La Mère (1907)
Traduction par Serge Persky.
Éditions Hier et aujourd'hui (p. 266-270).
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XII


Sophie était déjà rentrée. Agitée et affairée, elle accueillit la mère, une cigarette à la bouche. Elle plaça le blessé sur un canapé, lui banda adroitement la tête tout en donnant des ordres ; la fumée de sa cigarette la faisait clignoter :

— Docteur ! les voilà… Vous êtes fatiguée, Pélaguée ? Vous avez eu peur, n’est-ce pas ? Eh bien, reposez-vous maintenant… Nicolas, donne vite du thé et un verre de porto à la mère…

Ahurie par les événements, Pélaguée respirait avec difficulté et ressentait une douloureuse sensation de piqûre à la poitrine :

— Ne vous inquiétez pas de moi… murmura-t-elle.

Et de tout son être effrayé, elle demandait une caresse apaisante, un peu d’attention…

Nicolas sortit de la pièce contiguë ; il avait la main entourée d’un bandage ; le médecin le suivit, ébouriffé, semblable à un hérisson. Il courut à Ivan, se pencha sur lui, et dit :

— De l’eau, beaucoup d’eau… des chiffons de toile propres, de la ouate !…

La mère se dirigeait vers la cuisine, mais Nicolas la prit par le bras et lui dit affectueusement en l’entraînant dans la salle à manger :

— Ce n’est pas à vous qu’il parle, mais à Sophie. Vous avez eu bien des émotions, n’est-ce pas, chère amie ?

La mère répondit à son regard compatissant par un sanglot qu’elle ne put contenir, et s’écria :

— Ah ! c’était affreux !… On a sabré des gens… on les a sabrés !

— J’étais là aussi, dit Nicolas en hochant la tête — il lui versa un verre de vin chaud. Les deux camps se sont un peu emportés… Mais ne vous inquiétez pas… la police a frappé seulement avec le plat des sabres ; il n’y a qu’une seule personne grièvement blessée, à ce que je crois… elle est tombée près de moi… et je l’ai sortie de la mêlée…

Le visage et la voix de Nicolas, la clarté et la chaleur régnant dans la pièce calmèrent Pélaguée. Elle jeta un regard reconnaissant à son hôte et demanda :

— Vous avez reçu aussi un coup ?

— Je crois que c’est de ma faute… Sans le vouloir, j’ai frôlé je ne sais quoi de la main et me suis arraché la peau. Buvez votre vin… il fait froid et vous êtes habillée légèrement…

Elle tendit ses mains vers le verre et vit que ses doigts étaient couverts de sang figé ; d’un geste instinctif elle laissa tomber le bras sur ses genoux ; sa jupe était humide. Les yeux grands ouverts, le sourcil relevé, elle regarda ses doigts à la dérobée ; la tête lui tourna ; une pensée martelait son cerveau :

— Voilà… voilà… voilà ce qui attend Pavel un jour…

Le médecin entra ; il était en bras de chemise et les manches retroussées. À la question muette de Nicolas, il répondit de sa voix grêle :

— La blessure du visage est insignifiante ; mais il y a une fracture du crâne ; elle n’est pas très grave, non plus… le gaillard est vigoureux… toutefois, il a perdu beaucoup de sang… Nous allons le transporter à l’hôpital…

— Pourquoi ? Qu’il reste ici ! s’écria Nicolas.

— Oui, aujourd’hui et demain peut-être. Mais ensuite, il serait préférable qu’il fût à l’hôpital. Je n’ai pas le temps de faire des visites. Tu te charges du compte rendu des événements au cimetière ?

— Bien entendu ! répondit Nicolas.

La mère se leva sans bruit et se dirigea dans la cuisine.

— Où allez-vous ? s’écria Nicolas alarmé. Sophie saura bien s’arranger toute seule !

Elle lui jeta un coup d’œil et répondit, frémissante avec un sourire bizarre et involontaire :

— Je suis couverte de sang… je suis couverte de sang !

Tout en changeant de vêtements dans sa chambre, elle pensa une fois de plus au calme de ces gens, à la faculté qu’ils avaient de ne pas s’arrêter longtemps sur l’horreur des événements. Cette réflexion la fit revenir à elle et chassa l’effroi de son cœur. Lorsqu’elle retourna dans la chambre où était le blessé, Sophie se penchait sur lui, et disait :

— Quelle sottise, camarade !

— Mais je vous gênerai ! répliqua-t-il d’une voix faible.

— Taisez-vous cela vaudra mieux !

La mère s’arrêta derrière Sophie et lui posa la main sur l’épaule ; elle regarda en souriant le visage pâle du blessé et se mit à raconter combien son accès de délire en fiacre l’avait épouvantée. Ivan écoutait, les yeux brillants de fièvre ; il claquait des dents et s’écriait de temps à autre avec confusion :

— Oh ! que je suis bête !

— Eh bien, nous vous laissons ! déclara Sophie en arrangeant la couverture du malade. Reposez-vous !

Les deux femmes passèrent dans la salle à manger, où avec Nicolas et le médecin elles s’entretinrent longtemps et à voix basse des événements du jour. Déjà on traitait ce drame comme quelque chose de lointain, on regardait l’avenir avec assurance, on préparait la besogne du lendemain. Si les visages exprimaient la fatigue, les pensées étaient alertes. Le docteur s’agitait nerveusement sur sa chaise s’efforçant d’assourdir sa voix grêle et aiguë :

— La propagande, la propagande ! Ce n’est plus suffisant, les jeunes ouvriers ont raison : il faut faire de l’agitation sur un plus vaste terrain… je vous dis que les ouvriers ont raison !…

Nicolas répliqua d’un ton morne :

— Partout on se plaint de l’insuffisance des livres, et nous ne sommes pas encore parvenus à créer une bonne imprimerie… Lioudmila est épuisée, elle tombera malade, si nous ne lui trouvons pas de collaborateurs…

— Et Vessoftchikov ? demanda Sophie.

— Il ne peut pas vivre en ville… Il se mettra à l’ouvrage à la nouvelle imprimerie… mais il nous manque encore quelqu’un…

— Pourrais-je faire l’affaire ? proposa la mère doucement.

Les trois camarades la regardèrent un instant.

— C’est une bonne idée ! s’exclama Sophie brusquement.

— Non, c’est trop difficile pour vous, Pélaguée, dit Nicolas d’une voix sèche. Il faudrait que vous alliez vivre hors de la ville, vous ne pourriez plus voir Pavel, et en général…

Elle répliqua en soupirant :

— Ce ne serait pas une grande privation pour Pavel… et à moi aussi, ces visites me fendent le cœur… Il est interdit de parler de quoi que ce soit… j’ai l’air d’une idiote aux yeux de mon fils… on nous épie sans cesse.

Les événements récents l’avaient fatiguée, et maintenant que l’occasion se présentait pour elle de s’éloigner des drames de la ville, elle s’y raccrochait de toute sa force.

Mais Nicolas changea de sujet de conversation :

— À quoi penses-tu ? demanda-t-il au docteur.

Celui-ci répondit d’un ton maussade :

— Nous sommes peu, voilà à quoi je pense… Il faut absolument travailler avec plus d’énergie… il faut décider André et Pavel à s’évader… ils sont tous deux trop précieux pour rester ainsi dans l’inaction…

Nicolas fronça le sourcil et hocha la tête d’un air dubitatif ; il jeta un coup d’œil sur la mère. Elle comprit qu’ils se gênaient de parler de son fils en sa présence et elle se rendit dans la chambre, légèrement irritée contre ceux qui se préoccupaient si peu de ses désirs.

Elle se coucha et, les yeux ouverts et bercée par le chuchotement des voix, se laissa envahir par l’inquiétude. La journée qui venait de s’écouler lui semblait incompréhensible, pleine d’allusions menaçantes ; mais ce genre de réflexions lui était pénible, elle les écarta de son cerveau et se mit à penser à Pavel. Elle aurait voulu le voir en liberté et, en même temps, elle s’effrayait à cette idée ; elle sentait qu’autour d’elle tout s’agitait, que la situation se tendait de plus en plus, que des collisions violentes étaient imminentes. La patience du peuple avait fait place à une expectative énervée ; l’irritation croissait visiblement, des paroles âpres résonnaient ; partout se dégageait un souffle nouveau, un souffle d’excitation… Chaque proclamation était discutée avec animation au marché, dans les boutiques, parmi les domestiques et les artisans ; dans la ville, chaque arrestation réveillait un écho craintif, inconsciemment sympathique parfois ; on en commentait les causes. La mère entendait le plus souvent les gens du peuple prononcer les mots qui l’avaient jadis effrayée : « socialistes, politique, révolte ». On les répétait avec ironie, mais cette ironie dissimulait mal le besoin de s’instruire ; avec colère, mais sous cette colère il y avait de la peur ; pensivement, avec une nuance d’espoir et de menace… En larges cercles, lentement, l’agitation se propageait dans la vie sombre et stagnante ; la pensée endormie se réveillait ; on ne traitait plus les événements journaliers avec le calme coutumier et la force d’auparavant. La mère remarquait cela plus distinctement que ses compagnons, car elle connaissait mieux qu’eux la figure désolée de la vie ; elle en était plus proche et voyait s’y former des rides de réflexion et d’irritation, une vague soif de quelque chose de nouveau ; elle se réjouissait et craignait en même temps. Elle se réjouissait, parce qu’elle considérait tout cela comme l’œuvre de son fils ; elle craignait, car elle savait que, dès sa sortie de prison, il se placerait à l’endroit le plus dangereux, à la tête des camarades… et qu’il périrait.


Pélaguée sentait souvent s’agiter en elle les grandes pensées indispensables à l’humanité et éprouvait le besoin de parler de la vérité ; mais elle ne parvenait presque jamais à réaliser son désir. Sourdes et muettes, ses pensées l’accablaient. Parfois, l’image de son fils prenait à ses yeux les proportions gigantesques d’un héros de légende ; elle résumait en lui toutes les paroles fortes et loyales qu’elle avait entendues, toutes ses affections, toutes les choses grandes et lumineuses qu’elle connaissait. Alors, elle le contemplait avec un enthousiasme muet ; fière, attendrie, remplie d’espérance, elle se disait :

— Tout ira bien !… tout !

Son amour maternel s’enflammait, lui étreignait le cœur jusqu’à le faire saigner, mais il empêchait l’amour pour l’humanité de croître et le consumait ; et il ne restait plus, à la place de ce grand sentiment, qu’une petite pensée désolée qui palpitait timidement sur les cendres grises de l’inquiétude.

— Il périra… il périra !…

Très tard, elle s’endormit d’un lourd sommeil, mais se réveilla de bonne heure, les os rompus, la tête lourde.