CHAPITRE IV

LA TRAGÉDIE DE L’EXCESSIF. ― CONTE DE FÉES EN QUATRE MOIS. ― LE FISK BUILDING, 23e ÉTAGE



Tout à coup ce fut dans ma vie la surgénérosité, la surbonté. Je n’avais rien… j’eus trop. Je rêvais d’un mécène, ce qui me tombait du ciel en valait mille. Je demandais le nécessaire, je fus accablée de luxe. De la plus petite chose à la plus grande j’avais trop, toujours trop. Un chauffeur quotidien restait devant ma porte éternellement. Chez moi, je marchais dans un parterre de roses. J’absorbais vingt livres de chocolat par semaine. Je ne buvais plus que de cette ambroisie américaine ― mélange de pêches, oranges, citrons, grape-fruit, ananas, cerises, bananes, le tout éclatant à travers la cruche de cristal comme sous la vitrine d’un joaillier.

Les membres de ma société étaient discrets, de vrais gentlemen. J’appelais le directeur-mécène « mon mât de Cocagne ». Mais je n’avais pas à grimper, pas même à souhaiter ; sans cesse je devais refuser. Je refusais les bijoux, les chèques en blanc, et je refusai ce que j’adore surtout : une maison avec un jardin sur le toit où j’aurais eu des chats et des chiens.

Alors on m’avisa qu’un bureau était loué à mon nom dans un des plus hauts buildings de la City. C’était ce que j’ambitionnais. Deux pièces ― une pour le manager, une pour les secrétaires. Des machines à écrire attendaient l’action sous leur vêtement de toile cirée — mais ce qui me ravissait le plus, c’était les piles de papier à l’adresse de mon business. J’avais un but précis — j’établirais une agence internationale qui assurerait aux artistes de tous les pays aide et protection dès leur arrivée. Cette idée brille encore dans mon souvenir comme brillaient les lettres d’or de mon nom sur la porte de Fisk Building.


Mais je ne me comporte pas bien avec le grand bonheur. Je mange à même de toutes mes forces. Une fois de plus je traitai le bonheur comme une chose inépuisable. Imprudente, ravie, je m’embarquai pour la France. C’était la fin de mai, j’allais à Paris pour rapporter à New-York toutes les nouveautés intéressantes de l’art moderne.

À Paris, je louai rue Vaneau un vieil hôtel dans un vieux jardin — beautés de la plus belle France. Je tournai un film d’avant-garde avec l’Herbier, Jacques Catelain, Philippe Hériat, Mac Orlan, Fernand Léger, Mallet Stevens L’Inhumaine. Ce travail me passionna — mais il serait plus vite fait de dire ce qui ne me passionne pas sur la terre.

Je ne songeais qu’aux activités qui m’attendaient en Amérique et à la grande tournée que mon manager organisait pour l’automne. Elle s’étendrait jusqu’à la côte au Pacifique.

On m’écrivait de New-York que je devais acheter un château — pied-à-terre en France de ma nouvelle famille-business. Je déteste la vie de château ; si j’avais trouvé une abbaye peut-être n’aurais-je pas résisté : dans la plus modeste, la meilleure vie est préparée… Par lettres on me donnait sans cesse d’importants conseils. En vérité chacun attendait quelque chose de moi. Les inévitables chaînes essayaient de se former — les plus légères — mais aussi les plus graves.

Et rien, vraiment rien de tout cela ne pouvait s’adapter à ma volonté, à mes désirs ni à ma morale personnelle. Je ne suis pas ferme à perles, à châteaux, à hermine — placements sûrs, beautés marchandes qui par cela ont perdu leur authentique valeur. Je ne réalisais pas l’idéal vedette que l’on attendait de moi, mais la ténacité de ma confiance ne s’arrêtait à aucun doute. Pour la réduire en miettes il fallut… une lettre. Une simple lettre aussi désolante que précise.

Le conte de fées avait duré quatre mois.


Pourtant je ne regrette rien. J’ai toujours su que j’obéissais à quelque chose de beaucoup plus grave que le bonheur. Je n’hésitai pas une seconde. Je crains le luxe qui ne descend pas de moi seule ; et s’il est facile de briser une union quelconque, je savais que je ne me dégagerais pas de l’emprise d’une parfaite bonté.



Je revins tout de suite à New-York. Ma tournée était préparée, je voulais tenir mes engagements. En arrivant au Fisk Building je vis que mon bureau était fermé. Les lettres d’or qui traçaient mon nom sur la porte ne brillaient plus. Mon manager ne venait que furtivement, ne sachant comment se débattre avec les réclamations et les notes. Un difficile problème se posait : de New-York au Pacifique des salles étaient louées. Résilier eût été une dépense impossible. Je décidai de partir quand même avec mon manager. C’était téméraire mais j’ai tenu malgré tout, avec le minimum d’argent. Jamais assez pour un affichage spécial, rien pour la publicité indispensable. Le succès seul a soutenu la tournée, il attira le public d’une ville à l’autre. Quand j’arrivai au bout j’avais eu tout le temps l’impression de vivre en équilibre sur une corde raide menacée de tous les côtés.

Mais les dieux furent pour moi. Le public américain, même mondain, garde toujours quelque chose d’universitaire à cause de son insatiable curiosité et de son emballement. De vieilles dames agitaient leur chapeau à bout de bras à la fin des concerts, comme pour les adieux aux paquebots. Dans les entractes les sympathies m’étouffaient, je ne parvenais pas à regagner ma loge où ma femme de chambre livrait un combat contre les amateurs de souvenirs. Mon manteau de soirée malencontreusement garni de plumes d’autruche diminuait à vue d’œil, il n’en restait que les arêtes à la fin du voyage.


Mais je ne pus continuer ― l’organisation des concerts en Amérique exige une fortune. Ma récompense dans cette tournée fut de voir les journaux se dépasser dans les sous-titres extravagants.

Si mon expérience en Amérique ne s’était pas résolue par un juste accord entre mon effort et son résultat, je ne le révèlerais peut-être pas dans ces détails. La réussite de Washington square fut pour ceux qui m’avait aidée une sanction. J’avais prouvé publiquement que mes difficultés n’avaient pas dépendu de moi en tant qu’artiste, mais d’une idée ou plutôt d’un sentiment : ne pas établir mon succès sur un marché odieux. Beaucoup m’avaient blâmée sans comprendre. Qu’importe, ma conduite avait été simplement juste. Mais il eût été bête d’en rester victime. Je n’aurais pu m’y résoudre. On m’avait dit qu’un peu de souplesse arrangerait tout… non, mille fois non. Il y a dans les humains de belles saisons, il faut savoir qu’elles passent vite. Je n’ai qu’une infinie gratitude envers ceux qui ont voulu me donner ce qu’ils jugeaient être plus que ce que je voulais.