La Loi des cadres de l’infanterie

La Loi des cadres de l’infanterie
Revue des Deux Mondes6e période, tome 9 (p. 637-667).
LA LOI DES CADRES
DE
L’INFANTERIE

La loi des cadres qui doit prochainement venir à l’ordre du jour des délibérations parlementaires n’est nouvelle ni pour notre état-major, ni pour nos bureaux. Il y a dix ans qu’elle a été conçue dans ses principes, sentie dans sa nécessité par les officiers chargés de la mise en œuvre de nos forces militaires. Entraînés alors malgré eux par le courant d’opinion qui portait Vers une réduction de la durée du service, ils s’efforçaient de représenter que la faiblesse de nos contingens annuels rendait critique pour nous l’adoption du service de deux ans, alors qu’elle était avantageuse pour nos voisins d’au delà des Vosges, comme leur permettant d’exploiter leur plus forte natalité. Avec deux classes seulement, disaient-ils, nous nourririons bien difficilement des effectifs que les trois classes présentes sous les drapeaux n’alimentaient que tout juste, sous le régime défini par la loi de recrutement de 1889. Dès lors, ne convenait-il pas. d’attendre, avant de renoncer k cette loi, d’avoir modifié les bases organiques et donné à l’armée un nouveau statut ?

Ainsi la préparation d’une nouvelle loi des cadres était pour l’état-major de l’armée une contre-partie nécessaire. Il se peut aussi qu’elle soit devenue pour lui une arme ou un instrument de résistance, et qu’il ait cherché par ce moyen à retarder la décision jusqu’à la fin de la législature. La Commission parlementaire de l’armée devina cette tactique et passa outre. « Nous ne saurions, — déclarait son rapporteur, — subordonner Aujourd’hui la loi de recrutement si impatiemment attendue par le pays, si juste dans tous ses principes et dans son application, à une loi des cadres et des effectifs qui n’est encore qu’à l’étude. » La Chambre approuvant, la loi des cadres fut renvoyée à d’autres calendes, et nous eûmes tout de suite la loi du 21 mars 1905.

« Cependant, il est évident que les deux lois sont connexes, » écrivait peu après le général Langlois dans ses Questions de défense nationale ; et il ajoutait : « La séance de la Chambre où lut voté hâtivement et sans discussion le texte du Sénat ne laisse aucun doute : la préoccupation électorale était le principal souci de nos législateurs... » Dans cette même pensée dominante, ils disjoignaient les deux lois, non par inadvertance et faute de système, mais précisément parce qu’elles étaient connexes. L’examen de l’une aurait trop bien fait voir ce qu’il y avait eu de spécieux dans la présentation de l’autre, et quelles difficultés pratiques on rencontrerait dans l’application, dès qu’on s’écarterait des hauteurs du pacifisme où le rapporteur de la loi s’était tenu : « Sans doute, il n’est pas défendu d’espérer que, dans un avenir que nous voudrions croire prochain, les idées de justice internationale et d’arbitrage préconisées à la Conférence de la Haye ayant enfin franchi les sphères platoniques où elles s’attardent jusqu’ici, entreront dans le domaine des réalités vivantes et permettront de réduire cet état militaire de paix auquel la vieille Europe semble condamnée aujourd’hui. Notre société, qui évolue maintenant de plus en plus vers la paix, ne doit pas perpétuer les organismes des sociétés anciennes conçues pour la guerre. »

C’est par ces faux-fuyans qu’on éludait les objections positives portées à la tribune même par les adversaires du projet. Plutôt que de reconnaître que la réduction de la durée du service nous mena( : ait d’une réduction de notre état militaire, on invitait le monde à désarmer tout d’abord. On faisait la leçon <à l’Europe, au lieu de dire la vérité au pays.

Cependant, la disjonction même des deux lois pouvait avoir des avantages. Elle laissait le loisir, si on l’eût voulu, de préparer une loi organique d’ensemble, fixant non seulement le niveau des effectifs et les bases de l’encadrement, mais l’état des officiers et des sous-officiers, leur recrutement et leur avancement, donnant en un mot à l’armée de la République la charte fondamentale qui lui manque jusqu’à présent.

C’est en vain, en effet, que la loi du 24 juillet 1873 avait posé que la constitution, la force, et les cadres de l’armée seraient fixés législativement. Elle pensait par là remédier aux abus anciens, liés aux pleins pouvoirs de l’Exécutif, et couper court aux renvois anticipés d’hommes, aux mises d’officiers à la suite, aux à-coups dans les promotions, à tout ce qui arrête l’avancement et sème dans l’armée le découragement. Mais depuis, l’instabilité et la multiplicité des dispositions législatives avaient réintroduit tous ces erremens. A peine le statut militaire général du 13 mars 1875 était-il voté que les retouches commençaient. Retouche du 25 juillet 1887, suppression à cette date des quatrièmes bataillons dans les 144 régimens de l’organisation de 1875. Retouche du 15 juillet 1889, réduction du temps de service à trois ans. Retouche du 4 mars 1897, rétablissement des quatrièmes bataillons dans les 144 régimens subdivisionnaires. Retouche du 21 mars 1905 et, cette fois, conséquences plus vastes, ébranlement plus profond, nécessité de soutenir notre train militaire par de nouveaux efforts budgétaires et des mesures de réorganisation.

C’est à ce devenir perpétuel qu’il fallait mettre un terme, c’est ce sol mouvant qu’il fallait consolider, pour y poser enfin une assise légale et construire dessus définitivement. Malheureusement, les circonstances de cette même année 1905 furent peu favorables à la sécurité et au recueillement qu’une réforme de cette ampleur aurait exigés.

La réponse de l’Europe à nos vœux pacifistes fut telle qu’il fallut songer à la guerre et regarder d’un peu près nos approvisionnemens. Occupée quelque temps à cet examen, l’attention du gouvernement ne revint au problème militaire organique qu’en 1907. Le 30 novembre, le ministre de la Guerre, alors le général Picquart, remettait sur le bureau de la Chambre une loi des cadres commune aux trois armes et qui présentait dans un seul tableau les données nouvelles de leur organisation.

Un premier paragraphe faisait ressortir la décroissance numérique de nos forces actives. Le 1er janvier 1908, le total des hommes armés ne devait être que de 534 000, inférieur de 45 000 à ce qu’il eût été sous la précédente loi de recrutement. Les remèdes à cet état de choses ne pouvaient consister que dans des réductions ou des redistributions d’effectif à l’intérieur de l’armée. La suppression des quatrièmes bataillons s’imposait tout d’abord. L’adoption d’un chiffre-base nouveau, inférieur à la fixation de 1887, venait ensuite, en ce qui concernait la constitution de la compagnie. Les autres propositions étaient : la création d’un état-major particulier de l’arme, la suppression du grade de caporal, un remaniement du cadre complémentaire. Enfin la caractéristique du projet résidait dans la refonte de l’artillerie, qu’on proposait de porter à 744 batteries de campagne, abstraction faite des batteries de montagne, de place et de côte.

Le décret du 4 juillet 1894 n’avait attribué à cette arme qu’un total de 628 batteries ; il s’agissait donc pour elle d’un accroissement de plus d’un tiers. Une mesure aussi importante absorba bientôt toute l’activité des réformateurs. Avant que le texte du général Picquart eût pu être discuté par la Commission de l’armée, la disjonction de l’article relatif à l’artillerie était proposée, admise, puis sanctionnée par la loi du 29 juillet 1909. Le cadre nouveau de l’artillerie se trouvait définitivement fixé à 75 régimens (62 de campagne, 11 à pied, 2 de montagne) et à 786 batteries (671 de campagne, 97 de côte et de place, 18 de montagne).

Après un long débat de presse, une minutieuse enquête parlementaire, des essais et des démonstrations contradictoires dans les polygones, les partisans de la batterie à quatre pièces l’emportaient sur les partisans de la batterie à six pièces. Ils consommaient en même temps dans l’armée la victoire du particularisme d’arme déjà consacrée au parlement par le vote du 29 juillet 1909. En effet, l’accroissement de l’artillerie par le nombre des pièces et l’attribution à chaque batterie de six canons au lieu de quatre, n’aurait rien coûté quant aux effectifs <lu temps de paix : le noyau de personnel existant — 103 hommes — permettait de servir six canons, et la batterie de guerre pouvait sortir de ce noyau par une opération normale de mobilisation. Au contraire, l’accroissement par le nombre des batteries exigeait un prélèvement de personnel sur le fonds commun du contingent.

Les batteries avaient beau se faire toutes petites et, de 103 hommes, descendre à 90 hommes : pour en former 160, il fallait quand même 14 400 hommes. Par abaissement de l’effectif au chiffre indiqué, les 475 batteries anciennes offraient dans le même temps une disponibilité de 6 000 hommes. La différence, — 8 400 hommes, — était cet emprunt inévitable dont l’infanterie devait faire les frais.

L’opération s’échelonna sur deux classes. Le 1er octobre 1909, création de 94 batteries montées, transformation de 36 batteries à cheval. Le 1er octobre 1910, création de 65 batteries montées. Le 1er janvier 1911, tous les nouveaux régimens, constitués, assuraient à chacun de nos corps d’armée une quote-part de 120 canons. Il ne restait plus qu’à revenir sur les projets partiels, — lois des cadres de l’infanterie, de la cavalerie, du génie, — dans lesquels le projet d’ensemble de 1907 s’était fractionné. Ce soin échut au général Brun, successeur du général Picquart. Le premier de ces trois projets fut déposé par lui en novembre 1909 sur le bureau de la Chambre, puis réclamé, remanié et renvoyé au Palais-Bourbon. Il devait en être retiré définitivement le 10 juillet 1911 pour être remplacé le 19 décembre par une quatrième rédaction à laquelle M. Messimy attachait son nom.

Par son premier article, le ministre proposait la création en Algérie et en Tunisie de 8 régimens nouveaux de tirailleurs ; cette mesure se justifie par des besoins militaires qui pourront exiger bientôt de l’Afrique du Nord une contribution plus forte encore. La disposition légale qui laisse variable le nombre des bataillons entrant dans ces douze régimens permettrait alors d’agir selon les éventualités.

En ce qui concerne l’infanterie métropolitaine, la seule création projetée était celle de groupes cyclistes, rattachés à certains bataillons de chasseurs, formés par la fusion des deux compagnies en une seule mixte, et subdivisés en trois pelotons. Pour le reste, les propositions ministérielles ne se distinguaient plus que par des variantes de celles qu’avait faites en son temps le général Picquart. Il s’agissait toujours de porter de 163 à 173 le nombre des régimens, de grouper en un état-major particulier les officiers que leur position de service sépare de la troupe ; de régler par une proportion numérique, ou péréquation meilleure, le nombre des officiers servant dans chaque grade.

Ces mesures diverses semblent, au premier abord, n’avoir aucun rapport entre elles. Elles n’en sont pas moins enchaînées étroitement les unes aux autres par les liens logiques de l’organisation et de l’encadrement. Ces liaisons apparaissent quand on remonte par la pensée à quelques années en arrière et qu’on embrasse du regard tout le travail d’élaboration qui eut le projet ministériel pour aboutissement.


La première phase fut, naturellement, celle des spéculations théoriques et des discussions d’école. La composition de nos régimens se trouvant normalement fixée à trois bataillons, on raisonna de préférence sur cette dernière unité. On se demanda si sa subdivision en quatre compagnies de guerre de 250 fusils était bien la meilleure, ou s’il convenait de pousser le fractionnement plus loin, jusqu’à des sous-unités d’un effectif moins fort et d’un maniement tactique plus aisé ?

C’était revenir sur le problème organique examiné chez nous après 1870 et débattu alors avec tant d’abondance que beaucoup le considéraient comme épuisé. Cependant, la solution adoptée en 1875 s’était ressentie du prestige allemand au lendemain de la guerre, et elle n’était en définitive que la copie conforme du système adopté par nos vainqueurs. Depuis, nous avions eu de la peine à nous y faire. La lourdeur de la compagnie de 250 hommes étonne l’œil, quand par hasard on la voit évoluer en terrain varié. Ce spectacle trop rare, et qu’on ne peut avoir que dans les camps, à l’époque où nos régimens de réserve à l’effectif de guerre y sont rassemblés, fait plus que rompre chez nous des habitudes visuelles : il déconcerte aussi nos pratiques de manœuvre et nos réflexes professionnels. Le capitaine d’aujourd’hui, devenu chef de grande bande, est loin de ce centenier de Montluc, qui commandait à la voix tout son personnel. Ses sections se séparent à de grandes distances, à de grands intervalles ; leurs missions se précisent, se différencient, divergent quelquefois ; les garder toutes en mains, alors que leur autonomie leur devient nécessaire, n’est plus possible ; et cependant, son devoir de commandement empêche qu’il ne les abandonne tout à fait.

Il y a là un problème, lourd de tout temps pour la conscience française, et qui explique justement la légèreté relative de nos compagnies d’autrefois. Mais il n’est pas douteux que les autres armées ne l’envisagent à leur tour et que placées comme nous, devant les mêmes conditions de feu et de mouvement, elles ne sentent la difficulté de confier à un seul homme le soin d’en mouvoir deux cent cinquante autres sur l’échiquier du combat. Si donc nos voisins s’en tiennent à l’état de choses existant, c’est pour les raisons de stabilité, de tradition, d’économie, qui prévalent toujours aux yeux de leur état-major conservateur. Chez nous. Français, les argumens de ce genre pèsent moins. Nos législateurs l’avaient bien fait voir, par la manière dont ils venaient d’adopter le service de deux ans. Et puisqu’il ne restait plus qu’à faire cadrer leur réforme avec l’ensemble des institutions, personne ne pouvait se plaindre que nos officiers eussent eux-mêmes l’esprit libre dans la recherche de cet accord.

On se demanda donc s’il ne conviendrait pas de revenir aux erremens d’avant 1870, à l’ancien bataillon français de six compagnies. Ce type est, aujourd’hui encore, celui de nos bataillon de chasseurs à pied : il trouva parmi eux ses défenseurs naturels et ses plus zélés partisans.

Ceux-ci opinèrent que la formation hexagonale est plus féconde que la formation carrée ; qu’avec ses six élémens de combinaison, elle a plus de souplesse sur le front, plus d’endurance quant à la profondeur, qu’elle pare mieux aux éventualités, qu’elle permet de mieux nourrir le combat. C’était témoigner que l’organisation de nos bataillons de chasseurs a été judicieuse ; mais ce n’était pas prouver tout à fait qu’elle convint à toute notre infanterie. Car si nos chasseurs doivent combattre isolés en avant de nos masses, les bataillons d’infanterie, au contraire, se juxtaposeront et s’appuieront les uns aux autres, sur le front commun. Passant cependant sur cette objection de détail, on aperçoit une difficulté plus grave dans la réalisation même du type proposé et dans la multiplication des compagnies actives jusqu’à six par bataillon.

Ici se représente l’épineuse question des effectifs. Si l’on fixe à 500 hommes l’état du bataillon sur le pied de paix, — et il y a peu d’espoir de pouvoir l’élever au-dessus de ce chiffre, — s’il faut ensuite diviser ce total par six, chacune des compagnies ne recevra plus que 83 hommes. Ce chiffre est universellement reconnu comme insuffisant aux besoins de l’instruction militaire, à la cohésion de la troupe, à la valeur des cadres, et à l’absorption des réservistes à la mobilisation. Dira-t-on qu’il est loisible de l’élever à 127 hommes, — notre effectif réglementaire actuel, — en diminuant à proportion le nombre des bataillons ? Supprimer des bataillons pour créer des compagnies est un travail de Pénélope qu’il faut bien se garder de faire, et dont la seule idée met les militaires en fuite, les dégoûte de la formation hexagonale et les ramène à leur point de départ : le bataillon de 1 000 hommes et la compagnie de 250 hommes.

Un nouveau problème se présente alors, celui de la constitution intérieure de la compagnie. La loi de 1875 l’avait partagée en quatre sections de 60 hommes chacune, subdivisées en 8 demi-sections et 46 escouades, qu’encadrent en temps de guerre 8 sergens et 16 caporaux.

Cette articulation est-elle la meilleure, et n’est-il pas possible d’en concevoir d’autres, parmi lesquelles une d’elles, peut-être, comme plus élastique, plus maniable, plus résistante mériterait d’être sanctionnée par la loi et deviendrait la base de la nouvelle organisation ?

À cette question posée, nombre d’officiers ont répondu. Parmi les propositions les plus séduisantes qu’ils aient faites, on peut retenir celle de constituer la compagnie de guerre à deux pelotons de : 1 officier, 1 adjudant, 170 soldats, chaque peloton se subdivisant en trois sections, chaque section, en trois escouades. Le dernier terme de cette série, l’escouade de 18 soldats, ne différait pas sensiblement de l’escouade réglementaire. L’encadrement était conçu de telle sorte que chacun des lieutenans placé à la tête d’un peloton commandait une sorte de sous-unité autonome, dont les trois élémens avaient à leur tête des sous-officiers rengagés ; chaque escouade obéissait elle-même à un sous-officier d’ancienneté moindre ; le grade de caporal disparaissait. Cette dernière disposition fut reproduite dans le projet ministériel du 30 novembre 1907 ; mais le dédoublement en deux pelotons ne réussit pas à l’emporter dans les esprits sur l’idée du détriplement qu’un des rédacteurs du Journal des Sciences militaires présentait dans le même temps.

Celui-ci préconisait comme base d’organisation l’ordre ternaire, c’est-à-dire le groupement de toutes les unités par trois, en partant du noyau de 25 ou 30 hommes pris comme premier élément. Cette « cellule du combat » correspond, suivant un de nos officiers d’infanterie les plus estimés, le colonel de Grandmaison, aux conditions d’ambiance réalisées sur les champs de bataille modernes ; elle est l’enveloppe à l’intérieur de laquelle doit se faire l’accommodation du soldat à ces mêmes conditions. Trois de ces cellules ensemble formeraient le peloton ; trois pelotons, la compagnie ; et par trois bataillons de trois compagnies, on remonterait jusqu’au régiment.

Ces constructions s’échafaudent dans le cerveau de nos officiers, ces thèses se soutiennent dans notre littérature militaire. La compagnie y est retournée sous toutes ses faces ; on l’envisage tour à tour comme unité administrative, comme centre d’instruction de la troupe, comme école de formation pour les cadres, comme pépinière et terreau de culture pour les gradés de la réserve, comme noyau de groupement et milieu d’absorption pour les réservistes. Selon qu’on s’attache davantage à l’un ou à l’autre de ces aspects, on conçoit des compagnies de tel ou tel type ; mais tous ces clichés se fondent en un seul, quand on en vient à la réalisation pratique. On s’aperçoit alors que la condition restée chez nous la principale, mais devenue chaque jour plus difficile, est de maintenir nos formations sur le pied de paix réglementaire.

Si ce desideratum simple pouvait être réalisé, tout le reste, — l’ossature du cadre, l’agencement réciproque des parties, leur subordination au commandement, — tout cela viendrait par surcroit. Mais la décroissance de nos contingens est continue : nous incorporions 224 000 soldats en 1910, et nous n’en incorporerons plus que 210 000 en 1920, que 195 000 en 1930. Remettons donc jusqu’à l’époque où la natalité française se sera relevée l’instant de disputer sur l’ordre ternaire et la subdivision du bataillon. Ce débat a quelque chose de frivole à l’heure où le danger de la dépopulation nous menace, et il pourrait paraître à l’étranger un moyen hypocrite de préparer la réduction de notre cadre, sous couleur de changer notre plan d’organisation. Disons donc franchement que cette question de réduction se pose, qu’elle est aujourd’hui la seule qui importe, et voyons si, par malheur, il faudrait y répondre affirmativement.

Plusieurs officiers l’ont pensé. Ils conseillaient de sacrifier, par exemple, les quatrièmes bataillons aujourd’hui détachés de leurs régimens et formés par groupes autonomes dans nos grandes places de l’Est. Ce sont justement ces groupes que le projet ministériel propose de constituer en dix nouveaux régimens, non pas par création, à proprement parler, mais plutôt par consolidation du nombre de nos bataillons. Or, ce n’est pas à la légère que notre état-major travaille à maintenir ce nombre. Les raisons qu’il avait pour vouloir le faire en 1907 prennent un poids nouveau depuis le vote du Reichstag du 10 mai dernier. La récente loi militaire allemande décide en effet de la création d’une inspection d’armée, de deux corps d’armée, d’un renforcement de l’effectif de paix de 29 000 hommes. Devant ces armemens intensifs, qui donc, en France, oserait encore parler de supprimer des bataillons ? Qui ne voit au contraire que leur nombre doit rester intangible et leur groupement en 173 régimens devenir définitif ?

Ce point de principe paraissant désormais indiscutable, le débat reste ouvert en ce qui concerne la suppression éventuelle de petites unités. On a prétendu qu’en temps de paix le régiment pourrait n’être pas constitué de 12 compagnies, qu’il suffirait, par exemple, de lui en donner 9, ou même 6, et de former les autres à la mobilisation, par voie de dédoublement. Ce système est préconisé par les partisans de la compagnie forte. Ils prétendent que si cette unité était constituée, par exemple, à 160 hommes (22 hommes de cadre, 138 hommes dans le rang), elle prêterait à l’armée une valeur qualitative telle, qu’on pourrait faire des sacrifices sur la quantité. C’était un adepte de cette thèse qui proposait en 1908 de créer les compagnies à deux pelotons dont il a été parlé plus haut : en temps de guerre, chaque peloton devait se dédoubler et donner naissance à une compagnie.

La Commission de l’armée fit sien, vers la même époque, le projet d’un régiment à 4 bataillons de 2 compagnies, en temps de paix, de 4 compagnies en temps de guerre. M. Messimy, ancien officier de chasseurs à pied, préconisa un instant le régiment à 3 bataillons, de 3 compagnies (de 6 compagnies en temps de guerre). Devenu ministre, il s’en tint, dans son projet du 20 décembre 1911, à demander la conservation du type régimentaire existant, — 3 bataillons et 12 compagnies, — mais laissa entr’ouverte pour l’avenir la porte du dédoublement. La suppression de deux compagnies sur quatre, disait-il, pourrait être à brève échéance une nécessité. Il admettait même que cette réduction présenterait de « grands avantages, » comme permettant de donner aux compagnies du temps de paix un effectif moins éloigné du pied de guerre.

Cependant, les compagnies supprimées ne reprendraient vie qu’au jour même de la mobilisation. Elles se constitueraient alors de toutes pièces, au moyen d’un noyau actif venu d’une unité-mère et noyé dans une masse de réservistes. Les officiers ne connaîtraient pas leurs sous-officiers ; les uns ni les autres ne connaîtraient leurs hommes ; ces troupes à l’état naissant viendraient s’intercaler entre des troupes de vieille formation. Dira-t-on que, pour atténuer entre celles-ci et celles-là la différence d’espèce, on aurait dès le temps de paix constitué et rattaché à l’unité-mère les gradés de l’unité de dédoublement ? Celle-ci souffrirait alors d’une pléthore de cadres ; l’existence d’un capitaine en deuxième à côté du capitaine en premier ou bien réduirait celui-là à une inaction complète, ou bien créerait entre l’un et l’autre une dualité fâcheuse dans l’ordre du commandement quotidien et de la préparation de la mobilisation.

Le fait est que, dédoubler des unités, c’est doubler les difficultés et les risques de la mobilisation ; c’est superposer aux troupes actives du temps de paix des cadres qui les alourdissent ; c’est les mêler en temps de guerre avec des unités improvisées qui ne les valent (pas et qui les rabaissent jusqu’à leur propre niveau. Dès lors, dire que le système présenterait « de grands avantages » est un euphémisme un peu fort. C’est dans cette même langue, c’est avec cet optimisme de commande qu’on se promit autrefois merveille de la loi de recrutement de 1903. L’intérêt de la chose publique exige aujourd’hui qu’on parle autrement. Si le Parlement qui vote les lois, si l’état-major qui les prépare, se renvoient l’un à l’autre le service de deux ans et le dédoublement, la réduction du service et la réduction du cadre, si chacune de ces diminutions présente à chaque fois « de grands avantages, » rien ne peut plus empêcher le pays de déraper sur la pente du désarmement.

Fort heureusement, le ministre réagissait en fait contre le mal auquel il.se résignait en parole. Entre deux maux possibles, il n’avait garde de choisir le pire, et plutôt que de supprimer des unités pour en grossir d’autres, il se décidait à les abaisser toutes parallèlement. Déjà ses deux prédécesseurs avaient proposé de réduire à 118 hommes l’état de la compagnie de ligne, à 90 hommes l’état de la compagnie de forteresse. M. Messimy renonçait à cette dualité dans les effectifs, et il annexait à son rapport un tableau qui ramenait toutes les compagnies, qu’elles fussent de campagne ou de place, au chiffre-base de 115 hommes, cadres compris.

Ainsi le ministre, un instant séduit par la thèse de la compagnie forte, prenait finalement parti pour la compagnie faible et se prononçait contre le système du dédoublement. Nul doute que son opinion dernière n’ait été la bonne et que la raison pratique ne penche, en effet, vers cette solution. Ses huit sapeurs-pionniers comptés dans le rang, la compagnie proposée n’a, il est vrai, que 95 hommes, mais telle quelle, et même déduction faite de ses employés, de ses indisponibles, elle existe encore militairement. Elle est un atelier de travail où les officiers s’exercent au maniement de la troupe, où les soldats se forment au contact des officiers. L’instruction individuelle des recrues s’y donne d’autant mieux que le nombre des gradés instructeurs y est relativement plus élevé. Celle des gradés n’exige que la mise sur pied d’une section de guerre (60 hommes) ; elle est donc possible avec les seules ressources de l’unité. L’instruction des officiers, celle surtout du capitaine ne peuvent plus se faire par les mêmes moyens, et il y a là une dérogation fâcheuse au desideratum si juste, posé par le règlement du 3 décembre 1904 : que l’instruction et l’éducation des gradés et de la troupe se donnent exclusivement à l’intérieur de la compagnie ; mais, dès lorsqu’il s’agit d’effectifs forts, la seule manière de les obtenir est d’emprunter du personnel à une autre unité du bataillon. Celle-ci se vide alors de tous ses hommes, à l’exception de ses sous-officiers. Le lendemain, son tour de manœuvre revient ; c’est à elle d’absorber la compagnie complémentaire, comme si elle recevait des réservistes et les incorporait aux hommes du service actif.

Ce système de complètement est celui que nos batteries de campagne emploient en ce qui concerne les conducteurs et les attelages. Il est toutefois de principe pour elles que les servans d’artillerie sont considérés comme « cadre » et ne se prêtent pas. Ceux-ci restent indissolublement attachés à leurs instructeurs. Ils doivent d’ailleurs à leurs fonctions mêmes, qui les lient et les fixent au matériel, une stabilité et, si l’on peut dire, une interchangeabilité que les soldats d’infanterie ne peuvent avoir. Ceux-ci, tant que la compagnie se suffisait à elle-même, ont reçu l’empreinte personnelle de leur capitaine. Ils échappent à son action le jour où la fusion des compagnies commence, et désapprennent dès lors, dans une certaine mesure, ce qu’il leur avait appris. Il y a là un inconvénient reconnu, contre lequel il importe de se pourvoir en poussant le plus loin possible l’instruction de la compagnie isolée et, — puisque cette première limite est vite atteinte, par manque d’effectif, — en unifiant le plus possible la progression et la manière de cette instruction, sous le contrôle du chef de bataillon. Celui-ci devient ainsi le pivot autour duquel tout gravite, ou, pour mieux dire, le moteur unique d’où partent l’impulsion du travail et l’entrain du commandement.

Nos derniers règlemens définissent justement dans ces termes le rôle de cet officier supérieur ; ils le grandissent à proportion dans le domaine du service intérieur. Mais pour que son autorité, devenue plus active, ne s’exerce pas au détriment de celle des capitaines, il importe que ceux-ci aient eux-mêmes un commandement à leur taille, un domaine où ils soient maîtres, une place au soleil dont personne ne puisse les déposséder. La compagnie de 115 hommes, si légère qu’elle soit dans la main, pèse assez sur la conscience pour qu’ils puissent encore se satisfaire de la commander ; mais elle est le strict et dernier minimum au-dessous duquel la force de l’unité élémentaire ne doit pas descendre.

Si l’on recherche, en effet, par quels chiffres la compagnie française a passé au cours de l’histoire, on s’aperçoit que les périodes de déclin militaire ont seules connu des effectifs plus bas. Très variable sous l’ancien régime et toujours inférieure, quoi qu’on fit, aux fixations royales, la compagnie de fusiliers fut définitivement relevée à 116 hommes, cadres non compris, par le ministre réformateur Saint-Germain (ordonnance du 25 mars 1776). On la trouve de 152 hommes, sous le Directoire (14 Messidor an VII), de 121 hommes, à la fin de l’Empire (18 février 1808). Elle retombe à 78 hommes, au début de la Restauration (ordonnance du 24 octobre 1820) pour repasser à 90 hommes quelques années plus tard (27 février 1825). Sous la monarchie de Juillet, puis, sous le second Empire, elle s’écarte peu de ce niveau bas : ce fait seul prouve combien nous étions loin alors de l’intensité d’armement à laquelle nous parvenons aujourd’hui. Sous la troisième République même, la loi du 13 mars 1875 ne la fixe d’abord qu’à 82 hommes de troupe, mais l’insuffisance de cette dotation est vite reconnue ; aussi la loi du 25 juillet 1887, — en même temps qu’elle supprime les quatrièmes bataillons, — relève-t-elle l’effectif jusqu’à 127 hommes de troupe.

Ramenée à 115 hommes, la compagnie française ne sera pas inférieure, mais précisément égale à la compagnie russe. La compagnie allemande est à 142 hommes (niederer Etat) et à 159 hommes (hoher Etat) ; : ce dernier chiffre s’applique aux bataillons des corps de couverture et, — depuis la loi militaire du 10 mai dernier, — à 123 autres bataillons. La compagnie japonaise est à 131 hommes. Seule, la compagnie autrichienne, avec ses 92 hommes, est plus faible que la nôtre. Mais cette infériorité est si bien reconnue comme un vice qu’elle est un des argumens principaux invoqués contre la loi militaire actuelle et que la loi nouvelle a été conçue en vue de mettre fin à cet errement.

On voit que la compagnie de 115 hommes est pour nous la dernière position à défendre : celle sur laquelle on meurt et ne se rend pas. L’article 2 du projet rend le Parlement solidaire de cette défense à outrance quand il énonce que le ministre sera tenu de faire connaître annuellement aux Chambres l’état des effectifs réalisés au 1er avril. On sait d’avance que si des mesures spéciales ne sont pas prises, ces effectifs iront en décroissant, et que nous perdrons en valeur moyenne trois bataillons de 500 hommes par an.

Le déficit sera réparti sur l’ensemble de l’infanterie, abstraction faite des corps de couverture, pour lesquels aucune réduction n’est possible ; il portera donc, en dernière analyse, sur nos 143 régimens de l’intérieur. Pour ceux-ci, le calcul a été fait, la courbe a été tracée de la chute numérique à laquelle notre natalité les condamne, si nous ne nous relevons pas par quelque moyen. Dès l’année prochaine, pour les corps de troupes indiqués, la compagnie tombera à 109 hommes ; elle sera à 106 hommes en 1917, à 102 hommes en 1922, à 89 hommes en 1927. C’est dire qu’en 1912, que demain, que tout à l’heure des mesures s’imposent, faute desquelles la loi proposée ne serait qu’une duperie pour nous-mêmes et qu’un trompe-l’œil pour l’étranger.

Il faut rendre des combattans à nos compagnies et rapporter des hommes au fonds militaire commun. Les lois partielles de cadres encore à l’étude doivent nous aider à le faire. Le génie, d’abord, fournira son appoint, si l’on se décide à supprimer la main-d’œuvre militaire dans les établissemens de cette arme. Le train pourra céder quelque chose ; on est même allé jusqu’à réclamer un instant son entière suppression. Mais les services qu’il assure en temps de paix retomberaient sur la cavalerie ; sa mobilisation particulièrement compliquée, en raison des détachemens innombrables auxquels il donne naissance, n’est possible que s’il dispose de noyaux de personnel à lui. Enfin, il existe, et ce n’est pas d’un trait de plume qu’un ministre, qui sait ce qu’il en coûte pour créer et faire vivre, peut condamner à mort une troupe qui vit.

Le train restera donc ce qu’il est : un cadre pour la mobilisation. Mais on trouvera à gratter sur les troupes d’administration. Déjà le général Picquart proposait de les remplacer par un corps de commis : dépense d’argent d’où résultait une économie d’hommes. Elles devraient dans tous les cas ne comprendre que des auxiliaires et ne pas absorber, comme elles le font, 3 000 hommes du service armé.

Le recrutement indigène dans l’Afrique du Nord, si on l’appliquait systématiquement au recomplètement de l’artillerie et du train, nous rendrait la disponibilité de plusieurs milliers de soldats français. Nos corps coloniaux laissent espérer un gain plus fort, égal à l’excédent de ce qu’ils possèdent sur ce qui leur est nécessaire pour la relève des détachemens en pays lointain. On réaliserait cette disponibilité, soit en limitant les engagemens contractés au titre du service colonial, soit en récupérant les 4000 hommes du contingent versés dans les corps coloniaux.

Le bilan de ces ressources diverses a été dressé. Rapporté au nombre des compagnies existant dans nos régimens de l’intérieur, il permettrait, pour quinze ans encore, de maintenir leur niveau aux environs de 115 hommes, Dans l’intervalle on peut espérer parvenir à une amélioration physique, par suite à un rendement plus élevé de nos contingens. Mais d’une manière ou de l’autre, les moyens proposés se ramèneront toujours à des sacrifices budgétaires. Ce sont ceux-ci auxquels il faut que nos législateurs s’apprêtent, puisque d’autres arment en face de nous, et que nous n’avons plus d’autre alternative que de reprendre par le budget ce que nous avons abandonné par la loi.


Le nombre des unités élémentaires une fois fixé et l’effectif général une fois réparti entre elles, l’ordre de bataille de l’armée se trouve définitivement tracé ; mais il reste à y intercaler, aux places convenables, les gradés des diverses catégories. La langue militaire est si pauvre que le mot cadre se représente ici, dans une acception différente : il s’applique cette fois non plus au cadre-troupe, mais au cadre-commandement.

Quel doit donc être, de bas en haut, le compartimentage de ce nouveau cadre, et combien de gradés, de combien d’espèces, devons-nous donner à nos compagnies?

La suppression des caporaux avait été demandée par le général Picquart, d’après cette considération que le service de deux ans place le caporal trop près du soldat et que l’un n’a par rapport à l’autre ni une distance, ni un savoir, ni une ancienneté par lesquels il puisse aisément se faire obéir.

Il faudrait au moins, pour lui conférer un peu de prestige, le faire coucher hors de la chambrée, et par là même on en ferait un sous-officier. Voilà justement le système allemand et celui que le projet du 30 novembre 1907 voulait approprier à nos mœurs. Il proposait d’élever le nombre des sergens à douze, et de les répartir dans trois catégories : le rengagé à solde mensuelle, ayant de cinq à quinze ans de service ; le rengagé simple, entre deux et cinq ans de service ; le sous-officier non rengagé.

A la réflexion, on a jugé que notre manière française avait du bon, et que la compagnie active devait garder ses huit caporaux. L’existence d’un petit grade, inférieur au leur, présente l’avantage de rehausser un peu les sous-officiers de carrière. Il est vrai que cette autorité d’en dessous est toute petite, qu’elle ne s’exerce que dans le domaine du service intérieur et qu’elle n’y est pas d’une pratique facile. Mais, telle quelle, avec sa pointe de bonhomie et son grain de familiarité, elle est bien dans notre tradition. Elle permet d’essayer les hommes ; elle les exerce dans l’apprentissage d’une autorité qui n’est pas chez nous une délégation d’en haut, mais plutôt une émanation et un consentement d’en bas. Par ce qu’il obtient de son escouade dans le balayage de la chambre et dans l’épluchage des pommes de terre, le caporal se prouve sergent. Echouer dans la preuve n’empêche pas d’être un brave homme. Rester simple chef de chambrée n’a rien de déshonorant. Ce rôle convient à certaines natures rustiques, mal préparées à des responsabilités plus hautes, mais très propres à des fonctions de détail. Et la preuve que plus d’un s’en contente, c’est que nous avons dans nos compagnies un certain nombre de caporaux rengagés.

Concluons donc qu’un cadre plus détaillé, plus différencié, tient un meilleur compte des diversités d’aptitudes, et tire des valeurs d’hommes un meilleur rendement. Conservons nos caporaux, si bien à nous, que Rabelais reconnaîtrait encore en eux ses caporions ; encourageons-les davantage au rengagement et gardons-nous d’emprunter leurs unter-offizier à ceux qui nous avaient emprunté autrefois nos sergens.

Ceux-ci forment l’ossature essentielle de la compagnie. Le dernier projet ministériel fixe leur nombre à 7 au lieu de 6. Moins de soldats et plus de gradés : il y a là une conséquence nécessaire et une relation de cause à effet. C’est que le noyau de l’unité active doit présenter au dehors une enveloppe d’autant plus ferme et plus résistante qu’au dedans il est plus maigre et plus léger de chair. C’est que cette enveloppe doit pouvoir se grossir tout à coup d’une pulpe nombreuse, — les réservistes, — et ne faire du tout ensemble qu’un seul fruit vivant.

Ainsi, de la solidité du cadre sous-officiers dépend celle de l’unité mobilisée et portée au pied de guerre. Mais il y a plus. Nos régimens actifs, on le sait, doivent donner naissance à des régimens de réserve, avec lesquels ils sont jumelés par avance et dont ils préparent la mobilisation. Ils leur prêtent une partie de leur personnel, notamment des sous-officiers. Ceux-ci disparaissent de l’unité-mère, qui recomplète avec des gradés réservistes son personnel encadrant.

Cette disparition, ce remplacement, exigent de nos sous-officiers non seulement le nombre, mais aussi la qualité, et font comprendre que la proportion des rengagés ait été fixée aux trois quarts de l’effectif total. M. Messimy avait accepté d’abaisser ce chiffre aux deux tiers, pour des raisons budgétaires ; mais cette concession n’était pas conforme à l’esprit général de son projet, et depuis, la Commission de l’armée a été conduite à rétablir le rapport des trois quarts. Il résultera de cette disposition que, sur 142 sous-officiers, le régiment d’infanterie n’en aura que 37 non-rengagés. Ceux-ci, tous dans leur deuxième année de service et tous libérables à la fin de l’année, représentent l’appoint annuel en sous-officiers que l’armée active passe aux réserves. Dix classes pareilles donneront 370 sous-officiers réservistes disponibles à la mobilisation. Ce nombre suffit aux besoins du régiment actif, du régiment de réserve jumeau et même du bataillon de dépôt auquel l’un et l’autre s’approvisionneraient.

Voilà donc convenablement assuré, dans toutes nos compagnies de guerre, le commandement de toutes nos demi-sections. Mais comment le sera celui des sections ? C’est ici la question de l’encadrement en officiers qui se pose, et d’abord, — pour sérier ce grave problème, — celle de l’encadrement des 2 363 compagnies entrant dans la nouvelle organisation.

Chacune d’elles devrait avoir en temps de paix deux lieutenans (ou sous-lieutenans) chefs de section ; mais cette condition n’est pas remplie, l’annuaire présentant des lacunes assez fortes parmi les officiers de cette catégorie. Ce phénomène n’est pas particulier à notre armée ; on l’observe à des degrés divers en Allemagne, en Russie et dans toutes les vieilles monarchies militaires ; mais, sans nous arrêter ici aux maux des autres, disons seulement quels sont les nôtres, d’où ils proviennent et s’il est facile ou non de les guérir.

De la différence entre les 5 510 lieutenans d’infanterie en service au 1er janvier 1912 et les 6 104 lieutenans prévus par la nouvelle loi ressort un déficit de 594 officiers. Cet incomplet s’élèverait jusqu’aux environs de 800, s’il était décompté par rapport aux états d’effectif de 1875 ; on voit donc que le rédacteur de la loi en avait une mûre connaissance et qu’il a travaillé à le réduire. Quant aux causes du fléchissement, celles qu’on peut dire prochaines remontent à trois années seulement ; mais il s’en faut qu’elles soient les seules, et l’on ne saurait les déduire toutes sans remonter assez loin dans le passé.

Il advint en 1909, lors de l’accroissement donné à l’artillerie, que 150 lieutenans d’infanterie passèrent dans le cadre élargi de l’arme-sœur. Depuis, on plaça dans la position hors-cadres les officiers d’infanterie nécessaires au Maroc. Les centres d’aviation en détournèrent quelques autres. Ces vides, non seulement ne furent pas comblés par voie de promotion, mais s’accrurent du fait des nominations au grade de capitaine. En 1908, pour 403 lieutenans promus à ce grade, on ne faisait en tout que 210 sous-lieutenans. En 1909, 1910, 1911, pour 405, 463, et 748 vacances de capitaines, les promotions ne donnaient, chaque année, que 321 officiers de remplacement.

Si maintenant on recherche pourquoi l’administration militaire a laissé ces lacunes se produire, on découvrira que, depuis quelque temps, le chiffre des candidats aux écoles militaires décroissait dans une proportion sensible, et qu’on ne pouvait relever celui des admissions sans risquer de perdre quelque chose sur la qualité des officiers.

De près de 2 000, il y a dix ans, le nombre des jeunes gens qui affrontent l’examen de Saint-Cyr s’est abaissé progressivement jusqu’à 900. Il est vrai que le nombre des places a, lui-même, fortement décru, et que cette offre moindre a pu décourager la demande. Mais cette raison n’existe pas pour Saint-Maixent, où 250 places sont offertes cette année, et où 380 sous-officiers seulement se présentent. Beaucoup d’entre eux postulent en même temps pour l’école d’administration de Vincennes. Celle-ci fait prime, ainsi que le prouve le nombre sans cesse croissant des concurrens qui y aspirent. Chose digne de remarque, c’est à partir de l’époque où les candidats se firent plus rares à Saint-Cyr et à Saint-Maixent qu’ils commencèrent d’affluer à Vincennes, et la même année 1900 vit monter la courbe de cette dernière école, tandis que celles des deux autres descendaient. Partie du chiffre 186, elle était à 420 en 1905, et marquait 500 en 1910. Comme le nombre des élèves oscille aux environs de 50, la sélection à l’entrée est de 1 pour 10. C’est celle, ou presque, qui s’exerce parmi les officiers candidats aux corps du contrôle ou de l’intendance ; en sorte qu’au demeurant, notre système consiste à drainer ce qu’il y a de meilleur dans nos corps de troupe au profit des fonctions militaires administratives et des catégories de non combattans.

Ces symptômes sont caractéristiques : il n’est plus douteux que la jeunesse française ne manifeste de l’inappétence pour ces mêmes brevets d’officier, recherchés autrefois comme des lettres de noblesse, dédaignés aujourd’hui par les enfans de la bourgeoisie et laissés par elle à de plus roturiers. Les raisons de cette désaffection paraissent complexes. On a cité la cherté de la vie, l’insuffisance de la solde et des pensions de retraite, le manque de satisfactions morales ou même de joies professionnelles, le recul de l’officier dans l’ordre des préséances et cette unification récente des appellations qui fait qu’on se sent moins désireux d’être appelé : « Mon capitaine, » depuis que cette qualification se donne dans l’armée à des chefs de musique el à des pharmaciens. Voilà des griefs. Mais le principal est sans doute le malaise que des modifications trop fréquentes à la loi des cadres ont mis dans l’armée, faute d’être tempérées par des mesures spéciales relatives au recrutement des officiers et à leur avancement.

Il y a là une cause de trouble dont l’effet peut se reproduire demain et qui mérite d’être particulièrement soulignée. Les cadres viennent-ils à s’augmenter brusquement, ouvre-t-on toutes grandes les portes des écoles, que l’annuaire s’alourdit, s’engorge, et bientôt s’obstrue ; les promotions trop fortes n’ont plus d’écoulement ; elles languissent dans la longue monotonie des grades subalternes, et perdent l’entrain, la chaleur, la vie, avant d’avoir pu s’élever jusqu’aux grades supérieurs.

Tel est le désenchantement qui menace les officiers entrés dans l’armée sous le signe de la loi du 4 mars 1897. On se mit à cette époque à créer des quatrièmes bataillons ; pour les encadrer, on fit des sous-lieutenans à force, sans souci de régler leur nombre d’après les vacances qui se produisaient dans le grade au-dessus. Le tableau suivant montre cette disproportion :

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Années Sous-lieutenans promus Vacances dans le grade de capitaine (lieutenans nommés à ce grade).
1897 725 426
1898 682 412
1899 693 434
1900 669 449
1901 635 370
1902 583 355
1903 497 365
1904 443 356
1905 428 334
1906 392 431
1907 411 409


Cependant, la loi de recrutement de 1905 était venue couper court à la mise sur pied des quatrièmes bataillons. Ces unités éphémères disparaissaient l’une après l’autre, laissant le cadre encombré de lieutenans qui restaient sans emploi et qu’on classait pour ordre à la suite des régimens. Le ralentissement de leur avancement était devenu tel que, de onze ans en 1897, l’ancienneté nécessaire pour s’élever au grade suivant dépassait quatorze en 1911. Elle s’abaisse légèrement en 1912, par l’effet de diverses menues causes : remplacement immédiat des capitaines retraités par anticipation ; mises hors cadres, au titre de l’aviation et des écoles ; extension de la police marocaine ; application de la loi du 11 avril 1911 sur la réserve spéciale. Mais, selon les calculs de l’Opinion militaire, elle doit se relever ensuite et dépasser quinze ans en mars 1914.

La connaissance de cet état de choses et le souci de ménager des chances meilleures aux officiers qui entrent en ce moment dans la carrière, sont parmi les motifs qui ont porté l’Administration de la Guerre à réduire systématiquement les dernières promotions. Et sans doute, il est fâcheux de ne pouvoir remédier au vieillissement que par le déficit ; mais si cette nécessité est regrettable, on ne saurait dire à qui la responsabilité en incombe, ni en faire reproche à qui que ce soit.

Les généraux directeurs de l’infanterie pensaient agir au mieux de l’intérêt de leur arme, quand ils se hâtaient de compléter le cadre organique de 1897. Ils ne faisaient pas autre chose que ce que les généraux directeurs de l’artillerie venaient justement de faire, quelques années auparavant, pour doter de trois lieutenans l’ancienne batterie à six pièces du canon de 90. Les uns ni les autres ne prévoyaient le rétrécissement du cadre qui s’est produit quand la batterie n’a plus eu que quatre pièces, donc deux sections, et quand le régiment d’infanterie subdivisionnaire s’est trouvé réduit à trois bataillons. Mais leur particularisme d’arme aurait pu utilement être contrôlé par une autorité plus haute, par exemple celle du chef d’état-major de l’armée, si le jeu de nos institutions militaires avait présenté alors l’unité et la centralité qui le caractérisent aujourd’hui.

Quoi qu’il en soit du passé, il importait d’améliorer sans retard la situation présente et d’ouvrir quelques débouchés à ces officiers arrêtés devant la porte des différens grades, comme devant des défilés trop étroits : on proposa la « péréquation. » Cette solution n’est ni la seule, ni peut-être la plus satisfaisante ; d’autres lui préfèrent un emploi plus large des retraites et des congés, un émondage et un élagage constans ; appliquée avec mesure, elle n’est pas moins susceptible d’exercer un effet salutaire sur la situation matérielle et l’état moral de nos officiers d’infanterie.

Le thème ordinaire des revendications qu’ils font entendre est le droit pour les moins favorisés, — et les plus nombreux aussi, — pour ceux qui n’accèdent qu’à l’ancienneté aux différens grades, d’arriver quand même au quatrième galon. Or, la limite d’âge des capitaines, cinquante-deux ans, correspond à peu près à la trentième année du service ; c’est donc avant cette époque critique qu’il faut avoir accédé au grade d’officier supérieur. Cet aboutissement n’est pas certain quand, de lieutenant à capitaine, on a mis quatorze ans pour changer de grade et quand on craint qu’il n’en faille dix-sept pour franchir le degré suivant. Il le serait au contraire, si les proportions étaient fixées comme le propose le rédacteur de la loi, et si sur un cadre total de 14 309 officiers, on comptait 6 318 lieutenans ou sous-lieutenans, 5 831 capitaines, 2160 officiers supérieurs.

Traduits en pour-cent, ces chiffres donnent : lieutenans, 44 pour 100 ; capitaines, 41 pour 100 ; officiers supérieurs, 15 pour 100. Les chiffres correspondans étaient jusqu’à ce jour : 50.8 pour 100 ; 37,7 pour 100 ; 11,5 pour 100. L’amélioration est sensible, encore que l’artillerie garde un petit avantage depuis le remaniement de 1909 : lieutenans, 37,6 pour 100 ; capitaines, 44.9 pour 100 ; officiers supérieurs, 17,5 pour 100.

Il est juste d’ajouter que cette arme compte, de par sa constitution, un chef de groupe (chef d’escadron) pour 3 batteries, alors que le chef de bataillon d’infanterie commande 4 compagnies et que c’est à cette différence dans le plan organique qu’est due l’inégalité des péréquations. Les conditions de l’encadrement déterminent en effet, à peu de chose près, les proportions entre les grades, ou tracent du moins les limites qui ne pouvaient être franchies, sous peine d’adultérer la loi et de lui faire trahir l’intérêt public au profit des appétits particuliers.

C’est ainsi que la seule addition faite à l’état-major du régiment a été celle d’un capitaine adjoint au colonel : la rigidité du cadre régimentaire ne permettait pas davantage. L’état-major particulier qu’on se proposait de créer, pour y classer tous les officiers détachés et pour en débarrasser les corps de troupe, présentait une élasticité un peu plus grande. Il y parait aux fixations successives par lesquelles il a passé : 595 officiers (projet du 30 novembre 1907 ; 654 (projet du 19 décembre 1911) et finalement, 341, l’élaboration parlementaire ayant fait ressortir l’opportunité d’en détacher, pour les placer hors cadres, les officiers employés dans les bureaux indigènes et dans l’aviation. La péréquation propre à la catégorie de ces 341 officiers étant : lieutenans, 44 pour 100 ; capitaines, 41,2 pour 100 ; officiers supérieurs 14,8 pour 100, il en résulte une première amélioration des conditions de carrière pour l’ensemble de l’arme ; mais l’amendement principal proviendra pour elle du nouvel encadrement des régimens de réserve. Il reste à voir dans quelle mesure le rédacteur du projet a usé de ce moyen.


Dire la manière dont le cadre complémentaire a été constitué, sa composition en officiers tantôt jeunes, tantôt vieux, les va-et-vient du personnel qui l’ont momentanément rempli, ses excédens et ses déficits, serait refaire toute l’histoire de l’infanterie au cours des vingt dernières années. Qu’il suffise de rappeler ici que la loi de 1875 l’avait organisé pour la première fois, mais en le destinant seulement à l’encadrement des bataillons de dépôt ; que la loi du 25 juillet 1887 le renforça, en vue, cette fois, de la mise sur pied d’unités de guerre, et que cette dernière idée trouva sa première consécration dans les régimens mixtes, mis sur pied chez nous à l’occasion des grandes manœuvres de 1892.

L’essai fait de ces formations hybrides, où des bataillons prêtés par l’armée active alternaient avec d’autres venus des réserves, fit sentir tout l’inconvénient d’amalgamer des soldats et des miliciens, des jeunes gens et des hommes murs, des célibataires et des pères de famille. On comprit qu’il fallait, au contraire, différencier soigneusement entre elles les formations de première et de seconde ligne. Celles-ci, pour pouvoir se soutenir, devraient alors recevoir un encadrement plus fort. C’est à quoi pourvut le projet ministériel présenté le 20 novembre 1892, en une rédaction séparée, puis incorporé au texte de la loi du 25 juillet 1893.

Depuis, l’adoption du service de deux ans n’a fait que prêter aux réserves plus d’importance dans le plan de la défense nationale et plus de poids dans la balance de la paix. Onze classes disponibles, onze classes pleines, représentant à distance ce qu’il reste, par le jeu de la mortalité, d’un nombre égal de contingens, instruits dans leur totalité : tel est l’imposant capital social auprès duquel l’armée active n’est en somme qu’un fonds de roulement. Ces masses profondes de citoyens-soldats restent le grand régulateur de notre action dans le monde, et le grand volant de notre machine politique. C’est leur effort qui travaille et leur potentiel qu’on retrouve quand, avec le levier colonial, on appuie sur le sol métropolitain pour soulever, au Maroc, le fardeau d’un nouveau protectorat. Ce sont elles, ces forces françaises, que l’étranger considère alors avec respect : il sait par expérience ce qu’elles pourraient faire, s’il les affrontait sur le sol français, et quelle valeur elles prêteraient à l’armée active dont elles soutiendraient la résistance et multiplieraient le choc.

Ainsi, par une sorte de nécessité intime et de logique immanente, notre défense nationale évolue sous nos yeux selon la marche même de nos institutions. Et certes, il eût été beau que la loi écrite marchât du même pas, que toutes les mesures relatives à l’entretien, à la mise en valeur éventuelle, au rendement maximum de nos réserves eussent suivi sans retard l’adoption du service de deux ans. Alors, la mission des officiers du cadre complémentaire serait plus précise, elle impliquerait des devoirs plus stricts, et l’habitude ne se serait pas prise, dans les régimens, de les considérer comme des oisifs et comme des gêneurs.

Cependant, ce personnel, placé en marge des formations actives, qu’il n’encadre plus, et des formations de 2e ligne, qu’il ne sait s’il encadrera jamais, est lui-même dans une sorte de position de réserve. Les convocations du régiment bis n’ont lieu que de loin en loin, pour des périodes très courtes. Dans l’intervalle, il ne reste pas tout à fait sans emploi ; mais ce qu’il peut faire est si peu de chose qu’il risque de s’y déshabituer pour toujours de l’action.

Alors mieux vaudrait, peut-être, renoncer au cadre complémentaire? S’adresser de préférence aux officiers en congé, en réserve spéciale, à de modernes semestriers, qu’on rangerait en une catégorie à part et dont on codifierait les obligations ? Les partisans de ce dernier système sont ceux qui veulent l’accélération de l’avancement et le rajeunissement des subalternes par élagage. Mais, jusqu’à présent, on n’élague pas, chez nous. Les seules branches que perde l’arbre militaire sont celles qui s’en détachent d’elles-mêmes ; ces branches, le plus souvent, sont sèches, et ne peuvent plus reverdir ; on ne saurait, de ces brindilles et de ce bois mort, faire le cadre fort dont nous avons besoin. Les mêmes nécessités s’imposent donc aujourd’hui qu’il y a vingt ans, lorsque M. de Freycinet jetait les bases de l’encadrement des réserves, et la loi elle-même y revient, après avoir essayé de s’y dérober.

Le projet ministériel du 30 novembre 1907 avait rayé des tableaux d’effectif les 2 officiers supérieurs, les 8 capitaines, les 4 lieutenans, prévus par la loi de 1893, et créé à la place six emplois d’officier, rattachés à l’état-major du régiment. Le projet du 20 décembre 1911 rétablit au contraire le mot, par la raison qu’on ne peut supprimer la chose, et s’arrête à l’idée d’un cadre complémentaire ainsi composé : 3 officiers supérieurs, 6 capitaines, plus aucun lieutenant.

Ce cadre, complété au besoin par des officiers retraités restés à la disposition du ministre, permettra de placer dans tous les cas, à la tête des unités de réserve, des capitaines et des commandans ayant servi dans leur grade à la tête d’unités actives. C’était là le principe même posé en 1893. Quant au commandement des sections, le projet ne l’abandonne pas non plus tout entier au personnel de la réserve, mais il en attribue une part aux adjudans-chefs, qu’une circulaire ministérielle récente appelle à l’existence et qui viendront prochainement se placer, dans nos unités actives, entre les adjudans et les sous-lieutenans.

Peu s’en fallut que la création de ce nouveau grade ne fit reparaître dans la langue le vieux nom d’enseigne, disparu avec les armées de la royauté. Dans notre ancienne infanterie, l’enseigne était l’officier intérieur des compagnies, et sa position propre y était bien caractérisée par la prétention qu’élevèrent plus d’une fois les capitaines, de pouvoir casser leurs enseignes d’eux-mêmes, et sans attendre la décision du roi. Le rôle correspondant au grade n’était donc, avant la lettre, que celui même qu’il s’agit aujourd’hui d’élargir et que les ordonnances de 1816 et de 1818 avaient introduit dans les règlemens, sous le nom d’adjudant sous-officier, puis d’adjudant.

À cette remarque près, le mot rajeuni d’enseigne paraissait heureux. Il allait devenir nôtre, quand les officiers de marine représentèrent qu’il leur appartenait aujourd’hui en propre, et qu’ils désiraient ne pas s’en dessaisir. On en chercha un autre. Cornette aurait pu plaire, s’il n’avait pas senti si fort l’ancien régime. Garçon-major était lourd. Aide-major ne pouvait être repris aux médecins militaires. Adjoint disait moins encore qu’adjudant. Plus on feuilletait le dictionnaire, plus le caractère précaire et conventionnel de la langue militaire moderne apparaissait. On remonta jusqu’à l’antiquité ; mais n’y trouvant rien que de bizarre : hypostratège, tétraphalangargue, tergiducteur... on revint au français du XXe siècle ; et comme autrefois, maréchal des logis-chef, on forgea adjudant-chef.

Ainsi : enseigne, que M. Messimy avait adopté dans son projet du 19 décembre dernier, n’aura duré qu’un ministère, et c’est peu. Mais il aurait été trop contraire à l’esprit de la nouvelle loi que les adjudans-chefs ne survécussent pas. Leur existence relève de l’idée de péréquation. Elle promet d’accélérer l’avancement des sous-officiers dans des proportions sensibles puisque, pour l’ensemble des 173 régimens, le nombre des emplois d’adjudans-chefs s’élève à 1 400 ; ou plutôt, elle profitera à la fois aux deux catégories que ce grade intermédiaire départage : à celle des officiers qui s’allège par en bas, et à celle des sous-officiers qui s’allonge par en haut.

Des chiffres rendent sensibles ces deux changemens. Au lieu des 2 030 officiers en service actif, prévus pour l’encadrement des réserves, le nouveau cadre complémentaire n’en comptera plus que 1 686. En revanche, le nombre des sous-officiers destinés aux mêmes formations passe de 3 991 à 8 291.


En dépit des avantages qu’elle leur promet, la loi proposée ne jouit pas jusqu’à présent d’une grande faveur parmi les officiers. Ils regrettent que l’examen du statut organique se soit fait en ordre dispersé, qu’une procédure législative commune aux trois armes n’ait pas été suivie, que l’infanterie se soit trouvée détachée du faisceau où elle adhérait encore, il y a cinq ans, et que ni la main du licteur, ni la force du lien militaire ne puissent empêcher le fantassin, aujourd’hui, et demain le cavalier, le sapeur, de tirer l’un après l’autre une baguette à soi.

Pourtant, — ajoutent-ils, — même après la disjonction de 1909 et la nouvelle organisation de l’artillerie, tout pouvait encore se recomposer. Il suffisait de mettre en chantier une bonne loi sur l’avancement ; puis, sur cette loi, prise comme épure, de tracer le cadre général et de l’assembler dans toutes ses parties. Faute de cette idée directrice, faute d’un principe simple auquel tous les esprits se seraient ralliés, on est tombé dans les lenteurs et les ratiocinations. Alors que deux mois ont suffi à l’Allemagne pour déposer, examiner et voter la loi militaire du 10 mai dernier, cinq ans ont été nécessaires chez nous pour que le projet de 1907 parvint à se faire inscrire à l’ordre du jour. Ces délais étaient inutiles, parce qu’une fois la disjonction faite, le mal était fait aussi, et que toutes les discussions du monde n’apportaient plus au texte d’amélioration sensible. Ils étaient nuisibles, parce qu’ils laissaient voir ce que les militaires détestent le plus en haut lieu : l’irrésolution.

Plus encore, la loi, en devenant partielle, s’était faite partiale : elle le prouve en élargissant le cadre-officiers alors que le cadre-troupe demeure immobile. Pourquoi 25 emplois nouveaux de colonel, quand on ne forme que 18 états-majors de régiment ? 125 de lieutenant-colonel, quand les officiers de ce grade suffisaient déjà pour le commandement de nos régimens de réserve ? 250 de commandant, 500 de capitaine, quand on ne crée ni un bataillon, ni une compagnie ? Mais jamais, dans toute son histoire, notre armée n’aura reçu une distribution d’avancement aussi large que celle qu’on lui prépare en pleine paix ! Que de galons à coudre ! Que d’ouvrage pour les passementiers ! Et, puisque leur imagination se donne en ce moment carrière pour inventer un attribut distinctif qui prouve que nos adjudans sont devenus des chefs, notre armée ressemblera bientôt à ces images d’Epinal, qui font voir plus de gradés que de soldats, et de l’or sur tous les habits.

C’est par ces raisons ironiques qu’on réfute les sérieux argumens relatifs à l’encadrement, à l’avancement, au rajeunissement d’officiers qui doivent, dans tous les cas, être ingambes, par la raison qu’ils vont à pied, enfin à cette amélioration qualitative qui est pour nous la seule manière de relever la valeur, dès lors que le relèvement par le nombre ne nous est plus permis. Cependant, dans son triple effort, la tendance de la loi est également légitime, et les critiques dirigées contre elle ne pourraient prévaloir que si elle avait manqué son objet par faute de justesse ou de discrétion. C’est ce qu’un examen approfondi et de patientes discussions de chiffres pourraient seuls faire ressortir. Sans entrer ici dans ce débat, il convient d’insister sur des considérations d’un genre différent et de passer aux observations de quelques autres, qui, croyant justes les principes de la loi, craignent seulement de les voir faussés dans l’application.

Ils calculent que si l’on pourvoyait immédiatement aux 25 emplois nouveaux de colonels, aux 125 de lieutenans-colonels, et ainsi de suite, les lacunes, en se déplaçant vers le bas, créeraient à la fin 900 vacances dans le grade de capitaine. On ne pourrait les combler sans accroître d’autant le déficit déjà considérable des lieutenans, et de là, manque d’officiers de demi-compagnie, gêne dans l’instruction, dans le service ; danger de retomber dans des promotions de sous-lieutenans trop fortes, dans l’engorgement de l’annuaire, dans la stagnation de l’avancement ; risque de déprécier le mérite des nouveaux officiers par la facilité trop grande avec laquelle les portes des écoles s’ouvriraient devant eux.

D’un autre côté, les adjudans-chefs doivent être formés d’abord dans leurs fonctions nouvelles et nommés ensuite. En supposant même qu’ils fussent prêts à remplir leur rôle dès demain, on ne pourrait les désigner d’emblée, sans produire un à-coup dans l’avancement des sous-officiers. Ainsi, de toutes manières, l’application de la loi devra être progressive et rester sujette dans ses effets à un contrôle attentif, à une constante régulation.

C’est ici le point où l’administrateur se substitue au législateur, car, une fois le cadre-officiers définitivement fixé, il n’appartiendra qu’à lui de le remplir : et, comme on alimente un bassin en réglant le débit d’une source, d’user dans une juste mesure du mode de recrutement mis à sa disposition. On sait que ce mode est triple et qu’il aura trois robinets à ouvrir : Saint-Cyr, Saint-Maixent ; enfin, pour la cinquième partie des promotions à faire, la catégorie des adjudans. Ceux-ci se trouvent en ce moment dans une position singulière : il semble qu’ils n’aient qu’un mot à dire pour devenir à volonté officiers, adjudans- chefs, ou pour demeurer adjudans. Quant aux Saint-Cyriens et aux Saint-Maixentais, ils doivent bénéficier dans l’avenir des avantages mêmes faits aux adjudans, car on n’ouvre justement à ces serviteurs modestes la première partie de la carrière que pour les arrêter à mi-chemin et pour mieux dégager l’autre moitié. Ce n’est que dans celle-ci qu’on fournit de belles courses et que ceux qui ne se sont pas cassé les reins aux obstacles du steeple-chase, font des arrivées sur la pelouse du commandement.

Ici se repose, dans toute son étendue, le problème de l’avancement. On sait que, législativement, il n’a reçu encore que des solutions biaises, boiteuses, toutes de guingois, et que, livré par là à l’empirisme, il a conduit dans la pratique à des erremens injustes et à des traitemens d’inégalité. Les grosses promotions de Saint-Cyr, celles qui portent les noms d’Alexandre III (1896), de Tananarive (1897), des Grandes Manœuvres (1898), de Bourbaki (1899), de Marchand (1900), sont celles dont les officiers attendront quatorze ans le troisième galon. Celles des années suivantes seront moins malheureuses. Celles d’à présent ne passeront que huit ans dans les deux premiers grades et profiteront dans les autres du débouchage que la cruelle limite d’âge produira, en frappant devant eux des camarades sacrifiés.

Pourquoi ces vaches grasses et ces vaches maigres, comme dans le songe du Pharaon ? Pourquoi, dans notre armée, des lieutenans aigris, lassés, puis, demain, des capitaines de moins de trente ans ? Parce que le statut organique a été trop souvent et trop imprudemment remanié, parce que l’application faite de cette loi changeante a été elle-même sans système et sans précaution. La loi nouvelle apporte son remède au mal, mais non pas un remède souverain, car on ne peut administrer aujourd’hui la péréquation sans s’exposer aux mêmes erreurs dont l’infanterie a déjà souffert, avant d’avoir été péréquationnée.

Que serait-ce pour elle qu’une poussée d’avancement, après laquelle elle retomberait dans le marasme et d’où elle n’aurait rien retiré, qu’un barbarisme militaire de plus? Qui sait même si, derrière le nouveau vocable, des idées dangereuses n’auraient pas fait leur chemin ? N’écrivait-on pas l’autre jour que « la péréquation des grades avait pour conséquence nécessaire le principe de l’indépendance du grade et de la fonction ? » Qu’est-ce donc que ce prétendu principe ? Qui ne voit qu’il n’est ni juste, ni républicain, et que, chez nous, la seule base de l’autorité est dans une correspondance exacte du grade avec la fonction ?

Fuyons donc le terrain des principes et disons qu’une fois la question législative résolue, une question d’application se posera, toute de mesure, de tact et d’à-propos. Le cadre ancien et le cadre nouveau, le personnel qu’on a et celui qu’on voudrait avoir, l’intérêt de la chose publique et les appétits particuliers, voilà les données du problème. Et la solution doit être telle qu’on obtienne à la fois une bonne progression de l’avancement, le rajeunissement des subalternes, l’offre faite aux nouveaux venus de conditions de carrière qui soient tout ensemble la sauvegarde de leur état moral et la garantie de leur recrutement.

Pour y parvenir, il faut renoncer à combler automatiquement les vacances, dès qu’elles se produisent, mais pratiquer les remplacemens dans un esprit tel que l’officier moyen parcoure un chemin moyen, et que quiconque est sorti d’une école et n’a pas démérité arrive, en fin de cours, aux galons d’officier supérieur. Cette juste régulation est, à proprement parler, l’objet de la loi sur l’avancement que l’armée réclame ; mais, à défaut de ce moyen meilleur, certains adjuvans provisoires peuvent tendre aussi vers le même but.

Dans cet ordre d’idées, on a fait remarquer que le cadre complémentaire pouvait être utilisé comme un volant ou un compensateur. La détermination des grades y est moins formelle que dans le cadre proprement dit : on peut donc, dans une certaine mesure, substituer à des chefs de bataillon des capitaines faisant fonctions, ou bien, à des capitaines, des lieutenans. Le grade le plus élevé, si l’on voulait y laisser subsister un incomplet, serait suppléé momentanément par le grade au-dessous, et l’on pourrait ainsi, sans nuire au service, faire intervenir dans le jeu de l’avancement ce que les artilleurs appellent un mécanisme porte-retard.

Une autorité très haute peut seule appliquer un pareil système. Les généraux directeurs d’armes, eux-mêmes, n’ont pas tous les moyens d’action ni d’appréciation nécessaires à la justesse de l’avancement qu’ils dispensent. Des directives communes doivent leur être tracées, et ils ne peuvent s’en tracer de particulières sans provoquer, dans quelque partie de l’armée, du malaise et du mécontentement. C’est ainsi que la loi des cadres de l’artillerie de 1909 a non seulement retardé et rétréci celle de l’infanterie ; mais éveillé aussi des jalousies longues à s’éteindre et motivé toute l’envieuse campagne des péréquations.

Enfin, une influence régulatrice exercée de haut est encore nécessaire par la raison que le cadre une fois fixé législativement n’est pas cependant définitif : la guerre peut l’ébrécher ou le casser. On prévoit, par exemple, des mises hors cadres pour le Maroc. Qui sait jusqu’où s’étendront les mesures de ce genre, tous les besoins qui se feront sentir, toutes les pertes qu’il faudra réparer ? Des emprunts aux régimens métropolitains seront nécessaires et chacun d’eux aura sa répercussion sur l’avancement.

Pour toutes ces raisons ensemble : — la mise en application d’un statut nouveau, la réunion morale de l’armée sous le contrôle d’un seul, l’attente des événemens auxquels elle doit se préparer, — il semble désirable qu’une seule instance de commandement préside a tout le personnel, ordonne le recomplètement des cadres, et règle les directives de l’avancement. Cette autorité est toute désignée par la législation même. Elle procède de l’enchaînement d’idées qui aboutissait hier aux décrets du 28 juillet 1911, des 20 janvier, 14 mai 1912 et qui consacrait la large autonomie des pouvoirs exercés par le chef d’état-major général. Les fonctions de surintendant du personnel seraient une extension naturelle de ses attributions. Ou, si l’on préfère un pouvoir moins personnel et si l’on craint de charger outre mesure une tête lourde déjà de responsabilités, on peut déférer ce rôle nouveau au Conseil des directeurs. Ou bien encore, si l’on pense que l’autorité du ministre en cette matière ne puisse être déléguée, l’Inspection Permanente des Ecoles récemment créée et restée jusqu’aujourd’hui rattachée directement au cabinet, pouvait s’élargir jusqu’à devenir un bureau central du personnel.

Toutes les solutions seront bonnes, pourvu qu’elles s’inspirent d’une pensée d’unité et d’équité. L’important, en l’espèce, est de se mettre d’accord sur le principe : le reste n’est plus qu’affaire de modalité.


PATRICE MAHON.