La Logique subjective/Chapitre II

Traduction par H. Sloman et J. Wallon.
Ladrange (p. 29-55).
CHAPITRE II.
DES JUGEMENTS.

La transition d’un chapitre au suivant ne doit pas être arbitraire et fortuite, mais se faire par le développement naturel du sujet. On s’est contenté jusqu’ici, dans la philosophie comme dans toutes les sciences, de suivie les divisions des matières qu’on avait à traiter, sans penser même à justifier la méthode et la nécessité de ces divisions. Il n’en est point ainsi dans la doctrine absolue ; ce ne sont point des divisions plus ou moins accidentelles qui déterminent sa marche ; c’est la force dialectique qui la conduit et la pousse.

Nous avons vu, en commençant, comment cette force dialectique nous mène d’un seul point de départ aux autres catégories traitées dans les deux premières partics de la philosophie. Nous savons déjà qu’une idée primitivement posée s’oppose une négation, qui produit à son tour une nouvelle idée nécessairement mieux définie ou plus vraie que la première. Dans cette troisième partie appelée logique subjective, c’est toujours cette même force dialectique qui nous fait passer du premier chapitre au second, du second au troisième, sans que le lecteur, non plus que nous, aidions en rien à ce mouvement. Mais ici, dans la logique subjective, la force dialectique qui nous pousse ne consiste plus tout à fait dans une négation opposée à une affirmation, mais plutôt en ce que la vérité d’une chose ou d’une idée que nous posons d’abord, se manifeste ou se découvre plus expressément dans sa seconde évolution, et plus encore dans la troisième ; et ainsi, de degré en degré, nous parvenons à une chose ou à une idée qui, sans avoir subi aucun changement ni cessé d’être ce qu’elle était d’abord, nous découvre cependant sa vérité tout entière et nous révèle d’une manière explicite ou complète ce qui, au début, n’était que d’une manière implicite et pour ainsi dire latente dans son sein.

Le développement des organismes, dans la nature, correspond à ce développement de la force dialectique dans la logique subjective. Ainsi la graine devient la plante, sans pourtant en avoir en elle le modèle infiniment petit ; et c’est dans le même sens qu’il faut entendre les idées innées qui se développent, et comprendre Platon lorsqu’il dit qu’apprendre est se ressouvenir. Le développement n’est, en effet, qu’un jeu de la vie, par lequel ce qui est devient, sous une autre forme, ce qu’il était déjà virtuellement. C’est une marche, une progression, un mouvement de l’un vers l’autre ; mais l’un et l’autre ne sont pas, pour cela, différents de ce qu’ils étaient d’abord. C’est ainsi que les jugements, dont nous avons maintenant à parler, ne font que mettre au jour ou rendre éclatant ce que les notions tenaient caché dans leur sein. En d’autres termes, ce sont les notions qui, en devenant jugements dans ce deuxième chapitre, disent d’elles-mêmes ce que nous en avons dit tout à l’heure.

La méthode dialectique nous offre, dans chacune de ses évolutions, trois phases ou temps d’arrêt, qui sont : thèse, antithèse, synthèse, ou pour mieux dire : la forme abstraite, dans laquelle l’idée se pose d’une manière générale ; la forme dialectique, dans laquelle l’idée, obéissant à sa propre force, s’oppose ou se nie elle-même ; et la forme spéculative, dans laquelle elle se dégage et sort tout à fait pure. La première partie de la logique subjective, traitant des notions, nous laisse dans l’abstrait ; la seconde, qui s’occupe des jugements, nous introduit dans la dialectique ; et la troisième, consacrée au raisonnement, nous fera pénétrer dans la forme spéculative. L’Idée, sous la forme de jugement, n’est donc pas encore bien vraie, mais elle est déjà plus vraie que sous la forme générale de notion.

Tout jugement est donc l’Idée se développant sous ses trois formes de général, de particulier et d’individuel. Et, de même que nous avons fait voir dans le premier chapitre, que les notions existent dans les choses, ce qui nous a permis de conclure que les choses sont des idées ou notions vivantes ; nous disons de même ici que les jugements existent dans les choses ou plutôt que les choses sont des jugements réalisés, et que leur individualité et leur généralité, qu’on pourrait appeler leur corps et leur âme, deviennent aussi distinctes en elles que dans les jugements.

Cette distinction prend toujours la forme de sujet et de prédicat que nous allons maintenant préciser.

Quand une question quelconque s’offre à mon esprit, la réponse me donne nécessairement un sujet, dont je ne sais rien, et qui n’est rien non plus qu’un simple mot sur lequel j’arrête mon attention pour en trouver le prédicat. Ce qu’éveille en mon esprit la prononciation du nom que je donne au sujet, est purement accidentel ou historique, et ne devrait pas exister puisque le jugement que je dois porter n’existe pas encore. Ce n’est donc qu’un son, un suppôt, une chose posée sans attributs ni qualités, qui va recevoir sa détermination, mais qui ne l’a pas encore, et qui, par conséquent, n’est absolument rien par elle-même. C’est pourquoi les scolastiques, qui n’avaient pas conscience de cette vacuité du sujet, ne pouvaient, dans leurs disputes, aboutir à rien. Car ces logiciens et tous les modernes, à leur exemple, disent au contraire, ou tout au moins laissent supposer, que les deux termes qu’on a nommés les extrêmes du jugement, le sujet et le prédicat, sont deux choses ou substances également réelles, ayant la même valeur, existant au même titre et sur la même ligne, se rencontrant ici ou là dans le monde, à une certaine distance l’une de l’autre, et que l’intelligence de l’homme unit ou rapproche en faisant un jugement. Or, cette hypothèse est déjà en contradiction manifeste avec l’opinion commune et 5vec la langue, suivant laquelle la copule est, qui joint le sujet au prédicat, dit que le premier est le second ; ce qui montre bien que l’acte de notre esprit, appelé jugement, ne réunit point deux choses qui, sans lui, seraient séparées, mais au contraire qu’il sépare ou divise en deux parties nommées sujet et prédicat, des choses ou des notions qui, par elles-mêmes, sont en même temps ce que marque le sujet et le prédicat. Le jugement est donc un acte de l’esprit par lequel nous divisons en sujet et en prédicat une idée ou une chose qui n’avait pas encore été partagée, avant cet acte, en ses deux parties constitutives. Ainsi, la copule est marque non-seulement une conjonction, mais une disjonction, non-seulement une identité, mais une différence entre le sujet et le prédicat, qui, par elle, sont à la fois unis et séparés. C’est une chose totale ou une, coupée pour ainsi dire en deux par le jugement, qui nous la fait voir sous la forme de sujet et de prédicat. Aux yeux du grammairien, le sujet et le prédicat ont une existence indépendante et distincte ; mais, dans la logique comme dans la réalité, il n’en est absolument rien. Le prédicat est le sujet ; ou plutôt la chose est actuellement le sujet et le prédicat tout ensemble ; ce qui veut dire qu’elle n’est pas seulement notion comme dans le premier chapitre, mais qu’elle est aussi jugement. Et par là elle ne diffère point de ce qu’elle était d’abord, puisqu’il est évident qu’elle n’a point changé ; mais elle se manifeste seulement d’une manière plus complète ou plus explicite, puisque les jugements, comme nous l’avons déjà dit, ne sont que des notions développées. Du reste, cette nature du jugement s’éclaircira de plus en plus si sous les quatre formes, dont nous aurons à en parler, qui sont : le jugement qualitatif, le jugement réfléchi, le jugement nécessaire et le jugement idéal.

Mais, avant d’y arriver, nous devons remarquer que le caractère essentiel de tout jugement, quelle que soit sa forme, est d’exprimer qu’une chose individuelle, posée comme sujet, est une notion générale donnée comme prédicat ; ce qui veut dire, en d’autres termes, que la généralité marquée par le prédicat est (ou existe) dans la chose individuelle exprimée par le sujet. Or, c’est là précisément ce que nous avons déjà vu dans le premier chapitre en traitant des notions ; et cela nous prouve une fois de plus que la forme appelée jugement ne sert qu’à rendre cette vérité manifeste ou à la mettre en évidence. C’est ainsi que la graine, en se développant, fait un jugement, puisqu’elle pousse hors d’elle-même ce qui était virtuellement enfermé dans son sein. Et comme tout jugement nous dit que le sujet est le prédicat, il s’ensuit que toute chose est nécessairement un jugement réalisé, puisqu’on trouve toujours en elle, qui est une chose individuelle, non-seulement son individualité, mais aussi la généralité qui s’y cache, c’est-à-dire les deux extrêmes qui constituent un jugement. D’où il arrive nécessairement aussi que, dans tout jugement, le sujet ou la chose individuelle est élevée à la sphère de son prédicat, et que le prédicat ou le général, à son tour, est mis en existence ou réalisé par le sujet. L’objet caractéristique de tout jugement est donc de faire apparaître chaque chose sous son double aspect, ou comme étant à la fois individuelle en soi et générale dans l’Idée.

Croirait-on que les logiciens n’ont jamais remarqué cette vérité, pourtant bien manifeste, que tout jugement exprime qu’une chose spéciale ou individuelle, prise pour sujet, est une généralité quelconque prise comme prédicat. S’il en est ainsi, il faut reconnaître qu’une énonciation, qui décrit une chose individuelle en signalant des caractères servant à la faire reconnaître, sans exprimer aucune généralité, ne constitue pas un jugement, ce qui est également bien manifeste. Ainsi quand on dit : Aristote est mort dans la quatrième année de la cent quinzième olympiade, âgé de soixante-treize ans ; ou bien : César est né à Rome ; il a fait la guerre des Gaules pendant dix ans et a passé le Rubicon, etc. ; l’ensemble de semblables énonciations ne constitue pas une proposition ou un jugement ; et il est étrange de voir les logiciens se donner une peine infinie et transcrire ces dénombrements de mille manières pour en tirer quelque chose qui ressemble à un jugement. Ils se croient même obligés de décomposer et de travestir tant bien que mal, en forme de jugements, des phrases comme celle-ci : J’ai bien dormi ; portez armes ; une voiture passe sur le pont, etc. Sans doute, ces énonciations peuvent être, en certains cas, des jugements, comme lorsqu’il y a une incertitude ou un doute à lever, et que l’on demande : Est-ce une voiture qui passe sur le pont ? ou bien : Cette voiture, qui paraît avancer, est-elle réellement en mouvement ? Est-ce elle qui se déplace ou nous qui marchons ? Dans tous ces cas qui proposent un doute, il y a nécessairement l’expression d’une proposition ou d’un jugement pour le moins subjectif.

Il ne faut donc point confondre deux choses essentiellement distinctes : les énonciations, dans lesquelles une chose individuelle se trouve déterminée par une notion générale, constituent seules un jugement ; les autres ne méritent pas ce nom et sont de simples dénombrements. Nous devons nous rappeler, à ce propos, que, dans l’étude des notions, nous avons aussi rencontré de prétendues notions dites individuelles par les logiciens, mais qui, dans la réalité, ne méritaient pas ce nom.

Tout jugement embrasse donc la double nature des choses, c’est-à-dire leur individualité d’une part, et d’autre part leur généralité ou le rapport intime et nécessaire qu’elles ont à l’Universel. On peut toujours dire que le prédicat emplit le sujet en exprimant son contenu, et qu’il vient en quelque sorte combler l’espace marqué par ce cadre vide. Ainsi, dans cet exemple : Dieu est tout-puissant, c’est le prédicat tout-puissant qui nous dit ce qu’est le sujet, Dieu, dont l’existence est posée, mais qui, sans le prédicat, ne serait qu’un son, un mot vide de sens. Voilà pourquoi j’ai omis, dans toute ma logique objective, de parler sans cesse du sujet, et de présenter les catégories de quantité, qualité, relation, etc., comme des prédicats dont le sujet aurait été l’Absolu ou Dieu.

Dans l’exemple qui précède, Dieu est tout-puissant, le prédicat tout-puissant ne dit pas tout ce que le sujet peut être ; on néglige à dessein ce qu’il peut être encore au delà de ce que marque le prédicat sur lequel repose toute la valeur du jugement.

Contrairement à ce que nous avons établi, les logiciens définissent le jugement qualitatif en disant qu’il marque la comparaison faite par l’esprit entre deux notions, et la connaissance qu’il en tire qu’elles conviennent ou ne conviennent pas entre elles ; négligeant ainsi ce qui mérite justement le plus d’attention, à savoir que tout jugement accouple une chose individuelle à une notion générale. Leur définition permet en outre de donner le nom de jugement à toute comparaison établie entre deux choses individuelles. Mais cette comparaison, quand bien même elle serait possible sans le concours de notions générales, et quand bien même on la répéterait des milliers de fois, ne constituerait jamais un jugement.

Nous venons de voir que les jugements sont des énonciations dont le caractère essentiel est d’exprimer les choses individuelles à l’aide de notions générales. Or, cette généralité avec laquelle la chose individuelle se trouve mise en rapport, peut lui être inhérente comme une qualité saisissable par simple appréhension ou aperception ; mais elle peut aussi être telle qu’il faille la réflexion pour la dégager et la saisir ; ou bien encore lui être nécessaire ; ou bien enfin se confondre et s’unir avec elle d’une manière si intime qu’elle en soit vraiment l’essence ou l’idée. De là les quatre formes de jugements dont nous aurons successivement à parler, qui sont :

Le jugement qualitatif ou de simple aperception ;

Le jugement réfléchi ;

Le jugement nécessaire ;

Et le jugement idéal.
I. — jugement qualitatif ou d’aperception.

Les jugements d’aperception affirment ou nient une qualité. De là leur division naturelle en jugements affirmatifs et jugements négatifs. Mais sous cette première forme purement qualitative, le jugement n’est pas encore développé ; il ne peut encore exprimer ou rendre manifeste tout ce qu’il contient, puisque le sujet, qui n’est rien par lui-même, est ici supposé la chose essentielle, et le prédicat, au contraire, comme n’étant rien en soi et ne s’y trouvant uni que d’une manière accidentelle.

L’une des plus grandes erreurs des logiciens est de croire qu’une proposition comme celle-ci : Ce violet est bleu ou non bleu, embrasse nécessairement dans l’une de ses deux alternatives la vérité ; tandis qu’elle peut être vraie ou fausse en soi, sans atteindre pour cela la vérité ou la réalité des choses. Car ce qui est juste n’est pas toujours vrai. On peut fort bien dire : Un homme est malade, quelqu’un a volé, sans blesser l’exactitude ; et pourtant, ce qui est contenu dans ces jugements ne saurait être vrai d’une vérité absolue, puisqu’un organisme malade ne répond plus à l’idée que nous devons avoir do l’organisme ou n’est plus un véritable organisme, comme le vol, à son tour, n’est point un acte qui entre dans la vraie notion de la vie humaine. Un jugement ou une notion juste n’est donc pas nécessairement vrai. Les philosophes n’ayant pas conscience de cette distinction, ont disputé pour des chimères lorsque, posant gravement la question de l’immortalité de l’âme, ils ont dit que l’âme devait être simple ou composée. De bonne foi, ils n’y songeaient point ; car il se pourrait que l’âme ne fût ni l’un ni l’autre, mais tous les deux ensemble, ou bien encore qu’elle eût une tout autre nature que celle comprise entre ces deux mots. Le violet ou le cristal pourront bien se déterminer d’une manière suffisante par ces jugements qualitatifs, bleu ou non bleu, simple ou non simple, etc., mais l’âme peut être au-dessus de ces alternatives.

Le caractère de cette première forme de jugement est de n’en avoir aucun qui lui soit propre, ou qu’on ne retrouve aussi bien dans le jugement qualitatif que dans ceux de la deuxième, troisième et quatrième forme. Car ce jugement se borne à dire que la chose individuelle I, est une généralité G ; ce qui se formule ainsi :

I — G.
ce violet est bleu,

ou l’individuel violet est la généralité couleur bleu.

Mais cette énonciation qui nous dit qu’une individualité est une généralité, se retrouve encore dans le même jugement sous une autre forme. Car cette proposition : Le violet est bleu, exprime deux choses à la fois : la première, que le violet est un tout doué de plusieurs qualités ; la deuxième, qu’il a celle d’être bleu. Mais on voit aussi que ce jugement n’exprime pas d’une manière explicite que le violet, outre la qualité qu’il a d’être bleu, en a encore plusieurs autres ; comme il ne dit pas non plus que la couleur bleu peut convenir à d’autres choses individuelles que le violet. Ces vérités sont sous-entendues, ou pour mieux dire, enveloppées et contenues implicitement dans cette première forme de jugement qui, ne manifestant point par elle-même son imperfection, ne saurait par conséquent être vraie.

Il en est de même des jugements négatifs qui disent : Ce violet n’est pas rouge. Mais ce jugement en nous disant que ce violet n’est pas rouge, nous dit aussi implicitement qu’il a une couleur ; ce qui nous fait voir que tout jugement négatif est nécessairement affirmatif.

L’insuffisance que trahit la forme de ces deux sortes

de jugements, se trouvera corrigée si nous faisons les deux termes extrêmes de la proposition, le sujet et le prédicat identiques :
ce violet bleu est un violet bleu.

Mais ceci n’est plus un jugement ; c’est simplement une tautologie. Nous avons bien eu l’intention de porter un jugement, mais cette intention ne s’est point réalisée ; et il en est de même de tous les jugements négatifs qu’on appelle vulgairement impossibles ou infinis, comme : Cette table n’est pas un animal ; la raison n’est ni bleue ni ronde ; la rose n’est pas une planète, etc. ; propositions qui sont incontestablement fort justes, mais qui ne sont point des jugements, attendu que le prédicat qui, dans le cas de tautologie, est absolument identique au sujet, se trouve ici absolument différent. L’intention de juger, c’est-à-dire de mettre un sujet individuel I en rapport avec un prédicat général G, n’a pu s’effectuer, puisque, dans ces exemples, il n’y a point de rapports entre les deux termes. Dans ces sortes de propositions la différence entre le sujet et le prédicat, comme entre rose et planète, est pour ainsi dire trop grande, tandis que dans le cas de tautologie elle est trop petite, puisqu’elle est nulle. Les logiciens se moquent volontiers de ces jugements négatifs infinis, la rose n’est pas une planète, etc. ; et pourtant cette forme de jugements n’est pas aussi artificielle qu’ils semblent le croire. Elle est au contraire le résultat futile, mais fatal, où viennent nécessairement aboutir tous les jugements qualitatifs dont nous venons de parler, et dont ils s’occupent avec tant de gravité. Et ceux-là même dont ils se moquent existent réellement. Car un crime n’est autre chose qu’un jugement négatif infini, puisque le criminel ne nie pas seulement le droit d’un autre individu, mais tout le droit de l’État ; et c’est pourquoi on ne restitue pas seulement le produit du vol au propriétaire primitif, comme dans le cas d’une réclamation mal fondée, mais on punit en outre le voleur comme criminel, pour avoir nié le droit de tous en niant le droit d’un seul. La mort est un autre exemple de jugement négatif infini, tandis que la maladie est simplement un jugement négatif ; car dans la mort, l’âme et le corps, le sujet et le prédicat, sont séparés l’un de l’autre de manière à n’avoir plus entre eux aucun rapport.

Ce n’est donc point en faisant les deux termes identiques, que ces jugements qualitatifs peuvent corriger leur imperfection, puisque dans ce cas, il y a tautologie, et que, d’autre part, lorsque le jugement négatif ne cache plus un jugement affirmatif, ou lorsque les deux extrêmes sont absolument dissemblables, il n’y a plus de jugement. Et pourtant c’est dans la forme et non dans le contenu qu’il les faut corriger, puisque l’imperfection ne s’est trahie que dans la forme. C’est ainsi que la force dialectique nous conduit de cette forme à la suivante.

II. — jugements réfléchis.

La forme qui précède nous dit que le sujet n’existe pas seul, mais qu’il a un prédicat, c’est-à-dire un rapport à une chose qui existe hors de lui. Le jugement réfléchi a pour objet de traduire explicitement cette vérité. Les mots comme utile, dangereux, instinct, gravitation, etc., etc., qui supposent tous un acte de réflexion et non plus de simple aperception, servent à formuler les jugements de cette classe, dans lesquels le général devient l’expression du rapport établi entre deux choses différentes.

Dans les jugements précédents, nous disions, par exemple, ce violet ou cette fleur est bleu, et par là nous considérions le sujet ou la chose individuelle I, comme existant par elle-même ; dans le jugement réfléchi, au contraire, en disant, par exemple, cette plante est salutaire, outre la chose en elle-même, nous pensons toujours à quelque autre chose, comme à la maladie que la plante peut guérir. La plupart des raisonnements qu’inspire le sens commun se font avec des jugements de cette famille ; car plus une chose est concrète, plus elle offre de rapports que l’on peut formuler sous de pareils jugements.

Dans les jugements de la première forme, le sujet ou l’individuel I était regardé comme la chose principale et à laquelle le prédicat ou le qualitatif semblait seulement adhérer. Dans la deuxième, au contraire, c’est le prédicat ou le général G qui devient le plus important, tandis que le sujet parait seulement lui être inhérent, comme on peut le voir dans ces exemples :

Le bonheur humain…
L’homme est mortel.
Toute matière est pesante.
Toutes choses sont périssables.
Certaines formes de la matière
sont élastiques, etc.

Dans ce dernier jugement nous disons que l’élasticité est une propriété qui convient plus ou moins à toutes choses, mais plus particulièrement à quelques-unes. Le sujet a donc perdu le caractère purement individuel qu’il avait dans la forme précédente, pour devenir général et changer pour ainsi dire de rôle avec le prédicat, qui, précédemment, avait seul fonction d’exprimer une notion générale vis-à-vis de son sujet exprimant une chose individuelle. Par là les rôles du sujet et du prédicat cessent d’être différents ; le général et l’individuel peuvent se substituer l’un à l’autre. Mais, quand nous disons tous les corps sont élastiques, ou quand la généralité entre expressément dans le sujet, ce n’est plus un fait que. nous exprimons, c’est une nécessité ; ce n’est plus seulement un jugement d’aperception ni même de réflexion que nous formulons, c’est un jugement qui porte en lui-même sa nécessité. Ce nouveau progrès ou ce passage du jugement réfléchi au jugement nécessaire est déjà pressenti dans le langage commun qui sait fort bien que ce que l’on peut dire de tous les individus convient nécessairement à l’espèce, et se trouve revêtu pour ce motif d’un caractère de nécessité. Nous disons tous les hommes, toutes les plantes, aussi volontiers que nous disons l’homme, la plante, et ces deux locutions traduisent également un jugement nécessaire. C’est ainsi que les jugements réfléchis tendent par eux-mêmes à se corriger et à se compléter, ou à se transformer en jugements nécessaires.

III. — jugements nécessaires.

Dans les jugements de cette forme, le sujet et le prédicat ont entre eux des rapports si intimes que l’un est la véritable essence ou la substance de l’autre, et réciproquement ; et de plus, ils sont l’un et l’autre subordonnés entre eux comme l’individu l’est à l’espèce dont il fait partie. Dans ces jugements on affirme que le général, qui est exprimé par le prédicat, existe à la fois dans plusieurs individus. En voici des exemples :

La violette est une fleur.
Cet anneau est d’or.
L’or est un métal.

La copule est qui, dans les jugements d’aperception, marque simplement l’existence, et qui, dans les jugements réfléchis, exprime une relation, prend dans cette troisième forme de jugements un sens plus complet qui emporte avec soi l’idée d’une absolue nécessité.

Il serait absurde, par exemple, de vouloir comparer ces deux sortes de jugements :

L’or est cher,
L’or est un métal,

et de les mettre sur la même ligne ou de les croire à distance égale de la vérité. Le premier n’a rien à faire avec la nature de l’or ; il ne concerne que son rapport à nous et au travail que nous employons pour nous le procurer ; tandis que le deuxième porte sur l’essence même de la chose.

Mais la nécessité, qui est le caractère essentiel et distinctif de tous les jugements dont nous nous occupons maintenant, n’est pas toujours exprimée dans la forme. Quand nous disons, par exemple : L’or est un métal, cette première forme simplement affirmative ou catégorique du jugement nécessaire, implique sans l’expliquer la nécessité à laquelle elle prétend. C’est celle dont la philosophie de Schelling fait constamment usage. Dans la plupart des cas, c’est le genre (comme métal) et ses espèces (comme l’or, etc.), rangées selon l’ordre de leur subordination, qui servent à formuler ces jugements ; mais ils y entrent d’une manière vague et indéterminée, puisque le principe et le but de cette classification des espèces semblent être complètement abandonnés à notre choix.

Cette forme, l’or est un métal, sous-entend, mais ne dit pas ouvertement, que la qualité de métal ne convient pas seulement à l’or, mais qu’elle appartient aussi à l’argent, au cuivre, au fer, etc. ; d’où il suit que ce jugement ne porte pas en lui-même la preuve ou la raison de sa vérité et de sa nécessité.

Cette raison, nous la trouvons exprimée dans la seconde forme des jugements nécessaires, qui est la forme hypothétique ou conditionnelle dont voici la formule :

Si cette chose est, il faut que cette autre
chose soit aussi ;

et dans laquelle, comme on le voit, la nécessité du rapport entre les deux termes se trouve formellement énoncée. Aussi se sert-on de cette forme pour traduire une raison et ce qui s’ensuit, un conditionnel et ses conditions, une cause et ses effets. Mais ici, l’essence ou l’existence du sujet et du prédicat ne se trouve ni posée, ni même supposée ; on n’en tient presque aucun compte pour porter toute son attention sur leur rapport. Car les jugements de cette forme : Si A est, B est ; ou bien B est la cause de A ; ces jugements, disons-nous, nient presque, plutôt qu’ils ne l’affirment, l’existence des deux termes A et B, en nous montrant que ni A ni B ne peuvent exister seuls, pour eux-mêmes, puisqu’une partie de l’existence de A se trouve en B, ou si l’on veut, que A n’est pas seulement A, mais aussi B. La nécessité du rapport ou du jugement est devenue manifeste, mais l’existence ou l’essence des termes s’est presque évanouie.

Sans perdre l’une, nous recouvrons l’autre dans la forme disjonctive, qui est la troisième et dernière forme des jugements nécessaires. Elle embrasse et comprend la définition complète d’un genre ou d’une espèce tout entière, de la manière suivante :

A (un genre quelconque) est ou B, ou C, ou D, (variétés d’espèce dont la réunion constitue le genre),

ce qui veut dire que le genre A contient à la fois B, C, D, qui sont ses seules espèces et toutes ses espèces. Nous avons donc ici, d’un côté, le général A, et d’un autre côté, toutes les particularités ou individualités B, C, D. Les deux termes ou les deux extrêmes du jugement ont donc la même valeur et la même étendue. Cependant, ce jugement n’est pas identique, comme il le serait en pareil cas dans les jugements qualitatifs où nous disions, par exemple, un violet bleu est un violet bleu. Ici, c’est plutôt la nature complète du sujet qui se trouve spécifiée dans le prédicat sous un caractère d’absolue nécessité ; car nous avons d’une part, dans le sujet, la généralité toute seule et pour elle-même ; et d’autre part, nous avons dans le prédicat toutes les variétés d’individus dans lesquels le sujet s’est réalisé. Il parait donc d’après cela que le sujet et le prédicat ne diffèrent plus entre eux que dans la forme.

Maintenant, si nous étudions attentivement ce que nous dit cette forme,
A est ou B, ou C, ou D,

nous voyons qu’elle exprime tout aussi bien une disjonction qu’une conjonction. Car dans cet exemple, A est aussi bien B que C ou D ; mais il y a disjonction entre B et C, entre C et D, qui ne sauraient jamais être identiques.

Si la division d’un genre entre ses espèces, constatée par l’expérience ou par la science, n’est pas encore revêtue du caractère de certitude ou d’exclusion qu’implique cette forme ; ou en d’autres termes, si l’expérience a reconnu et classé un certain nombre d’espèces subordonnées à un genre, sans que la science ait pu nous faire entrevoir que ce nombre des espèces ferme ou remplit complètement le genre, et qu’aucune autre espèce ne peut plus exister ; il est clair que cette connaissance n’a point encore atteint son but. Il lui manque cette forme de jugement dont nous parlons maintenant, et qui exprime que toutes les espèces ou individualités sont équivalentes ou identiques à leur généralité. Il faut, dans les jugements de cette forme, que les espèces et les individus ne s’écartent point de leur genre, on que, leur corps et leur âme, pour ainsi dire, soient en parfaite harmonie, et qu’aucune de leurs individualités ou formes particulières ne répugne à l’Idée générale dont ils sont la vivante expression.

Tout ceci se trouve implicitement exprimé dans cette forme :

A est ou B, ou C, ou D.

Mais ce que nous voyons enveloppé ou sous-entendu dans cette forme disjonctive des jugements nécessaires, se traduit ouvertement et prend une forme manifeste dans les jugements du degré supérieur, dont il nous reste à parler, qui sont les jugements idéals ou selon l’idée.

IV. — jugements idéals.

On voit qu’il ne faut pas beaucoup de jugement pour porter un jugement qualitatif ou d’aperception, comme ceux dont nous avons parlé en commençant : Ce violet est bleu, la neige est blanche. Les jugements réfléchis sont déjà d’un ordre supérieur ; les jugements nécessaires les surpassent encore tous les deux ; mais les plus élevés de tous sont ceux conformes à l’idée, et par lesquels on juge ce qui est selon ce qu’il doit être. Nous employons à cet effet les mots de bon, mauvais, vrai, faux, beauté, laideur, vertu, mensonge, etc., qui portent tous sur la vérité ou sur la réalité absolue des choses, c’est-à-dire sur leur idée ; car les choses n’étant point l’absolu, puisqu’elles sont soumises aux conditions du temps et du lieu, il peut se faire que leur individualité ou leur être actuel soit ou ne soit pas conforme à la généralité idéale qui est l’éternité ; et c’est ce que ces mots servent à traduire. Dans les jugements de cette famille, la copule est a acquis toute la valeur et toute l’énergie quelle peut avoir.

La première forme de ces jugements est purement assertorique. Elle affirme sans laisser place au doute. Exemple : Cette action est bonne ; cette maison est belle. Les doutes qui pourraient exister ne sont ni prévus, ni résolus à l’avance ; et par conséquent, ce jugement, qui est assertorique dans sa forme, reste en réalité problématique.

La seconde forme, qui est celle des jugements problématiques, est donc plus avancée d’un pas vers la vérité, puisqu’elle se donne ouvertement pour ce qu’elle est. Exemple : Considérée de tel point de vue, cette maison est bonne. Mais ne elle résout pas le doute qu’elle exprime, et, par conséquent, elle postule d’elle-même une forme plus complète, qui est la forme apodictique.

Les jugements apodictiques tendent par eux-mêmes et par leur forme à lever toute incertitude, à repousser toute objection, en définissant d’une manière nette et précise la vérité qu’ils expriment. Exemple : cette (qui montre la chose individuelle) maison (qui marque le général) batie de telle ou telle façon (qui indique ce qu’elle a de particulier) est mauvaise ou belle (qui formule le jugement apodictique).

Toutes les choses sont ce que ce jugement affirme d’une seule ; ou plutôt chaque chose (l’individuel), est finalement un genre, rendu manifeste en se particularisant. Par où l’on voit que les trois formes essentielles de l’Idée, le général, le particulier et l’individuel, sont implicitement contenues dans ce jugement qui, pour ce motif, est parfait dans sa forme, mais qui peut être vicieux dans son contenu, puisqu’il n’exprime qu’implicitement ces trois formes. Il faut donc maintenant que la force dialectique, les dégageant de ce jugement apodictique qui les cache ou les enveloppe, nous les rende manifestes sous la forme de raisonnement.