La Mère (Gorki)/Une visite à Anna Zalomova


La Mère (1907)
Traduction par Serge Persky.
Éditions Hier et aujourd'hui (p. 5-8).

UNE VISITE À ANNA ZALOMOVA

l’héroïne de la Mère.



À deux kilomètres de la ville de Gorki[1], dans une petite pièce d’une bourgade ouvrière, une mère tricote des chaussettes pour en faire cadeau à son fils. Elle a un sourire caressant ; derrière les lunettes, son regard est étonnamment vif et intelligent. Des mèches argentées lui tombent sur le front. Cette femme est encore vaillante, forte, joyeuse de vivre.

C’est Anna Kirillovna Zalomova, que des millions de lecteurs connaissent sous le nom de Pélaguée Nilovna Vlassova, héroïne du roman de Maxime Gorki, la Mère. Elle est âgée de 85 ans. Elle a dix-huit petits-fils et douze arrière-petits-fils. Son beau cœur est toujours le même ; elle se réjouit des victoires de l’édification socialiste, de la réalisation de l’idéal pour lequel avait lutté son fils préféré, Piotr Zalomov, le Pavel Vlassov du roman.

Nous faisons connaissance des la façon la plus simple. Le visage éclairé du sourire extrêmement doux d’un être d’une cordialité et d’une modestie extraordinaires, elle dit :

— Cela fait longtemps, que j’ai lu la Mère. J’avais appris qu’un écrivain nous avait choisis, mon fils et moi, pour sujet de son livre. Lorsque Piotr était en prison, Alexëi Maximovitch[2] lui portait le dîner, lui envoyait de l’argent tous les mois, prenait soin de lui…

Je prie Anna Kirillovna de me parler un peu d’elle-même.

Mais une fois de plus, elle parle de son fils, de son caractère, de sa maîtrise, du passé.

— Il est tellement obstiné, mon fils… Le 1er mai, à Sormovo, il y eut cinq cents manifestants, mais on n’en a arrêté que sept. Dertev et Moïsséev, des étudiants, Piotr, le serrurier Samyline, et un autre, je ne sais plus qui… Le lendemain, j’allai chez ma fille, pour savoir ce qu’il était advenu de mon fils… À cette époque-là, il vivait chez elle. Chemin faisant, je rencontrai une femme :

« Où vas-tu ? Sais-tu, le meneur, celui qui portait le drapeau, on l’a blessé à coups de baïonnette… C’est pas assez : il aurait fallu le tuer.

« Moi, je répondis : c’est faux. Il est mon fils, il vit, il n’a fait aucun mal aux hommes.

« Elle faillit tomber, et moi :

« — Pourquoi avez-vous peur, je ne vous ai rien fait. »

Une grande flamme merveilleuse éclaire les yeux de la mère qui raconte :

— Piotr a adhéré au Parti lorsqu’il avait quinze ans… On lui avait dit plus d’une fois : « Tu verras, tu finiras sur la potence ou devant un peloton d’exécution. » Cela ne l’avait pas effrayé. On les a jugés et déportés tous dans le gouvernement de l’Enisséï, au village de Maklakovka. Cela se passait en 1903 ; puis, il s’évada… En 1905, il combattit sur les barricades, à Moscou. Puis, il fallut partir pour Kostroma, où nous sommes restés cinq mois, puis pour Soudja… Sa femme est institutrice. Il se faisait appeler Anton Fédorovitch… Il vivait sous un faux nom, mon fils.

— Et vous-même, avez-vous participé à l’action révolutionnaire.

— Mais oui. En 1899 ou en 1900, j’allai à Ivanovo- Voznessensk… Pour porter des proclamations. Piotr en avait envoyé quelques milliers. Au début, on voulait les confier à mon frère, mais j’eus peur… « Mieux vaut que j’y aille, moi »… On venait de réduire les salaires des tisserands… Il fallait leur porter des tracts…

« Je m’en souviens très bien. Je m’engageai dans une ruelle. Une dame apparut sur un perron… J’entrai dans la cour ; des menuisiers y étaient en train de travailler. Soudain, sortant d’une cave une femme d’un certain âge se précipita vers moi :

« — Vous êtes Anna Kirillovna ? » Et de m’embrasser « Venez, venez vite ». Elle m’offrit du thé… Elle voulait me persuader de rester… Puis arriva un jeune tisserand qui emporta les proclamations…

— Ce ne fut pas pour rien, ajoute Anna Kirillovna en souriant, les ouvriers ont eu gain de cause…

« Une autre fois, je transportai des tracts de Pétchory à Sormovo, dans un seau. Je mis des choux par-dessus, comme si j’avais des choux. J’allais monter lorsqu’on me dit : « Où vas-tu avec tes seaux ? Comme s’il n’y avait pas de choux à Sormovo ? » Et moi, je réponds : « Pas de choux comme ça, c’est une sorte spéciale »…

« En 1902, à Kovalikha, vivait un infirmier, Ivan Pavlovitch. On devait transporter des drapeaux, de chez lui jusqu’à Sormovo… Je viens chez lui… Je passe dans la chambre et je les enroule autour de ma taille, sous la blouse… Puis, je ressors. « Et les drapeaux, dit-il, vous les avez oubliés ? Mais non, Ivan Pavlovitch, je n’ai rien oublié. » Tout se passa très bien…

— Vous aimez votre fils, Anna Kirillovna ?

— Tu es drôle ! Est-ce qu’une mère peut ne pas aimer son fils ? Attends, je vais te raconter comment il est, le mien… On l’avait jugé au Tribunal régional et mis en prison… Aucun détenu n’avait le droit de recevoir des visites. Ils décidèrent de faire la grève de la faim. Certains se bornèrent à ne pas manger, et lui, il refusa de boire, tellement il est entêté…

« Un jour, j’arrive à la prison, et le gardien me dit : « Pas la peine de venir : ton fils n’est pas là… On l’a emporté à l’infirmerie… Je ne pense pas que tu le trouves vivant ».

« Je me dirige à l’infirmerie. Je supplie le substitut, je supplie le procureur lui-même.

« — Ayez pitié, un homme à l’agonie ne peut-il donc pas voir sa mère ? Vous si votre toutou est malade, vous faites venir le médecin…

« — Il l’a voulu, répond le procureur.

« Je sors dans la rue, je me sens défaillir, je tombe… Un attroupement se forme. « Pour l’amour de Dieu, dis-je, donnez-moi un verre d’eau »… Un homme compatissant m’apporte à boire.

« Mais le policier fait circuler : « Va-t’en, va-t’en, ne te vautre pas ici ».

« Pendant un moment, je me promène devant la prison. Ensuite, je décide d’agir par la ruse. Je demande l’adresse de l’infirmier…

« — Par là, me dit-on, dans cette maisonnette.

« J’entre… Je vois une jeune femme. Des traits doux. Je l’interroge : « J’ai un fils, Piotr ; vit-il ? »

« — Vous avez de la chance, dit-elle, on a eu de la peine à le sauver »… Ce que j’ai pu être heureuse…

La mère nous raconte des épisodes remarquables de son existence passionnante. Elle parle, en termes chaleureux et caressants, de l’écrivain Gorki qu’elle a connu tout gosse. « Il était bien vif, Lionia… il était toujours fourré dans les livres et apprenait l’allemand. Je suis allé plus d’une fois à la teinturerie des Kachirine[3]. »

Je m’informe de la santé d’Anna Kirillovna. « Mes forces diminuent… Par ailleurs, ça va. Ce que j’aime, c’est lire. Les vieilles de mon âge me reprochent mon goût pour la lecture… »

Lorsqu’elle apprend que je vais voir son fils, Piotr Zalomov, elle me tend les grosses chaussettes tricotées et dit en souriant :

— Donne-les à Pétia, mon petit. Dis-lui que je l’aime et que je pense à lui…


S. Orlov.

1935

  1. Ancienne Nijni-Novgorod.
  2. Gorki.
  3. Les grands-parents de Gorki.