La Méduse-Astruc/La Méduse-Astruc

Valognes, 18 septembre.

Valognes, 18 septembre. Voici mes sagettes.

Qu’elles vous pénètrent de courage et qu’au lieu de la mort et de la souffrance, elles vous donnent la vie…

Que je vous relève le cœur et la foi en vous, comme j’ai eu le bonheur des les relever à mon bien-aimé Maurice de Guérin !

J. Barbey d’Aurevilly




la
Méduse-Astruc.


I

Observations de M. d’Aurevilly. L’autre, — celle de Minerve et de Jupiter, — pétrifiait les monstres et transformait en blocs inertes les ennemis démesurés des Dieux de l’Olympe. Tout ce qui se dressait contre ceux-ci, hommes ou bêtes, pouvait rencontrer, à moitié chemin de leurs C’est là un style que Buffon aurait appelé pour la manière dont il se meut et marche : des articulations de lion. cieux infranchissables, le jaillissement exterminateur des yeux morts et fixes de la Gorgone décapitée. C’était là le supplice des orgueilleux et des révoltés que la foudre n’épouvantait pas, et la Muse voilée de cette fabuleuse tradition pensa, sans doute, qu’il était digne de la colère des Dieux des mortels d’immortaliser ainsi, — dans l’insolente stupidité de leur dédain et dans la menaçante immobilité de leur geste, — ces indomptables Soulevés de la terre qui se mesuraient, — comme toujours ! — à leur propre insolence et que les tonnerres vengeurs C’est membré et puissant de démarche, chargé, oui, mais pas lourd. eussent pu grandir encore — en les frappant !

II

Mais celle-ci, –cette nouvelle Méduse que notre dernier sculpteur a plantée, pour l’épouvante et la pétrification des bourgeois de la terre sur l’Égide de sa jeune gloire, — ce buste méduséen, vivant fulgurant, formidable, n’a pas d’autre immortalité à communiquer que celle qu’il a reçue de l’artiste omnipotent qui, comme Dieu, l’a fait sortir d’un tas de boue, et de l’homme plus étonnant encore dont il est l’image. Ô puissance mystérieuse de l’Art ! lorsque tant d’âmes ne peuvent plus être pénétrées par toi, — vous le savez artiste et poëtes infortunés ! — lorsqu’il existe tant de cœurs d’un si surnaturel appesantissement que rien, rien de toi ! ne peut plus les faire, une dernière fois, palpiter ; ô sainte Vengeresse de toutes les grandeurs méprisées, — à commencer par la tienne, — voilà donc ton suprême effort ! Ah ! cette œuvre est encore plus belle et plus forte que la Mort, que la Douleur et que le Mépris, ce triple diadème de ceux qui cherchent aujourd’hui la Beauté sur la terre, et si les hommes, un jour, ne veulent plus de toi, ô Faculté divine, tu peux, en attendant, les humilier encore et, — du coup de foudre de la MÉDUSE-ASTRUC, — désoler une fois de plus tes abjects désolateurs !

III

Et comment donc l’odieux, le vil bourgeois, cette âme basse et sordide dont le premier goujat triomphant peut se faire un tapis pour ses pieds, ce lâche et tremblant pourvoyeur de l’envie humaine, — de qui les outrages sont le plus beau laurier du génie et les louanges le plus déshonorant bourbier où puisse tremper l’extrémité de la grande aile bleue des oiseaux du septième ciel ; — comment voudriez-vous qu’en une telle rencontre, ce ventre social ne fût pas humilié, horripilé et désolé profondément ? Il s’agit d’une œuvre de statuaire, d’une beauté inouïe, effrayante, à faire descendre du ciel les quatorze Dominations qui gardaient le vieux Michel-Ange ! Mes yeux l’ont plusieurs fois contemplée et cette vision dure encore. Elle se dresse dans ma mémoire, comme un rêve d’une grandeur plus qu’humaine, cauchemar de désespérante supériorité qui oppresse mon cœur de son divin accablement. Je voudrais pouvoir vous la raconter telle que je l’ai vue passer à travers mon âme. Mais, quand il faut, avec de faibles mots, balbutiés par de plus faibles hommes, sculpter extérieurement nos enthousiasmes et les mystérieuses poésies de nos souvenirs ; — hélas ! mon Dieu !nos pensées s’appesantissent alors sur nos pensées, notre mémoire n’est plus qu’une ruine pleine Tout cela est très grand, d’un beau tour poétique, — et byronien. Vous savez ce que cela est pour moi. de tristesses glacées et d’échos funèbres, et nos propres sons, plus ennemis et plus pesants que ces impénétrables cieux étendus au-dessus de nos têtes devant le front offensé de la Majesté divine, nos sens curieux et avides nous précipitent sur cette dure terre pénétrée de l’amertume des larmes que, depuis six mille ans, la douloureuse humanité répand sur elle !…

IV

Oh ! combien fière, imposante et redoutable dans sa tranquille toute-puissance, nous apparaît cette étonnante physionomie ! Est-ce Lara, dans la mystérieuse galerie, maudissant son terrible cœur que la vie n’avait pas pu briser ? ou plutôt, ne serait-ce pas cet indestructible Mazeppa, bondissant dans la steppe immense, traîné et déchiré dans le désert, agonisant dans les solitudes et tout-à-coup, se relevant et ressuscitant comme un Dieu pour le commandement et pour la tempête des combats ? C’est à peu près tout cela et c’est mieux ! C’est le chevalier de Dieu, dans un monde sans Dieu et sans chevalerie, — dans un monde expirant de vieillesse, Ma parole, je trouve cela beau comme s’il ne s’agissait pas de moi. au milieu de la foule des mondes moqueurs, harmonieusement balancés dans les espaces du ciel ! C’est ce magicien de l’orthodoxie doctrinale et littéraire dont les philtres bienfaisants restituent la vie au cœur des poëtes découragés et rajeunissent les impressions intellectuelles du passé dans tous les esprits organisés pour vibrer à la grandeur. C’est le poëte et le critique à l’emporte-pièce et l’inépuisable sagittaire du trait vengeur. Catholique au milieu des incroyants, Ce n’est pas ce que je suis, mais c’est ce que je voudrais être. Gentilhomme sans roi, par exemple, c’est ce que je suis ! monarchiste après les monarchies, ligueur sans Ligue, gentilhomme sans roi et roi lui-même sans gentilshommes et sans popularité, demeuré fidèle à des sublimités qui ne triomphaient pas, — c’est le porte-étendard et le porte-foudre de la Vérité et de la Beauté quand même. Destinée de héros et prédestination du Génie ! Double grandeur suprême, si la grandeur pouvait aujourd’hui compter pour quelque chose et si l’héroïsme et le Génie pouvaient souffleter moins cruellement la délicieuse, la fière, l’enivrante égalité des temps modernes !

V

Certes ! je la connaissais bien, cette grande figure audacieuse ! J’avais assez vécu, rêvé, souffert, pleuré devant elle ! Cet éducateur de mon intelligence avait assez passé sur ma destinée à travers mon cœur pour que, — venant un jour à tomber et à disparaître derrière l’horizon de ma vie, — je ne l’oubliasse plus jamais ! et pour que, — dans cette nuit mélancolique de son absence sans retour, — je continuasse de le voir intérieurement, — ce soleil de ma pensée ! — que ma triste pensée poursuivrait jusque dans la mort, comme l’ombre animée de la mort elle-même, comme un pâle miroir de cette grande vie éteinte dont elle garderait la lumière ! Et, à cause de cela, si vous m’aviez dit, avant la prodigieuse vision de ce buste, que je connaissais mal les traits de mon maître adoré : vraiment, je n’aurais pu le croire. Je me serais replié sur ce pauvre cœur où sa main puissante a gravé si nettement et si profondément son effigie, — comme une monnaie à son visage, — et j’aurais eu pitié de votre doute, comme les croyants ont pitié des hérétiques et les vrais amoureux des libertins. Et cependant, vous auriez eu raison. Mais il fallait la MÉDUSE-ASTRUC avec le tonnerre et le tressaillement Toujours le nombre et les quatre pattes du lion qui marche, dans la puissance de ses articulations qui, selon moi, sont le style. Le style, c’est la tournure, donnée par l’organisation. surhumain de sa beauté, il fallait cette poussée du génie pour déchirer le bandeau de l’habitude et me contraindre à regarder, pour la première fois, — dans la lumière transfiguratrice de ce chef-d’œuvre, — sa face d’immortalité !

VI

Ah ! c’est qu’aussi, les grands artistes, — ces extatiques de la Gloire ! — ne connaissent pas nos sensations vulgaires et l’esclavage déshonorant des habitudes de la pensée ! Leur âme est comme un tremplin surnaturel où rebondissent éternellement les générations des peuples, quand elles s’élancent vers la lumière et, quelquefois aussi, quand elles se précipitent à la mort. Verve trop emportée ! on ne se précipite pas d’un tremplin. Les artistes et les poëtes de grande race ne sont jamais tout-à-fait emportés par le torrent des choses humaines. La Jeunesse et la Beauté, — l’orgueil de l’amour et l’orgueil de la vie ! — et le roi de tout l’orgueil humain, l’Amour lui-même, passent devant eux comme les ombres mobiles d’une réalité transcendante dont ils portent en eux les mystérieuses intuitions. Et certes ! on peut dire sans impiété que les Saints eux-mêmes sont à peine plus grands que ces irrésistibles Dominateurs de la vie, parce que la liberté morale est le plus grand ressort et l’axe même de la force du genre humain. Hiérarchie prodigieuse ! Saints et poëtes ! L’humanité tourbillonne sur eux, comme un drapeau sur sa hampe immobile, lorsque Dieu souffle sur la terre la tempête des évènements. Ils ont alors leur vraie mesure au seuil de l’Infini et le genre humain éperdu se presse autour d’eux et les enveloppe comme un manteau. Manteau de gloire et de deuil tout ensemble, de joie et de tristesse, de sang et de larmes ! — toute la pauvre humanité !! — où chaque siècle, en accrochant et déchirant son lambeau, a fait son trou de lumière et percé son rayon d’azur ; manteau scintillant, dans la nuit de l’histoire, de toute la poésie des vieux peuples de la terre ; vêtement Qui n’est pas toujours virginale, et qui n’en est que plus douleur. d’immortelle splendeur tissé pour tous ces Souffrants de la Pensée, des infatigables doigts d’épines de la virginale Douleur !

VII

Ô l’étrange, l’admirable effet de la contemplation de ce chef-d’œuvre ! de cette poignante figure de bronze qui m’a tant rappelé la terrible MÉDUSE de ces poëtes enfants qui symbolisaient ainsi l’excès de l’épouvante et le comble de l’étonnement humain ! Je me suis trouvé semblable à un homme visité de quelque apparition surnaturelle et qui, tout frémissant encore, essaierait inutilement de la raconter et sentirait avec amertume l’impossibilité d’y parvenir. Alors ses pensées s’élèvent en tumulte et grandissent jusqu’à l’objet même qu’elles voudraient saisir et qu’elles s’efforcent désespérément de pénétrer : Telle est l’infirmité humaine de l’enthousiasme ! Source vivante et généreuse de ce divin sentiment, jaillis et monte jusque-là, ô mon cœur ! élève toi sur cette coupole de feu qui touche au Ciel et qui reçoit, en les réfléchissant sur la terre, les derniers traits flamboyants du grand astre du jour appesanti vers son couchant ; parle, si tu le peux, la langue immatérielle qui convient à ta pure essence et qui correspond à ta céleste origine : — L’esprit, le pesant esprit ne te suivra pas. Il retombera, accablé, dans l’accablante vie de son terrestre pénitentiaire, interrompu aux deux tiers de son plus vigoureux essor ! Eh bien ! cette sublime puissance de féconder les esprits par l’éclatante et soudaine manifestation de la Beauté ; cet étonnant privilège de l’Art de s’approprier et de mettre en œuvre les essences mêmes des choses et de créer ainsi, — à la façon humaine, — comme Dieu crée lui-même, — à la façon divine ; enfin, ce spectre incontesté des plus grandes âmes, étendu, comme la main de Moïse, sur le front de tant de peuple combattant dans la ténébreuse plaine de l’histoire !... Tout cela, j’aurais voulu le dire et j’ai bientôt senti que je ne le pouvais pas. Nous allons toujours, dans nos confuses et embryonnaires sensations, de notre cœur à notre esprit, parce que le contraire n’est pas possible, malgré l’avis de tant de sots qui voudraient ainsi nous faire croire qu’ils sont profonds comme l’éther et inscrutables comme l’œil de Dieu. L’esprit est une impasse inexorable et, pour aller au cœur, Je vois bien ce que vous voulez dire, mais il faudrait une goutte de lumière de plus. il faut absolument frapper droit au cœur, surtout quand on a l’honneur de n’être pas Brutus et que l’on veut pourtant frapper le grand César !

VIII

Et César, ici, c’est tout ce qui porte une grande âme dans la grande agonie des civilisations mourantes de leur propre excès. C’est tout ce qui vibre et palpite encore dans cet assoupissement universel. Et ce cœur de César, l’aîné et le plus terrible des deux jumeaux vagissants tombés du ventre de la Louve antique, — ce cœur superbe où se résorbent les larmes du monde et qu’il importe de frapper afin que cette rosée surnaturelle retombe sur son ingrat sillon, — c’est le trois fois noble cœur de toute créature humaine capable de sentir la Beauté, la Grandeur, la Gloire, filles de l’Enthousiasme et divines comme lui. Indestructible cœur, créé, comme disait ce poëte, pour battre sans relâche à la porte du ciel et pour tinter le long des siècles, Tantale de son propre infini, imperméable à la mort même et renaissant jusque sous le vil couteau de la canaille conjurée ! Ah ! les grandes âmes sont nécessaires au monde et il crèvera hideusement quand il n’en existera plus. Il en faut de césariennes, de despotiques, d’incommensurables, où toutes les ambitions puissent venir s’engouffrer et ensuite se revomir ; il en faut pour expérimenter le genre humain, pour exprimer dans les faits l’harmonie de leur propre domination souveraine et le bienfaisant prestige de leur grande manière d’être ; enfin, pour imposer, — même aux sots ! — l’hommage définitif qui doit toujours aller, après tout, à des œuvres comme celle-ci que j’ai appelée la MÉDUSE-ASTRUC et dont le seul souvenir me fait crier encore d’admiration !

IX

Jamais, à coup sûr, une plus belle occasion de chef-d’œuvre ne s’était présentée, ni le spectacle d’une plus belle bataille intellectuelle ! Depuis que les artistes, dans les déchirantes tortures de leurs plus sublimes enfantements, se tordent et se brisent sur les flancs de granit de l’impassible Sphinx de la Difficulté, — jamais, sans doute, il ne dût y avoir, pour aucun d’eux, une plus accablante vision de la faiblesse de l’Art lui-même, lorsqu’ayant enfin brisé sa chaîne et massacré son vautour, il s’efforce de ressaisir le feu céleste Rajeunissement étonnant des vieilles images. de la vie pour quelque nouvelle besogne d’immortalité plus extraordinaire et plus surprenante encore que toutes les autres pour lesquelles la colère des Dieux jaloux l’avait cloué sur son grand mont solitaire. Il n’y eut jamais, dans aucun siècle et dans aucun monde, une physionomie plus mâle et plus fière que celle-ci, plus héroïque et plus calme à la fois, pour résister, par son intensité même, aux enveloppantes étreintes spirituelles d’un art plus acharné et plus profond. Le statuaire de la MÉDUSE était aussi fort que la MÉDUSE était terrible, jusqu’à ce que son triomphe définitif l’eût fait paraître lui-même plus terrible encore. Mais, en attendant, l’attaque et la résistance s’équilibraient avec une incroyable grandeur et faisaient à la pensée le plus prodigieux de tous les spectacles qui se puissent contempler sur la terre. Ô buste étonnant ! image silencieuse d’une des plus rares images de Dieu, quelque terrestre et vile que soit la matière dont tu fus pétri, tu n’en es pas moins devenu la noble essence et la forme substantielle de cette vie supérieure qui s’est répandue sur toi et qui l’a fécondé. Tu n’étais qu’un pauvre bloc de fange, dans l’inerte obscurité de la fange et te voilà devenu bloc lumineux dans la céleste transparence du séjour de la lumière où le génie t’a fait monter. Tu es, maintenant, comme un vase profond où ton prodigieux fabricateur, — vase d’argile lui-même et plus fragile que toi, — a versé pour nous son âme immortelle comme un parfum d’un inestimable prix. Mais l’ivresse d’admiration que ton aspect nous procure, ô portrait inouï ! est une sorte d’ivresse infinie, parce qu’elle ne nous vient pas seulement du grand artiste qui t’a créé, mais aussi du noble homme dont tu es l’image.

X

On sent le souffle lyrique qui vraiment est partout, et qui ne ballonne pas les joues pour souffler !

Oh ! que l’Art est sublime lorsque, ramenant à lui toute son essence, il éclate dans la lumière de sa propre transfiguration, sur le Thabor resplendissant d’un divin chef d’œuvre ! Les saints docteurs ont enseigné que le Sauveur des hommes, dans sa mystérieuse Transfiguration, n’avait pas fait un nouveau miracle, mais qu’au contraire, il avait interrompu, pour un instant, le prodige perpétuel de sa vie divinement humaine. Eh bien ! à la distance infinie qui nous sépare du Dieu-fait-Homme, — dans notre enfoncement de ténèbres, — quelque semblable effet doit sans doute apparaître, quand la plus éminente de nos facultés ayant accompli quelque transcendant effort, cet intuitif pouvoir remonte à son principe et, pour quelques instants, dévoile sa nature. Regardez d’ailleurs cette MÉDUSE qui semble émerger de l’infini, tant elle est puissante, inattendue, naïve dans sa force et, pour ainsi dire, projetée sur ceux qui la contemplent comme un immense jet de lumière au plus profond d’un gouffre obscur. Vous verrez une figure d’homme incroyablement majestueuse, une physionomie de maître du monde, dans une attitude éternelle de dominateur des intelligences. Le front est si vaste et les tempes, — ce noble signe de la Race humaine, — sont si larges, qu’un diadème, — si grand qu’il fût ! — n’y glisserait pas, et ne tomberait pas, — comme cela se voit tant aujourd’hui ! — sur les épaules, où l’auréole de la Majesté devient l’ignoble carcan des esclaves. Et la tête toute entière continue cette impression et la reproduit à chaque trait, toujours plus saisissante et toujours plus irrésistible, comme un vertige de magnificence qui se multiplie par sa propre intensité. Ce n’est pas même l’idée de la Force qui s’éveille dans la pensée à l’aspect de cette face extraordinaire : c’est l’étonnante idée de l’Indestructibilité. La plupart des physionomies humaines crient et vocifèrent leur propre destruction et paraissent, — aussitôt qu’immobiles, — s’imbiber lentement d’obscurité et s’enfoncer peu à peu dans le néant. Mais celle-ci, au contraire, semble prédestinée à nous émouvoir et à nous agiter, comme aujourd’hui même, longtemps encore après que toutes les autres auront croulé dans la poussière et se seront irrévocablement dissoute dans la nuit.

XI

Les yeux de ce buste ne regardent point ce traditionnel avenir que les plus plats bourgeois contemplent éternellement dans leurs sottes images quand ils entreprennent de se faire durer dans la préoccupation des hommes. Ces yeux-là n’ont point de rêverie mélancolique ni de lâche tristesse. Ils tombent droit sur vous, comme deux lames lumineuses, d’une trempe presque divine qui vous pénétreraient irrésistiblement ! Et voilà justement le plus grand trait de la MÉDUSE-ASTRUC, ce qui fait qu’elle est un buste inouï et que, du fond de sa tranquillité formidable, elle déconcerte la sympathie sans enthousiasme, accable l’admiration elle-même et fait vibrer la pauvre âme jusqu’à la trépidation des os et jusqu’au jaillissement des pleurs. Imaginez, si vous le pouvez, deux yeux de proie jaillissant de la coupole Je voudrais bien les avoir, je sais bien qui j’emporterais. de ce front superbe et fondant sur vous et vous saisissant, — comme deux aigles noirs, — dans leurs serres terribles, pour vous emporter et vous déchiqueter dans les nues. Je n’ai jamais rien vu de plus fort que cela, et les plus belles œuvres de la statuaire antique, — et toi même, ô sublime Laocoon qui fis tant palpiter ma rêveuse enfance ! — n’ont pas été si fortes pour me subjuguer avec leur étouffant Destin que le portrait de ce chevalier chrétien livré aux bêtes modernes dans l’immense amphithéâtre social, et ne demandant pas sa grâce, mais, au contraire, aiguillonnant du mépris de son attitude et du feu de ses yeux terribles, la stupide cruauté de ses bourreaux intellectuels !

XII

Pendant la dernière guerre, j’entendis, un soir, un cri terrible. On s’éloignait du champ de bataille et la journée, selon l’ordinaire, n’avait point été heureuse. On laissait derrière soi quelques camarades mourants qu’il n’était pas possible d’emporter dans la déroute et que la mort, plus heureuse que nous, devait emporter dans sa victoire. La neige tombait en même temps que la nuit et mêlait la mélancolie de sa blancheur à la noire mélancolie du jour expirant. La campagne, au loin, était pleine d’embûches et de menaces et nous allions, silencieux et sombres, à travers un morne bois dépouillé, autour duquel fumait encore la plaine tragique, saoûle, ce soir là, du sang de la France. Une tristesse pesante et noire, — comme un pressentiment de mort exhalé de la bouche ouverte des morts, — s’étendait sur nous et nous enveloppait invinciblement. Moments redoutables ! heures paniques de la Guerre où les plus fiers courages se détendent et s’affaissent, après le tumulte et les orageuses agitations de la colère dans une sourde et latente pensée de terreur !!! Tout-à-coup, — la nuit ayant achevé de dérouler sur nos têtes son plus sombre manteau, — un cri, un seul cri, plus effrayant que tous les spectres qui eussent pu nous apparaître, — le cri d’une Douleur suprême accouchant d’une Mort désespérée ! — se fit entendre à côté de nous, dans ces ténèbres palpables que nos yeux démesurément ouverts n’avaient plus la force de pénétrer : Et Tout ceci est superbe, mais si vous vous arrêtiez après ce mot, se retourna !... qui fait si bien, même à l’oreille, est-ce que ce ne serait pas plus beau & ne ferait pas plus froid ? l’effet de cette clameur solitaire fut si terrible et si soudain que notre colonne toute entière en reçut instantanément la commotion et se retourna !... comme si la Mort elle-même avait passé là et comme s’il avait fallu que nous escortassions jusqu’au fond des enfers, cette Reine des Épouvantements !! — Aujourd’hui, je me souviens des terreurs de cette nuit épouvantable et ce cri, cet inoubliable cri, d’une angoisse presque surnaturelle, je l’entends encore ! Il est en moi désormais, comme la réalité extérieure et sensible des rêves les plus poignants de la Douleur, mais aussi, comme une expression accomplie des pensées et des sentiments les plus hauts, quand ils atteignent à une exceptionnelle intensité et qu’il n’y a plus de paroles terrestres pour les formuler. Les orages intérieurs de l’âme humaine, — qui donc, en effet, pourrait l’ignorer ! — les douleurs et les joies immenses, l’Admiration, l’Amour suprêmes, tous les sentiments excessifs, — tout ce qui nous déracine de la terre pour nous écraser contre les portes de saphir de l’éternelle patrie des cieux, — tout cela est inexprimable en un langage articulé et savant, mais, à défaut de tous les langages, le cri reste toujours, le suprême cri, verbe unique du cœur, où l’âme éperdue peut encore se précipiter, quand elle est par trop bouleversée et qu’elle n’est plus capable de se contenir !

XIII

La Douleur qui fait tant crier les pauvres hommes et qu’ils ont si poétiquement traitée de cruelle alors même qu’elle ne les accablait pas, la Douleur dispose d’un si grand pouvoir, dans son gouvernement miséricordieux, qu’elle est notre mesure et notre poids, — notre mérite et notre seul espoir, dans ces ombres formidables qui nous arrivent à l’agonie et qui nous enveloppent quand nous commençons de broncher dans le tombeau. La Douleur est tout dans la vie, et parce qu’elle est tout, nous puisons en elle comme dans l’inépuisable giron de Dieu, tous les types de nos pensées et toutes les formules supérieures de la Vérité. À cause de cela, l’expression suprême de la Douleur, — le CRI ! — est aussi l’expression de la joie suprême et de l’amour qui n’a plus de mesure, que ce soit l’amour terrestre ou le divin Amour, la joie du ciel ou la joie de l’enfer ! Et lorsque les Poëtes, — ces aigles consumés dans le ciel de l’amour, — s’efforcent de chanter comme la terre n’a jamais chanté, leur âme s’élance et s’échappe d’eux, comme le cri tragique Bien ramené & très touchant. de ce pauvre soldat mourant dans les ténèbres, et c’est alors qu’ils sont si sublimes et qu’ils s’emparent si despotiquement de nos cœurs ! Le vieil Homère criait, dans les ténèbres de sa clairvoyante cécité, Eschyle criait, et le Dante aussi et toi, grand Shakespeare ! ne poussâtes-vous pas des clameurs à faire tomber les immobiles étoiles de ce ciel brûlant d’où vos âmes descendaient à peine !!.. Mais le plus fier de tous, le Grand, parmi les plus grands, Blaise Pascal, enfin ! qu’a-t-il fait toute sa vie, sinon de crier et d’éructer son cœur vers Dieu, dans les efforts épouvantables de son génie pascalien aux prises avec l’infernal génie du Désespoir ?

XIV

La MÉDUSE-ASTRUC est un de ces cris superbes. Et vous avez compris, ô mes chers amis ! comment elle en est un et pourquoi, — dans ce siècle bourgeois et grossier, — elle a tant de droits à la sainte impopularité du Génie. L’auteur de la MÉDUSE est un prince de l’Art, un très grand prince dépossédé, après tant d’autres, de cette gloire prostituée qui coule présentement dans les bras de la multitude, comme un ruisseau de sang et de boue dans les rues phosphorescentes de Sodôme-la-Consumée ! Il sait bien qu’elle est une vile gloire qui ne se donne, — comme tant de femmes ! —qu’à ceux-là qui l’avilissent encore, jusqu’au point de fluer en une immonde déliquescence au plus bas étage des cœurs. Mais le Prince de la MÉDUSE est une âme fière et son planant esprit ne descendra jamais au-dessous des généreux dégoûts de son cœur, — à lui ! Quand il devra tomber, c’est dans l’Océan qu’il désirera de s’engloutir, dans le vaste Océan sans rivages, où la lumière bénigne des horizons prochains une touche à la Maurice de Guérin. et le regard mouillé des étoiles de la mer protègeront son agonie solitaire et la défendront contre les sottes rumeurs humaines qui pourraient la profaner !

XV

Mais dût-il mettre au jour, — en attendant ce dernier de ses jours, — un grand nombre de nouveaux chefs-d’œuvre, — et Dieu veuille qu’il en soit ainsi ! — jamais, sans doute, il ne pourra refaire une beauté, une grandeur, un éclat de vie immortelle comme la MÉDUSE. Il ne le pourra pas, parce que le modèle qu’il avait choisi et qui a fécondé son génie ne se retrouvera plus jamais dans sa vie. Il ne rencontrera plus, dans notre monde moderne uniformément misérable, une figure de cette noblesse, de cette hauteur sereine et de cet héroïsme ! Il n’entendra plus le cri de la MÉDUSE ! ce cri muet qui vous entre par les yeux jusqu’au fond du cœur et qu’on ne peut entendre qu’une seule fois ; — ce cri dans les ténèbres de la dernière heure crépusculaire du monde moral expirant, ce cri de l’Idéal assassiné, de la Raison violée, de toutes les grandeurs humaines déshonorées, ce cri du passé, jeté contre la face insolente du Monde par ce Passant de Dieu tombé par aventure au dernier des degrés de l’échelle des siècles. Ah ! comme tout cela va finir tristement et de quelle mort ignoble nous allons mourir ! Ce divin mensonge des grands cœurs altérés d’infinis, cette illusion des joies célestes en attendant la réalité, cette explosion des saints désirs de l’immatérielle patrie dans nos âmes captives, l’Art enfin, l’art sublime va peut-être Grand avenir d’écrivain.... brassez, brassez, brassez !!! puisque vous avez le biceps. quitter la terre et son dernier effort avec son dernier cri, ce sera peut-être celui-là que j’ai voulu jeter dans vos yeux sans flammes, — ô mes déplorables contemporains ! — planter comme une vibration de tonnerre dans vos oreilles insensibles, et qui sera toujours pour moi, et même après la fin de toute poésie et de toute grandeur, — la terrible, la puissante, la miraculeuse MÉDUSE-ASTRUC !


22, rue Rousselet.
Août-Septembre 1875.
Léon Bloy