Librairie Plon (Isabelle Comtat, 1p. 130-134).


VI


19 juin. — C’est une chose singulière que de vivre du matin au soir, seul dans la montagne avec un homme qui vous est aussi étranger le sixième jour que le premier, alors qu’il y a entre vous et lui un terrain commun, des préoccupations identiques, une même culture. Si je partais demain, il m’oublierait, je l’oublierais, notre rencontre n’a rien créé, — ou plutôt il n’y a pas eu rencontre, puisque je n’ai jamais eu un instant l’impression de l’avoir rejoint, d’avoir touché quelque chose de son être qui lui appartînt en propre.

Chaque fois que j’essaie de le faire sortir du domaine des choses apprises, il se dérobe avec une sorte de répugnance. Je puis maintenant prévoir ses déductions, tracer d’avance le trajet de sa pensée et je dirais presque, prononcer avant lui les mots qui vont sortir de ses lèvres, s’il n’en savait beaucoup plus long que moi sous certains rapports. Mais à défaut des matériaux, leur arrangement m’est connu. Et avec cela, je demeure absolument sans lumière sur la manière dont il envisage les choses essentielles de l’existence — l’amour, la beauté, le bien et le mal, la destinée. Mais qu’est-ce qui existe pour lui ? Un drame d’Eschyle, par exemple, n’existe pas, une mélodie de Schumann n’existe pas, un bel arbre avec le geste de ses branches, n’existe pas. Rien n’existe que ce qu’il a appris. Et certes, il est passé maître dans cette science qui consiste à déchiffrer l’histoire de la Terre dans ses plis pétrifiés. Mais à quoi sert de connaître à fond chacun des moellons de sa prison, si ce n’est pour étudier les moyens d’en sortir ?

Je me suis quelquefois demandé, en l’écoutant s’il n’était pas lui-même en voie de pétrification, en train de retourner au minéral.

Hier, vers le soir, comme le soleil déclinait, nous sommes arrivés dans une combe plantée de châtaigniers magnifiques. Une herbe épaisse, un ruisseau qu’on entendait sans le voir. J’ai demandé qu’on s’arrêtât un moment, pour jouir de cet endroit et de cette heure, de la lumière oblique, si dorée, si légère. Par ces belles fins de jour, j’ai l’impression que le monde prend une conscience accrue de sa vie propre, un grand désir joyeux de persévérer dans son être et qu’à aucun moment un arbre n’est plus arbre, un chat plus chat, une femme plus femme… Mais quand on parvient à ce point extrême d’accomplissement, on atteint en même temps à l’extrême instabilité et ce renforcement crépusculaire de la nature des choses appelle la nuit, qui dissout les formes et confond les souffles. Aussi son éclat bref est-il particulièrement exquis.

Je regardai M. Durras, insensible, inchangé. Il se tenait debout, adossé à un arbre, indifférent à l’heure, au paysage, prêt à repartir de son pas infatigable et régulier, car il marche comme on imagine que le Juif Errant doit marcher.

Brusquement, l’idée me vint, — non, la certitude qu’une condamnation pesait sur cet homme. « Ils ont des yeux et ils ne voient pas. Ils ont des oreilles et ils n’entendent pas. » Oui, mais à qui la faute ?

Il est condamné à traverser la vie sans rien voir, sans rien entendre de ce qui fait la douceur de la vie, la sienne et celle des autres, et je pense à ces autres… Doivent-ils être punis aussi ? Pour quelle faute ?

La lumière déclinait de plus en plus. Je fus saisi d’une espèce de terreur, en pensant au Golem — et aussi à cette histoire que l’ami Jakobus m’avait contée sur les superstitions des nègres de Haïti, qui croient que leurs sorciers peuvent magnétiser les morts. Sornettes, bien sûr, mais puisqu’il n’y a de vérité que dans l’esprit, elles doivent être vraies selon l’esprit, à la manière des symboles.

Je le regardais, je le regardais… J’attendais follement un signe, un mot qui me confirmât la réalité de cette atroce aventure. Mais il me dit simplement : « Êtes-vous reposé ? L’auberge n’est plus qu’à trente-cinq minutes d’ici. » Et je le suivis, riant en moi-même de ma crainte panique.

Pendant le dîner, je l’ai observé tandis qu’il parlait. La signification de ses traits se contredit et s’annule elle-même. Il a le nez et les sourcils d’un homme fait pour commander et les joues d’un faible, le regard glacé et la lèvre sensuelle, le front éclairé et le menton lourd. Mais son esprit est aussi défini et tranchant que son visage l’est peu. Il croit aux systèmes, aux classifications, à tout ce qui encadre et contient artificiellement la vie multiforme. Et sur certains points, il est lui-même un automate de précision.

Ce soir-là, seul dans ma petite chambre qui paraissait remplie tout entière par un énorme édredon rouge, j’ai tenté l’expérience du calque plastique. Est-ce que je m’abuse sur la valeur de cette expérience ? Je ne crois pas. C’est en imitant la voix d’Anna, — et pour mieux l’imiter, reproduisant la forme de ses lèvres et de toute sa bouche autour des mots, — que je me suis aperçu qu’elle me mentait. Et combien d’autres fois !…

La voix nasale de M. Durras, son articulation qui appuie sur les consonnes, je peux les reproduire. Je sais que cette voix-là monte tout de suite au ton de la colère, échappe à son maître comme un cheval emballé, enflamme le cerveau. Bon. Mais ce n’est rien.

Je souffle ma bougie. L’édredon rouge disparaît. Je suis seul dans l’obscurité avec une odeur de vieille armoire, obsédante comme une présence. Lorsque mes yeux, accoutumés, me permettent de distinguer la place des meubles, je me mets à marcher de long en large dans ma chambre, les mains derrière le dos, en me retournant d’un mouvement raide et mécanique à chaque extrémité de ma promenade. J’avance ma lèvre inférieure, mordue et remordue pour la rendre plus sensible, j’oblige le sang à quitter peu à peu mon visage, refluant vers le cœur, toutes mes forces sont tendues pour esquisser l’ébauche d’une autre forme et je me sens comme un moule creux d’où se retire peu à peu la notion d’une personnalité définie.

Combien de temps cela dura-t-il ? Je ne sais. J’aurais pu marcher de long en large toute la nuit, il n’y avait aucune raison d’interrompre ce mouvement, une fois commencé. Je ne pensais à rien, autant qu’il m’en souvienne, ne percevais rien, sinon l’activité inorganique de ma lèvre inférieure, chaude, irriguée de sang et qui me reliait au monde sensible avec une avidité aveugle, une contractilité de protoplasme.

Peu à peu, un malaise m’envahit, le sentiment d’une menace planant autour de moi. L’inquiétude, l’angoisse, la solitude, un besoin affolé de défense à tout prix… Je tâtonne à la recherche d’une boîte d’allumettes, les mains glacées. La flamme jaillit, je reconnais mon visage dans la glace.

Tout à l’heure, était-ce moi qui avais peur ? ou lui ? Y a-t-il quelque chose qui me menace ? Ou n’est-ce qu’une angoisse nerveuse, née de ma rêverie du crépuscule, associée à l’obscurité et à une odeur de vieille armoire ?

21 juin. — Nous voici au Puy, Nous rentrons demain. M. D… très cordial, m’invite à passer encore quelques jours chez lui. Puis je m’installerai à proximité ! Chignac ou Saint-Jeoire, pour commencer cette traduction, dont il semble assez impatient et qu’il souhaite contrôler. Après tout, mon propre travail peut attendre. Qu’est-ce qui me presse ? Aucune nécessité matérielle, aucun souci de vanité. Il est même étonnant que dans ces conditions je songe encore à travailler, alors que le spectacle de la vie m’intéresse si fort.

Et comment expliquer ce que je sens, que pour le moment il est beaucoup plus urgent pour moi-même d’entreprendre cette traduction que d’avancer le travail pour lequel je suis venu ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

J’ai rêvé que j’étais aux Bories, dans le salon, seul. Dans la maison, on ne faisait qu’ouvrir et fermer des portes. Le petit garçon entre, s’assied dans un fauteuil sans me regarder, feuillette un livre, le repose et s’en va. Je l’entends appeler du dehors : « Maman, il est revenu. Va voir. » Mme D… arrive, s’avance vers moi jusqu’à me toucher et me demande : « Où est mon mari ? » Je fais un effort pénible pour me le rappeler et au même moment, je m’aperçois que je suis seul, dans une maison vide, démeublée du haut en bas et que c’est moi qui ouvre et ferme les portes en parcourant les pièces l’une après l’autre. Je me jette dans l’escalier qui n’en finit plus et descends les marches par grands bonds élastiques qui me donnent le vertige. Le dernier bond s’achève en chute dans le noir et la secousse me réveille.

Il est trois heures du matin. Dieu merci ! ce n’est qu’un rêve. Tout à l’heure, il fera chaud et clair sous la grande lumière et les enfants chercheront joyeusement dans mes poches les petits cadeaux que je leur rapporte.