La Mère (1907)
Traduction par Serge Persky.
Éditions Hier et aujourd'hui (p. 283-292).
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XV


Le commissaire de la police rurale arrivait ; c’était un grand homme robuste, à la figure ronde. Il avait sa casquette sur l’oreille ; une pointe de sa moustache se redressait, l’autre descendait, ce qui tordait son visage, déjà défiguré par un sourire mort et stupide. De la main gauche il tenait un petit sabre, et il agitait le bras droit. On entendait le bruit de ses pas fermes et pesants. La foule s’écartait devant lui. Une expression d’accablement morne apparut sur les physionomies. Le tumulte s’apaisa, disparut comme s’il se fût enfoncé dans la terre. La mère sentit que la peau de son front tremblait ; une chaude buée monta à ses yeux. Elle eut de nouveau envie d’aller se mêler à la foule, elle se pencha et se figea dans une attente angoissée.

— Qu’y a-t-il ? demanda le commissaire en s’arrêtant devant Rybine et en le toisant. Pourquoi ses mains ne sont-elles pas liées ? Pourquoi cela, garrottez-le !

Sa voix était aiguë et sonore, mais incolore. — Elles étaient liées… le peuple les a déliées ! répondit l’un des gardes.

— Quoi ! Le peuple ! Quel peuple ?

Le commissaire regarda les gens qui l’entouraient en un demi-cercle, et il continua de la même voix blanche et uniforme :

— Qui est-ce le peuple ?

Il toucha de la poignée de son sabre la poitrine du paysan aux yeux bleus :

— Est-ce toi qui es le peuple, Tchoumakov ? Et qui encore ? Toi, Michine ?

Et il tira un autre paysan par la barbe.

— Dispersez-vous, canailles !… sinon, je vous… je vous montrerai… !

Il n’y avait ni irritation ni menace dans sa voix, pas plus que sur sa physionomie ; il parlait avec un calme parfait et frappait les campagnards avec des gestes assurés et égaux. Les groupes reculaient à son approche, les têtes se baissaient, les visages se détournaient.

— Eh bien ! qu’attendez-vous ? demanda-t-il aux gardes, garrottez-le !

Après une volée d’injures cyniques, il regarda de nouveau Rybine et lui cria :

— Hé, toi ! Les mains au dos !

— Je ne veux pas qu’on me les attache ! répliqua Rybine. Je ne m’enfuirai pas… je ne me défends pas… à quoi bon me lier ?

— Quoi ? demanda le commissaire en marchant sur lui.

— Vous avez déjà assez torturé le peuple, fauves ! continua Rybine en haussant la voix. Les jours sanglants viendront bientôt pour vous aussi !

Le commissaire s’arrêta devant lui et le considéra en agitant la moustache. Puis il recula d’un pas et siffla d’une voix étonnée.

— Ah ! ah ! ah ! fils de chien !… Qu’est-ce que ces paroles ?

Et brusquement, de toute sa force, il frappa Rybine au visage.

— On ne tue pas la vérité à coups de poing ! cria Rybine en s’avançant vers lui, et tu n’as pas le droit de me battre !

— Moi, je n’ai pas le droit ? hurla le commissaire en traînant sur les mots.

Et de nouveau, il tendit le bras pour frapper Rybine au visage ; celui-ci se baissa, si bien que le commissaire, emporté par l’élan, faillit tomber. Dans la foule, quelqu’un renifla bruyamment. La voix furieuse de Rybine répéta :

— Je te dis que tu n’as pas le droit de me battre, diable !

Le commissaire regarda autour de lui. Silencieux et sombres, les hommes l’entouraient d’un cercle compact…

— Nikita ! cria-t-il. Hé, Nikita !

Un petit paysan trapu, vêtu d’une courte pelisse, se détacha de la foule. Il avait les yeux fixés à terre. Sa grosse tête ébouriffée était baissée.

— Nikita ! dit le commissaire sans se hâter et en effilant sa moustache, donne-lui un bon soufflet !

Le paysan fit un pas en avant, s’arrêta en face de Rybine et leva la tête. À bout portant, Rybine le bombarda de ces paroles vraies et dures :

— Voyez, bonnes gens, comme cette brute vous étouffe de votre propre main !… Regardez… et réfléchissez !

Lentement, le paysan leva le bras et frappa Rybine légèrement à la tête.

— Est-ce ainsi que je l’ai dit de faire, canaille ! piailla le commissaire.

— Hé, Nikita ! dit quelqu’un dans la foule, n’oublie pas Dieu !

— Bats-le, te dis-je ! cria le commissaire en poussant le paysan.

Celui-ci s’écarta d’un pas et répondit d’un air morne, en baissant la tête.

— Non, je ne le ferai plus !

— Comment ?

Le visage du commissaire se contracta ; il tapa du pied et se précipita sur Rybine en jurant. Le coup résonna sourdement. Rybine chancela, agita le bras ; d’un second assaut, le commissaire le jeta à terre et bondissant autour de lui, se mit à lui donner des coups de pied à la tête, à la poitrine, aux hanches.

La foule, poussant des cris hostiles s’ébranla et s’avança sur le commissaire ; mais celui-ci fit un saut de côté et dégaina.

— Ah ! c’est comme ça ! Vous vous révoltez ? Ah ! voilà ce que c’est ?…

Sa voix frémit, se fit aiguë, puis grinça comme si elle se fût brisée… En même temps que sa voix, il sembla perdre toute sa force ; la tête rentrée entre les épaules, le dos voûté et promenant autour de lui des yeux vides, il recula, tâtant avec précaution le sol derrière lui. Il criait d’une voix rauque et inquiète, tout en cédant :

— Très bien… prenez-le… je m’en vais !… — Mais après ? Sachez-le bien, c’est un criminel politique, il combat contre notre tsar, il fomente des troubles… Comprenez-vous ? Il est contre Sa Majesté l’empereur… et vous le défendez ! Savez-vous que vous êtes des rebelles ? Hein ?…

Immobile, le regard fixe, sans pensée ni force, comme en un cauchemar, la mère succombait sous le poids de la terreur et de la pitié. Pareils à des bourdons, les cris irrités de la foule bruissaient à son oreille ; la voix tremblante du commissaire, des chuchotements tourbillonnaient dans sa tête.

— S’il est coupable, il faut le juger !

— Et non pas le battre !

— Faites-lui grâce, Votre Noblesse !

— C’est vrai ! Vous n’avez pas le droit de le battre…

— Est-il permis d’agir ainsi ? Comme cela tout le monde se mettra à battre les gens… Que sera-ce alors ?

— Quelles brutes ! quels persécuteurs !

Les gens se partageaient en deux groupes : les uns entouraient le commissaire, criaient et l’exhortaient ; les autres, moins nombreux, restaient auprès du blessé et discouraient d’une voix basse et morne. Quelques hommes le relevèrent ; les gardes se disposaient à lui rattacher les mains.

— Attendez donc, diables ! leur cria-t-on.

Rybine essuya la boue et le sang qui couvraient son visage et regarda autour de lui en silence. Ses yeux glissèrent sur le visage de la mère ; elle tressaillit, tendit tout le corps vers lui, fit un geste instinctif. Il se détourna. Mais quelques instants plus tard, les yeux du prisonnier se fixèrent de nouveau sur elle. Il sembla à Pélaguée qu’il se redressait, qu’il levait la tête, que ses joues ensanglantées tremblaient…

— Il m’a reconnue !… est-il possible qu’il m’ait reconnue ?

Et, vibrant d’une joie angoissée et poignante, elle lui fit un signe de tête. Mais elle remarqua aussitôt que le paysan aux yeux bleus, qui se trouvait près de Rybine, la considérait. Ce regard éveilla en elle la conscience du danger…

— Qu’est-ce que je fais ?… on m’arrêtera aussi…

Le paysan chuchota quelques mots à Rybine, qui hocha la tête, et dit d’une voix saccadée, mais distincte et vaillante :

— Qu’importe ! Je ne suis pas seul sur la terre… On n’emprisonnera jamais toute la vérité ! On se souviendra de moi partout où j’ai passé… Voilà ! Le nid a été détruit, qu’importe, il n’y avait plus là d’amis, ni de camarades !

— C’est pour moi qu’il parle ! pensa la mère.

— Le peuple saura bien faire d’autres nids pour la vérité, et le jour viendra où les aigles s’envoleront librement… où le peuple s’affranchira !

Une femme apporta un seau d’eau et, tout en se lamentant, se mit à laver le visage du prisonnier. Sa voix plaintive et grêle se mêlait aux paroles de Rybine et empêchait la mère de comprendre ce qu’il disait. Un groupe de paysans, précédé du commissaire de la police rurale, s’avança ; quelqu’un ordonna :

— Un char pour mener le prisonnier à la ville !… Hé ! À qui est-ce de le fournir ?

Puis le commissaire cria d’une voix toute changée et comme vexée :

— Je peux te frapper, mais toi tu ne le peux pas, tu n’en as pas le droit, imbécile !

— Ah ! Et qui es-tu donc ? Dieu ? répliqua Rybine.

Des exclamations étouffées couvrirent la réponse.

— Ne discute pas, oncle ! C’est un chef !

— Ne vous fâchez pas, Votre Noblesse !

— Tais-toi, original !

— On va te conduire à la ville à l’instant !…

— La loi y est plus respectée !…

Les cris de la foule se faisaient conciliants, suppliants ; ils se mêlaient en un fracas indistinct, plaintif, où nulle note d’espoir ne résonnait. Les gardes prirent Rybine par le bras, le conduisirent sur le perron de l’administration et pénétrèrent avec lui dans le bâtiment. Lentement, les paysans se dispersèrent ; la mère vit que l’homme aux yeux bleus se dirigeait vers elle et la regardait à la dérobée. Ses jambes tremblèrent ; un sentiment d’impuissance désolée et d’isolement lui serrait le cœur et lui donnait des nausées…

— Je ne dois pas m’en aller ! pensa-t-elle. Il ne le faut pas !

Elle se retint vigoureusement à la balustrade et attendit.

Debout sur le perron de l’administration, le commissaire parlait en gesticulant, sur un ton de réprimande, d’une voix de nouveau blanche et indifférente :

— Imbéciles, fils de chiens ! Vous ne comprenez rien et vous vous mêlez d’une affaire pareille !… d’une affaire d’État ! Idiots ! Vous devriez me remercier de ma bonté, vous devriez vous incliner devant moi jusqu’à terre ! Si je voulais, vous iriez tous au bagne !

Une vingtaine de paysans l’écoutaient, tête nue…

La nuit tombait, les nuages descendaient… L’homme aux yeux bleus s’approcha de la mère et dit en soupirant :

— En voilà des histoires !…

— Oui ! répliqua-t-elle à voix basse.

Il la regarda d’un air franc et demanda :

— Quel est votre métier ?

— J’achète les dentelles aux femmes qui les fabriquent… la toile aussi.

Le paysan se caressa lentement sa barbe, puis il dit d’une voix ennuyée en regardant dans la direction du village :

— On ne trouve rien de cela chez nous…

La mère le considéra du haut en bas et attendit l’instant propice pour rentrer dans l’auberge. Le visage de l’homme était pensif et beau ; ses yeux avaient une expression mélancolique. Grand et large d’épaules, il était vêtu d’un sarrau tout rapiécé, d’une chemise d’indienne propre, d’un pantalon roussâtre, en drap grossier ; ses pieds nus étaient chaussés de tille.

Sans savoir pourquoi, la mère poussa un soupir de soulagement. Soudain, obéissant à un instinct qui devança sa pensée, elle lui demanda en un élan qui la surprît elle-même :

— Puis-je passer la nuit chez toi ?

Aussitôt ses muscles, son corps tout entier se tendirent. Des pensées aiguës passaient rapidement dans son cerveau :

— Je vais perdre Nicolas… Je ne verrai plus Pavel… pendant longtemps… on me battra !

L’homme répondit sans se presser, le regard à terre, tout en croisant son sarrau sur sa poitrine :

— Passer la nuit ? Oui… pourquoi pas ? Seulement, ma chaumière n’est pas bien fameuse…

— Je ne suis pas gâtée ! répondit la mère.

— C’est bon ! acquiesça le paysan en la toisant d’un regard scrutateur.

Dans le crépuscule, ses yeux avaient un éclat froid et son visage paraissait très pâle. La mère dit à mi-voix :

— Eh bien, je viens avec toi tout de suite… tu prendras ma valise…

— C’est entendu…

Il haussa les épaules, croisa de nouveau son sarrau et chuchota :

— Voyez, voilà le cortège !…

Rybine apparut sur le perron de l’administration ; ses mains étaient de nouveau liées, sa tête et son visage enveloppés de quelque chose de grisâtre. Sa voix résonna dans le crépuscule glacial.

— Au revoir, braves gens ! Cherchez la vérité, gardez-la, croyez en ceux qui vous apporteront la bonne parole… N’épargnez pas vos forces pour défendre la vérité…

— Tais-toi, chien ! cria le commissaire. Garde, fais marcher les chevaux !

— … Qu’avez-vous à regretter ? Quelle est votre existence ?

Le char s’ébranla. Assis entre deux gardes, Rybine cria encore d’une voix sourde :

— … Pourquoi, mourez-vous de faim ? Travaillez pour obtenir la liberté… elle vous donnera et le pain et la vérité… Adieu, bonnes gens !

Le bruit précipité des roues, le piétinement des chevaux, les invectives du commissaire de police se mêlaient à sa voix, la coupaient et l’étouffaient.

La mère rentra dans la maison, s’assit à table près du samovar, prit un morceau de pain, l’examina et le posa lentement dans l’assiette. Elle n’avait pas faim ; elle éprouvait de nouveau au creux de l’estomac une sensation désagréable, qui l’épuisait, vidait le sang de son cœur et lui faisait tourner la tête.

— Il m’a remarquée ! se disait-elle tristement, trop faible pour réagir. Il m’a remarquée… il a deviné…

Sa pensée n’allait pas plus loin, elle se fondait en un abattement pénible, en une sensation visqueuse de nausée…

Le silence timide, tapi derrière la fenêtre et qui avait remplacé le fracas, prouvait que dans le village les habitants étaient devenus craintifs et comme écrasés ; il aiguisait encore plus le sentiment d’isolement qu’éprouvait la mère et remplissait son âme d’une obscurité grise et fine comme la cendre…

La petite fille ouvrit la porte et s’arrêta sur le seuil en demandant :

— Faut-il vous apporter une omelette ?

— Non… je n’en ai plus envie… ces cris m’ont effrayée…

La petite s’approcha de la table et raconta, avec animation, mais à mi-voix :

— Comme il a frappé fort ! le commissaire… J’étais tout près de lui, j’ai tout vu… Il a cassé toutes les dents de l’homme… quand celui-ci a craché, le sang était épais, épais et noir… On ne voyait plus ses yeux… Le sous-officier est ici… il est tout à fait ivre et demande sans cesse du vin… il dit qu’ils étaient toute une bande… que ce barbu-là était leur chef… on en a attrapé trois, il y en a un qui s’est enfui… on a aussi arrêté un maître d’école qui était avec eux… Ils ne croient pas en Dieu… et ils exhortent les gens à piller toutes les églises… voilà ce qu’ils font… Il y a des paysans qui en avaient pitié, de ce barbu ; d’autres ont dit qu’il fallait l’achever !… Oh ! c’est qu’il y en a qui sont bien méchants, parmi nos paysans !

La mère écoutait attentivement ce récit entrecoupé et rapide ; elle espérait distraire son inquiétude, dissiper l’accablante angoisse de l’attente. La fillette, enchantée d’avoir une bonne auditrice, bavardait avec une vivacité croissante, en mangeant ses mots :

— Père dit que tout cela vient de la disette, tout ! Voilà deux ans que la terre ne produit rien… tout le monde est sens dessus dessous. C’est pourquoi on voit maintenant de pareils paysans. C’est une calamité ! Aux assemblées, ils crient, ils se battent !… Dernièrement, quand on a vendu les biens de Vassioukov parce qu’il n’avait pas payé ses arrérages, il a donné un soufflet au staroste. Voilà mes arrérages ! lui a-t-il dit…

Des pas pesants résonnèrent derrière la porte. La mère se leva, appuyant les mains sur la table. Le paysan aux yeux bleus entra et demanda sans enlever sa casquette :

— Où est votre bagage ?

Il souleva la valise sans efforts, la balança et dit :

— Elle est vide !… Marie, accompagne la voyageuse chez moi…

Et il sortit sans regarder personne…

— Vous passez la nuit au village ? questionna la fillette.

— Oui ! Je cherche des dentelles… j’en achète…

— Vous n’en trouverez pas ici… c’est à Tinekov, à Darino qu’on en fait, mais pas chez nous ! expliqua Marie.

— J’irai demain…

Puis elle paya son thé et donna trois kopeks à la fillette, qui fut enchantée. Dans la rue, celle-ci proposa, tout en faisant claquer ses pieds nus sur la terre humide :

— Si vous voulez, j’irai vite à Darino, je dirai aux femmes qu’elles vous apportent les dentelles ici… Elles viendront et vous n’aurez pas besoin de faire le voyage… C’est toujours douze kilomètres…

— Non, ma jolie, c’est inutile ! répondit la mère en marchant à côté d’elle.

L’air froid la rafraîchit. Lentement, une vague décision se formait en elle, confuse mais qui la satisfaisait ; cette résolution se développait avec force et, pour en hâter encore l’éclosion, la mère se demandait sans cesse :

— Que faire ?… Agir ouvertement, franchement…

La nuit s’était faite complètement, humide et glacée. Les fenêtres des chaumières brillaient d’un éclat terne, rougeâtre, immobile. Le bétail beuglait nonchalamment dans le silence. On entendait çà et là de brèves exclamations… Une mélancolie écrasante enveloppait le village…

— C’est ici ! dit la fillette. Vous avez choisi un mauvais logis… Il est bien pauvre, ce paysan !…

À tâtons, elle chercha la porte, l’ouvrit, et cria d’une voix alerte :

— Tatiana, voilà ta pensionnaire !

Puis elle s’enfuit. Sa voix résonna encore dans l’obscurité :

— Adieu !