La Mère (1907)
Traduction par Serge Persky.
Éditions Hier et aujourd'hui (p. 299-307).
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XVII


Adossée au mur, la tête rejetée en arrière, Pélaguée écoutait les réflexions des deux hommes.

Tatiana se leva, regarda autour d’elle et s’assit de nouveau. Ses yeux verts brillaient d’un éclat sec, quand elle jeta des coups d’œil de mépris sur les deux hommes.

— On voit que vous avez eu bien des malheurs ! dit-elle soudain en s’adressant à la mère.

— Oui !

— Vous parlez bien… Vos paroles vont droit au cœur… On se dit en vous écoutant : — Mon Dieu, si on pouvait voir ne serait-ce qu’une fois des gens pareils, une vie si belle ! Comment vivons-nous, nous autres ? Comme des moutons… Je sais lire et écrire… je lis des livres… je réfléchis beaucoup… quelquefois les pensées ne me laissent pas dormir la nuit… Et quel est le résultat de tout cela ? Si je ne réfléchis pas, je souffre en vain, si je réfléchis, c’est la même chose… D’ailleurs, tout est en pure perte !… Ainsi les paysans, ils travaillent, ils s’éreintent pour un morceau de pain… et ils n’ont jamais rien… cela les irrite, ils boivent, ils se battent… et ils se remettent à travailler… Et qu’en résulte-t-il ? Rien… La femme parlait avec de l’ironie dans les yeux et dans sa voix basse et ample, s’arrêtant parfois, comme pour couper ses phrases, telle une aiguillée de fil. Les hommes gardèrent le silence. Le vent frôlait les vitres, bruissait dans le chaume du toit ; par moment, il soufflait doucement dans la cheminée. Un chien hurlait. Comme à regret, de rares gouttes de pluie frappaient contre la fenêtre. La lumière de la lampe tremblait, ternissant et se remettant soudain à briller, vive et égale.

— Voilà donc pourquoi les hommes vivent ! Et c’est curieux, il me semble que je le savais déjà. Pourtant je n’avais encore jamais entendu quelque chose de pareil, je n’ai jamais eu d’idées de ce genre… non !

— Il faut souper, Tatiana, et éteindre le feu ! interrompit Stépane d’une voix morne et lente. Les gens penseront : « Les Tchoumakov ont eu du feu bien tard ! » Pour nous, cela n’a pas d’importance… mais c’est pour notre visiteuse, qui est peut-être imprudente…

La femme se leva et s’affaira autour du poêle.

— Oui ! dit Pierre avec un sourire. Maintenant, il s’agit de faire attention ! Quand on aura distribué de nouveau le journal…

— Ce n’est pas pour moi que je parle… déclara Stépane. Même si on m’arrête, ce ne sera pas un grand malheur ! La vie d’un paysan n’a aucune valeur…

La mère eut soudain pitié de lui. Il lui était plus sympathique qu’auparavant. Maintenant qu’elle avait parlé, elle se sentait débarrassée du fardeau ignoble de la journée, elle était contente d’elle-même et remplie d’un sentiment de bienveillance.

— Vous avez tort de parler ainsi ! dit-elle. Il ne faut pas que l’homme se taxe à la valeur que lui prêtent ceux qui ne le jugent que sur l’apparence et ne veulent de lui que son sang. Vous devez vous apprécier vous-même, de l’intérieur, non pas pour vos ennemis, mais pour vos amis !

— Où sont-ils nos amis ? s’écria le paysan. Je ne les ai jamais vus !

— Je te dis que le peuple a des amis !

— Il en a, mais pas ici… voilà le malheur ! dit pensivement Stépane.

— Eh bien, il faut que vous vous en fassiez…

Stépane réfléchit et répondit à voix basse :

— Oui… c’est ce qu’il faudrait…

— Mettez-vous à table ! Tatiana.

Au souper, Pierre, que les discours de la mère semblaient avoir accablé, se remit à parler avec vivacité :

— Savez-vous, mère, il faut que vous partiez d’ici de bonne heure, pour ne pas être remarquée… Allez au village voisin… pas à la ville… prenez une voiture…

— Pourquoi ? Je la mènerai moi-même ! dit Stépane.

— Non ! S’il arrivait quelque chose, on se demanderait si elle a passé la nuit chez toi ? Oui ! — Où a-t-elle été ? — Je l’ai conduite au village voisin ! — Ah ! Toi ? Eh bien, va en prison !… Tu as compris ?… Et pourquoi se dépêcher d’aller en prison ! Chaque chose vient en son temps… Mais si tu dis qu’elle a couché chez toi, qu’elle a loué des chevaux et qu’elle est repartie, on ne peut rien te faire… on n’est pas responsable des voyageurs. Il en passe tant dans le village !

— As-tu appris à avoir peur, Pierre ? demanda Tatiana avec ironie.

— Il faut tout savoir ! répondit-il en se frappant le genou. Il faut savoir être courageux, il faut aussi savoir craindre ! Tu te souviens comme le greffier du village a houspillé Baguanov, à cause de ce journal ? Eh bien, maintenant, Baguanov ne toucherait plus à un livre pour beaucoup d’argent… oui ! croyez-moi, mère, je ne suis pas embarrassé pour jouer de bons tours, tout le monde le sait au village… Je distribuerai les livres et les feuillets on ne peut mieux… tant que vous voudrez ! Les gens chez nous sont peu instruits et craintifs, c’est vrai ; pourtant la vie est tellement dure que l’homme est bien obligé d’ouvrir les yeux et de se demander ce qui arrive ! Et le livre lui répond avec simplicité : — Voilà ce qui arrive ! réfléchis, regarde ! Souvent l’ignorant comprend plus que l’homme instruit… surtout si celui-ci est un repu. Je connais bien le pays, je vois bien des choses ! On peut vivre, mais il faut de l’esprit et beaucoup d’agilité, si on ne veut pas se faire pendre du premier coup… Les autorités aussi sentent qu’il y a quelque chose de changé ; on dirait que le paysan dégage du froid ; il ne sourit pas souvent et n’est plus du tout aimable… en général, il veut se passer de toutes les autorités… Dernièrement, à Smoliakovo, petit hameau du voisinage, on est venu percevoir des impôts, alors les paysans ont couru chercher des pieux… Le commissaire a crié : — Ah ! brutes ! Vous vous révoltez contre le tsar ! Il y avait là un paysan, un nommé Spivakine, qui a répondu : — Allez-vous-en au diable avec votre tsar ! Qu’est-ce que ce tsar qui vous enlève du dos votre dernière chemise ? Voilà où on en est, mère. Bien entendu, Spivakine a été arrêté et jeté en prison… Mais ses paroles sont restées et les petits enfants eux-mêmes les répètent… elles crient, elles vivent !

Il ne mangeait pas et parlait, parlait en un chuchotement rapide ; ses yeux noirs et rusés brillaient avec vivacité ; il gratifiait généreusement la mère d’innombrables petites observations de la vie villageoise, comme s’il eût vidé un sac de pièces de cuivre.

À deux reprises, Stépane lui dit :

— Mange donc !

Pierre prenait un morceau de pain, une cuiller, puis se répandait de nouveau en paroles, comme un jeune chardonneret en chansons. Enfin, après le souper il se leva brusquement en déclarant :

— C’est le moment de rentrer !…

Il s’approcha de la mère et lui secoua la main :

— Adieu, petite mère ! Peut-être ne nous reverrons-nous jamais… Je dois vous dire que cela m’a été agréable de faire votre connaissance et de vous écouter… oui, très agréable ! Y a-t-il autre chose que des livres dans la valise ? Un châle de laine ? Très bien… un châle de laine, tu entends, Stépane ! Il va vous rapporter votre valise tout de suite… Allons, Stépane ! Adieu ! Portez-vous bien !

Lorsqu’ils furent sortis, Tatiana prépara une couche pour la mère ; elle alla chercher des vêtements sur le poêle et dans la soupente et les arrangea sur le banc.

— C’est un garçon déluré ! dit la mère.

La jeune femme répondit en lui jetant un coup d’œil furtif :

— Il est léger… ça sonne, ça sonne, mais ça ne s’entend pas de loin…

— Et votre mari ? demanda la mère.

— C’est un brave homme… il ne boit pas, nous nous accordons bien… Seulement, il est faible de caractère…

Elle se redressa et reprit, après un silence :

— Que faut-il faire, maintenant ? Il faut soulever le peuple ! C’est évident ! Tout le monde y pense… mais chacun à part soi… et il faut qu’on en parle à haute voix… il faut qu’il y en ait un qui se décide à le faire…

Elle s’assit et demanda tout d’un coup :

— Vous dites que même de jeunes et riches demoiselles s’occupent de ça, qu’elles vont faire des lectures aux ouvriers… Elles n’ont pas peur, ça ne les dégoûte pas ?

Et, après avoir attentivement écouté la réponse de la mère, elle poussa un profond soupir, puis reprit en baissant les paupières, en dodelinant de la tête :

— J’ai lu une fois dans un livre que la vie n’a pas de sens… Cela, je l’ai compris du coup ! Je sais ce que c’est que cette vie-là : on a des pensées, mais elles sont détachées, elles rôdent, elles rôdent comme des moutons stupides sans berger… elles rôdent… il n’y a rien ni personne qui les rassemble… on ne sait pas ce qu’il faut faire ! Voilà ce que c’est qu’une vie qui n’a pas de sens. Je voudrais m’enfuir loin d’elle, sans même regarder en arrière… on est si malheureux quand on comprend tant soit peu…

La mère voyait cette douleur dans l’éclat des yeux verts de la jeune femme, sur son visage maigre ; elle l’entendait tinter dans sa voix. Elle voulut la consoler, l’apaiser…

— Mais vous, ma chérie, vous comprenez ce qu’il faut faire…

Tatiana l’interrompit doucement :

— Il faut savoir comment faire… Votre lit est prêt… couchez-vous !

Et elle alla vers le poêle, grave et concentrée… Sans se dévêtir, la mère se coucha ; ses os brisés de fatigue la faisaient souffrir ; elle poussa un faible gémissement. Tatiana éteignit la lampe. Lorsque la chaumière se fut remplie de ténèbres, sa voix basse et égale résonna de nouveau :

— Vous ne priez pas… Moi aussi, je crois qu’il n’y a pas de Dieu, ni de miracles. Tout cela a été inventé pour effrayer, parce que nous sommes bêtes…

La mère s’agita avec inquiétude sur sa couche ; par la fenêtre, les ténèbres infinies la regardaient, et dans le silence, des frôlements, des bruits furtifs à peine perceptibles glissaient autour d’elle. Elle murmura d’une voix craintive :

— Pour ce qui est de Dieu, je ne sais trop que dire… mais je crois en Jésus-Christ, je crois en ses paroles : — « Aime ton prochain comme toi-même… » oui, je crois en cela…

Et soudain, elle fit avec perplexité :

— Mais si Dieu existe, pourquoi nous a-t-il abandonnés ? Pourquoi sa puissance miséricordieuse ne nous protège-t-elle pas ? Pourquoi permet-il que le monde se partage en deux classes ? Pourquoi permet-il les souffrances humaines, les tortures, les humiliations, le mal et les férocités de toutes sortes ?

Tatiana garda le silence. Dans l’ombre, la mère apercevait les contours vagues de sa silhouette droite, dessinée en gris sur le fond noir du poêle. La jeune femme était immobile. Pélaguée ferma les yeux, tout angoissée.

Soudain, une voix froide et gémissante résonna :

— Jamais je ne pardonnerai la mort de mes enfants ni à Dieu ni aux hommes… jamais !

La mère se mit sur son séant ; la profondeur de cette douleur la saisit :

— Vous êtes jeune, vous aurez encore des enfants ! dit-elle doucement.

Après un silence, la femme chuchota :

— Non ! Le médecin a dit que je n’en aurais plus jamais…

Une souris courut sur le sol. Un craquement sec et bruyant déchira l’immobilité du silence, et de nouveau on entendit distinctement les frôlements et le bruissement de la pluie sur le chaume, caressé comme par des doigts menus et tremblants. Les gouttes de pluie tombaient tristement sur la terre et rythmaient le cours de cette lente nuit d’automne…

Dans une lourde somnolence, la mère entendit des pas sourds résonner au dehors, puis dans le corridor. La porte s’ouvrit doucement, une exclamation étouffée se fit entendre :

— Tatiana… tu es couchée ?

— Non.

— « Elle » dort ?

— Oui, je crois…

Une clarté se fit, tremblota et se noya dans les ténèbres. Le paysan s’approcha de la couche de la mère et arrangea la pelisse qu’elle avait mise sur ses jambes. Cette attention toucha profondément Pélaguée ; fermant de nouveau les yeux, elle sourit. Stépane se déshabilla sans bruit et grimpa dans la soupente.

Tout en prêtant une oreille attentive aux oscillations paresseuses du silence somnolent, la mère restait immobile ; devant elle, dans les ténèbres, le visage ensanglanté de Rybine se dessinait…

Un léger chuchotement lui arriva de la soupente…

— Tu vois, regarde quelles gens se mettent à cet ouvrage, des gens déjà âgés, qui ont eu mille chagrins, qui ont travaillé ; le moment serait venu de se reposer, mais eux, voilà ce qu’ils font… Et toi, Stépane… tu es jeune, tu es intelligent… ah !…

La voix épaisse et humide de l’homme répondit :

— On ne peut pas s’engager dans une affaire pareille sans réfléchir… attends un peu… je connais ce refrain…

Les sons moururent, puis résonnèrent de nouveau. Stépane dit :

— Voilà ce qu’il faut faire : il faut, d’abord parler avec chaque paysan en particulier. Ainsi, par exemple, avec Alécha Makov… il est instruit, audacieux et irrité contre les autorités… avec Serge Chorine aussi, c’est un paysan sensé… avec Kniazev, il est honnête et courageux ! C’est assez pour commencer !… Après, quand nous serons une petite bande, nous verrons ! Il faut savoir comment retrouver cette femme… il faut se rapprocher des gens dont elle parlait… Je vais prendre ma hache et j’irai à la ville… tu diras que j’ai été gagner quelque argent en fendant du bois… Il faut prendre des précautions… Elle a raison quand elle dit que c’est l’homme lui-même qui doit fixer sa propre valeur… Et quand il s’agit d’une affaire pareille, il faut s’apprécier à un très haut prix, si on veut s’en mettre… Regarde ce paysan, ce Rybine… Il ne céderait pas à Dieu lui-même, et encore moins à un commissaire… Il reste ferme, comme s’il était enfoncé dans le sol jusqu’aux genoux… Et Nikita, hein ? Il a eu honte… c’est un vrai miracle… Ah ! si le peuple se met à l’œuvre en chœur, il entraînera le monde après lui…

— En chœur ! On frappe un homme sous vos yeux et vous, vous restez là, les bras croisés !

— Attends ! Dis plutôt : — Dieu merci, vous ne l’avez pas battu vous-mêmes, cet homme ! Car, parfois, on oblige les paysans à battre les prisonniers ! Et ils obéissent ! Peut-être pleurent-ils de pitié dans leur cœur, mais ils frappent quand même… Ils n’osent pas refuser d’accomplir des férocités, de peur d’être châtiés eux-mêmes ! On vous ordonne d’être ce qu’on veut, un porc, un loup… mais pas un homme… c’est interdit… Et ceux qui désobéissent, on s’en débarrasse… Non, il faut s’arranger de manière à être nombreux et à se révolter ensemble !

Longtemps, il continua ; tantôt il chuchotait si bas que la mère ne le comprenait presque plus ; tantôt il parlait d’une voix sonore et épaisse. Alors, sa femme lui disait :

— Doucement ! tu vas la réveiller !

La mère s’endormit profondément ; comme un nuage accablant, le sommeil se jeta sur elle, l’enveloppa et l’entraîna…

Tatiana la réveilla alors qu’une aurore grise regardait de ses yeux vides les fenêtres de la chaumière ; au-dessus du village, dans un silence froid, la voix cuivrée de la cloche planait et mourait :

— Je vous ai fait du thé, buvez-en, sinon, vous aurez froid en charrette…

Tout en lissant sa barbe ébouriffée, Stépane s’informait d’un air affairé où il pourrait retrouver la mère en ville ; il sembla à Pélaguée que le visage du paysan était plus achevé, plus sympathique que la veille… En prenant le thé, il s’exclama gaîment :

— Comme tout cela est bizarre !

— Quoi ? demanda Tatiana.

— Cette rencontre… C’est tellement simple…

— Dans la cause du peuple, tout est d’une simplicité extraordinaire… dit Pélaguée d’un ton pensif et convaincu.

Le mari et la femme prirent congé d’elle sans dépenser beaucoup de paroles, mais en manifestant par mille petits soins, une sollicitude sincère…

Quand la mère fut de nouveau en voiture, elle songea que ce paysan travaillait avec prudence, comme une taupe, sans bruit, et sans cesse. Et toujours la voix mécontente de sa femme résonnait à son oreille ; toujours ses yeux verts brillaient avec un éclat sec et brûlant ; tant qu’elle vivrait, sa douleur vindicative et féroce de mère qui pleure ses enfants, vivrait aussi…

Pélaguée pensa à Rybine, à son visage, à son sang, à ses yeux ardents, à ses paroles et, de nouveau, son cœur se serra, elle avait l’amer sentiment de son impuissance contre les fauves. Et tout le temps jusqu’à son arrivée à la ville, elle vit se dessiner sur le fond terne du jour gris la silhouette robuste de Rybine, avec sa barbe noire, sa chemise déchirée, ses mains attachées derrière le dos, ses cheveux ébouriffés, son visage illuminé par la colère et la foi en sa mission… Elle pensait aussi aux innombrables villages, aux populations qui attendaient en secret la venue de la vérité, aux milliers de gens qui travaillaient silencieusement, sans savoir pourquoi, pendant toute leur vie, sans rien attendre.

En réfléchissant au succès de son voyage, elle éprouvait au fond d’elle-même une joie douce et palpitante, et elle tâchait de ne plus penser à Stépane, ni à sa femme.

Elle aperçut de loin les clochers et les maisons de la ville, un sentiment agréable ranima son cœur inquiet et l’apaisa : dans sa mémoire défilèrent les visages soucieux de ceux qui, de jour en jour, alimentaient le feu de la pensée et en éparpillaient les étincelles sur le monde. Et l’âme de la mère se remplit du calme désir de donner à ces créatures toutes ses forces et tout son amour de mère.