Quelle sera donc la solution de cette antinomie qui pose le bonheur à la fois comme nécessaire et comme impossible ? La solution est fort simple en soi, bien qu’inattendue : il ne peut y avoir de bonheur positif, et pourtant le bonheur est nécessaire ; donc il peut et il doit y avoir un bonheur négatif absolu, qui est précisément la négation même de l’être, l’anéantissement total ; le meilleur état qui se puisse atteindre, c’est l’absence de toute souffrance, la plus haute félicité est de ne pas être. Le bonheur tout négatif de cesser d’être, voilà le but suprême, la seule fin logique des choses, l’explication du processus universel, la formule souveraine de la délivrance. — Or il n’est pas douteux que ce triomphe de l’idée sur le vouloir-vivre ne s’accomplisse tôt ou tard. En dehors de cette solution, il n’y aurait rien qu’une évolution sans fin, un processus que la nécessité ou le hasard viendrait peut-être quelque jour arrêter aveuglément. La vie serait absolument désolée et comme un enfer sans issue. « Pour nous, s’écrie Hartmann, qui reconnaissons dans la nature et dans l’histoire le mouvement grandiose et admirable d’un développement progressif, qui croyons au triomphe final de la raison de plus en plus éclairée sur les résistances et l’aveuglement du vouloir déraisonnable, nous confessons notre foi dans la réalité d’une fin, qui sera la délivrance de toutes les souffrances de l’existence ; et nous n’hésitons pas à contribuer pour notre part, sous la direction de la raison, à achever et à hâter l’œuvre suprême. » C’est ainsi que nous arrivons, par une conception raisonnée de l’évolution, à supprimer l’évolution elle-même.

Schopenhauer arrivait plus rapidement et plus directement à la même conclusion, par une déduction de la nature de la volonté, qui, dès qu’elle se réalise, ne peut être qu’effort, fatigue, activité contrariée. Tout être souffre, disait-il, n’étant qu’un degré d’objectivation de la Volonté ; toute vie est d’autant plus douleur qu’elle se sent davantage, et, comme la vie humaine représente à son degré le plus intense le vouloir-vivre, elle représente le maximum de douleur dans le maximum de la conscience. Notre monde est, par la nature même de son principe, le plus mauvais des mondes possibles. De là se déduit immédiatement et sans tant de détours la nécessité de la destruction scientifique de l’être et de la vie. — Ainsi se rencontre, dans la même conclusion pratique, le pessimisme résolu et absolu de Schopenhauer avec le pessimisme mixte et contradictoire de Hartmann, qui soutient que le monde est le meilleur des mondes possibles, étant donné le fait de son existence, lequel est la pire des choses, pire que le néant. — Une déraison organisée logiquement, voilà pour lui le monde actuel ; une folie rationnellement administrée et conduite jusqu’au point où elle se convaincra elle-même qu’elle est une folie, voilà la délivrance.

Mais par quels moyens obtenir ce résultat ? Avant d’aborder l’étude du grand remède, de celui qui doit être finalement appliqué au mal de l’existence, indiquons quelques-uns des remèdes provisoires qui ont été proposés par les philosophes pessimistes, non pour détruire le mal, mais pour le réduire, pour en suspendre momentanément ou les ravages ou le retentissement dans la conscience. Ces expédiens, imaginés contre la sensation actuelle du mal, se réduisent à deux : la science et l’art. Par la science comme par l’art, le sujet du vouloir, l’individu, le malheureux esclave de la vie, peut échapper pendant quelques instans à la conscience de son individualité et atteindre un degré supérieur de liberté, de paix et de sérénité où si peu qu’on s’y tienne on trouve quelque chose comme la promesse et l’avant-goût de l’affranchissement futur.

Examinons à ce point de vue l’art, sur lequel Schopenhauer, suivant Kant de très près, le commentant, pour ainsi dire, a produit quelques vues remarquables. Quel est l’effet le plus certain de la jouissance esthétique ? C’est la suppression momentanée de tout ce qui fait la fatigue et l’effort de vivre, la suppression de l’égoïsme, un état de désintéressement complet dans la contemplation pure de l’idée. Dans cet état, l’esprit se dépouille lui-même de tout intérêt personnel et de la misère du vouloir, comme l’idée de l’objet se dépouille aux yeux de l’artiste des imperfections de l’objet particulier et s’idéalise devant notre pensée. D’une part, c’est l’affranchissement du sujet qui contemple ! d’autre part l’affranchissement de la chose contemplée, qui s’élève à l’état d’idée pure, d’idée platonicienne, en se dégageant des conditions du temps, de l’espace et de la causalité. « Tant que nous nous livrons à la foule précipitée des vœux, des espérances et des craintes continues, nous restons sujets de la volonté, et alors nous n’aurons jamais ni plaisir durable ni repos ; le sujet de la volonté reste sous la roue tournante d’Ixion. Mais, lorsqu’une circonstance extérieure ou une disposition intérieure nous élève subitement au-dessus du torrent infini du vouloir, lorsque la connaissance affranchie saisit les choses libres de tout rapport avec la volonté, c’est-à-dire en dehors de tout intérêt personnel, s’abandonnant tout à fait à elles en tant que représentations pures et non en tant que motifs, alors le repos inutilement cherché ailleurs pénètre en nous et nous remplit de bien-être (autant du moins que cela est possible, le bien-être ne pouvant être que la suppression de la souffrance). C’est l’état sans douleur qu’Épicure estimait le plus grand bien et comme la manière d’être habituelle des dieux. Nous sommes délivrés de l’aride effort de la volonté. C’est comme le repos du sabbat que nous célébrons en nous sentant pour un instant affranchis du travail dans la prison correctionnelle du vouloir. Pour un instant, la roue d’Ixion s’arrête[7]. » Heureux état que celui-là où l’esprit s’abandonne absolument à l’intuition, s’y plonge tout entier, se laisse remplir par la contemplation de l’objet naturel ou de l’objet d’art qui est devant lui, soit un paysage, un arbre, soit un tableau de maître ! « L’esprit se perd alors avec la conscience de lui-même, il ne subsiste plus que comme un sujet pur, affranchi de tout lien avec le vouloir, comme un miroir clair de l’objet, en sorte qu’il semble que l’objet soit seul là sans personne pour le percevoir… Celui qui a l’intuition ne se sépare plus de l’intuition elle-même : l’un et l’autre ne font plus qu’un. » L’objet n’existe plus, c’est l’idée qui existe, c’est la forme éternelle, et de même le sujet s’est élevé, s’est affranchi : il est libre du temps, libre de la volonté, libre de l’effort, libre du désir, libre de la douleur ; il participe à l’absolu, à l’éternité de l’idée. Il est mort à lui-même, il n’existe plus que dans l’idéal. Qu’importent alors les conditions et les formes de son individualité passagère ? Qu’importe, dans cet état de désintéressement absolu, si c’est d’une prison ou d’un palais que l’on contemple un coucher de soleil ? Il n’y a plus de prisonnier, il n’y a plus de roi ; il n’y a plus qu’une intuition pure, une vision libre de l’idéal, une participation momentanée à l’idée de Platon, au noumène de Kant, dans l’oubli de la vie transitoire, du rôle qu’on y joue et du tourment quotidien un instant suspendu.

Ce serait le salut, si cet état pouvait durer ; mais la durée d’un si délicieux repos est impossible. Ni pour le contemplateur de la nature, ni pour l’artiste, cette conception objective du monde et des choses ne peut être que passagère. La tension d’esprit exigée pour cela est toute factice et en dehors des conditions de la vie ; la nature même du vouloir s’oppose à ce qu’elle se prolonge. Le train des choses et le cours du monde, un instant oubliés, recommencent aussi bien pour l’artiste que pour le savant perdu dans la contemplation des lois ou pour le philosophe absorbé par la méditation de l’absolu. « Bientôt revient le moment où chacun devra agir avec ses semblables dans le grand jeu de marionnettes de la vie et où le contemplateur, rappelé brusquement à son rôle, sentira la ficelle par laquelle il est suspendu et mis en mouvement[8]. » Ce n’est donc qu’une libération momentanée que nous offrent la science et l’art. D’ailleurs l’usage de tels moyens n’est pas à la portée de tous dans la rude bataille pour la vie que se livrent la plupart des hommes, pour qui le pain de chaque jour est le plus pressant des problèmes. Privilège d’une élite, ces expédiens ne peuvent rien pour consoler la foule humaine et alléger le poids de sa misère ; provisoires et relatifs, ils ne servent qu’un instant, et la souffrance avec le souci a bientôt repris le dessus dans les vies les plus favorisées de l’idéal. Tout cela est bien insignifiant au prix de la quantité de malheur et de souffrance qui remplit le monde. Contre un mal universel et absolu, il faut de tout autres armes ; il en faut de mieux trempées, qui soient à la portée de tous les hommes, qui aillent chercher le mal profondément, jusque dans sa racine, et l’y détruire.

II

Existe-t-il un remède, universel et absolu comme le mal de l’existence qu’il doit combattre ? Est-il d’une efficacité sûre, ? Est-il d’une application facile ? On verra qu’il n’est pas si aisé qu’on pourrait le croire de convertir l’être en néant : l’être résiste à toutes les tentatives de ce genre par une force indomptable dont les deux types sont dans l’ordre physique l’indestructibilité de l’atome, dans l’ordre moral la persistance du vouloir-vivre. Comment donc opérer « ce passage de la sensibilité et du vouloir à l’insensibilité du non-vouloir et du non-être absolu ? » C’est ce que M. de Hartmann se demande, sans se dissimuler la difficulté du problème. Il n’en essaie pas moins de franchir ce formidable passage, à la suite de Schopenhauer, et vingt-quatre siècles après une tentative analogue, celle que marque dans l’histoire religieuse de l’Orient le nom du Bouddha. M. de Hartmann a-t-il mieux réussi que ses prédécesseurs dans ces voies étranges et périlleuses pour la raison ? Nos lecteurs en jugeront. Il nous a paru curieux de mettre en regard les trois solutions proposées sur l’anéantissement de l’être avec les commentaires et les critiques que chacune d’elles a soulevés, celle de Çakya-Mouni, rectifiée par Schopenhauer, celle de Schopenhauer détruite et remplacée par Hartmann. Nous verrons si la solution que nous offre la philosophie nouvelle de l’Inconscient présente moins de difficultés que les deux autres et soulève moins d’objections. Après tout, quand il s’agit de saisir toutes les énergies de la volonté humaine, toutes les forces de la nature, de les détourner de leur aspiration à l’être et de les retourner tout d’une pièce vers le néant, il est à craindre que les esprits ne se montrent quelque peu indociles, et l’on nous accordera bien qu’en pareille matière ils ont droit d’être exigeans. Au terme de cet examen comparé, une conclusion s’imposera à nous : c’est qu’en définitive il est bien difficile à l’univers de mourir, soit qu’on n’ait pas trouvé de bonnes raisons pour l’y déterminer ni le moyen de les lui faire entendre, soit que le procédé fasse défaut pour lui procurer le bienfait de cet anéantissement. Il est relativement aisé de démontrer les souffrances de l’être et la nécessité d’en finir ; c’est le procédé d’exécution qui laisse encore bien à désirer, même après ces trois grandes tentatives.

Qu’on le remarque : il ne s’agit ni pour le bouddhiste, ni pour le pessimiste, fatigué de la vie, de mourir purement et simplement : se tuer est en vérité trop facile et ne résout rien. D’abord le suicide « nie l’individu, non l’espèce, » que l’individu ne peut tuer avec lui ; encore moins nie-t-il la nature ; à bien voir les choses, il ne résout pas même la question de l’individu. Une mort de ce genre-là, toute matérielle, n’atteint pas l’essence de la volonté, qui survivra à cette forme éphémère, détruite par un coup de désespoir sans portée philosophique, sans résultat utile et sans avenir pour le bouddhiste comme pour le pessimiste. Or ce n’est pas l’existence momentanée qu’il faut éteindre, c’est le principe de cette existence, ce que Schopenhauer appelle le vouloir-vivre, en détruisant l’éternelle illusion, le mensonge des formes et des phénomènes qui entretient l’absurde ténacité du désir. Voilà ce qu’il importe de supprimer en nous ; le reste n’est qu’un expédient sans valeur, un accident insignifiant. — Comme dit Schopenhauer, interprète exact de la pensée de Çakya-Mouni, le suicide, loin d’être la négation du vouloir-vivre, est l’affirmation de cette volonté à sa plus haute puissance[9]. Ce qui détermine cet acte, c’est l’amour de la vie porté jusqu’à la haine de son contraire, la douleur. L’homme qui se tue en réalité veut la vie d’une certaine manière exclusive, il veut la vie heureuse ; c’est la privation du bonheur qui lui est insupportable, non l’existence elle-même. Si on lui ôtait sa souffrance, il se précipiterait de nouveau avec ivresse dans la joie de vivre. Ce n’est donc qu’une forme accidentelle de la vie que l’acte du suicide répudie, non la vie elle-même. Or la seule chose qui importe, qui ait un caractère moral, c’est la négation philosophique qui consiste à nier la vie non-seulement dans ses douleurs, mais dans ses plaisirs vides et son faux bonheur, à en reconnaître l’inanité, à en démasquer le mensonge, à en pénétrer la déraison.

A cette condition seulement, on peut espérer atteindre la racine de la vie et la trancher pour toujours. Tant que ce principe du vouloir-vivre n’est pas atteint, il suscite d’autres formes qui succèdent à la première, et le cercle de la misère humaine recommence. Le fond de la philosophie primitive et nationale de l’Inde, c’est, on le sait, le dogme de la métempsycose, la croyance que les effets de nos bonnes et de nos mauvaises actions nous suivent, s’attachent à nous, ressuscitent avec nous à travers nos existences ultérieures, et en même temps la crainte, l’horreur même de ces existences successives qui ne sont ou qu’un mauvais rêve prolongé, ou qu’un supplice, continué sans trêve. C’est ce mauvais rêve qu’il faut faire cesser à tout prix, mais on ne le peut qu’en rompant le charme et en se convainquant soi-même que c’est un rêve. Ce supplice, déguisé sous les formes du désir et du plaisir, il faut le faire cesser, mais on ne le peut qu’en dissipant le prestige qui l’enveloppe et qui nous attire à la souffrance et à la douleur. L’œuvre à faire est donc d’ordre intellectuel et moral, non physique. Ce n’est pas un coup de poignard qui détruira le charme, c’est la méditation, c’est l’ascétisme. — Schopenhauer arrive par un raisonnement analogue à la même conclusion, à la condamnation du suicide physique. Mais au XIXe siècle on n’ose plus parler de métempsycose, on nous parle de palingénésie. La différence n’est pas très grande. Pour Schopenhauer comme pour le Bouddha, pour Kapila, pour tous les philosophes hindous sans exception[10], il y a un principe d’être indestructible. Schopenhauer appelle la Volonté ce que les philosophes de l’Inde appellent Brahman, le fond mystérieux de tout être, la force universelle. Par la vertu de ce principe, la Volonté, rien de ce qui a été ne peut cesser d’être. De là deux conclusions, la renaissance indéfinie de l’être qui a cessé de vivre, moins l’intelligence et le souvenir, qui s’éteignent avec le sujet connaissant, — et la réapparition des qualités bonnes ou mauvaises, fruit des habitudes contractées dans les existences antérieures, ce qui constitue l’innéité du caractère dans tout homme venant en ce monde. — Soit la métempsycose, soit la palingénésie admise, le résultat est le même ; le suicide n’est pas un remède, c’est un expédient : celui qui se tue est un fou, il lègue à un successeur, qui sera lui-même, une volonté violente, enivrée des illusions de la vie, pour lesquelles il s’est stupidement frappé ; il n’a rien résolu, et tout est à recommencer. — Ce qui importe, ce n’est donc pas de mourir, mais de vivre en exténuant graduellement en soi l’amour de la vie, le désir, principe des renaissances sans fin, en éteignant graduellement la flamme de la vie, en persuadant avec une inflexible douceur au principe de l’être qu’on porte en soi de renoncer à lui-même ; c’est le suicide moral qui importe, le reste n’est rien.

C’est presque dans les mêmes termes que l’ancêtre philosophique de Schopenhauer, Çakya-Mouni, a posé et résolu le problème de la délivrance. Ce qu’il ne cessait de recommander par son exemple et ses théories, c’était, non de supprimer l’accident de la vie, nécessaire pour nous fournir le temps et comme l’étoffe matérielle de la méditation, mais de détruire le vouloir impérissable qui soutient l’existence ou la renouvelle sous d’autres formes ; c’était de s’élever à la conscience pleine et entière du malheur de l’être et de la déraison de tout désir, pour y puiser la force de mourir à soi, pour entrer après la mort dans le néant, pour cesser de renaître à la vie. « La vraie sagesse consiste à comprendre le néant de toutes choses, à désirer s’anéantir, s’éteindre, entrer dans le nirvana. » La libération s’obtient par l’extinction complète. « Si l’existence fait le malheur, la non-existence fait le bonheur[11] ; » tous ces termes équivalent entre eux. Quelles que soient les opinions différentes qui aient été soutenues sur l’interprétation du nirvâna, il paraît bien que c’est là l’interprétation véritable, au moins de la pensée de Çakya-Mouni, avant qu’elle n’ait été adaptée et abaissée au niveau des croyances populaires. L’expression la plus précise de cette doctrine se trouve dans la doctrine des Scâbhâvikas, traduite pour la première fois par M. Eugène Burnouf : « Sûnyatâ (l’anéantissement) est un bien (on pourrait dire le plus grand bien), quoiqu’il ne soit rien ; car hors de là l’homme est condamné à passer éternellement à travers toutes les formes de la nature, condition à laquelle le néant même est préférable. » il semble établi, par l’étymologie même du mot, que l’âme humaine, dans le nirvana, n’est pas absorbée, ainsi que s’expriment les brahmanes, comme une goutte dans l’Océan, mais qu’arrivée à sa perfection l’âme s’éteint comme une lampe, suivant l’expression consacrée des bouddhistes dans la stance célèbre qui a gardé la tradition de la mort de Çakya-Mouni : « Avec un esprit qui ne faiblissait pas, il a souffert l’agonie de la mort ; comme l’extinction d’une lampe, ainsi a eu lieu l’affranchissement de son intelligence. » L’affranchissement, c’est bien ici le néant : que reste-t-il de la flamme quand elle est éteinte ?

La préparation au nirvana, c’est l’ascétisme, c’est aussi la pratique de la sympathie universelle pour tout ce qui vit. L’individualité n’est qu’une illusion : « Tu es ceci, tu es cela, tu es toute chose, » disait le Bouddha ; de là sa prédication « de la grande mansuétude, de la grande commisération ; » il ajoutait : « de la grande indifférence. » En même temps qu’il recommandait d’être doux aux autres êtres, il recommandait d’être implacable pour soi-même. Les règles de son enseignement moral, résumées dans les dix commandemens destinés à ses disciples, sont d’une rigueur exemplaire ; les observances imposées aux religieux et aux religieuses sont d’une austérité effroyable. Il leur était prescrit de se vêtir seulement de haillons ramassés dans les cimetières ; ils ne pouvaient rien posséder ; ils devaient vivre de restes recueillis dans leurs vases de bois ; ils devaient résider dans les forêts, sans autre abri que le feuillage des arbres ; ils pouvaient étendre leur tapis au pied de l’arbre choisi comme refuge, et s’y asseoir, mais il ne leur était pas permis de se coucher, même pour dormir. De temps en temps, ils étaient tenus à passer une nuit dans les cimetières pour y méditer sur la vanité de toutes choses[12]. — Lui-même, le Bouddha égalait et surpassait ce genre de vie qu’il imposait à ses disciples. — Il ne faut pas voir là quelque chose comme l’initiation à la vie éternelle et un moyen de gagner le ciel : c’est l’initiation à la suppression graduelle de tout désir, l’apprentissage du néant. C’est dans les quatre vérités que le Bouddha complète son enseignement en nous livrant les dernières formules de la délivrance et les opérations psychologiques qui l’accomplissent. Nous pouvons les résumer ainsi d’après l’exemple du Bouddha lui-même, recueilli par ses disciples et qui nous montre en acte la théorie qu’il avait enseignée[13] : Il franchit le premier degré de la contemplation, lorsqu’il est arrivé à connaître la nature de toutes choses et qu’il n’a plus d’autre désir que celui du nirvana ; mais là encore subsistent un sentiment du plaisir, le jugement et le raisonnement. Au second degré, le jugement et le raisonnement cessent ; au troisième degré disparaît même le sentiment vague de satisfaction provenant de la perfection intellectuelle ; au quatrième degré s’évanouit la conscience confuse de l’être : ici s’ouvrent les portes du nirvana. Maintenant ce sont d’autres sphères, où la parole et la pensée ne peuvent qu’à peine saisir l’innommable et l’intelligible. Quatre sphères s’échelonnent devant le Bouddha : la région de l’infinité en espace, la région de l’infinité en intelligence, puis la troisième sphère où il n’existe rien, enfin la quatrième où l’idée même de néant disparaît. Le nirvana est accompli ; le pèlerinage a été rude et long : dans cette dernière région, c’est le vide de toute forme et de tout être, de tout concept : ni idées, ni absence d’idées. L’absence sentie d’idées serait encore une idée ; ici rien, plus rien, pas même le sentiment du rien, qui serait encore quelque chose : c’est l’absolu rien.

Cette fois d’une région pareille on ne revient pas. Le nirvana ne lâche pas sa proie. Voilà à quelle hauteur vertigineuse s’est élevée l’intelligence contemplative de cet ascète indien ; voilà ce qu’il a imaginé pour échapper à l’horreur de la transmigration, pour briser le cycle éternel des existences dans lesquelles le brahmanisme enfermait l’âme misérable, condamnée pendant l’éternité aux travaux forcés de la vie. Voilà ce qu’il a audacieusement tenté pour détruire dans l’homme jusqu’à la dernière cause de l’être. Que cette folie métaphysique, cette ivresse de la mort, cette poursuite passionnée du non-être, que tout cela ait été inventé et propagé par une sorte de contagion irrésistible, parmi des races rêveuses, dans des populations innombrables, épuisées par la servitude et la misère, et qui trouvaient dans cet espoir désespéré le seul remède à l’horreur de revivre toujours en proie à la faim, à la soif, au travail implacable sous un climat de feu, tout peut se concevoir dans ces siècles d’énervant mysticisme et d’absolue ignorance, en face d’une nature hostile dont on n’avait pas encore mesuré les forces ni sondé l’inconnu. On pouvait croire qu’on était le maître de la vie et de la mort, qu’il suffisait de renoncer à l’être pour cesser d’être, et l’on pensait conjurer le spectre toujours renaissant de l’existence par une sorte d’innocente magie de l’âme qui en supprimait graduellement toutes les énergies et en détruisait un à un tous les phénomènes. Mais en plein XIXe siècle, dans l’âge de la science expérimentale, quand les domaines du réel, du possible et de l’imaginaire sont si nettement tranchés, quand on a conquis ce critérium tardif qui permet non pas de tout savoir, mais de distinguer ce qu’on sait de ce qu’on ignore, qu’un homme aussi clairvoyant, aussi peu dupe de lui-même et des autres, aussi savant que Schopenhauer, s’imagine de reprendre la théorie du nirvana, qu’il prétende détruire, non pas seulement la vie, mais l’être, qu’il recommence avec le sérieux d’un Bouddha cette œuvre déraisonnable, la théurgie du néant, voilà ce qui dépasse toute croyance ; voilà ce que nous avons vu pourtant de nos jours et ce qui mérite d’être placé sous les yeux du public comme un des phénomènes les plus étonnans dans un âge et une race scientifiques.

Au fond il y a peu d’originalité dans « le concept de la délivrance, » tel que nous le propose Schopenhauer. Le bouddhisme est, sous une forme religieuse, l’expression anticipée de sa philosophie et de sa morale. Sur deux points seulement, on pourrait noter quelques différences, plutôt encore dans l’intention que dans le fait, entre les deux doctrines du nirvana, celle de l’ascète hindou et celle du philosophe de Francfort. Schopenhauer procède, à ce qu’il s’imagine au moins, d’une manière toute logique et philosophique. Tandis que le mystique, dit-il (comme le Bouddha sans doute), commence du dedans, part de son expérience interne, individuelle, dans laquelle il se reconnaît comme essence éternelle, universelle, imposant tout ce qu’il dit comme devant être cru sur parole, parce qu’il est dans l’impossibilité de rien prouver, le philosophe, au contraire, part de ce qui est commun à tous, du phénomène objectif, du fait de conscience tel qu’il se trouve en chacun. Sa méthode, c’est la réflexion sur les données du monde extérieur, de l’intuition, telle qu’elle se trouve dans notre conscience ; aussi est-il en état de prouver… Le mystique aboutit à une théologie : c’est à une cosmologie qu’aboutit le philosophe. — Un autre point sur lequel le philosophe allemand prétend différer du Bouddha, c’est qu’il aspire à l’affranchissement de l’espèce humaine tout entière et même de la nature, tandis que le nirvana bouddhique est la récompense et le privilège des sages, de ceux-là seuls qui ont embrassé la morale des dix commandemens et le système des quatre vérités. Schopenhauer a l’ambition d’étendre l’influence magique de ses opérations au-delà de l’individu jusqu’à l’humanité elle-même, au-delà de l’humanité jusqu’à l’univers. C’est dans l’homme que s’élève le plus haut la Volonté qui, prise en elle-même, est un désir aveugle et inconscient de vivre et qui a traversé tous les degrés de la nature inorganique, le règne végétal et le règne animal, avant d’arriver, dans le cerveau humain, à la conscience d’elle-même. Là est le dernier terme connu de l’ascension de la Volonté : c’est à ce degré seulement que se pose l’alternative d’où dépendra son sort, son malheur éternel ou son repos définitif : l’affirmation ou la négation du vouloir. Il n’est pas naturel de supposer que la Volonté aille plus haut, et d’ailleurs à quoi bon, puisqu’à ce degré l’alternative se pose avec une parfaite clarté ? C’est de la décision de l’homme que dépendra non-seulement son avenir, mais celui de l’univers. C’est vraiment l’homme qui est le libérateur de la nature ; c’est de lui qu’elle attend sa rédemption ; il est à la fois le prêtre et la victime. Nous verrons plus tard si Schopenhauer avait quelque droit à étendre aussi, loin son office et son sacerdoce de libérateur.

Quant aux procédés de la libération, ils ressemblent beaucoup à ceux que nous avons déjà vus à l’œuvre dans les opérations psychologiques et physiologiques de Çakya-Mouni, le dépouillement graduel de toutes les formes et de tous les phénomènes de l’individualité, le renoncement méthodique à soi, l’exercice de l’immolation et du sacrifice. — Si la Volonté, dans la redoutable alternative qui lui est posée, a choisi de se nier elle-même, « nous entrons, comme disent les mystiques, dans le règne de la grâce : c’est le monde vraiment moral où la vertu commence par la pitié et la charité, s’achève par l’ascétisme et aboutit à la libération parfaite. »

La base de la morale qui conduit à la délivrance, c’est la sympathie, c’est la pitié, c’est la charité. On croirait entendre un disciple du Bouddha : « Celui qui a reconnu une fois l’identité de tous les êtres ne distingue plus entre lui-même et les autres ; il jouit de leurs joies comme de ses joies ; il souffre de leurs douleurs comme de ses douleurs ; tout au contraire de l’égoïste qui, creusant un abîme entre lui-même et les autres et tenant son individualité pour seule réelle, nie pratiquement la réalité des autres… La pitié est ce fait étonnant, mystérieux, par lequel nous voyons s’effacer la ligne de démarcation, et le non-moi devenir en quelque façon le moi… La justice elle-même est un premier pas vers la résignation : sous sa forme vraie, elle est un devoir si lourd que celui qui s’y donne de tout son cœur doit s’offrir en sacrifice ; elle est un moyen de se nier et de nier son vouloir-vivre. » Ainsi les vertus ne sont vertus que parce qu’elles sont des moyens directs ou indirects de renoncement à soi-même ; toute la morale, comprise dans son vrai sens, est une abdication méthodique du sens propre, une extinction raisonnée de toutes les formes de la sensation et du désir, une immolation persévérante de la volonté qui est le fond de l’être, une négation philosophique de l’être lui-même. Cette théorie des vertus est essentiellement bouddhique ; Çakya-Mouni n’hésiterait pas à reconnaître là un de ses adeptes préférés, un de ses religieux favoris. Mais pour nous qui avons fait une connaissance intime avec Schopenhauer grâce aux confidences de ses enthousiastes et de ses amis, particulièrement de M. Frauenstædt et de M. Gwinner, nous ne pouvons nous empêcher de sourire à la lecture de ces édifians propos ; nous comparons involontairement cette prédication de la grande mansuétude avec la violence de ses haines, avec l’injustice passionnée et la brutalité savante de ses anathèmes contre ses adversaires, tout spécialement contre les hégéliens et les professeurs d’université, qu’il accuse sans cesse de n’être que des « plats valets à genoux devant le pouvoir, des farceurs, des cagots, des hypocrites. » Que l’on relise tous ces beaux sermons sur le renoncement au sens propre, sur l’humilité nécessaire qui est une forme du dépouillement de soi, sur la douceur universelle et la pitié envers tout ce qui vit, et qu’on les rapproche de cette fureur chronique qui l’animait contre le public ingrat, contre la sottise humaine, contre « la canaille souveraine. » Ce doux ascète, qu’on dirait débordant de sympathie universelle, était le plus atrabilaire des hommes, un misanthrope exaspéré, un misogyne enragé. M. Frauenstædt a beau distinguer pour les besoins de sa cause et de ses héros une misanthropie qui est désintéressée, et une autre qui est égoïste, la première objective et morale, née de la connaissance de la méchanceté en général et de l’horreur du vice, la seconde objective et immorale, qui s’adresse aux hommes eux-mêmes et en particulier à tels ou tels hommes[14]. Toutes ces distinctions sont bien subtiles et n’empêcheront pas qu’une morale si désintéressée ne perde beaucoup de son effet sur les lèvres d’un homme dont le cœur était passionnément épris d’amour pour lui-même, animé par l’exaltation du sens propre, rempli de mépris pour les autres.

La morale est l’initiation nécessaire du renoncement. Mais le procédé le plus actif de cette négation du vouloir-vivre, c’est l’ascétisme, la mortification régulière de ce désir aveugle par les pratiques qui domptent la chair sous les coups de la discipline ou sous les privations les plus dures, épuisant la flamme corruptrice et malsaine de la vie jusqu’à ce qu’elle s’éteigne volontairement d’elle-même. C’est, après la morale, l’apprentissage nécessaire de l’affranchissement et comme le second degré du noviciat dans la recherche ardue du nirvana : « Le corps étant la volonté devenue visible, nier le corps, c’est nier la volonté. » L’exemple a été donné de tout temps au monde, sans que le monde en ait compris la signification, sans que les martyrs volontaires aient toujours eux-mêmes bien compris la valeur et la beauté de ces mutilations sanglantes que les pénitens hindous et les fakirs offrent encore aujourd’hui en spectacle aux foules, — ou de ces pratiques rigoureuses, plus difficiles parce qu’elles ne sont pas soutenues par l’exaltation du spectacle, par lesquelles les anachorètes du christianisme et les saints éprouvaient leur force morale sur le corps meurtri et humilié. — Cela au moins est intelligible, sinon très pratique ; ce qui l’est moins, c’est le procédé que recommande Schopenhauer, et qu’il appelle la mort par inanition[15]. Il reconnaît, nous le savons, que le suicide direct et violent est un acte inutile et absurde, parce qu’il n’assure pas la négation de la Volonté ; mais il admet que la mort volontaire par inanition est la forme la plus parfaite sous laquelle cette négation puisse se réaliser. M. de Hartmann, très familier avec la pensée de Schopenhauer, déclare lui-même qu’il ne comprend pas bien ce que le Bouddha moderne a voulu dire ici. Est-ce que pour tuer son corps on renoncerait à prendre de la nourriture ? Mais ce n’est là qu’un cas particulier de suicide, et celui qui se tuerait par la faim volontaire montrerait, aussi bien que celui qui se tue d’un coup de poignard, qu’il n’est pas en état de nier et de supprimer directement en lui le désir qui s’attache à la vie. Peut-être Schopenhauer a-t-il voulu dire que, par un effort de la volonté se niant elle-même, on peut produire momentanément la suspension de toutes les fonctions qui dépendent de cette volonté, sons forme inconsciente, comme les pulsations du cœur, la respiration, la digestion, tous les actes physiologiques et les mouvemens réflexes qui constituent en nous et garantissent la vie organique, et qu’alors le corps tomberait aussitôt en ruines comme un cadavre[16]. Mais cela est impossible matériellement, et c’est une pure chimère que de croire qu’on pourrait se détruire ainsi.

Combien plus clair, plus efficace, plus pratique est ce procédé de l’ascétisme qui consiste dans l’obligation d’une chasteté volontaire et absolue ! C’est à celui-là que Schopenhauer convie l’humanité en termes pressans, incisifs, qui n’admettent ni refus ni délais. Il l’invite à une extinction en masse de l’humanité future par une glorieuse et unanime résolution de l’humanité à une sorte de suicide générique et collectif qui nierait non pas seulement la forme et la volonté individualisée dans le corps, mais le principe de la volonté dans l’espèce, en tarissant une fois pour toutes la source de la vie et le flot des générations. — Sur ce point, Schopenhauer déploie une verve et une abondance merveilleuse d’argumens et d’exhortations, soit qu’il satisfasse ainsi à quelque rancune de sa misanthropie, spécialement dirigée contre les femmes, dont l’attrait perpétue la folie de vivre, soit qu’il sente instinctivement que c’est là qu’il rencontre le plus de résistance et comme une indocilité du parti-pris même chez ses sectateurs les plus fidèles. C’est particulièrement de ce point de vue de la chasteté obligatoire qu’il juge les systèmes religieux, selon qu’ils sont plus ou moins propices à la suppression prochaine de l’humanité. — Sauf les religions optimistes comme l’hellénisme et l’islamisme, toutes les autres, selon Schopenhauer, ont plus ou moins recommandé cette forme excellente et supérieure de l’ascétisme. « À cet égard, le christianisme n’a de rival que le bouddhisme, et parmi les communions chrétiennes, le catholicisme, malgré ses tendances superstitieuses, a le mérite de maintenir rigoureusement le célibat de ses prêtres et de ses moines. Le protestantisme, en le supprimant, a détruit l’essence même du christianisme, pour aboutir à un plat rationalisme, qui est une bonne religion pour des pasteurs confortables, mais qui n’a plus rien de chrétien. Ç’a été le mérite du christianisme primitif d’avoir l’intention nette de la négation du vouloir-vivre, bien qu’il ait donné de mauvaises raisons à l’appui d’une excellente thèse[17]. » Et ici la surabondante érudition de Schopenhauer se donne pleine carrière à travers les pères de l’église et les gnostiques. Il cite des témoins de toute catégorie, d’illustres et d’obscurs, saint Augustin, Tertullien ; il rappelle l’évangile des Égyptiens : « Le Sauveur a dit : Je suis venu pour détruire les œuvres de la femme ; de la femme, c’est-à-dire de la passion ; ses œuvres, c’est-à-dire la génération et la mort. » Il s’approprie les textes, il les commente avec amour, il s’y délecte comme s’il y voyait la formule du salut. C’est bien là en effet ce qu’il y a de plus net dans sa théorie : la suppression du commerce sexuel ; le reste n’est le plus souvent que verbiage ou chimère. Supprimer la vie directement, en détruire le principe et la source, non pas dans des catégories spéciales de moines, de prêtres ou de célibataires laïques, mais dans l’humanité tout entière, par un accord spontané de toutes les intelligences, de toutes les volontés ; concerter ce grand acte d’abstention volontaire qui déjouera toutes les ruses du génie de l’espèce, toutes les perfidies de la femme, l’agent secret de ce génie, l’instrument de règne à son service ; d’un seul coup renvoyer dans le néant tous les siècles futurs et toutes les générations que nous suscitons, sans les consulter, à la vie, à la souffrance ; arrêter l’histoire à l’heure actuelle du globe et ne pas laisser d’héritiers de nos misères, pouvoir dire enfin : « Plus d’hommes sous le ciel, nous sommes les derniers, » quel beau rêve dont il ne dépend que de moi de faire une réalité ! Et quel homme hésiterait à souscrire d’enthousiasme à ce programme, à célébrer ce sabbat universel de la délivrance, dès que la raison sera suffisamment éclairée et que le règne de Schopenhauer sera arrivé sur la terre ? À cette libération de l’homme s’ajoutera, par l’effet de la solidarité de tous les êtres, la délivrance de toute la nature. « Je crois pouvoir admettre, s’écrie Schopenhauer, que toutes les manifestations phénoménales de la Volonté se tiennent entre elles, que la disparition de l’humanité, qui est la manifestation la plus haute de la Volonté, entraînerait celle de l’animal, qui n’est qu’un reflet affaibli de l’humanité, et aussi celle des autres règnes de la nature qui représentent les degrés inférieurs de la volonté. C’est ainsi que devant la pleine clarté du jour le phénomène s’évanouit[18]. »

En attendant cette apocalypse de la fin du monde et en vue de la préparer, on dit que dans l’Allemagne, et particulièrement à Berlin, il existe à l’heure qu’il est une sorte de secte schopenhauériste qui travaille activement à la propagande de ces idées et qui se reconnaît à certains rites, à certaines formules, quelque chose comme une franc-maçonnerie vouée par des sermens et des pratiques secrètes à la destruction de l’amour, de ses illusions et de ses œuvres. On nous assure que la secte publie des brochures mystérieuses, pleines d’informations et d’instructions du plus haut intérêt au point de vue de la pathologie morale, mais de l’effet le plus bizarre sur les lecteurs qui ne sont pas initiés. L’apostolat, évidemment dévié, de quelques prosélytes va jusqu’à un degré de folie devant lequel la plume et la pensée s’arrêtent. Quand la théorie d’une chasteté de ce genre, toute négative, se produit dans des esprits et des cœurs qui ne sont pas chastes, en vue de fins chimériques comme la destruction du monde, elle aboutit dans la pratique à un système de compensations qui ne sont pas autre chose que des déréglemens sans nom. On ne gagne rien à vouloir arrêter la nature qui veut vivre, qui doit vivre, et qui se révolte contre des freins imaginaires. Elle pervertit les imaginations, elle déprave les sens, et c’est là sa vengeance.


III

La théorie de Schopenhauer se résume dans l’ascétisme et dans quelques procédés pratiques comme la mort volontaire par inanition et la suppression du commerce sexuel. M. de Hartmann n’a pas épargné à son prédécesseur en pessimisme les sévères critiques. Quelques-unes portent sur le désaccord entre le concept de la délivrance et les principes essentiels du système de Schopenhauer ; d’autres, sur l’inutilité de ces procédés au point de vue de la libération finale. — La Volonté est l’essence universelle et unique du monde, l’individu n’est qu’une apparence subjective. Mais, quand même il serait un phénomène véritablement objectif de l’Être, comment pourrait-il anéantir de son autorité propre la volonté individuelle, comme un tout distinct, si cette volonté n’est qu’un rayon de la Volonté universelle et unique ? Quel droit l’homme, qui n’est que le phénomène, peut-il avoir sur l’existence de ce phénomène qui ne relève que de son principe ? — Admettons pourtant que cette impossibilité se réalisât, qu’en arriverait-il ? Soit, un homme mourrait, un homme, c’est-à-dire une des formes multiples sous lesquelles la volonté de l’Un-Tout (Ἕν ϰαὶ πᾶν (Hen kai pan)) s’est objectivée. Et puis après ? Il ne se produirait rien de plus ni de moins que ce qui a lieu toutes les fois qu’un individu meurt, par quelque cause que ce soit. Le cas serait exactement le même que si une tuile, en tombant, avait brisé la tête de cet individu. La Volonté inconsciente continue après comme avant, sans avoir rien perdu de ses forces, sans que son désir infini et insatiable de vivre ait été diminué en rien, elle continue à développer la vie partout où elle peut la réaliser. L’effort pour anéantir la volonté de vivre, tant qu’il agit dans l’individu seulement, est aussi stérile que le suicide et plus insensé encore, puisqu’au prix de plus longues tortures il aboutit au même résultat. L’Inconscient ne s’instruit pas par des expériences individuelles. — Supposez même que l’humanité disparût en renonçant à se reproduire ? Le monde, en tant que monde, ne cesserait pas de vivre et se trouverait dans la même situation que celle où il était immédiatement avant l’apparition du premier homme sur la terre. L’Inconscient saisirait la première occasion de créer un nouvel homme ou une espèce analogue, et toutes les misères de la vie reprendraient leurs cours[19].

Ce qu’il faut pour procurer à l’univers le bienfait de la libération finale, c’est un moyen d’agir non pas sur la volonté individuelle d’un homme ou sur la volonté générique de l’espèce humaine, ce qui est encore bien insignifiant, mais sur la Volonté universelle, sur le principe même des choses, en le retournant de l’être vers le néant. Ici la question s’élève et se généralise : il ne s’agit plus du suicide d’un homme ou d’une espèce ; il s’agit du suicide d’un monde. M. de Hartmann a la bonne foi de nous avouer que cette opération est difficile, et nous l’en croyons sur parole. Cet acte mettra un terme au processus de l’univers ; « ce sera l’acte du dernier moment, après lequel il n’y aura plus ni volonté ni activité, après lequel, comme dit saint Jean, le temps aura cessé d’exister. » — L’humanité sera-t-elle capable de ce haut développement de la conscience, qui doit préparer cet acte suprême, le renoncement absolu de la Volonté ? Ou bien une race supérieure d’animaux apparaîtra-t-elle sur notre terre pour reprendre la tâche interrompue de l’humanité et atteindre le but ? Ou bien enfin notre terre est-elle destinée à être le théâtre de nos avortemens et ira-t-elle augmenter le nombre des astres glacés, léguant le splendide héritage de l’effort et du succès à quelque planète invisible ? Tout cela est incertain ; mais ce qui est certain, c’est que, en quelque endroit que le drame s’achève, le but et les élémens du drame seront les mêmes que dans le monde actuel. On peut donc, pour plus de clarté, supposer que c’est l’humanité qui est destinée par ses aptitudes à conduire le processus du monde à son couronnement, l’anéantissement final. M. de Hartmann a tenté de nous donner une idée de cette fin de l’évolution du monde, dans le cas où ce serait l’homme, et non une autre espèce inconnue, qui serait appelé à résoudre le grand problème. Dans les voies étranges que nous ouvre ici la colossale fantaisie d’un penseur, suivons-le d’aussi près que possible ; en fermant notre esprit aux objections, et soyons un instant dociles pour essayer de comprendre. La chose est ardue.

La première condition pour que le terme de l’évolution soit atteint, c’est qu’il arrive un jour où l’humanité concentre dans son sein une telle masse d’intelligence et de volonté cosmiques, que la somme d’intelligence et de volonté, répartie dans le reste du monde, paraisse insignifiante en comparaison. Cela est loin d’être impossible, nous dit-on, la manifestation de la volonté dans les forces atomiques n’étant que d’une espèce très inférieure, relativement à celle qui se manifeste dans le végétal, dans l’animal, à plus forte raison dans l’homme. Il est donc parfaitement légitime de supposer qu’un jour la plus grande partie de la volonté en acte ou des fonctions de l’esprit inconscient se rencontrera en fait dans l’humanité, par suite de l’élévation indéfinie et progressive de la population du globe. Or, ce jour-là, il suffirait à l’humanité de ne plus vouloir vivre pour que le monde entier fût anéanti, puisqu’elle représenterait à elle seule plus de vouloir que tout le reste de la nature. Cette partie de la Volonté se niant elle-même se détruirait et détruirait en même temps la partie de beaucoup la plus faible et la moins grande qui s’exprime dans le monde inorganique ; dans cette balance gigantesque où se pèsent les destinées de l’univers, c’est du côté du vouloir humain que pencherait le plateau, et le vouloir humain, éclairé, entraînerait dans le néant le vouloir aveugle qui du fond de ses ténèbres aspire encore à l’être. On le voit : il ne s’agit pour l’homme, agent du salut de l’univers, que d’attirer à lui la plus grande quantité de la Volonté cosmique, de s’en emparer doucement, peu à peu et comme par infiltration, et, quand il en sera le maître, de la décider à s’anéantir. Rien de plus simple, en vérité.

La seconde condition pour que ce suicide gigantesque d’un monde puisse s’accomplir, c’est que la conscience de l’humanité soit pénétrée profondément de la folie du vouloir et de la misère de l’existence, qu’elle en vienne au point d’être possédée par un désir absolu du repos, qu’elle ait si bien démêlé la vanité et le néant de tous les motifs qui attachaient jusqu’ici l’homme à l’existence que l’aspiration au néant devienne sans aucun effort l’unique et dernier motif de sa conduite. On nous assure que cette condition se réalisera dans la vieillesse de l’humanité. Déjà la certitude théorique du malheur de l’existence est admise comme une vérité par les penseurs ; elle triomphera de plus en plus des résistances instinctives de la sensibilité et des préjugés égoïstes de la multitude. Il se passera peut-être un long temps avant que cette idée, qui n’éclaire encore que les sommets de la conscience humaine, se répande dans les régions inférieures et acquière la puissance universelle d’un motif. Mais c’est là le sort de toutes les idées qui mènent le monde : elles commencent par éclore dans la tête d’un penseur, sous une forme abstraite ; elles finissent par pénétrer sous la forme d’un sentiment le cœur des masses et par exercer sur leur volonté une action si profonde qu’elle engendre souvent le fanatisme. Aucune idée, plus que celle du pessimisme, n’est de nature à se transformer en sentiment ; aucune n’est plus naturellement appelée à triompher sans violence, à exercer sur les âmes une action pacifique, mais profonde, durable, qui assure le succès de son rôle historique. — Eh quoi ! l’expérience nous prouve tous les jours qu’une volonté individuelle, qui arrive à se nier elle-même, suffit pour triompher de l’amour instinctif de la vie ; elle a conduit à la mort volontaire bien des quiétistes et des ascètes, et cependant cette négation tout individuelle de la volonté est en désaccord avec les fins de l’Inconscient, et de plus elle est complètement stérile pour l’espèce humaine et pour la nature, elle ne peut produire aucun résultat métaphysique. Et ce qu’un individu peut faire pour lui-même, la masse de l’humanité ne le pourrait pas, quand il s’agit cette fois d’une négation universelle, conforme à la fin suprême de l’Inconscient ? Cette négation collective ne pourrait pas venir à bout du désir instinctif de vivre, quand un acte tout individuel de renoncement peut en triompher ? Qu’on songe seulement que toute entreprise difficile est d’autant plus aisément exécutée qu’elle l’est par le concours d’un plus grand nombre de volontés.

M. de Hartmann abonde en argumens pour nous faire comprendre la facilité et la vraisemblance de cet acte de libération suprême. L’humanité a encore devant elle bien du temps à sa disposition pour atteindre ce but avant de voir s’ouvrir cette période du refroidissement du globe que les savans nous font entrevoir et de l’extinction complète de la vie sur la terre. Qu’elle emploie bien ce temps qui lui reste pour vaincre les résistances que l’égoïsme, aveugle sur son propre intérêt, oppose au sentiment pessimiste et au désir de la paix éternelle. Elle verra s’adoucir peu à peu et s’émousser ces passions réfractaires sous l’action lente de l’habitude ; elle verra s’étendre et s’accroître à la longue, par l’effet irrésistible de l’hérédité, les dispositions pessimistes de chaque génération, concentrées d’abord dans un petit nombre de cœurs et d’intelligences d’élite. Dès aujourd’hui on remarque que la passion, malgré son énergie naturelle et sa puissance démoniaque, a considérablement perdu de son empire dans la vie moderne, et qu’est-ce que la passion, sinon l’illusoire attrait que crée en nous le désir de vivre ? Or on nous assure que les passions baissent sensiblement parmi nous sous les influences politiques et sociales qui tendent à égaliser et à émousser les caractères. Cet affaiblissement des instincts égoïstes sera d’autant plus sensible que se fera sentir le progrès de la raison et de la conscience[20]. Ce sera là un des signes par lesquels s’annoncera la vieillesse de l’humanité : elle vieillira, en effet, comme vieillissent les individus, comme vieillissent les nations. Mûre pour la contemplation, elle rassemblera dans une vue d’ensemble toutes les souffrances et les folles agitations de la vie passée et reconnaîtra la vanité des fins qu’elle croyait poursuivre jusque-là. A la différence de l’individu devenu vieillard, elle n’aura ni enfans ni petits-enfans pour troubler par les illusions de l’amour paternel la sûreté de son jugement et faire renaître avec une nouvelle génération les illusions évanouies. Elle tombera alors dans cette mélancolie supérieure que les hommes de génie ou encore les vieillards de grande intelligence ressentent habituellement. On la verra flotter en quelque sorte au-dessus de son propre corps, comme un esprit détaché de la matière, ou comme Œdipe à Colone, goûter par anticipation la paix du néant et assister aux souffrances de sa propre existence, comme à des maux étrangers. C’est là cette clarté céleste, cette paix divine qui s’étend sur toute l’éthique de Spinoza ; les passions s’y sont évanouies dans les profondeurs de la raison, et résolues en idées à la pure clarté de la pensée… Cependant la douleur, la peine, n’auront pas cessé pour cela. C’est cette dernière forme du malheur qu’il faudra faire cesser, après que toutes les illusions seront tuées, l’espérance anéantie, la conviction assurée désormais que tout est vanité, et la vanité la plus vive de toutes, l’orgueil de la science, pour jamais bannie du cœur humain. La vie reste encore, et c’est trop. L’humanité est fatiguée de vivre ; elle est fatiguée aussi de mourir si lentement. Elle reste faible et fragile, condamnée à travailler pour vivre et ne sachant pas pourquoi elle vit. Comme tout vieillard qui se rend compte de son état, elle n’a qu’un vœu à former : elle demande le repos, la paix, le sommeil éternel sans rêve. Et qu’est-ce que cela, sinon l’insensibilité absolue, le néant, encore et toujours le nirvana ?

Reste une troisième condition indispensable pour que le grand acte du renoncement à l’être s’accomplisse avec la puissance d’une sentence sans appel : il faut que tous les peuples de la terre communiquent assez facilement entre eux pour qu’il soit possible qu’au même moment, sur tous les points où se trouve un homme, une résolution commune puisse être prise ; il faut que cela se fasse sans effort, sans hésitation, sans résistance, pour que l’effet se réalise sans obstacle, pour que tout vouloir positif, vaincu et entraîné, s’anéantisse immédiatement dans le non-vouloir absolu, pour qu’en même temps que l’humanité cessera d’être, en abdiquant l’être, toute forme de ce que nous appelons l’existence soit anéantie, l’organisation, la matière, etc., etc., pour qu’enfin s’évanouisse le cosmos tout entier avec ses archipels, ses nébuleuses, ses mondes en formation, et que l’univers tombe nécessairement en poussière dans le cercueil où l’homme se sera volontairement couché. Ce sera bien cette fois un suicide grandiose, absolu, définitif, sans réveil possible : ce sera le suicide cosmique accompli par l’humanité. — Quant aux détails qui permettront à tout homme vivant alors de participer à cette résolution commune qui détruira le monde, la spéculation philosophique élevée à de telles hauteurs n’a pas à s’en préoccuper ; elle laissera faire cette grosse besogne à l’invention scientifique ; elle compte pour cela sur les perfectionnemens indéfinis dans l’application des agens physiques comme l’électricité, et d’ailleurs, quand il ne s’agit que de moyens pratiques d’ordre inférieur, il faut ouvrir à l’imagination une libre carrière. Chacun est libre de se représenter à sa manière ce dernier acte du processus universel et de l’anéantissement final. Il suffit au philosophie d’avoir preuve qu’il est possible et qu’il est nécessaire.

Nous avons exposé aussi fidèlement que nous l’avons pu la série de ces bizarres conceptions. Le courage nous manque pour les discuter ; à quoi bon d’ailleurs entreprendre de le faire ? Ceux qui seraient capables de se laisser séduire par de pareilles chimères, qui ressemblent aux jeux lugubres d’un cauchemar, seraient entièrement insensibles aux procédés de la logique vulgaire et du raisonnement. D’ailleurs il règne une telle indépendance de sens propre, une telle fantaisie de spéculation dans ce drame métaphysique que toute base manque pour une argumentation sérieuse. Comment prouver à M. de Hartmann que son Inconscient est une invention pure ainsi que le dualisme de l’Idée et de la Volonté qu’il introduit au sein de cet Un-Tout, pour y créer la lutte et l’effort, par l’aspiration de l’un de ces deux principes, aveugle et irrationnel, à l’être, et par la réaction de l’autre de ces deux principes ; le rationnel, contre la misère de l’existence de plus en plus sentie ? Comment lui prouver que tout cela n’est pas, ne peut pas être, par cela seul qu’il lui plaît « qu’il en soit ainsi et que ce manichéisme dramatisé lui donne de grandes joies d’esprit, de puissantes émotions, sans compter le succès de la représentation auprès du public et la célébrité qu’elle a value à son auteur ? Dans des régions si vagues, si inconsistantes, si nébuleuses, on ne peut se prendre à rien, et une discussion sérieuse aurait ici quelque chose d’insupportable et de pédantesque. Nous devions à la curiosité du public cet échantillon de l’étonnante imagination d’un de nos contemporains. La pièce une fois analysée, ce serait perdre son temps et sa peine que de la critiquer. Elle a intéressé ou non, tout est là : qu’on aille l’applaudir ou la siffler au théâtre où elle se joue, je veux dire dans le livre même. Quant aux procédés de la délivrance finale qu’indique M. de Hartmann, il n’y a pas à craindre qu’on s’en serve trop tôt et que l’on procure au monde la désagréable surprise de l’anéantir, quand il n’aurait pas demandé mieux que de continuer à vivre. Ce qui doit nous rassurer sur la terrible portée de ce remède, c’en est l’inefficacité absolue. Il est bien peu probable qu’en dépit de tant de beaux raisonnemens, l’humanité se laisse convertir et se décide au néant ; et je gage que si, par impossible, la majorité de l’humanité était gagnée à ce triste remède, il y aurait d’incorrigibles réfractaires qui résisteraient jusqu’au bout à l’application du remède. Ce serait de leur part, je l’avoue, un mauvais goût égal à leur aveuglement ; mais cette indocilité systématique suffirait, d’après l’aveu de M. de Hartmann, pour faire manquer l’opération, et il n’est pas désagréable de penser qu’il dépend de chacun de nous d’ajourner le succès de l’expérience. Attendons que la grâce du pessimisme agisse, et, en attendant, vivons en paix. Mais, quand même l’humanité aurait pris cette belle résolution de faire d’un seul coup et en bonne forme un acte de renonciation à l’être, je crois bien que cela ne changerait pas grand’chose à la marche du monde ni à l’évolution des phénomènes qui nous entraîne. Il dépend jusqu’à un certain point de l’humanité d’arrêter le flot des générations humaines, et c’est en cela que Schopenhauer nous paraît mille fois plus pratique que son disciple. Mais à qui pourra-t-on persuader que la solidarité soit telle entre les divers ordres de phénomènes que le suicide métaphysique de l’humanité arrête la marche des planètes ou même la révolution de l’humble globe, théâtre de ce bel exploit ? — D’ailleurs, à supposer qu’il n’y ait qu’une force unique, répartie en proportions différentes dans les différentes régions de l’être et qui en constitue l’unité, qu’est-ce que la masse des forces psychiques, comme on dit, c’est-à-dire d’intelligence et de volonté, concentrées dans le sein de l’humanité, au prix de la masse totale des forces physiques distribuées dans le reste du monde, dans l’infini cosmique, sans parler des autres forces psychiques, analogues à celles qui nous animent, qui peuvent être répandues à flots dans les mondes innombrables que nous ne connaissons pas ? Quel lien de solidarité ou de subordination peut-il exister entre cette petite quantité de force cosmique transformée en humanité sous la forme d’un milliard d’hommes, de deux milliards si l’on veut, et ces espaces remplis soit d’espèces vivantes et de formes animées, soit d’agrégats organiques, soit d’atomes d’éther ? Ces régions sans limites, ces formes de l’être dont Pascal a dit magnifiquement que « l’imagination se lasserait plutôt de concevoir que la nature de fournir, » comment se figurer que tout cela obéirait en un clin d’œil au mot d’ordre parti de ce globe infime émané des lèvres expirantes du dernier homme, et que sur la consigne de ce pauvre être qui n’a pas pu seulement combattre chez lui, dans son misérable séjour, la maladie et la mort, la nature va replier son œuvre, comme un décor de théâtre, et ramener dans le néant la richesse infinie, la variété de ses phénomènes et de ses formes, la splendeur de son incessante création ? Tout cela est de la fantasmagorie pure. L’ordre éternel des choses nous enveloppe et nous assujettit de toutes parts. Notre pensée a beau grandir sans cesse, sa puissance est active seulement dans les limites de cette terre ; pour tout le reste, elle est passive ; l’homme reçoit la lumière et la chaleur du soleil, il les modifie de mille manières différentes, il ne peut rien sur la source elle-même d’où elles émanent et qui les lui refuse ou les lui donne sans obéir à ses vœux, encore moins à ses ordres. Si grande que soit la science, les limites de son action sont celles de notre atmosphère ; au-delà elle est sujette, elle observe les phénomènes, elle ne peut plus ni les produire ni les modifier ; elle ne commande plus, elle obéit. Et même sur cette terre où elle commande, à quoi commande-t-elle ? A la vie ? à la mort ? Assurément non ; elle combine des forces et crée des effets nouveaux ; elle n’a pas créé un seul être ; elle n’en a pas arraché un seul à la mort.

C’est donc une lutte absurde qu’on entreprend contre le pouvoir de la vie universelle et la force de l’être. Ni Schopenhauer, ni Hartmann n’ont trouvé la formule qui mettra dans la main de l’homme la vertu magique de l’anéantissement du monde. Il faut en prendre son parti : la révolte contre l’être est insensée, elle est le dernier terme de l’orgueil intellectuel et le plus stérile produit de l’infatuation métaphysique. A l’égard de l’ordre universel dans lequel nous sommes entraînés, perdus comme des atomes, mais comme des atomes pensans, il n’y a qu’une attitude digne de la pensée qui ne s’enivre pas d’elle-même : la résignation.

Seulement ce mot, sublime et fier dans sa tristesse, plus grand que toutes les chimères de la révolte, ce mot peut être compris de deux manières bien différentes. Il y a, parmi les résignés, ceux qui, ayant compris l’inutilité de la lutte contre la force des choses, se vengent par le mépris de leur impuissance. C’est Leopardi, par exemple, sentant que la lutte est vaine et y renonçant, n’attendant rien de la vie, ni de Dieu, ni des hommes, vivant dans une sorte de stoïcisme hautain et répétant avec une amertume passionnée cette plainte qui résume sa poésie : — « A quoi bon la vie, si ce n’est à la mépriser ? » — Il y a, parmi ceux qui pensent dans la foule humaine, une autre classe de résignés, ce sont ceux qui, sans tout comprendre, ne nient rien de parti-pris, qui, sans trop attendre de la vie, essaient de l’améliorer sinon pour eux-mêmes, du moins pour les autres et pour ceux qui viendront après eux ; qui agissent comme si leurs œuvres devaient avoir des suites, s’efforçant d’agir le mieux possible, persuadés que les résultats de l’action bonne ne seront pas anéantis et deviendront une semence d’actions meilleures encore et des germes de progrès ; qui espèrent que rien ne s’anéantit dans le monde moral pas plus que dans le monde physique, et que chacun de nous peut être considéré, pour sa part, comme l’humble architecte de ce monde moral qui grandit toujours ; ceux enfin qui croient que l’idéal qui règle le mouvement de leur pensée n’est pas seulement une belle chimère, et que cette force mystérieuse n’agit si profondément sur la conscience et le cœur de l’humanité que parce qu’elle émane d’un principe vivant d’ordre et d’harmonie qu’ils pressentent sous les nuages de la vie, qu’ils recherchent dans les profondeurs voilées de l’univers comme dans la marche mystérieuse de l’histoire. — Il y a ainsi deux sortes de résignations bien différentes : celle qui nie le progrès et la réalité de l’idéal, proclamant la souveraineté de la force et du hasard dans toutes les régions de l’être, et il y a la résignation virile à la vie parce qu’elle peut être améliorée, à l’action parce qu’elle peut être féconde, à la moralité et au progrès parce que l’humanité comme l’univers doit avoir une fin divine. Est-ce le désespoir et la mort qui ont raison ? Est-ce la vie et l’espérance ?

M. de Hartmann raille quelque part, avec une verve implacable, la vanité de ces espoirs et proclame bien haut l’indifférence souveraine de la philosophie à l’égard de la plainte humaine. Nous résumons cette page hautaine : La philosophie, nous dit-il, ne doit à l’homme ni une consolation, ni une espérance : de tels besoins trouvent leur satisfaction dans les manuels de piété. La philosophie n’a pas à se préoccuper de savoir si ce qu’elle trouve plaît ou non au jugement sentimental des foules instinctives. Elle est dure et insensible comme la pierre. Elle ne vit que dans l’éther de la pure pensée, et ne poursuit que la froide connaissance de ce qui est, des causes et de l’essence des choses. Si l’homme n’est pas assez fort pour supporter ce régime de la pensée pure, si son cœur se glace d’horreur ou se brise de désespoir devant la vérité entrevue, si sa volonté se dissout dans le découragement, la philosophie enregistre ces faits comme des données précieuses pour ses recherches psychologiques. Elle n’observe pas avec moins d’intérêt les dispositions plus énergiques et toutes contraires avec lesquelles d’autres âmes acceptent la vérité : soit l’indignation et la colère qui font grincer des dents, soit la rage froide et contenue qu’inspire le carnaval insensé de la vie, soit la fureur méphistophélique qui se Répand en plaisanteries funèbres sur ce fiasco de l’existence, et jette une égale et souveraine ironie sur les dupes enivrées de leurs illusions et sur les victimes qui se lamentent ; ou bien enfin l’effort de ceux qui luttent contre la fatalité pour sortir de cet enfer par une suprême tentative d’affranchissement, — Quant à la philosophie elle-même, elle reste impassible, ne voyant dans le malheur sans nom de l’existence que la manifestation de la folie du vouloir, qu’un moment transitoire du développement théorique du système[21].

Oui, sans doute, dirons-nous, la philosophie ne doit avoir souci que de la vérité, mais de la vérité tout entière, non partielle, faussée ou brisée, non factice et tourmentée par des mains habiles pour la faire entrer dans l’étroite enceinte d’un système. Si nous pensons (et nous avons le droit de le penser) que la réalité est plus large et plus compréhensive, plus profonde mille fois et cependant plus claire que tous ces systèmes, nous ne pouvons pas, nous ne devons pas considérer comme une philosophie définitive celle qui supprime ces indications, ces avertissemens, ces réclamations énergiques de la nature et de la vie. Ce n’est pas attendrissement banal, compassion vulgaire, c’est souci de la vérité. Avant de railler avec tant de hauteur les aspirations et les espérances au cœur de l’homme, démontrez-nous qu’elles se trompent, — Soit ! que le philosophe méprise la plainte humaine : c’est son devoir, s’il a la certitude que cette plainte n’émane pas de la conscience de l’humanité qui se sent injustement souffrir, qui proteste contre la violation de son droit et confie à un avenir inconnu le soin de justifier la justice. C’est son devoir de railler cette plainte, s’il sait de science certaine qu’elle doit se briser contre un ciel sourd et qu’elle ne doit pas avoir d’écho dans une conscience supérieure qui la recueille. Mais avant tout il faut qu’il démontre que ce sont là des illusions. Il faut surtout que des théories comme le pessimisme prennent soin de s’établir plus solidement elles-mêmes devant la raison curieuse et la logique qui ne se contentent pas de rêveries artistement enchaînées ; il faut prouver cette invraisemblable histoire de l’Inconscient, partagé en deux principes indépendans quoique identiques au fond, d’où la vie s’est échappée un jour pour venir se briser contre mille écueils dans le monde, se réfléchir dans la conscience, s’apercevoir, se repentir de s’être connue elle-même et se replonger de ses propres mains dans le néant. C’est tout cela qui aurait grand besoin de preuves en règle. N’est-ce pas résoudre la question par la question même que de condamner a priori les aspirations de l’humanité ? Vous dites que ce sont ou des illusions pures ou des ruses de l’Inconscient pour nous attacher à la vie par des liens imaginaires. — Des illusions, toutes ces idées, tous ces sentimens qui renaissent sans cesse dans le cœur de l’homme, même après tant de tentatives multipliées pour les détruire ? — Des ruses de l’Inconscient, dites-vous ? mais qu’est-ce donc que cet Inconscient qui travaille contre lui-même, qui s’applique si ingénieusement à se tromper, dupe éternelle de sa propre fraude ? Tout cela est mille fois plus inintelligible que ce que vous prétendez détruire. Là où vous dites qu’il n’y a que des fraudes gigantesques, nous croyons qu’il y a de grands faits psychologiques, permanens, éclatans de vitalité, indestructibles. Ce sont des bases d’induction pour une philosophie sans parti-pris. Qui a tort, de vous ou de nous ? — On nous dit : Pures chimères que tout cela ! l’homme a toujours voulu croire à ce qu’il a désiré ; la force de son désir crée l’objet de son désir. Mais d’où viennent donc le désir lui-même et sa force toujours renaissante, et l’invincible élan de nos passions les plus nobles, et qu’est-ce qu’une philosophie qui n’en tiendrait pas compte ? Dans cet ordre de problèmes, ni le mépris ni la colère ne résolvent rien, et si la nature est plus vaste, plus haute, plus profonde que le système, eh bien ! tant pis pour le système ! Cela ne fait rien aux choses que l’on se fâche contre elles, et s’il y a un désaccord entre la réalité humaine et les théories, à coup sûr ce n’est pas la réalité qui doit avoir tort.


E. CARO.

  1. Voyez la Revue du 15 novembre et du 1er décembre 1877.
  2. it mains, VIII.
  3. Le Monde considéré comme volonté et représentation, 3e édition, I, p. 450.
  4. Philosophie de l’inconscient, II, p. 496, traduction de M. Nolen.
  5. Le XIVe de la troisième partie.
  6. Philosophie de l’Inconscient, II, p. 346, 415, 465.
  7. Le Monde comme représentation et comme volonté, 3e édit., I » p. 231 et 210.
  8. Parerga, 3e édit., p. 452.
  9. Voir la Philosophie de Schopenhauer, par M. Ribot, p. 142.
  10. Voyez Max Müller, Essai sur les religions, chapitre sur le Bouddhisme.
  11. Max Müller, opere citato.
  12. Max Müller, Essai sur les religions. — Les Pèlerins bouddhistes.
  13. Max Müller, opere citato, p. 345.
  14. Voyez, sur les particularités de l’homme dans Schopenhauer et sur les rapports de l’homme et de la doctrine, la piquante étude de M. Paul Janet dans la Revue du 15 mai 1877.
  15. Le Monde comme volonté et représentation, 3e édit., I, p. 474.
  16. Philosophie de l’Inconscient, t. II, p. 491.
  17. Philosophie de Schopenhauer, par Ribot, p. 147.
  18. Le Monde, etc., 3e édit, I, p. 440.
  19. Philosophie de l’Inconscient, t. II, p. 493.
  20. Philosophie de l’Inconscient, XIVe chapitre.
  21. Philosophie de l’Inconscient, t. II, p. 481, traduction de M. Nolen.