La Logique subjective/Notions générales

Traduction par H. Sloman et J. Wallon.
Ladrange (p. 1-13).

NOTIONS GÉNÉRALES.

Les matières contenues dans cette partie de la philosophie qui va maintenant nous occuper sont les mêmes que l’on rencontre dans la plupart des traités de logique. Mais dans mon système, il faut le bien remarquer, elles sont étroitement liées à toutes celles que l’on désigne généralement sous d’autres noms ; et quoique je ne puisse retracer ici la route que la philosophie absolue a déjà parcourue, je veux essayer cependant de montrer les rapports intimes qui subsistent entre la logique que je nomme subjective et les autres branches de la philosophie vulgairement appelées ontologie, métaphysique et cosmologie, mais qui, dans ma doctrine, constituent cette partie de la logique que j’appelle objective.

Dans mon système, l’Être considéré d’une manière générale, en lui-même, et n’ayant encore ni forme ni objet, est la source première d’où tout procède. La philosophie et tout ce qui existe dans le monde, et le monde lui-même en découlent.

Si l’on considère l’Être, en effet, avant qu’il ait pris aucune forme déterminée, on voit que l’on peut dire de lui qu’il est et qu’il n’est pas en même temps. Il est tout et il n’est rien ; il est tout en général, mais il n’est rien de particulier. Or, en faisant ce raisonnement, nous avançons d’un pas, puisqu’à l’idée de l’Être que nous posions d’abord, nous voyons maintenant se joindre l’idée du non-être ou du rien que nous n’avions pas posée. Dans ce cas comme dans tous les autres, c’est la force dialectique de l’idée que nous posons, qui nous oblige à reconnaître que cette idée, quelle qu’elle soit, n’est pas ce qu’elle parait èlre d’abord, mais au contraire, qu’elle se contredit pour ainsi dire elle-même, en s’opposant une seconde idée qui est la négation de la première. C’est pour ce même motif que dans la circonstance actuelle nous avons pu dire de l’Être en général qu’il est tout et qu’il n’est rien. Mais si l’on veut y réfléchir attentivement, on verra que (la même force dialectique agissant toujours) les idées ne sauraient demeurer dans cet état d’oppositiuit l’une à l’égard de l’autre, et qu’il sort nécessairement des deux contraires une troisième idée, qui est la résultante et comme la vérité des deux premières.

En effet, l’Être ne disparaît pas, comme on le pourrait croire, dans l’idée du non-être ou du néant que nous lui opposons. Il subsiste, mais en même temps il est modifié. Au lieu de l’Être et du néant opposés l’un à l’autre que nous avions d’abord, nous avons à présent l’Être qui va au néant et le néant qui va à l’Être. Nous assistons en quelque sorte à l’enfantement progressif du rien par l’Être et de l’Être par le rien ; nous suivons les transformations de l’Être qui passe au néant et du néant qui devient l’Être ; ce qui nous apporte évidemment l’idée d’un mouvement continuel de l’un vers l’autre, ou le passage d’une forme à une autre forme qui ne s’arrête jamais pour nous laisser le temps de le saisir et nous donner le droit de dire qu’il est. Rien n’est donc d’une manière absolue ; tout va du néant à l’Être ou de l’Être au néant. Ainsi, pour répéter ce qui précède, nous avons commenté par affirmer simplement l’existence du Tout ; mais aussitôt, cette idée de l’Être en général et antérieurement à toute forme, nous a poussés par sa propre force dialectique à une négation diamétralement opposée ou à l’idée du non-être, d’où nous avons vu sortir ensuite cette vérité, que le monde entier nous présente un développement continuel qui fait que chaque forme devient sans cesse ce qu’elle n’était pas encore. En d’autres termes, le devenir est la vraie forme ou la vérité de l’Être, et le changement, qui est à la fois la négation de l’Être et du non-être, se trouve, pour cela même, la vérité de l’Être et du néant. L’Être et le Rien ne sont donc point des idées vraies, bien que d’abord ils nous aient paru fess. Il n’y a rien de vrai que le devenir, que nous commençons à connaître comme le passage de l’Être au néant ou du néant à l’Être.

Nous pourrions dire la même chose de toutes nos autres idées; car toute idée que nous posons porte nécessairement avec elle sa dialectique qui, nous poussant aussitôt vers son contraire, fait apparaître une seconde idée qui est la négation de la première. Puis ces deux idées ensemble en font surgir une troisième qui est pour ainsi dire la vérité des deux autres. Et la même force dialectique continuant d’agir s’empare de cette troisième idée qui vient de naître, pour en faire sortir, en vertu des mêmes lois, une nouvelle vérité plus spéciale ou mieux déterminée, et par conséquent encore plus vraie que la précédente.

C’est pourquoi, obéissant à celle marche dialectique, j’ai dû donner dans la première partie de ma philosophie toutes les formes ou catégories de l’être nommées l’existence, la quantité, la qualité, etc. Et par la même raison que l’étude de l’être ou de ses développements a fait l’objet de cette première partie, de même aussi l’étude de la substance et de ses transformations ou de ses modes a dû faire l’objet de la seconde ; et c’est toujours poussés par la même force dialectique que nous sommes amenés, dans cette troisième partie, à traiter de la logique subjective qui s’occupe spécialement des idées.

Le sens que j’attache au mot idée sera mieux entendu tout à l’heure. Mais nous pouvons dès à présent reconnaître que ce mot, avant d’avoir reçu aucune détermination spéciale, correspond assez bien à celui de notion. Sous le nom de logique subjective, cette troisième partie traitera donc des notions des choses, tandis que les deux premières, comme nous venons de le dire, avaient pour objet l’Être et la Substance.

Spinosa a fait de la substance la dernière forme ou la plus élevée des catégories, et il l’a définie l’absolu ou Dieu. Loin d’être fausse, cette identification de la substance avec Dieu est parfaitement juste, et de plus, il faut absolument qu’on la fasse pour que la philosophie puisse aller plus avant et dire que l’absolu ou Dieu est la Notion, c’est-à-dire l’idée. Si Dieu, comme l’a défini Spinosa, est la substance de toutes choses, je dis, moi, qu’il en est plus que la substance, étant la Notion ou l’Idée des choses. Et cette définition, selon moi, suffit à rétablir le libre arbitre dans l’homme.

Dans le système de Spinosa, le franc arbitre n’a point de place, et l’on a remarqué avec raison que tout homme qui croit que les actions humaines sont le fruit de la liberté, s’élève déjà, par cela seul, au-dessus de Spinosa. Car ce philosophe parle bien du libre arbitre, mais pour en décomposer ou en affaiblir la notion et la subordonner à celle de substance qui, dans sa pensée, est la plus haute de toutes. D’où il suit que la liberté ne tient pas, dans sa doctrine, la large place à laquelle elle a droit de prétendre. En laissant aux mots leur sens naturel, on comprend que cette proposition, Dieu est la substance, exclut presque entièrement la possibilité du libre arbitre, tandis qu’il conserve tous ses privilèges lorsque nous définissons Dieu en disant qu’il est l’idée ou la Notion des choses.

Ainsi, dans la première partie de ma philosophie ou de la logique objective, Dieu est l’être ; dans la seconde, comme dans Spinosa, il est la substance ; et dans la troisième, que j’appelle logique subjective, il est l’idée ou la Notion des choses, c’est-à-dire la Vérité de toutes choses.

Dire de Dieu qu’il existe ou qu’il est, m’a toujours paru en donner une bien pauvre notion. Car étant tout ce qui est, il est (ou il a) nécessairement l’Être. J’ajoute avec Spinosa qu’il est plus que l’Être, étant aussi la substance des choses ; et plus encore, selon moi, puisqu’il en est la Notion ou l’Idée.

Ce que nous appelons en nous le moi ou l’individu, nous offre encore une image de l’Idée. Nous disons que nous avons des idées pour marquer que nous en avons un certain nombre ; mais en disant cela, nous savons très-bien que le moi n’est autre chose que l’ensemble de nos idées. Le moi n’est donc que la totalité ou la généralité de nos idées, plus une idée actuelle, d’une nature particulière, dans laquelle la notion du général s’unit et se confond à celle du particulier. Car on trouve toujours dans le moi l’ensemble ou la généralité de nos idées s’unissant au particulier et s’enveloppant pour ainsi dire l’un l’autre.

Quand on dit j’ai une idée, on s’imagine d’abord qu’une idée et le moi sont unis, dans cette locution, comme le seraient les deux parties, sujet et attribut, d’une phrase quelconque ; et l’on croit qu’avoir des idées est une qualité ou propriété du moi qui en a beaucoup d’autres en réserve, et qu’il faut entendre cette locution dans le même sens que l’on dit j’ai un habit, cette maison a une fenêtre ou une porte. Mais pour peu que l’on y réfléchisse, on reconnaît bien vite que cette phrase, j’ai une idée, ne saurait avoir un pareil sens, attendu que le moi n’est pas une chose comme les autres, et que l’idée n’est pas une de ses qualités ou propriétés. Kant, le premier, a placé le moi dans une sphère plus élevée et l’a mis au-dessus des choses phénoménales en le définissant l’unité primitive et synthétique qui se retrouve et prend conscience d’elle-même dans chaque perception. Et cette partie de la philosophie kantienne qui tente d’approfondir ou d’expliquer l’unité primitive et synthétique du moi, a toujours été regardée comme la plus obscure et la plus difficile à entendre, parce que dans cette partie, en effet, il a réellement et sérieusement essayé de rendre compte des rapports qui existent entre le moi et le monde. Voici comment il pose le problème :

Étant donné, d’une part, les choses extérieures avec leurs qualités ou propriétés diverses, comme d’être sensibles, pesantes, visibles, et de pouvoir, par ce motif, nous contraindre à respecter leur existence ou leur être, rendu manifeste par toutes ces qualités réelles ; et, d’autre part, le moi, qui n’est ni pesant, ni visible, ni susceptible de tomber sous la perception d’aucun de nos sens ; de quelle manière, se demande Kant, peut-il s’établir des rapports entre ces deux mondes opposés, entre les choses palpables ou réelles du monde extérieur et notre moi qui est purement idéal ? En d’autres termes, comment peut-il exister des rapports entre la réalité et l’idéalité, qui, dans l’opinion de Kant, existe seulement dans le moi et non point dans les choses ?

Il répond à cette difficulté et justifie l’existence de ces rapports en disant que les quatre formes ou catégories de quantité, qualité, relation, modalité, sont les formes générales sous lesquelles les choses individuelles s’introduisent dans le moi, qui, de son côté, est une unité primitivement ou essentiellement synthétique, c’est-à-dire une individualité dont le propre est d’être aussi une généralité. Ainsi le moi qui, par son idéalité, devrait s’opposer à recevoir en lui les choses individuelles, ne s’y oppose plus dès que l’individualité de ces choses se trouve généralisée. Les quatre catégories de quantité, qualité, relation, modalité, opèrent cette généralisation et permettent ainsi aux choses extérieures d’entrer dans le moi.

Telle est du moins la solution de Kant.

Dans sa manière de voir, comme dans la nôtre, on trouve donc toujours dans le moi le Général et le Particulier tout ensemble, impliqués ou enveloppés l’un dans l’autre.

Mais le Général et le Particulier ne sauraient être unis l’un à l’autre uniquement dans le moi. Il faut bien que ce double caractère se trouve aussi dans les choses, puisque, comme l’avoue Kant, les choses individuelles n’ont accès dans notre esprit que parce qu’elles sont des généralités, ou parce que le Général fait partie constitutive de leur Individualité. Cette coexistence du Général, du Particulier et de l’Individuel, est précisément ce qui constitue le moi, comme tout ce qui subsiste dans le monde ; et les idées ou notions des choses ne sont autres que le moi prenant possession des choses individuelles en leur restituant leur généralité, qui n’existe pas seulement en lui, mais aussi en elles. La simple appréhension d’une chose par les sens, qui est le commencement ou le premier degré de la perception, laisse pour ainsi dire cette chose hors du moi. Mais aussitôt que cette perception devient une idée, le moi s’est en quelque sorte introduit dans la chose et a pénétré jusqu’à sa généralité.

Ces remarques faites dans le sens de la philosophie de Kant, me donnent, ce me semble, le droit de dire que le moi, comme toutes les choses qui existent, sont des Généralités, ou plutôt que l’idée se rencontre aussi bien dans les choses que dans le moi sous ces trois formes essentielles : le Général, le Particulier et l’Individuel.

Dans quelques autres parties de sa philosophie, Kant est retombé dans l’erreur commune aux logiciens, qui regardent la notion ou l’idée d’une chose comme une abstraction arbitraire ou fortuite, et qui, par cela même, supposent implicitement qu’une chose peut avoir beaucoup de propriétés essentielles dont le moi n’a pas connaissance. Ainsi, selon ces philosophes, le moi se forme une idée en s’emparant de quelques-unes des propriétés des choses, laissant les autres de côté ou faisant, comme on dit, une abstraction. D’après cette théorie, qui est celle de la plupart des logiciens, la notion ou l’idée ne serait qu’une pâle et faible copie d’un riche modèle.

Sans doute, je l’avoue, il peut se faire que l’idée d’une chose soit d’abord incomplète, et que nous commencions par en saisir fortuitement quelques qualités isolées, n’ayant entre elles aucun lien apparent. Mais je dis que nous arriverons tôt ou tard à la vérité absolue, attendu que nos idées sont parfaitement réelles, et que les choses extérieures n’ont pas reçu le singulier privilège de demeurer toujours et à l’infini en dehors ou au delà de nos idées, qui, dans ce cas, ne pourraient jamais se dire la vérité, mais resteraient à cet état d’abstraction que les logiciens leur concèdent.

Kant prétend que les idées ou notions des choses nous sont données par les formes générales appelées gories ; et il ajoute que grâce à ces formes générales ou catégories qui sont la quantité, la qualité, la relation et la modalité, nous faisons une synthèse à priori sans aucune coopération des sens. Mais Kant, qui était entré par là sur le chemin de la vérité, n’a pas su tirer de son principe toutes les conséquences qui en découlent. Dans le reste de sa philosophie, il a embrassé, comme je viens de le dire, l’erreur commune qui veut que les idées ou notions des choses soient des abstractions fortuites de l’esprit, et que les choses elles-mêmes nous soient impénétrables.

Marchant plus avant dans la même voie, je suis parvenu à reconstruire la logique, qui conserve dans le système de Kant et des autres philosophes, la forme qu’Aristote lui a donnée lorsqu’il a décrit, et pour ainsi dire raconté, comme simples faits psychologiques, les opérations de l’entendement. Kant lui-même n’a rien fait de plus. Il se borne à constater, à l’aide de l’observation, la présence des quatre catégories de quantité, qualité, relation, modalité, dans tous les actes de l’entendement. La philosophie, il faut l’avouer, doit beaucoup à Aristote et à Kant, pour avoir analysé et décrit selon la méthode que nous appliquons aux sciences naturelles, les formes générales qu’ils ont rencontrées dans toutes les opérations de l’esprit humain. Mais il y a lieu de s’étonner qu’aucun philosophe, depuis Aristote, n’ait essayé de ramener ces formes à une même source ou à une commune origine. Fichte est le seul qui ait compris la nécessité de les rattacher à un principe unique, et c’est lui qui m’a montré le chemin.

Voilà comment, conduit par cette idée, j’ai développé dans la première partie de mon système toutes les catégories qui naissent immédiatement de la catégorie générale et primitive de l’être ; comment, dans la seconde, j’ai poursuivi le développement des catégories dérivées qu’on peut embrasser sous le nom de substance ; et comment enfin, dans la troisième, appelée logique subjective, et qui va maintenant nous occuper, nous traiterons de l’Etre et de la Substance parvenus à l’état de Notions ou d’idées.