La Logique de Port-Royal/Troisième partie

Texte établi par Alfred FouilléeBelin (p. 174-295).

TROISIÈME PARTIE

du raisonnement

Cette partie que nous avons maintenant à traiter, qui comprend les règles du raisonnement, est estimée la plus importante de la logique, et c’est presque l’unique qu’on y traite avec quelque soin ; mais il y a sujet de douter si elle est aussi utile qu’on se l’imagine. La plupart des erreurs des hommes, comme nous avons déjà dit ailleurs, viennent bien plus de ce qu’ils raisonnent sur de faux principes, que non pas de ce qu’ils raisonnent mal suivant leurs principes[1]. Il arrive rarement qu’on se laisse tromper par des raisonnements qui ne soient faux que parce que la conséquence en est mal tirée, et ceux qui ne seraient pas capables d’en reconnaître la fausseté par la seule lumière de la raison, ne le seraient pas ordinairement d’entendre les règles que l’on en donne et encore moins de les appliquer. Néanmoins, quand on ne considérerait ces règles que comme des vérités spéculatives, elles serviraient toujours à exercer l’esprit ; et de plus, on ne peut nier qu’elles n’aient quelque usage en quelques rencontres, et à l’égard de quelques personnes, qui, étant d’un naturel vif et pénétrant, ne se laissent quelquefois tromper par de fausses conséquences que faute d’attention, à quoi la réflexion qu’ils feraient sur ces règles serait capable de remédier. Quoi qu’il en soit, voilà ce qu’on en dit ordinairement, et quelque chose même de plus que ce qu’on en dit.


CHAPITRE PREMIER

De la nature du raisonnement et des diverses espèces qu’il peut y en avoir.


La nécessité du raisonnement n’est fondée que sur les bornes étroites de l’esprit humain, qui, ayant à juger de la vérité ou de la fausseté d’une proposition, qu’alors on appelle question, ne peut pas toujours le faire par la considération des deux idées qui la composent, dont celle qui en est le sujet est aussi appelée petit terme, parce que le sujet est d’ordinaire moins étendu que l’attribut, et celle qui en est l’attribut est aussi appelée le grand terme par une raison contraire. Lors donc que la seule considération de ces deux idées ne suffit pas pour faire juger si l’on doit affirmer ou nier l’une de l’autre, il y a besoin de recourir à une troisième idée, ou incomplexe ou complexe (suivant ce qui a été dit des termes complexes), et cette troisième idée s’appelle moyen[2].

Or, il ne servirait de rien, pour faire cette comparaison de deux idées ensemble par l’entremise de cette troisième idée, de la comparer seulement avec un des deux termes. Si je veux savoir, par exemple, si l’âme est spirituelle, et que, ne le pénétrant pas d’abord, je choisisse, pour m’en éclaircir, l’idée de pensée, il est clair qu’il me sera utile de comparer la pensée avec l’âme, si je ne conçois dans la pensée aucun rapport avec l’attribut de spirituelle, par le moyen duquel je puisse juger s’il convient ou ne convient pas à l’âme. Je dirai bien, par exemple, l’âme pense ; mais je n’en pourrai pas conclure, donc elle est spirituelle, si je ne conçois aucun rapport entre le terme de penser et celui de spirituelle.

Il faut donc que ce terme moyen soit comparé, tant avec le sujet ou le petit terme qu’avec l’attribut ou le grand terme, soit qu’il ne le soit que séparément avec chacun de ces termes, comme dans les syllogismes[3], qu’on appelle simples pour cette raison, soit qu’il le soit tout à la fois avec tous les deux, comme dans les arguments qu’on appelle conjonctifs.

Mais en l’une ou l’autre manière cette comparaison demande deux propositions.

Nous parlerons en particulier des arguments conjonctifs ; mais pour les simples cela est clair, parce que le moyen étant une fois comparé avec l’attribut de la conclusion (ce qui ne peut être qu’en affirmant ou niant), fait la proposition qu’on appelle majeure, à cause que cet attribut de la conclusion s’appelle grand terme.

Et, étant une autre fois comparé avec le sujet de la conclusion, fait celle qu’on appelle mineure, à cause que le sujet de la conclusion s’appelle petit terme.

Et puis la conclusion, qui est la proposition même qu’on avait à prouver, et qui, avant d’être prouvée, s’appelait question[4].

Il est bon de savoir que les deux premières propositions s’appellent aussi prémisses (præmissæ), parce qu’elles sont mises, au moins dans l’esprit, avant la conclusion, qui en doit être une suite nécessaire si le syllogisme est bon ; c’est-à-dire que, supposé la vérité des prémisses, il faut nécessairement que la conclusion soit vraie.

Il est vrai que l’on exprime pas toujours les deux prémisses, parce que souvent une seule suffit pour en faire concevoir deux à l’esprit ; et, quand on n’exprime ainsi que deux propositions, cette sorte de raisonnement s’appelle enthymème[5], qui est un véritable syllogisme dans l’esprit, parce qu’il supplée la proposition qui n’est pas exprimée, mais qui est imparfaite dans l’expression, et ne conclut qu’en vertu de cette proposition sous-entendue.

J’ai dit qu’il y avait au moins trois propositions dans un raisonnement ; mais il pourrait y en avoir beaucoup davantage, sans qu’il fût pour cela défectueux, pourvu qu’on garde toujours les règles ; car, si, après avoir consulté une troisième idée, pour savoir si un attribut convient ou ne convient pas à un sujet, et l’avoir comparée avec un des termes, je ne sais pas encore s’il convient ou ne convient pas au second terme, j’en pourrais choisir une quatrième pour m’éclaircir, et une cinquième si celle-là ne suffit pas, jusqu’à ce que je vinsse à une idée qui liât l’attribut de la conclusion avec le sujet[6].

Si je doute, par exemple, si les avares sont misérables, je pourrai considérer d’abord que les avares sont pleins de désirs et de passions ; si cela ne me donne pas lieu de conclure : donc ils sont misérables, j’examinerai ce que c’est que d’être plein de désirs, et je trouverai dans cette idée celle de manquer de beaucoup de choses que l’on désire, et la misère dans cette privation de ce que l’on désire ; ce qui me donnera lieu de former ce raisonnement : Les avares sont pleins de désirs : ceux qui sont pleins de désirs manquent de beaucoup de choses, parce qu’il est impossible qu’ils satisfassent tous leurs désirs : ceux qui manquent de ce qu’ils désirent sont misérables : donc les avares sont misérables.

Ces sortes de raisonnements, composés de plusieurs propositions, dont la seconde dépend de la première, et ainsi du reste, s’appellent sorites[7], et ce sont ceux qui sont les plus ordinaires dans les mathématiques ; mais parce que, quand ils sont longs, l’esprit a plus de peine à les suivre, et que le nombre de trois propositions est assez proportionné avec l’étendue de notre esprit, on a pris soin d’examiner les règles des bons et des mauvais syllogismes, c’est-à-dire des arguments de trois propositions ; ce qu’il est bon de suivre, parce que les règles qu’on en donne peuvent facilement s’appliquer à tous les raisonnements composés de plusieurs propositions, d’autant qu’ils peuvent tous se réduire en syllogismes, s’ils sont bons[8].


CHAPITRE II

Division des syllogismes en simples et en conjonctifs, et des simples en incomplexes et en complexes.


Les syllogismes sont simples ou conjonctifs. Les simples sont ceux où le moyen n’est joint à la fois qu’à un des termes de la conclusion : les conjonctifs sont ceux où il est joint à tous les deux ; ainsi cet argument est simple :

Tout bon prince est aimé de ses sujets :

Tout roi pieux est bon prince :

Donc tout roi pieux est aimé de ses sujets ;

parce que le moyen est joint séparément avec roi pieux, qui est le sujet de la conclusion, et avec aimé de ses sujets, qui en est l’attribut. Mais celui-ci est conjonctif par une raison contraire :

Si un État électif est sujet aux divisions, il n’est pas de longue durée :

Or, un État électif est sujet aux divisions :

Donc un État électif n’est pas de longue durée ;

puisque État électif, qui est le sujet, et de longue durée, qui est l’attribut, entrent dans la majeure.

Comme ces deux sortes de syllogismes ont leurs règles séparées, nous en parlerons séparément.

Les syllogismes simples, qui sont ceux où le moyen est joint séparément avec chacun des termes de la conclusion, sont encore de deux sortes.

Les uns, où chaque terme est joint tout entier avec le moyen, savoir, avec l’attribut tout entier dans la majeure, et avec le sujet tout entier dans la mineure.

Les autres, où la conclusion étant complexe, c’est-à-dire composée de termes complexes, on ne prend qu’une partie du sujet, ou une partie de l’attribut, pour joindre avec le moyen dans l’une des propositions, et on prend tout le reste, qui n’est plus qu’un seul terme, pour joindre avec le moyen dans l’autre proposition, comme dans cet argument :

La loi divine oblige d’honorer les rois :

Louis XIV est roi :

Donc la loi divine oblige d’honorer Louis XIV.

Nous appellerons les premières sortes d’arguments démêlés ou incomplexes, et les autres impliqués ou complexes ; non que tous ceux où il y a des propositions complexes soient de ce dernier genre, mais parce qu’il n’y a point de ce dernier genre où il n’y ait des propositions complexes.

Or, quoique les règles qu’on donne ordinairement pour les syllogismes simples puissent avoir lieu dans tous les syllogismes complexes en les renversant, néanmoins, parce que la force de la conclusion ne dépend point de ce renversement-là, nous n’appliquerons ici les règles des syllogismes simples qu’aux incomplexes, en nous réservant de traiter à part des syllogismes complexes.


CHAPITRE III

Règles générales des syllogismes simples incomplexes.


Nous avons déjà vu, dans les chapitres précédents, qu’un syllogisme simple ne doit avoir que trois termes, les deux termes de la conclusion et un seul moyen, dont chacun étant répété deux fois, il s’en fait trois propositions : la majeure, où entre le moyen et l’attribut de la conclusion, appelé le grand terme ; la mineure, où entre aussi le moyen et le sujet de la conclusion, appelé le petit terme ; et la conclusion, dont le petit terme est le sujet et le grand terme l’attribut.

Mais parce qu’on ne peut pas tirer toutes sortes de conclusions de toutes sortes de prémisses, il y a des règles générales qui font voir qu’une conclusion ne saurait être bien tirée dans un syllogisme où elles ne sont pas observées : et ces règles sont fondées sur les axiomes qui ont été établis dans la seconde partie, touchant la nature des propositions affirmatives et négatives, universelles et particulières, tels que sont ceux-ci, qu’on ne fera que proposer, ayant été prouvés ailleurs :

1. Les propositions particulières sont enfermées dans les générales de même nature, et non les générales dans les particulières, I dans A et O dans E, et non A dans I ni E dans O ;

2. Le sujet d’une proposition, pris universellement ou particulièrement, est ce qui la rend universelle ou particulière ;

3. L’attribut d’une proposition affirmative, n’ayant jamais plus d’étendue que le sujet, est toujours considéré comme pris particulièrement, parce que ce n’est que par accident s’il est quelquefois pris généralement ;

4. L’attribut d’une proposition négative est toujours pris généralement.

C’est principalement sur ces axiomes que sont fondées les règles générales des syllogismes, qu’on ne saurait violer sans tomber dans de faux raisonnements.

Règle I. Le moyen ne peut être pris deux fois particulièrement ; mais il doit être pris au moins une fois universellement[9].

Car, devant unir ou désunir les deux termes de la conclusion, il est clair qu’il ne peut le faire s’il est pris pour deux parties différentes d’un même tout, parce que ce ne sera pas peut-être la même partie qui sera unie ou désunie de ces deux termes. Or, étant pris deux fois particulièrement, il peut être pris pour deux différentes parties du même tout ; et par conséquent on n’en pourra rien conclure, au moins nécessairement ; ce qui suffit pour rendre un argument vicieux, puisqu’on n’appelle bon syllogisme, comme on vient de le dire, que celui dont la conclusion ne peut être fausse, les prémisses étant vraies. Ainsi, dans cet argument : Quelque homme est saint : quelque homme est voleur : donc quelque voleur est saint, le mot d’homme, étant pris pour diverses parties des hommes ne peut unir voleur avec saint, parce que ce n’est pas le même homme qui est saint et qui est voleur.

On ne peut pas dire de même du sujet et de l’attribut de la conclusion : car, encore qu’ils soient pris deux fois particulièrement, on ne peut néanmoins les unir ensemble en unissant un de ces termes au moyen dans toute l’étendue du moyen ; car il s’ensuit de là fort bien que, si ce moyen est uni dans quelqu’une de ses parties à quelque partie de l’autre terme, ce premier terme, que nous avons dit être joint à tout le moyen, se trouvera joint aussi avec le terme auquel quelque partie du moyen est jointe. S’il y a quelques Français dans chaque maison de Paris et qu’il y ait des Allemands en quelque maison de Paris, il y a des maisons où il y a tout ensemble un Français et un Allemand.

Si quelques riches sont sots,

Et que tout riche soit honoré,

Il y a des sots honorés.

Car ces riches qui sont sots sont aussi honorés, puisque tous les riches sont honorés, et par conséquent, dans ces riches sots et honorés, les qualités de sot et d’honoré sont jointes ensemble[10].

Règle II. Les termes de la conclusion ne peuvent point être pris plus universellement dans la conclusion que dans les prémisses.

C’est pourquoi, lorsque l’un ou l’autre est pris universellement dans la conclusion, le raisonnement sera faux s’il est pris particulièrement dans les deux premières propositions.

La raison est qu’on ne peut rien conclure du particulier au général (selon le premier axiome) ; car de ce que quelque homme est noir, on ne peut pas conclure que tout homme est noir[11].

1er Corollaire. Il doit toujours y avoir dans les prémisses un terme universel de plus que dans la conclusion, car tout terme qui est général dans la conclusion doit aussi l’être dans les prémisses ; et de plus, le moyen doit y être pris au moins une fois généralement.

2e Corollaire. Lorsque la conclusion est négative, il faut nécessairement que le grand terme soit pris généralement dans la majeure ; car il est pris généralement dans la conclusion négative (par le quatrième axiome), et par conséquent il doit aussi être pris généralement dans la majeure (par la seconde règle).

3e Corollaire. La majeure d’un argument dont la conclusion est négative ne peut jamais être une particulière affirmative, car le sujet et l’attribut d’une proposition affirmative sont tous deux pris particulièrement (par le deuxième et le troisième axiome) : et ainsi le grand terme n’y serait pas pris particulièrement contre le second corollaire.

4e Corollaire. Le petit terme est toujours dans la conclusion comme dans les prémisses, c’est-à-dire que, comme il ne peut être que particulier dans la conclusion quand il est particulier dans les prémisses, il peut, au contraire, être toujours général dans la conclusion, quand il l’est dans les prémisses ; car le petit terme ne saurait être général dans la mineure, lorsqu’il en est le sujet, qu’il ne soit généralement uni au moyen ou désuni du moyen, et il n’en peut être l’attribut, et y être pris généralement, que la proposition ne soit négative, parce que l’attribut d’une proposition affirmative est toujours pris particulièrement ; or, les propositions négatives marquent que l’attribut pris selon toute son étendue est désuni d’avec le sujet.

Et, par conséquent, une proposition où le petit terme est général, marque ou une union du moyen avec ce petit terme, ou une désunion du moyen d’avec tout le petit terme.

Or, si, par cette union du moyen avec le petit terme, on conclut qu’une autre idée est jointe à tout le petit terme, on doit conclure qu’elle est jointe à tout le petit terme et non-seulement à une partie ; car le moyen, étant joint à tout le petit terme, ne peut rien prouver par cette union d’une partie qu’il ne le prouve aussi des autres, puisqu’il est joint à toutes.

De même, si la désunion du moyen d’avec le petit terme prouve quelque chose de quelque partie du petit terme, elle le prouve de toutes les parties, puisqu’il est également désuni de toutes ses parties.

5e Corollaire. Lorsque la mineure est une négative universelle, si on en peut tirer une conclusion légitime, elle peut être toujours générale. C’est une suite du précédent corollaire ; car le petit terme ne saurait manquer d’être pris généralement dans la mineure, lorsqu’elle est négative universelle, soit qu’il en soit le sujet (par le deuxième axiome), soit qu’il en soit l’attribut (par le quatrième axiome).

Règle III. On ne peut rien conclure de deux propositions négatives.

Car deux propositions négatives séparent le sujet du moyen, et l’attribut du même moyen ; or, de ce que deux choses sont séparées de la même chose, il ne s’ensuit ni qu’elles soient, ni qu’elles ne soient pas la même chose. De ce que les Espagnols ne sont pas Turcs, et de ce que les Turcs ne sont pas chrétiens, il ne s’ensuit pas que les Espagnols ne soient pas chrétiens, et il ne s’ensuit pas aussi que les Chinois le soient, quoiqu’ils ne soient pas plus Turcs que les Espagnols[12].

Règle IV. On ne peut prouver une proposition négative par deux propositions affirmatives.

Car de ce que les deux termes de la conclusion sont unis avec un troisième, on ne peut pas prouver qu’ils soient désunis entre eux.

Règle V. La conclusion suit toujours la plus faible partie, c’est-à-dire que, s’il y a une des deux propositions qui soit négative, elle doit être négative ; et s’il y en a une particulière, elle doit être particulière.

La preuve en est que, s’il y a une proposition négative, le moyen est désuni de l’une des parties de la conclusion, et ainsi il est incapable de les unir, ce qui est nécessaire pour conclure affirmativement.

Et s’il y a une proposition particulière, la conclusion n’en peut être générale ; car si la conclusion est générale et affirmative, le sujet étant universel, il doit aussi être universel dans la mineure, et par conséquent il en doit être le sujet, l’attribut n’étant jamais pris généralement dans les propositions affirmatives : donc le moyen, joint à ce sujet, sera particulier dans la mineure : donc il sera général dans la majeure, parce qu’autrement il serait deux fois particulier : donc il en sera le sujet, et le terme ne saurait être général dans la mineure, lorsqu’il en est le sujet, qu’il ne le soit généralement, et par conséquent cette majeure sera aussi universelle ; et ainsi il ne peut y avoir de proposition particulière dans un argument affirmatif dont la conclusion est générale.

Cela est encore plus clair dans les conclusions universelles négatives, car de là il s’ensuit qu’il doit y avoir trois termes universels dans les deux prémisses, suivant le premier corollaire ; or, comme il doit y avoir une proposition affirmative, par la troisième règle, dont l’attribut est pris particulièrement, il s’ensuit que tous les autres trois termes sont pris universellement, et par conséquent les deux sujets des deux propositions, ce qui les rend universelles : ce qu’il fallait démontrer.

6e Corollaire. Ce qui conclut le général conclut le particulier.

Ce qui conclut A conclut I ; ce qui conclut E conclut O ; mais ce qui conclut le particulier ne conclut pas pour cela le général : c’est une suite de la règle précédente et du premier axiome ; mais il faut remarquer qu’il a plu aux hommes de ne considérer les espèces d’un syllogisme que selon sa plus noble conclusion, qui est la générale : de sorte qu’on ne compte point pour une espèce particulière de syllogisme celui où on ne conclut le particulier que parce qu’on en peut aussi conclure le général.

C’est pourquoi il n’y a point de syllogisme, où la majeure étant A et la mineure E, la conclusion soit 0, car (par le cinquième corollaire), la conclusion d’une mineure universelle négative peut toujours être générale ; de sorte que si on ne peut pas la tirer générale, ce sera parce qu’on n’en pourra tirer aucune : ainsi, A, E, O, n’est jamais un syllogisme à part, mais seulement en tant qu’il peut être enfermé dans A, E, E.

Règle VI. De deux propositions particulières il ne s’ensuit rien.

Car si elles sont toutes deux affirmatives, le moyen y sera pris deux fois particulièrement, soit qu’il soit sujet (par le deuxième axiome), soit qu’il soit attribut (par le troisième axiome[13]) ; or, par la première règle, on ne conclut rien par un syllogisme dont le moyen est pris deux fois particulièrement.

Et, s’il y en avait une négative, la conclusion l’étant aussi (par la règle précédente), il doit y avoir au moins deux termes universels dans les prémisses (suivant le deuxième corollaire) ; donc il doit y avoir une proposition universelle dans ces deux prémisses, étant impossible de disposer de trois termes en deux propositions où il doit y avoir deux termes pris universellement, en sorte que l’on ne fasse ou deux attributs négatifs, ce qui serait contre la troisième règle, ou quelqu’un des sujets universels, ce qui fait la proposition universelle[14].


CHAPITRE IV

Des figures et des modes des syllogismes en général ; qu’il ne peut y avoir que quatre figures.


Après l’établissement des règles générales qui doivent être nécessairement observées dans tous les syllogismes simples, il reste à voir combien il peut y avoir de ces sortes de syllogismes.

On peut dire en général qu’il y en a autant de sortes qu’il peut y avoir de différentes manières de disposer, en gardant ces règles, les trois propositions d’un syllogisme et les trois termes dont elles sont composées.

La disposition des trois propositions selon leurs quatre différences, A, E, I, O, s’appelle mode.

Et la disposition des trois termes, c’est-à-dire du moyen avec les deux termes de la conclusion s’appelle figure[15].

Or, on peut compter combien il peut y avoir de modes concluants, à n’y considérer point les différentes figures selon lesquelles un même mode peut faire divers syllogismes ; car, par la doctrine des combinaisons, quatre termes (comme sont A, E, I, O), étant pris trois à trois, ne peuvent être différemment arrangés qu’en soixante-quatre manières[16], mais de ces soixante-quatre diverses

manières ceux qui voudront prendre la peine de les considérer chacune à part trouveront qu’il y en a

28 exclues par la troisième et la sixième règle, qu’on ne conclut rien de deux négatives et de deux particulières ;

18, par la cinquième, que la conclusion suit la plus faible partie ;

6, par la quatrième, qu’on ne peut conclure négativement de deux affirmatives ;

1, savoir, I, E, O, par le troisième corollaire des règles générales ;

1, savoir, A, E, O, par le sixième corollaire des règles générales.

Ce qui fait en tout cinquante-quatre, et par conséquent il ne reste que dix modes concluants :

Espace 4 affirmatifs.
A, A, A.
A, I, I.
A, A, I.
I, A, I.
Espace 6 négatifs.
E, A, E.
A, E, E.
E, A, O.
A, O, O.
O, A, O.
E, I, O.

Mais cela ne fait pas qu’il n’y ait que dix espèces de syllogismes, parce qu’un seul de ces modes en peut faire diverses espèces, selon l’autre manière d’où se prend la diversité des syllogismes, qui est la différente disposition des trois termes, que nous avons déjà dit s’appeler figure.

Or, pour cette disposition des trois termes, elle ne peut regarder que les deux premières propositions, parce que la conclusion est supposée avant qu’on fasse le syllogisme pour la prouver ; et ainsi, le moyen ne pouvant s’arranger qu’en quatre manières différentes avec les deux termes de la conclusion, il n’y a aussi que quatre figures possibles.

Car, ou le moyen est sujet en la majeure et attribut en la mineure, ce qui fait la première figure ;

Ou il est attribut en la majeure et en la mineure, ce qui fait la deuxième figure ;

Ou il est sujet en l’une et l’autre, ce qui fait la troisième figure ;

Ou il est enfin attribut dans la majeure et sujet en la mineure, ce qui peut faire une quatrième figure ; étant certain que l’on peut conclure quelquefois nécessairement en cette manière, ce qui suffit pour faire un vrai syllogisme. On en verra des exemples ci-après[17].

Néanmoins, parce qu’on ne peut conclure de cette quatrième manière qu’en une façon qui n’est nullement naturelle et où l’esprit ne se porte jamais, Aristote et ceux qui l’ont suivi n’ont pas donné à cette manière de raisonner le nom de figure. Galien[18] a soutenu le contraire, et il est clair que ce n’est qu’une dispute de mots qui doit se décider en leur faisant dire de part et d’autre ce qu’ils entendent par le mot de figure.

Mais ceux-là se trompent sans doute qui prennent pour une quatrième figure, qu’ils accusent Aristote de n’avoir pas reconnue, les arguments de la première, dont la majeure et la mineure sont transposées, comme lorsqu’on dit : Tout corps est divisible ; tout ce qui est divisible est imparfait : donc tout corps est imparfait. Je m’étonne que Gassendi[19] soit tombé dans cette erreur, car il est ridicule de prendre pour la majeure d’un syllogisme la proposition qui se trouve la première, et pour mineure, celle qui se trouve la seconde ; si cela était, il faudrait prendre souvent la conclusion même pour la majeure ou la mineure d’un argument, puisque c’est assez souvent la première ou la seconde des trois propositions qui le composent, comme dans ces vers d’Horace, la conclusion est la première, la mineure la seconde, et la majeure la troisième :

Qui melior servo, qui liberior sit avarus,
In triviis fixum quum se dimittit ob assem,
Non video : nam qui cupiet, metuet quoque ; porro
Qui metuens vivit, liber mihi non erit unquam.

Car tout se réduit à cet argument :

Celui qui est dans de continuelles appréhensions n’est point libre :

Tout avare est dans de continuelles appréhensions :

Donc nul avare n’est libre.

Il ne faut donc point avoir égard au simple arrangement local des propositions qui ne changent rien dans l’esprit ; mais on doit prendre pour syllogisme de la première figure tous ceux où le milieu est sujet dans la proposition où se trouve le grand terme (c’est-à-dire l’attribut de la conclusion) et attribut dans celle où se trouve le petit terme (c’est-à-dire le sujet de la conclusion), et ainsi il ne reste pour quatrième figure que ceux au contraire où le milieu est attribut dans la majeure et sujet dans la mineure ; et c’est ainsi que nous les appellerons, sans que personne puisse le trouver mauvais, puisque nous avertissons par avance que nous n’entendons par ce terme de figure qu’une différence disposition du moyen.


CHAPITRE V

Règles, modes et fondements de la première figure.


La première figure est donc celle où le moyen est sujet dans la majeure et attribut dans la mineure.

Cette figure n’a que deux règles.

Règle I. Il faut que la mineure soit affirmative.

Car si elle était négative, la majeure serait affirmative par la troisième règle générale, et la conclusion négative par la cinquième : donc le grand terme serait pris universellement dans la conclusion, parce qu’elle serait négative, et particulièrement dans la majeure, parce qu’il en est l’attribut dans cette figure, et qu’elle serait affirmative, ce qui serait contre la seconde règle, qui défend de conclure du particulier au général. Cette raison a lieu aussi dans la troisième figure, où le grand terme est aussi attribut dans la majeure.

Règle II. La majeure doit être universelle.

Car la mineure étant affirmative par la règle précédente, le moyen qui y est attribut, y est pris particulièrement : donc il doit être universel dans la majeure où il est sujet, ce qui la rend universelle ; autrement il serait pris deux fois (particulièrement) contre la première règle générale.

Démonstration.

Qu’il ne peut y avoir que quatre modes de la première figure.

On a fait voir, dans le chapitre précédent, qu’il ne peut y avoir que dix modes concluants ; mais de ces dix modes, A, E, E et A, O, O sont exclus par la première règle de cette figure, qui est que la mineure doit être affirmative.

I, A, I, et O, A, O, sont exclus par la deuxième, qui est que la majeure doit être universelle.

A, A, I et E, A, O, sont exclus par le quatrième corollaire des règles générales ; car le petit terme étant sujet dans la mineure, elle ne peut être universelle que la conclusion ne puisse l’être aussi.

Et, par conséquent, il ne reste que ces quatre modes :

Espace 2 affirmatifs.
A, A, A.
A, I, I.
Espace 2 négatifs.
E, A, E.
E, I, O.

Ce qu’il fallait démontrer.

Ces quatre modes, pour être plus facilement retenus, ont été réduits à des mots artificiels dont les trois syllabes marquent les trois propositions, et la voyelle de chaque syllabe marque quelle doit être cette proposition ; de sorte que ces mots ont cela de très-commode dans l’école, qu’on marque clairement par un seul mot une espèce de syllogisme, que sans cela on ne pourrait faire entendre qu’avec beaucoup de discours.

Bar- Quiconque laisse mourir de faim ceux qu’il doit nourrir est homicide ;
ba- Tous les riches qui ne donnent point l’aumône dans les nécessités publiques laissent mourir de faim ceux qu’ils doivent nourrir :
ra. Dont ils sont homicides.
Ce- Nul voleur impénitent ne doit s’attendre d’être sauvé :
la- Tous ceux qui meurent après s’être enrichis du bien de l’Église, sans vouloir le restituer, sont des voleurs impénitents ;
rent. Donc nul d’eux ne doit s’attendre d’être sauvé.
Da- Tout ce qui est attaché au salut est avantageux.
ri- Il y a des afflictions qui servent au salut ;
i. Donc il y a des afflictions qui sont avantageuses.
Fe- Ce qui est suivi d’un juste repentir n’est jamais à souhaiter ;
ri- Il y a des plaisirs qui sont suivis d’un juste repentir ;
o- Donc il y a des plaisirs qui ne sont point à souhaiter.
Fondement de la première figure.

Puisque dans cette figure le grand terme est affirmé ou nié du moyen pris universellement, et ce même moyen affirmé ensuite dans la mineure du petit terme, ou sujet de la conclusion, il est clair qu’elle n’est fondée que sur deux principes, l’un pour les modes affirmatifs, l’autre pour les modes négatifs.

Principe des modes affirmatifs.

Ce qui convient à une idée prise universellement convient aussi à tout ce dont cette idée est affirmée, ou qui est sujet de cette idée, ou qui est compris dans l’extension de cette idée : car ces expressions sont synonymes.

Ainsi l’idée d’animal, convenant à tous les hommes, convient aussi à tous les Éthiopiens. Ce principe a été tellement éclairci dans le chapitre où nous avons traité de la nature des propositions affirmatives, qu’il n’est pas nécessaire de l’éclaircir ici davantage. Il suffira d’avertir qu’on l’exprime ordinairement dans l’école en cette manière : Quod convenit consequenti convenit antecedenti ; et que l’on entend par terme conséquent une idée générale qui est affirmée d’une autre, et par antécédent le sujet dont elle est affirmée, parce qu’en effet l’attribut se tire par conséquence du sujet : s’il est homme, il est animal.

Principe des modes négatifs.

Ce qui est nié d’une idée prise universellement est nié de tout ce dont cette idée est affirmée.

Arbre est nié de tous les animaux ; il est donc nié de tous les hommes, parce qu’ils sont animaux. On l’exprime ainsi dans l’école : Quod negatur de consequente, negatur de antecedente.

Ce que nous avons dit en traitant des propositions négatives me dispense d’en parler ici davantage.

Il faut remarquer qu’il n’y a que la première figure qui conclue tout, A, E, I, O.

Et qu’il n’y a qu’elle aussi qui conclue A, dont la raison est, qu’afin que la conclusion soit universelle affirmative, il faut que le petit terme soit pris généralement dans la mineure, et par conséquent qu’il en soit sujet, et que le moyen en soit l’attribut : d’où il arrive que le moyen y est pris particulièrement ; il faut donc qu’il soit pris généralement dans la majeure (par la première règle générale), et que par conséquent il en soit le sujet. Or, c’est en cela que consiste la première figure, que le moyen y est sujet en la majeure et attribut en la mineure.


CHAPITRE VI

Règles, modes et fondements de la seconde figure.


La seconde figure est celle où le moyen est deux fois attribut, et de là il s’ensuit qu’afin qu’elle conclue nécessairement, il faut que l’on garde ces deux règles.

Règle I. Il faut qu’il y ait une des deux propositions négatives, et par conséquent que la conclusion le soit aussi par la sixième règle générale.

Car, si elles étaient toutes deux affirmatives, le moyen, qui est toujours attribut, serait pris deux fois particulièrement contre la première règle générale.

Règle II. Il faut que la majeure soit universelle.

Car, la conclusion étant négative, le grand terme ou l’attribut est pris universellement. Or, ce même terme est le sujet de la majeure : donc il doit être universel, et par conséquent, rendre la majeure universelle.

Démonstration.

Qu’il ne peut y avoir que quatre modes dans la seconde figure.

Des dix modes concluants, les quatre affirmatifs sont exclus par la première règle de cette figure, qui est que l’une des prémisses doit être négative.

O, A, O, est exclu par la seconde règle, qui est que la majeure doit être universelle.

E, A, O est exclu par la même raison qu’en la première figure, parce que le petit terme est aussi sujet en la mineure.

Il ne reste donc de ces dix modes que ces quatre :

Espace 2 généraux.
E, A, E.
A, E, E.
Espace 2 particuliers.
E, I, O.
A, O, O.

Ce qu’il fallait démontrer.

On a compris ces quatre modes sous ces mots artificiels[20] :

Ce- Nul menteur n’est croyable,
sa- Tout homme de bien est croyable :
re. Donc nul homme de bien n’est menteur.
Ca- Tous ceux qui sont à Jésus-Christ crucifient leur chair ;
mes- Tous ceux qui mènent une vie molle et voluptueuse ne crucifient point leur chair :
tres. Donc nul d’eux n’est à Jésus-Christ.
Fes- Nulle vertu n’est contraire à l’amour de la vérité ;
ti- Il y a un amour de la paix qui est contraire à l’amour de la vérité :
no. Donc il y a un amour de la paix qui n’est pas vertu.
Ba- Toute vertu est accompagnée de discrétion ;
ro- Il y a des zèles sans discrétion :
co. Donc il y a des zèles qui ne sont pas vertu.
Fondement de la seconde figure.

Il serait facile de réduire toutes ces diverses sortes d’arguments à un même principe par quelques détours ; mais il est plus avantageux d’en réduire deux à un principe, et deux à un autre, parce que la dépendance et la liaison qu’ils ont avec ces deux principes est plus claire et plus immédiate.

Prince des arguments en Cesare et Festino.

Le premier de ces principes est celui qui sert aussi de fondement aux arguments négatifs de la première figure ; savoir, que ce qui est nié d’une idée universelle est aussi nié de tout ce dont cette idée est affirmée, c’est-à-dire de tous les sujets de cette idée : car il est clair que les arguments en Cesare et Festino sont établis sur ce principe. Pour montrer, par exemple, que nul homme de bien n’est menteur, j’ai affirmé croyable de tout homme de bien, et j’ai nié menteur de tout homme croyable en disant que nul menteur n’est croyable. Il est vrai que cette façon de nier est indirecte, puisqu’au lieu de nier menteur de croyable, j’ai nié croyable de menteur ; mais comme les propositions négatives universelles se convertissent simplement en niant l’attribut d’un sujet universel, on nie ce sujet universel de l’attribut.

Cela fait voir néanmoins que les arguments en Cesare sont, en quelque manière, indirects, puisque ce qui doit être nié n’y est nié qu’indirectement ; mais comme cela n’empêche pas que l’esprit ne comprenne facilement et clairement la force de l’argument, ils peuvent passer pour directs, entendant ce terme pour des arguments clairs et naturels.

Cela fait voir aussi que ces deux modes Cesare et Festino ne sont différents des deux de la première figure, Celarent et Ferio, qu’en ce que la majeure en est renversée ; mais quoique l’on puisse dire que les modes négatifs de la première figure sont plus directs, il arrive néanmoins souvent que ces deux de la deuxième figure qui y répondent sont plus naturels, et que l’esprit s’y porte plus facilement ; car, par exemple, dans celui que nous venons de proposer, quoique l’ordre direct de la négation demandât que l’on dît : Nul homme croyable n’est menteur, ce qui eût fait un argument en Celarent, néanmoins notre esprit se porte naturellement à dire que nul menteur n’est croyable.

Principe des arguments en Camestres et Baroco.

Dans ces deux modes le moyen est affirmé de l’attribut de la conclusion et nié du sujet, ce qui fait voir qu’ils sont établis directement sur ce principe : Tout ce qui est compris dans l’extension d’une idée universelle ne convient à aucun des sujets dont on la nie, l’attribut d’une proposition négative étant pris selon toute son extension, comme on l’a prouvé dans la seconde partie.

Vrai chrétien est compris dans l’extension de charitable, puisque tout vrai chrétien est charitable ; charitable est nié d’impitoyable envers les pauvres ; donc vrai chrétien est nié d’impitoyable envers les pauvres ; ce qui fait cet argument :

Tout vrai chrétien est charitable ;

Nul impitoyable envers les pauvres n’est charitable :

Donc nul impitoyable envers les pauvres n’est vrai chrétien.


CHAPITRE VII

Règles, modes et fondements de la troisième figure.


Dans la troisième figure, le moyen est deux fois sujet, d’où il s’ensuit :

Règle I. Que la mineure doit être affirmative.

Ce que nous avons déjà prouvé par la première règle de la première figure ; parce que, dans l’une et dans l’autre, l’attribut de la conclusion est aussi attribut dans la majeure.

Règle II. L’on n’y peut conclure que particulièrement.

Car, la mineure étant toujours affirmative, le petit terme qui est attribut est particulier : donc, il ne peut être universel dans la conclusion où il est sujet, parce que ce serait conclure le général du particulier, contre la deuxième règle générale.

Démonstration.

Qu’il ne peut y avoir que six modes dans la troisième figure.

Des dix modes concluants, A, E, E et A, O, O, sont exclus par la première règle de cette figure, qui est que la mineure ne peut être négative.

A, A, A et E, A, E, sont exclus par la deuxième règle, qui est que la conclusion n’y peut être générale.

Il ne reste donc que ces six modes :

Espace 3 affirmatifs.
A, A, I.
A, I, I.
I, A, I.
Espace 3 négatifs.
E, A, O.
E, I, O.
O, A, O.

Ce qu’il fallait démontrer.

C’est ce qu’on a réduit à ces six mots artificiels, quoique dans un autre ordre :

Da- La divisibilité de la matière à l’infini est incompréhensible ;
ra- La divisibilité de la matière à l’infini est très-certaine :
pti. Il y a donc des choses très-certaines qui sont incompréhensibles.
Fe- Nul homme ne peut se quitter soi-même.
la- Tout homme est ennemi de soi-même ;
pton. Il y a donc des ennemis que l’on ne saurait quitter.
Di- Il y a des méchants qui font les plus grandes fortunes ;
sa- Tous les méchants sont misérables :
mis. Il y a donc des misérables dans les plus grandes fortunes.
Da- Tout serviteur de Dieu est roi.
ti- Il y a des serviteurs de Dieu qui sont pauvres :
si. Il y a donc des pauvres qui sont rois.
Bo- Il y a des colères qui ne sont pas blâmables ;
car- Toute colère est une passion :
do. Donc il y a des passions qui ne sont pas blâmables.
Fe- Nulle sottise n’est éloquente ;
ri- Il y a des sottises en figures :
son. Il y a donc des figures qui ne sont pas éloquentes.
Fondements de la troisième figure.

Les deux termes de la conclusion étant attribués dans les deux prémisses à un même terme qui sert de moyen, on peut réduire les modes affirmatifs de cette figure à ce principe :

Principe des modes affirmatifs.

Lorsque deux termes peuvent s’affirmer d’une même chose, ils peuvent aussi s’affirmer l’un de l’autre pris particulièrement.

Car, étant unis ensemble dans cette chose, puisqu’ils lui conviennent, il s’ensuit qu’ils sont quelquefois unis ensemble, et partant, que l’on peut les affirmer l’un de l’autre particulièrement ; mais, afin qu’on soit assuré que ces deux termes aient été affirmés d’une même chose, qui est le moyen, il faut que ce moyen soit pris au moins une fois universellement ; car s’il était pris deux fois particulièrement, ce pourrait être deux diverses parties d’un terme commun, qui ne serait pas la même chose.

Principe des modes négatifs.

Lorsque de deux termes l’un peut être nié et l’autre affirmé de la même chose, ils peuvent se nier particulièrement l’un de l’autre.

Car il est certain qu’ils ne sont pas toujours joints ensemble, puisqu’ils n’y sont pas joints dans cette chose : donc on peut les nier quelquefois l’un de l’autre, c’est-à-dire que l’on peut les nier l’un de l’autre pris particulièrement ; mais il faut, par la même raison, qu’afin que ce soit la même chose, le moyen soit pris au moins une fois universellement.


CHAPITRE VIII

Des modes de la quatrième figure.


La quatrième figure est celle où le moyen est attribut dans la majeure et sujet dans la mineure ; elle est si peu naturelle, qu’il est assez inutile d’en donner les règles. Les voilà néanmoins, afin qu’il ne manque rien à la démonstration de toutes les manières simples de raisonner.

Règle I. Quand la majeure est affirmative, la mineure est toujours universelle.

Car le moyen est pris particulièrement dans la majeure affirmative, parce qu’il en est l’attribut. Il faut donc (par la première règle générale) qu’il soit pris généralement dans la mineure, et que, par conséquent, il la rende universelle, parce qu’il en est le sujet.

Règle II. Quand la mineure est affirmative, la conclusion est toujours particulière.

Car le petit terme est attribut dans la mineure, et par conséquent il y est pris particulièrement, quand elle est affirmative ; d’où il s’ensuit (par la deuxième règle générale) qu’il doit être aussi particulier dans la conclusion, ce qui la rend particulière, parce qu’il en est le sujet.

Règle III. Dans les modes négatifs, la majeure doit être générale.

Car la conclusion étant négative, le grand terme y est pris généralement. Il faut donc (par la deuxième règle générale) qu’il soit pris aussi généralement dans les prémisses. Or, il est le sujet de la majeure aussi bien que dans la deuxième figure, et par conséquent il faut, aussi bien que dans la deuxième figure, qu’étant pris généralement, il rende la majeure générale.

Démonstration.

Qu’il ne peut y avoir que cinq modes dans la quatrième figure.

Des dix modes concluants, A, I, I, et A, O, O, sont exclus par la première règle.

A, A, A, et E, A, E, sont exclus par la deuxième ;

O, A, O, par la troisième.

Il ne reste donc que ces cinq :

Espace 2 affirmatifs.
A, A, I.
I, A, I.
Espace 3 négatifs.
A, E, E.
E, A, O.
E, I, O.

Ces cinq modes peuvent se renfermer dans ces mots artificiels.

Bar- Tous les miracles de la nature sont ordinaires ;
ba- Tout ce qui est ordinaire ne nous frappe point :
ri. Donc il y a des choses qui ne nous frappent point, qui sont des miracles de la nature.
Ca- Tous les maux de la vie sont des maux passagers.
len- Tous les maux passagers ne sont point à craindre :
tes. Donc nul des maux qui sont à craindre n’est un mal de cette vie.
Di- Quelque fou dit vrai ;
ba- Quiconque dit vrai mérite d’être suivi :
tis. Donc il y en a qui méritent d’être suivis, qui ne laissent pas d’être fous.
Fes- Nulle vertu n’est une qualité naturelle ;
pa- Toute qualité naturelle a Dieu pour premier auteur :
mo. Donc il y a des qualités qui ont Dieu pour auteur, qui ne sont pas des vertus.
Fri- Nul malheureux n’est content ;
se- Il y a des personnes contentes qui sont pauvres :
som. Il y a donc des pauvres qui ne sont pas malheureux.

Il est bon d’avertir que l’on exprime ordinairement ces cinq modes en cette façon : Baralipton, Celantes, Dabitis, Fespamo, Frisesomorum ; ce qui est venu de ce qu’Aristote n’ayant pas fait une figure séparée de ces modes, on ne les a regardés que comme des modes indirects de la première figure, parce qu’on a prétendu que la conclusion était renversée, et que l’attribut en était le véritable sujet. C’est pourquoi ceux qui ont suivi cette opinion ont mis pour première proposition celle où le sujet de la conclusion entre, et pour mineure celle où entre l’attribut.

Et ainsi ils ont donné neuf modes à la première figure, quatre directs et cinq indirects, qu’ils ont renfermés dans ces deux vers :

Barbara, Celarent, Darii, Ferio, Baralipton,
Celantes, Dabitis, Fespamo, Frisesomorum.

Et pour les deux autres figures :

Cesare, Camestres, Festino, Baroco, Darapti,
Felapton, Disamis, Datisi, Bocardo, Ferison.

Mais comme la conclusion étant toujours supposée, puisque c’est ce qu’on veut prouver, on ne peut pas dire proprement qu’elle soit jamais renversée, nous avons cru qu’il était plus avantageux de prendre toujours pour majeure la proposition où entre l’attribut de la conclusion : ce qui nous a obligés, pour mettre la majeure la première, de renverser ces mots artificiels. De sorte que, pour mieux les retenir, on peut les renfermer en ce vers :

Barbari, Calentes, Dibatis, Fespamo, Frisesom.


Récapitulation des diverses espèces de syllogismes.

De tout ce qu’on vient de dire, on peut conclure qu’il y a dix-neuf espèces de syllogismes, qu’on peut diviser en diverses manières :

Espace 1o En
généraux 5
particuliers 14
Espace 2o En
affirmatifs. 7
négatifs. 12
3o En ceux qui concluent A, 1.
E, 4.
I, 6.
O, 8.

4o Selon les différentes figures, en les subdivisant par les modes ; ce qui a déjà été assez fait dans l’explication de chaque figure.

5o Ou, au contraire, selon les modes, en les subdivisant par les figures ; ce qui fera encore trouver dix-neuf espèces de syllogismes, parce qu’il y a trois modes dont chacun ne conclut qu’en une seule figure, six dont chacun conclut en deux figures, et un qui conclut en toutes les quatre.


CHAPITRE IX

Des syllogismes complexes, et comment on peut les réduire aux syllogismes communs, et en juger par les mêmes règles.


Il faut avouer que s’il y en a à qui la logique sert, il y en a beaucoup à qui elle nuit[21] ; et il faut reconnaître, en même temps, qu’il n’y en a point à qui elle nuise davantage qu’à ceux qui s’en piquent le plus, et qui affectent avec plus de vanité de paraître bons logiciens[22] : car cette affectation même étant la marque d’un esprit bas et peu solide, il arrive que, s’attachant plus à l’écorce des règles qu’au bon sens, qui en est l’âme[23], ils se portent facilement à rejeter comme mauvais des raisonnements qui sont très-bons ; parce qu’ils n’ont pas assez de lumières pour les ajuster aux règles, qui ne servent qu’à les tromper, à cause qu’ils ne les comprennent qu’imparfaitement.

Pour éviter ce défaut, qui ressent beaucoup cet air de pédanterie si indigne d’un honnête homme, nous devons plutôt examiner la solidité d’un raisonnement par la lumière naturelle que par les formes ; et un moyen d’y réussir, quand nous y trouvons quelques difficultés, est d’en faire d’autres semblables en différentes matières ; et lorsqu’il nous paraît clairement qu’il conclut bien à ne considérer que le bon sens, si nous trouvons en même temps qu’il contienne quelque chose qui ne nous semble pas conforme aux règles, nous devons plutôt croire que c’est faute de bien le démêler, que non pas qu’il y soit contraire en effet.

Mais les raisonnements dont il est plus difficile de bien juger, et où il est plus aisé de se tromper, sont ceux que nous avons déjà dit se pouvoir appeler complexes, non pas simplement parce qu’il s’y trouvait des propositions complexes, mais parce que les termes de la conclusion, étant complexes, n’étaient pas pris tout entiers dans chacune des prémisses pour être joints avec le moyen, mais seulement une partie de l’un des termes, comme en cet exemple :

Le soleil est une chose insensible ;

Les Perses adoraient le soleil ;

Donc les Perses adoraient une chose insensible ;

où l’on voit que, la conclusion ayant pour attribut adoraient une chose insensible, on n’en met qu’une partie dans la majeure, savoir : une chose insensible, et adoraient, dans la mineure.

Or, nous ferons voir deux choses touchant ces deux sortes de syllogismes ; nous montrerons premièrement, comment on peut les réduire aux syllogismes incomplexes dont nous avons parlé jusqu’ici pour en juger par les mêmes règles ;

Et nous ferons voir, en second lieu, que l’on peut donner des règles plus générales pour juger tout d’un coup de la bonté ou du vice de ces syllogismes complexes, sans avoir besoin d’aucune réduction.

C’est une chose assez étrange que, quoique l’on fasse peut-être beaucoup plus d’état de la logique qu’on ne devrait, jusqu’à soutenir qu’elle est absolument nécessaire pour acquérir les sciences, on la traite néanmoins avec si peu de soin, que l’on ne dit presque rien de ce qui peut avoir quelque usage ; car on se contente d’ordinaire de donner des règles des syllogismes simples, et presque tous les exemples qu’on en apporte sont composés de propositions incomplexes, qui sont si claires, que personne ne s’est jamais avisé de les proposer sérieusement dans aucun discours ; car, à qui a-t-on jamais ouï faire ces syllogismes : Tout homme est animal ; Pierre est homme : donc Pierre est animal.

Mais on se met peu en peine d’appliquer les règles des syllogismes aux arguments dont les propositions sont complexes, quoique cela soit souvent assez difficile, et qu’il y ait plusieurs arguments de cette nature qui paraissent mauvais, et qui sont néanmoins fort bons ; et que d’ailleurs l’usage de ces sortes d’arguments soit beaucoup plus fréquent que celui des syllogismes entièrement simples. C’est ce qu’il sera plus aisé de faire voir par des exemples que par des règles.

Exemple I. Nous avons dit, par exemple, que toutes les propositions composées de verbes actifs sont complexes en quelque manière ; et de ces propositions on en fait souvent des arguments dont la forme et la force sont difficiles à reconnaître, comme celui-ci que nous avons déjà proposé en exemple :

La loi divine commande d’honorer les rois ;

Louis XIV est roi :

Donc la loi divine commande d’honorer Louis XIV.

Quelques personnes peu intelligentes ont accusé ces sortes de syllogismes d’être défectueux, parce que, disaient-elles, ils sont composés de pures affirmatives dans la deuxième figure, ce qui est un défaut essentiel ; mais ces personnes ont bien montré qu’elles consultaient plus la lettre et l’écorce des règles, que non pas la lumière de la raison, par laquelle ces règles ont été trouvées : car cet argument est tellement vrai et concluant, que s’il était contre la règle, ce serait une preuve que la règle serait fausse, et non pas que l’argument fût mauvais.

Je dis donc, premièrement, que cet argument est bon ; car dans cette proposition, la loi divine commande d’honorer les rois, ce mot de rois est pris généralement pour tous les rois en particulier, et par conséquent Louis XIV est du nombre de ceux que la loi divine commande d’honorer.

Je dis, en second lieu, que roi, qui est le moyen, n’est point attribut dans cette proposition, la loi divine commande d’honorer les rois, quoiqu’il soit joint à l’attribut commande, ce qui est bien différent ; car ce qui est véritablement attribut est affirmé et convient : or, 1o roi n’est point affirmé, et ne convient point à la loi de Dieu ; 2o l’attribut est restreint par le sujet : or, le mot de roi n’est point restreint dans cette proposition, la loi divine commande d’honorer les rois, puisqu’il se prend généralement.

Mais si l’on demande ce qu’il est donc, il est facile de répondre qu’il est sujet d’une autre proposition enveloppée dans celle-là ; car, quand je dis que la loi divine commande d’honorer les rois, comme j’attribue à la loi de commander, j’attribue aussi l’honneur aux rois, car c’est comme si je disais : la loi divine commande que les rois soient honorés.

De même, dans cette conclusion, la loi divine commande d’honorer Louis XIV, Louis XIV n’est point l’attribut, quoique joint à l’attribut, et il est, au contraire, le sujet de la proposition enveloppée ; car c’est autant que si je disais : la loi divine commande que Louis XIV soit honoré.

Ainsi, ces propositions étant développées en cette manière :

La loi divine commande que les rois soient honorés ;

Louis XIV est roi :

Donc la loi divine commande que Louis XIV soit honoré ;

il est clair que tout l’argument consiste dans ces propositions :

Les rois doivent être honorés ;

Louis XIV est roi :

Donc Louis XIV doit être honoré ;

et que cette proposition, la loi divine commande, qui paraissait la principale, n’est qu’une proposition incidente à cet argument, qui est jointe à l’affirmation à qui la loi divine sert de preuve.

Il est clair de même que cet argument est de la première figure en Barbara, les termes singuliers, comme Louis XIV, passant pour universels, parce qu’ils sont pris dans toute leur étendue, comme nous avons déjà remarqué.

Exemple II. Par la même raison, cet argument, qui paraît de la deuxième figure et conforme aux règles de cette figure, ne vaut rien :

Nous devons croire l’Écriture ;

La tradition n’est point l’Écriture :

Donc nous ne devons point croire la tradition.

Car il doit se réduire à la première figure, comme s’il y avait :

L’Écriture doit être crue ;

La tradition n’est point l’Écriture :

Donc la tradition ne doit pas être crue.

Or, l’on ne peut rien conclure dans la première figure d’une mineure négative.

Exemple III. Il y a d’autres arguments dont les propositions paraissent de pures affirmatives dans la deuxième figure, et qui ne laissent pas d’être fort bons, comme :

Tout bon pasteur est prêt à donner sa vie pour ses brebis ;

Or, il y a aujourd’hui peu de pasteurs qui soient prêts à donner leur vie pour leurs brebis ;

Donc il y a aujourd’hui peu de bons pasteurs.

Mais ce qui fait que ce raisonnement est bon, c’est qu’on n’y conclut affirmativement qu’en apparence ; car la mineure est une proposition exclusive, qui contient dans le sens cette négative : plusieurs des pasteurs d’aujourd’hui ne sont pas prêts à donner leur vie pour leur brebis ; et la conclusion aussi se réduit à cette négative : plusieurs des pasteurs d’aujourd’hui ne sont pas de bons pasteurs.

Exemple IV. Voici encore un argument qui, étant de la première figure, paraît avoir la mineure négative, et qui néanmoins est fort bon.

Tous ceux à qui on ne peut ravir ce qu’ils aiment sont hors d’atteinte à leurs ennemis.

Or, quand un homme n’aime que Dieu, on ne peut lui ravir ce qu’il aime :

Donc tous ceux qui n’aiment que Dieu sont hors d’atteinte à leurs ennemis.

Ce qui fait que cet argument est fort bon, c’est que la mineure n’est négative qu’en apparence, et est en effet affirmative.

Car le sujet de la majeure, qui doit être attribut dans la mineure, n’est pas ceux à qui on peut ravir ce qu’ils aiment ; mais c’est, au contraire, ceux à qui on ne peut le ravir ; or, c’est ce qu’on affirme de ceux qui n’aiment que Dieu, de sorte que le sens de la mineure est :

Or, tous ceux qui n’aiment que Dieu sont du nombre de ceux à qui on ne peut ravir ce qu’ils aiment ; ce qui est visiblement une proposition affirmative.

Exemple V. C’est ce qui arrive encore quand la majeure est une proposition exclusive, comme :

Les seuls amis de Dieu sont heureux ;

Or, il y a des riches qui ne sont pas amis de Dieu :

Donc il y a des riches qui ne sont pas heureux ; car la particule seuls fait que la première proposition de ce syllogisme vaut ces deux-ci : les amis de Dieu sont heureux ; et, tous les autres hommes qui ne sont point amis de Dieu ne sont point heureux.

Or, comme c’est de cette seconde proposition que dépend la force de ce raisonnement, la mineure qui semblait négative, devient affirmative ; parce que le sujet de la majeure, qui doit être attribut dans la mineure, n’est pas amis de Dieu, mais ceux qui ne sont pas amis de Dieu, de sorte que tout l’argument doit se prendre ainsi :

Tous ceux qui ne sont point amis de Dieu ne sont pas heureux ;

Or, il y a des riches qui sont du nombre de ceux qui ne sont pas amis de Dieu :

Donc il y a des riches qui ne sont point heureux.

Mais ce qui fait qu’il n’est pas nécessaire d’exprimer la mineure de cette sorte, et qu’on lui laisse l’apparence d’une proposition négative, c’est que c’est la même chose de dire négativement qu’un homme n’est pas ami de Dieu, et de dire affirmativement qu’il est non ami de Dieu, c’est-à-dire du nombre de ceux qui ne sont pas amis de Dieu.

Exemple VI. Il y a beaucoup d’arguments semblables dont toutes les propositions paraissent négatives, et qui néanmoins sont très-bons, parce qu’il y en a une qui n’est négative qu’en apparence, et qui est affirmative en effet, comme nous venons de le faire voir, et comme on verra encore par cet exemple :

Ce qui n’a point de parties ne peut périr par la dissolution de ses parties ;

Notre âme n’a point de parties :

Donc notre âme ne peut périr par la dissolution de ses parties.

Il y a des gens qui apportent ces sortes de syllogismes pour montrer que l’on ne doit pas prétendre que cet axiome de la logique, on ne conclut rien de pures négatives, soit vrai généralement et sans distinction : mais ils n’ont pas pris garde que, dans le sens, la mineure de ce syllogisme et autres semblables est affirmative, parce que le milieu, qui est le sujet de la majeure, en est l’attribut ; or, le sujet et la majeure n’est pas ce qui a des parties, mais ce qui n’a point de parties ; et ainsi le sens de la mineure est : notre âme est une chose qui n’a point de parties ; ce qui est une proposition affirmative d’un attribut négatif.

Ces mêmes personnes prouvent encore que les arguments négatifs sont quelquefois concluants, par ces exemples : Jean n’est pas raisonnable : donc il n’est point homme. Nul animal ne voit : donc nul homme ne voit. Mais elles devaient considérer que ces exemples ne sont que des enthymèmes, et que nul enthymème ne conclut qu’en vertu d’une proposition sous-entendue, et qui par conséquent doit être dans l’esprit, quoiqu’elle ne soit pas exprimée ; or, dans l’un et l’autre de ces exemples, la proposition sous-entendue est nécessairement affirmative. Dans le premier, celle-ci : Tout homme est raisonnable ; Jean n’est point raisonnable : donc Jean n’est point homme ; et, dans l’autre : Tout homme est animal ; nul animal ne voit : donc nul homme ne voit ; or, on ne peut pas dire que ces syllogismes soient de pures négatives, et, par conséquent, les enthymèmes, qui ne concluent que par ce qu’ils enferment ces syllogismes entiers dans l’esprit de celui qui les fait, ne peuvent être apportés en exemple, pour faire voir qu’il y a quelquefois des arguments de pures négatives qui concluent.


CHAPITRE X

Principe général par lequel, sans aucune réduction aux figures et aux modes, on peut juger de la bonté ou du défaut de tout syllogisme.


Nous avons vu comme on peut juger si les arguments complexes sont concluants ou vicieux, en les réduisant à la forme des arguments plus communs, pour en juger ensuite par les règles communes ; mais comme il n’y a point d’apparence que notre esprit ait besoin de cette réduction pour faire ce jugement, cela a fait penser qu’il fallait qu’il y eût des règles plus générales, sur lesquelles même les communes fussent appuyées, par où l’on reconnût plus facilement la bonté ou le défaut de toutes sortes de syllogismes : et voici ce qui en est venu dans l’esprit.

Lorsqu’on veut prouver une proposition dont la vérité ne paraît pas évidemment, il semble que tout ce qu’on a à faire soit de trouver une proposition plus connue qui confirme celle-là, laquelle, pour cette raison, on peut appeler la proposition contenante. Mais parce qu’elle ne peut pas la contenir expressément et dans les mêmes termes puisque, si cela était, elle n’en serait pas différente, et ainsi elle ne servirait de rien pour la rendre plus claire, il est nécessaire qu’il y ait encore une autre proposition qui fasse voir que celle que nous avons appelée contenante contient en effet celle que l’on veut prouver ; et celle-là peut s’appeler applicative[24].

Dans les syllogismes affirmatifs, il est souvent indifférent laquelle des deux on appelle contenante, parce qu’elles contiennent toutes deux, en quelque sorte, la conclusion, et qu’elles servent mutuellement à faire voir que l’autre la contient.

Par exemple, si je doute si un homme vicieux est malheureux et que je raisonne ainsi :

Tout esclave de ses passions est malheureux ;

Tout vicieux est esclave de ses passions :

Donc tout vicieux est malheureux ;

quelque proposition que vous preniez, vous pourrez dire qu’elle contient la conclusion, et que l’autre le fait voir, car la majeure la contient, parce qu’esclave de ses passions contient sous soi vicieux ; c’est-à-dire que vicieux est renfermé dans son étendue, et est un de ses sujets, comme la mineure le fait voir ; et la mineure la contient aussi, parce qu’esclave de ses passions comprend dans son idée, celle de malheureux, comme la majeure le fait voir.

Néanmoins, comme la majeure est presque toujours plus générale, on la regarde d’ordinaire comme la proposition contenante, et la mineure comme applicative.

Pour les syllogismes négatifs, comme il n’y a qu’une proposition négative, et que la négation n’est proprement enfermée que dans la négative, il semble qu’on doive toujours prendre la proposition négative pour la contenante, et l’affirmative pour l’applicative seulement, soit que la négative soit la majeure, comme en Celarent, Ferio, Cesare, Festino ; soit que ce soit la mineure, comme en Camestres et Baroco.

Car si je prouve par cet argument que nul avare n’est heureux.

Tout heureux est content ;

Nul avare n’est content :

Donc nul avare n’est heureux ;

il est plus naturel de dire que la mineure, qui est négative, contient la conclusion, qui est aussi négative, et que la majeure est pour montrer qu’elle la contient : car cette mineure, nul avare n’est content, séparant totalement content d’avec avare, en sépare aussi heureux, puisque, selon la majeure, heureux est totalement enfermé dans l’étendue de content.

Il n’est pas difficile de montrer que toutes les règles que nous avons données ne servent qu’à faire voir que la conclusion est contenue dans l’une des premières propositions et que l’autre le fait voir ; et que les arguments ne sont vicieux que quand on manque à observer cela, et qu’ils sont toujours bons quand on l’observe. Car toutes ces règles se réduisent à deux principales, qui sont le fondement des autres : l’une, que nul terme ne peut être plus général dans la conclusion que dans les prémisses ; or, cela dépend visiblement de ce principe général, que les prémisses doivent contenir la conclusion : ce qui ne pourrait être si, le même terme étant dans les prémisses et dans la conclusion, il avait moins d’étendue dans les prémisses que dans la conclusion ; car le moins général ne contient pas le plus général, quelque homme ne contient pas tout homme.

L’autre règle générale est que le moyen doit être pris au moins une fois universellement ; ce qui dépend encore de ce principe, que la conclusion doit être contenue dans les prémisses. Car, supposons que nous avons à prouver que quelque ami de Dieu est pauvre, et que nous nous servions pour cela de cette proposition, quelque saint est pauvre, je dis qu’on ne verra jamais évidemment que cette proposition contient la conclusion que par une autre proposition où le moyen, qui est saint soit pris universellement ; car, il est visible qu’afin que cette proposition, quelque saint est pauvre, contienne la conclusion, quelque ami de Dieu est pauvre, il faut et il suffit que le terme quelque saint contienne le terme quelque ami de Dieu, puisque pour l’autre elles l’ont commun. Or, un terme particulier n’a point d’étendue déterminée ; il ne contient certainement que ce qu’il enferme dans sa compréhension et dans son idée.

Et par conséquent, afin que le terme quelque saint contienne le terme quelque ami de Dieu, il faut qu’ami de Dieu, soit contenu dans la compréhension de l’idée de saint.

Or, tout ce qui est contenu dans la compréhension d’une idée en peut être universellement affirmé ; tout ce qui est affirmé dans la compréhension de l’idée de triangle peut être affirmé de tout triangle ; tout ce qui est enfermé dans l’idée d’homme peut être affirmé de tout homme, et, par conséquent, afin qu’ami de Dieu soit enfermé dans l’idée de saint, il faut que tout saint soit ami de Dieu : d’où il s’ensuit que cette conclusion, quelque ami de Dieu est pauvre, ne peut être contenue dans cette proposition, quelque saint est pauvre, où le moyen saint est pris particulièrement, qu’en vertu d’une proposition où il soit pris universellement, puisqu’elle doit faire voir qu’un ami de Dieu est contenu dans la compréhension de l’idée de saint : c’est ce qu’on ne peut montrer qu’en affirmant ami de Dieu, de saint pris universellement, tout saint est ami de Dieu ; et par conséquent nulle des prémisses ne contiendrait la conclusion, si le moyen étant pris particulièrement dans l’une des propositions, il n’était pris universellement dans l’autre : ce qu’il fallait démontrer.


CHAPITRE XI

Application de ce principe général à plusieurs syllogismes qui paraissent embarrassés.


Sachant donc par ce que nous avons dit dans la seconde partie, ce que c’est que l’étendue et la compréhension des termes, par où l’on peut juger quand une proposition en contient ou n’en contient pas une autre, on peut juger de la bonté ou du défaut de tout syllogisme, sans considérer s’il est simple ou composé, complexe ou incomplexe, et sans prendre garde aux figures ni aux modes, par ce seul principe général, que l’une des deux propositions doit contenir la conclusion, et l’autre faire voir qu’elle la contient : c’est ce qui se comprendra mieux par des exemples[25].

Exemple. I. Je doute si ce raisonnement est bon :

Le devoir d’un chrétien est de ne point louer ceux qui commettent des actions criminelles ;

Or, ceux qui se battent en duel commettent une action criminelle ;

Donc le devoir d’un chrétien est de ne point louer ceux qui se battent en duel.

Je n’ai que faire de me mettre en peine pour savoir à quelle figure ni à quel mode on peut le réduire ; mais il me suffit de considérer si la conclusion est contenue dans l’une des deux premières propositions, et si l’autre le fait voir, et je trouve d’abord que, la première n’ayant rien de différent de la conclusion, sinon qu’il y a en l’une ceux qui commettent des actions criminelles, et en l’autre, ceux qui se battent en duel, celle où il y a commettre des actions criminelles, celle où il y a commettre des actions criminelles contiendra celle où il y a se battre en duel, pourvu que commettre des actions criminelles contienne se battre en duel.

Or, il est visible, par le sens, que le terme de ceux qui commettent des actions criminelles est pris universellement, et que cela s’entend de tous ceux qui en commettent quelles qu’elles soient : et ainsi la mineure, ceux qui se battent en duel commettent une action criminelle, faisant voir que se battre en duel est contenu sous ce terme de commettre des actions criminelles, elle fait voir aussi que la première proposition contient la conclusion[26].

Exemple II. Je doute si ce raisonnement est bon :

L’Évangile promet le salut aux chrétiens ;

Il y a des méchants qui sont chrétiens ;

Donc l’Évangile promet le salut aux méchants.

Pour en juger, je n’ai qu’à regarder que la majeure ne peut contenir la conclusion, si le mot de chrétiens n’y est pris généralement pour tous les chrétiens, et non pour quelques chrétiens seulement ; car, si l’Évangile ne promet le salut qu’à quelques chrétiens, il ne s’ensuit pas qu’il le promette à des méchants qui seraient chrétiens, parce que ces méchants peuvent n’être pas du nombre de ces chrétiens auxquels l’Évangile promet le salut : c’est pourquoi ce raisonnement conclut bien, mais la majeure est fausse, si le mot de chrétiens se prend dans la majeure pour tous les chrétiens, et il conclut mal s’il ne se prend que pour quelques chrétiens ; car alors la première proposition ne contiendrait point la conclusion.

Mais, pour savoir s’il doit se prendre universellement, cela doit se juger par une autre règle que nous avons donnée dans la seconde partie, qui est que, hors les faits, ce dont on affirme est pris universellement, quand il est exprimé indéfiniment : car quoique ceux qui commettent des actions criminelles, dans le premier exemple, et chrétiens, dans le deuxième, soient partie d’un attribut, ils tiennent lieu néanmoins de sujet au regard de l’autre partie du même attribut : car ils sont ce dont on affirme, qu’on ne doit pas les louer, ou qu’on leur promet le salut : et par conséquent, n’étant point restreints, ils doivent être pris universellement, et ainsi, l’un et l’autre argument est bon dans la forme ; mais la majeure du second est fausse, si ce n’est qu’on entendît par le mot de chrétiens ceux qui vivent conformément à l’Évangile, auquel cas la mineure serait fausse, parce qu’il n’y a point de méchants qui vivent conformément à l’Évangile[27].

Exemple III. Il est aisé de voir, par le même principe, que ce raisonnement ne vaut rien :

La loi divine commande d’obéir aux magistrats séculiers.

Les évêques ne sont point des magistrats séculiers :

Donc la loi divine ne commande point d’obéir aux évêques.

Car nulle des premières propositions ne contient la conclusion, puisqu’il ne s’ensuit pas que la loi divine commandant une chose, n’en commande pas une autre : et ainsi, la mineure fait bien voir que les évêques ne sont pas compris sous le nom de magistrats séculiers, et que le commandement d’honorer les magistrats séculiers ne comprend point les évêques ; mais la majeure ne dit pas que Dieu n’ait fait d’autres commandements que celui-là, comme il faudrait qu’elle fît pour enfermer la conclusion en vertu de cette mineure : ce qui fait que cet autre argument est bon :

Exemple IV. Le christianisme n’oblige les serviteurs de servir leurs maîtres que dans les choses qui ne sont point contre la loi de Dieu.

Or, un mauvais commerce est contre la loi de Dieu :

Donc le christianisme n’oblige point les serviteurs de servir leurs maîtres dans un mauvais commerce.

Car la majeure contient la conclusion, puisque la mineure, mauvais commerce, est contenue dans le nombre des choses qui sont contre la loi de Dieu, et que la majeure étant exclusive, vaut autant que si on disait : La loi divine n’oblige point les serviteurs de servir leurs maîtres dans toutes les choses qui sont contre la loi de Dieu.

Exemple V. On peut résoudre facilement ce sophisme commun par ce seul principe :

Celui qui dit que vous êtes un animal dit vrai ;

Celui qui dit que vous êtes un oison dit que vous êtes un animal :

Donc celui qui dit que vous êtes un oison dit vrai.

Car il suffit de dire que nulle de ces deux premières propositions ne contient la conclusion, puisque, si la majeure le contenait, n’étant différente de la conclusion qu’en ce qu’il y a animal dans la majeure et oison dans la conclusion, il faudrait qu’animal contînt oison ; mais animal est pris particulièrement dans cette majeure, puisqu’il est attribut de cette proposition incidente affirmative, vous êtes un animal, et par conséquent il ne pourrait contenir oison que dans sa compréhension ; ce qui obligerait, pour le faire voir, de prendre le mot d’animal universellement dans la mineure, en affirmant oison de tout animal : ce qu’on ne peut faire, et ce qu’on ne fait pas aussi, puisque animal est encore pris particulièrement dans la mineure, étant encore, aussi bien que dans la majeure, l’attribut de cette proposition affirmative incidente, vous êtes un animal[28].

Exemple VI. On peut encore résoudre par là cet ancien sophisme, qui est rapporté par saint Augustin :

Vous n’êtes pas ce que je suis ;

Je suis homme :

Donc vous n’êtes pas homme.

Cet argument ne vaut rien par les règles des figures, parce qu’il est de la première, et que la première proposition, qui en est la mineure, est négative ; mais il suffit de dire que la conclusion n’est point contenue dans la première de ces propositions, et que l’autre proposition, je suis homme, ne fait point voir qu’elle y soit contenue : car la conclusion étant négative, le terme d’homme y est pris universellement, et ainsi n’est point contenu dans le terme ce que je suis, parce que celui qui parle ainsi n’est pas tout homme, mais seulement quelque homme, comme il paraît en ce qu’il dit seulement dans la proposition applicative, je suis homme, où le terme d’homme est restreint à une signification particulière, parce qu’il est attribut d’une proposition affirmative : or, le général n’est pas contenu dans le particulier[29].


CHAPITRE XII

Des syllogismes conjonctifs.


Les syllogismes conjonctifs ne sont pas tous ceux dont les propositions sont conjonctives ou composées, mais ceux dont la majeure est tellement composée qu’elle enferme toute la conclusion : on peut les réduire à trois genres, les conditionnels, les disjonctifs et les copulatifs.


Des syllogismes conditionnels.


Les syllogismes conditionnels sont ceux où la majeure est une proposition conditionnelle qui contient toute la conclusion, comme :

S’il y a un Dieu, il faut l’aimer ;

Or, il y a un Dieu :

Donc il faut l’aimer.

La majeure a deux parties : la première s’appelle l’antécédent, s’il y a un Dieu ; la deuxième, le conséquent, il faut l’aimer.

Ce syllogisme peut être de deux sortes, parce que de la même majeure on peut former deux conclusions.

La première est, quand ayant affirmé le conséquent dans la majeure, on affirme l’antécédent dans la mineure, selon cette règle : en pesant l’antécédent, on pose le conséquent.

Si la matière ne peut se mouvoir d’elle-même, il faut que le premier mouvement lui ait été donné de Dieu ;

Or, la matière ne peut se mouvoir d’elle-même :

Il faut donc que le premier mouvement lui ait été donné de Dieu.

La deuxième sorte est, quand on ôte le conséquent pour ôter l’antécédent, selon cette règle : ôtant le conséquent, on ôte l’antécédent.

Si quelqu’un des élus périt, Dieu se trompe ;

Mais Dieu ne se trompe point :

Donc aucun des élus ne périt.

C’est le raisonnement de saint Augustin : Horum si quisquam perit, fallitur Deus : sed nemo eorum perit, quia non fallitur Deus.

Les arguments conditionnels sont vicieux en deux manières : l’une est, quand la majeure est une conditionnelle déraisonnable, et dont la conséquence est contre les règles, comme si je concluais le général du particulier, en disant : Si nous nous trompons en quelque chose, nous nous trompons en tout.

Mais cette fausseté dans la majeure de ces syllogismes en regarde plutôt la matière que la forme ; ainsi, on ne les considère comme vicieux selon la forme, que quand on tire une mauvaise conclusion de la majeure, vraie ou fausse, raisonnable ou déraisonnable : ce qui se fait de deux sortes.

La première, lorsqu’on infère l’antécédent du conséquent, comme si on disait :

Si les Chinois sont mahométans, ils sont infidèles ;

Or, ils sont infidèles :

Donc ils sont mahométans.

La deuxième sorte d’arguments conditionnels qui sont faux, est quand de la négation de l’antécédent on infère la négation du conséquent, comme dans le même exemple :

Si les Chinois sont mahométans, ils sont infidèles ;

Or, ils ne sont pas mahométans :

Donc ils ne sont pas infidèles.

Il y a néanmoins de ces arguments conditionnels qui semblent avoir ce second défaut, qui ne laissent pas d’être fort bons, parce qu’il y a une exclusion sous-entendue dans la majeure, quoique non exprimée. Exemple : Cicéron ayant publié une loi contre ceux qui achèteraient les suffrages, et Muréna étant accusé de les avoir achetés, Cicéron, qui plaidait pour lui, se justifie par cet argument du reproche que lui faisait Caton, d’agir, dans cette défense, contre sa loi : Etenim si largitionem factam esse confiterer, idque recte factum esse defenderem, facerem improbe, etiamsi alius legem tulisset ; quum vero nihil commissum contra legem esse defendam, quid est quod meam defensionem latio legis impediat ? Il semble que cet argument soit semblable à celui d’un blasphémateur, qui dirait pour s’excuser : Si je niais qu’il y eût un Dieu, je serais un méchant ; mais quoique je blasphème, je ne nie pas qu’il y ait un Dieu : donc je ne suis pas un méchant. Cet argument ne vaudrait rien, parce qu’il y a d’autres crimes que l’athéisme qui rendent un homme méchant ; mais ce qui fait que celui de Cicéron est bon, quoique Ramus l’ait proposé pour exemple d’un mauvais raisonnement, c’est qu’il enferme dans le sens une partie exclusive, et qu’il faut le réduire à ces termes :

Ce serait alors seulement qu’on pourrait me reprocher avec raison d’agir contre ma loi, si j’avouais que Muréna eût acheté les suffrages, et que je ne laissasse pas de justifier son action ;

Mais je prétends qu’il n’a point acheté les suffrages :

Et par conséquent je ne fais rien contre ma loi.

Il faut dire la même chose de ce raisonnement de Vénus dans Virgile, en parlant à Jupiter :

Si sine pace tua atque invito numine Troes
Italiam petiere, luant peccata, neque illos
Juveris auxilio : sin tot responsa secuti,
Quæ superi manesque dabant, cur nunc tua quisquam
Flectere jussa potest, aut cur nova condere fata[30] ?

car ce raisonnement se réduit à ces termes :

Si les Troyens étaient venus en Italie contre le gré des dieux, ils seraient punissables ;

Mais ils n’y sont pas venus contre le gré des dieux :

Donc ils ne sont pas punissables.

Il faut donc y suppléer quelque chose ; autrement il serait semblable à celui-ci, qui certainement ne conclut pas :

Si Judas était entré dans l’apostolat sans vocation, il aurait dû être rejeté de Dieu ;

Mais il n’y est pas entré sans vocation :

Donc il n’a pas dû être rejeté de Dieu.

Mais ce qui fait que celui de Vénus, dans Virgile, n’est pas vicieux, c’est qu’il faut considérer la majeure comme étant exclusive dans le sens, de même que s’il y avait :

Ce serait alors seulement que les Troyens seraient punissables et indignes du secours des dieux, s’ils étaient venus en Italie contre leur gré :

Donc, etc.

Ou bien il faut dire, ce qui est la même chose, que l’affirmative, si sine pace tua, etc., enferme dans le sens cette négative :

Si les Troyens ne sont venus dans l’Italie que par l’ordre des dieux, il n’est pas juste que les dieux les abandonnent ;

Or, ils n’y sont venus que par l’ordre des dieux :

Donc, etc.


Des syllogismes disjonctifs.


On appelle syllogismes disjonctifs ceux dont la première proposition est disjonctive, c’est-à-dire dont les parties sont jointes par vel, ou, comme celui-ci de Cicéron :

Ceux qui ont tué César sont parricides ou défenseurs de la liberté ;

Or, ils ne sont points parricides :

Donc ils sont défenseurs de la liberté.

Il y en a de deux sortes : la première, quand on ôte une partie pour garder l’autre ; comme dans celui que nous venons de proposer, ou dans celui-ci :

Tous les méchants doivent être punis en ce monde ou en l’autre ;

Or, il y a des méchants qui ne sont point punis en ce monde ;

Donc ils le seront en l’autre.

Il y a quelquefois trois membres dans cette sorte de syllogismes, et alors on en ôte deux pour en garder un, comme dans cet argument de saint Augustin, dans son livre du Mensonge, chap. viii.

Aut non est credendum bonis, aut credendum est cis quos credimus debere aliquando mentiri, aut non est credendum bonos aliquando mentiri. Horum primum perniciosum est ; secundum stultum : restat ergo ut nunquam mentiantur boni.

La seconde sorte, mais moins naturelle, est quand on prend une des parties pour ôter l’autre, comme si l’on disait :

Saint Bernard[31], témoignant que Dieu avait confirmé par des miracles sa prédication de la croisade, était un saint ou un imposteur ;

Or, c’était un saint :

Donc ce n’était pas un imposteur.

Ces syllogismes disjonctifs ne sont guère faux que par la fausseté de la majeure, dans laquelle la division n’est pas exacte, se trouvant un milieu entre les membres opposés, comme si je disais :

Il faut obéir aux princes en ce qu’ils commandent contre la loi de Dieu, ou se révolter contre eux :

Or, il ne faut pas leur obéir en ce qui est contre la loi de Dieu :

Donc il faut se révolter contre eux :

Ou : Or, il ne faut pas se révolter contre eux :

Donc il faut leur obéir en ce qui est contre la loi de Dieu.

L’un et l’autre raisonnement est faux, parce qu’il y a un milieu dans cette disjonction qui a été observé par les premiers chrétiens, qui est de souffrir patiemment toutes choses, plutôt que de rien faire contre la loi de Dieu, sans néanmoins se révolter contre les princes.

Ces fausses disjonctions sont une des sources les plus communes des faux raisonnements des hommes.


Des syllogismes copulatifs.


Ces syllogismes ne sont que d’une sorte, qui est quand on prend une proposition copulative niante, dont ensuite on établit une partie pour ôter l’autre.

Un homme n’est pas tout ensemble serviteur de Dieu et idolâtre de son argent ;

Or, l’avare est idolâtre de son argent :

Donc il n’est pas serviteur de Dieu.

Car cette sorte de syllogisme ne conclut point nécessairement, quand on ôte une partie pour mettre l’autre, comme on peut voir par ce raisonnement tiré de la même proposition :

Un homme n’est pas tout ensemble serviteur de Dieu et idolâtre de l’argent ;

Or les prodigues ne sont point idolâtres de l’argent :

Donc ils sont serviteurs de Dieu.


CHAPITRE XIII

Des syllogismes dont la conclusion est conditionnelle.


On a fait voir qu’un syllogisme parfait ne peut avoir moins de trois propositions ; mais cela n’est vrai que quand on conclut absolument, et non quand on ne le fait que conditionnellement, parce qu’alors la seule proposition conditionnelle peut enfermer une des prémisses outre la conclusion, et même toutes les deux.

Exemple : si je veux prouver que la lune est un corps raboteux, et non poli comme un miroir, ainsi qu’Aristote se l’est imaginé, je ne puis le conclure absolument qu’en trois propositions.

Tout corps qui réfléchit la lumière de toutes parts est raboteux ;

Or, la lune réfléchit la lumière de toutes parts :

Donc la lune est un corps raboteux.

Mais je n’ai besoin que de deux propositions pour la conclure conditionnellement en cette manière :

Tout corps qui réfléchit la lumière de toutes parts est raboteux ;

Donc si la lune réfléchit la lumière de toutes parts, c’est un corps raboteux.

Et je puis même renfermer ce raisonnement en une seule proposition, ainsi :

Si tout corps qui réfléchit la lumière de toutes parts est raboteux, et que la lune réfléchisse la lumière de toutes parts, il faut avouer que ce n’est point un corps poli, mais raboteux.

Ou bien en liant une des propositions par la particule causale, parce que, ou puisque, comme :

Si tout vrai ami doit être prêt à donner sa vie pour son ami,

Il n’y a guère de vrais amis ;

Puisqu’il n’y en a guère qui le soient jusqu’à ce point.

Cette manière de raisonner est très-commune et très-belle, et c’est ce qui fait qu’il ne faut pas s’imaginer qu’il n’y ait de raisonnement que lorsqu’on voit trois propositions séparées et arrangées comme dans l’école ; car il est certain que cette seule proposition comprend ce syllogisme entier :

Tout vrai ami doit être prêt à donner sa vie pour des amis ;

Or, il n’y a guère de gens qui soient prêts à donner leur vie pour leurs amis :

Donc il n’y a guère de vrais amis.

Toute la différence qu’il y a entre les syllogismes absolus et ceux dont la conclusion est enfermée avec l’une des prémisses dans une proposition conditionnelle, est que les premiers ne peuvent être accordés tout entiers, que nous ne demeurions d’accord de ce qu’on aurait voulu nous persuader ; au lieu que dans les derniers on peut accorder tout, sans que celui qui les fait ait encore rien gagné, parce qu’il lui reste à prouver que la condition d’où dépend la conséquence qu’on lui a accordée est véritable.

Et ainsi ces arguments ne sont proprement que des préparations à une conclusion absolue ; mais ils sont aussi très-propres à cela, et il faut avouer que ces manières de raisonner sont très-ordinaires et très-naturelles, et qu’elles ont cet avantage, qu’étant plus éloignées de l’air de l’école, elles en sont mieux reçues dans le monde.

On peut conclure de cette sorte en toutes les figures et en tous les modes, et ainsi, il n’y a point d’autres règles à y observer que les règles mêmes des figures.

Il faut seulement remarquer que la conclusion conditionnelle comprenant toujours l’une des prémisses outre la conclusion, c’est quelquefois la majeure, et quelquefois la mineure.

C’est ce qu’on verra par les exemples de plusieurs conclusions conditionnelles qu’on peut tirer de deux maximes générales, l’une affirmative et l’autre négative ; soit l’affirmative, ou déjà prouvée, ou accordée :

Tout sentiment de douleur est une pensée.

On en conclut affirmativement :

1. Donc, si toutes les bêtes sentent de la douleur,

Toutes les bêtes pensent. Barbara.

2. Donc, si quelque plante sent de la douleur,

Quelque plante pense. Darii.

3. Donc, si toute pensée est une action de l’esprit,

Tout sentiment de douleur est une action de l’esprit. Barbara.

4. Donc, si tout sentiment de douleur est un mal,

Quelque pensée est un mal. Darapti.

5. Donc, si le sentiment de douleur est dans la main que l’on brûle,

Il y a quelque pensée dans la main que l’on brûle. Disamis.

Négativement :

6. Donc, si nulle pensée n’est dans le corps,

Nul sentiment de douleur n’est dans le corps. Celarent.

7. Donc, si nulle bête ne pense,

Nulle bête ne sent de la douleur. Camestres.

8. Donc, si quelque partie de l’homme ne pense point,

Quelque partie de l’homme ne sent point la douleur. Baroco.

9. Donc, si nul mouvement de la matière n’est une pensée,

Nul sentiment de douleur n’est un mouvement de la matière. Cesare.

10. Donc, si le sentiment de douleur n’est pas agréable,

Quelque pensée n’est pas agréable. Felapton.

11. Donc, si quelque sentiment de douleur n’est pas volontaire,

Quelque pensée n’est pas volontaire. Bocardo.

On pourrait tirer encore quelques autres conclusions conditionnelles de cette maxime générale : Tout sentiment de douleur est une pensée ; mais comme elles seraient peu naturelles, elles ne méritent pas d’être rapportées.

De celles qu’on a tirées, il y en a qui comprennent la mineure, outre la conclusion, savoir, la 1re, 2e, 7e, 8e, et d’autres la majeure, savoir, la 3e, 4e, 5e, 6e, 9e, 10e, 11e.

On peut de même remarquer les diverses conclusions conditionnelles qui peuvent se tirer d’une proposition générale négative ; soit, par exemple, celle-ci :

Nulle matière ne pense.

1. Donc, si toute âme de bête est matière,

Nulle âme de bête ne pense. Celarent.

2. Donc, si quelque partie de l’homme est matière,

Quelque partie de l’homme ne pense point. Ferio.

3. Donc, si notre âme pense,

Notre âme n’est point matière. Cesare.

4. Donc, si quelque partie de l’homme pense,

Quelque partie de l’homme n’est point matière. Festino.

5. Donc, si tout ce qui sent de la douleur pense,

Nulle matière ne sent de la douleur. Camestres.

6. Donc, si toute matière est une substance,

Quelque substance ne pense point. Felapton.

7. Donc, si quelque matière est cause de plusieurs effets qui paraissent très-merveilleux,

Tout ce qui est cause d’effets merveilleux ne pense pas. Ferison.

De ces conditionnelles il n’y a que la cinquième qui enferme la majeure outre la conclusion : toutes les autres renferment la mineure.

Le plus grand usage de ces sortes de raisonnement est d’obliger celui à qui on veut persuader une chose, de reconnaître premièrement la bonté d’une conséquence qu’il peut accorder, sans s’engager encore à rien, parce qu’on ne la lui propose que conditionnellement, et séparée de la vérité matérielle, pour parler ainsi, de ce qu’elle contient.

Et par là on le dispose à recevoir plus facilement la conclusion absolue qu’on en tire : ou en mettant l’antécédent pour mettre le conséquent ; ou en ôtant le conséquent pour ôter l’antécédent.

Ainsi, un homme m’ayant avoué que, nulle matière ne pense, j’en conclurai : donc si l’âme des bêtes pense, il faut qu’elle soit distincte de la matière.

Et comme il ne pourra me nier cette conclusion conditionnelle, j’en pourrai tirer l’une ou l’autre de ces deux conséquences absolues :

Or, l’âme des bêtes pense :

Donc elle est distincte de la matière ;

ou bien au contraire :

Or, l’âme des bêtes n’est pas distincte de la matière :

Donc elle ne pense point.

On voit là qu’il faut quatre propositions, afin que ces sortes de raisonnements soient achevés, et qu’ils établissent quelque chose absolument ; et néanmoins on ne doit pas les mettre au rang des syllogismes qu’on appelle composés, parce que ces quatre propositions ne contiennent rien davantage dans le sens que ces trois propositions d’un syllogisme commun :

Nulle matière ne pense ;

Toute âme de bête est matière :

Donc nulle âme de bête ne pense.


CHAPITRE XIV

Des enthymèmes et des sentences enthymématiques.


On a déjà dit que l’enthymème était un syllogisme parfait dans l’esprit[32], mais imparfait dans l’expression, parce qu’on y supprimait quelqu’une des propositions comme trop claire et trop connue, et comme étant facilement suppléée par l’esprit de ceux à qui l’on parle. Cette manière d’argument est si commune dans les discours et dans les écrits, qu’il est rare, au contraire, que l’on y exprime toutes les propositions, parce qu’il y en a d’ordinaire une assez claire pour être supposée, et que la nature de l’esprit humain est d’aimer mieux qu’on lui laisse quelque chose à suppléer, que non pas qu’on s’imagine qu’il ait besoin d’être instruit de tout.

Ainsi cette suppression flatte la vanité de ceux à qui l’on parle, en se remettant de quelque chose à leur intelligence, et en abrégeant le discours, elle le rend plus fort et plus vif. Il est certain, par exemple, que si de ce vers de la Médée d’Ovide, qui contient un enthymème très-élégant :

Servare potui, perdere an possim, rogas[33] ?
Je t’ai pu conserver, je te pourrai donc perdre ?

on en avait fait un argument en forme en cette manière : celui qui peut conserver peut perdre ; or, je t’ai pu conserver : donc je te pourrai te perdre, toute la grâce en serait ôtée ; la raison en est que, comme une des principales beautés d’un discours est d’être plein de sens, et de donner occasion à l’esprit de former une pensée plus étendue que n’est l’expression, c’en est, au contraire, un des plus grands défauts d’être vide de sens et de renfermer peu de pensées, ce qui est presque inévitable dans les syllogismes philosophiques ; car l’esprit allant plus vite que la langue, et une des propositions suffisant pour en faire concevoir deux, l’expression de la seconde devient inutile, ne contenant aucun nouveau sens. C’est ce qui rend ces sortes d’arguments si rares dans la vie des hommes ; parce que, sans même y faire réflexion, on s’éloigne de ce qui ennuie, et l’on se réduit à ce qui est précisément nécessaire pour se faire entendre.

Les enthymèmes sont donc la manière ordinaire dont les hommes expriment leurs raisonnements, en supprimant la proposition qu’ils jugent devoir être facilement suppléée ; et cette proposition est tantôt la majeure, tantôt la mineure, et quelquefois la conclusion ; quoique alors cela ne s’appelle pas proprement enthymème, tout l’argument étant contenu en quelque sorte dans les deux premières propositions. Il arrive aussi quelquefois que l’on renferme les deux propositions de l’enthymème dans une seule proposition, qu’Aristote appelle, pour ce sujet, sentence enthymématique, et dont il rapporte cet exemple[34] :

Ἀθάνατον ὀργὴν μὴ φύλαττε θνητὸς ὤν.
Mortel, ne garde pas une haine immortelle.

L’argument entier serait : Celui qui est mortel ne doit pas conserver une haine immortelle ; or, vous êtes mortel : donc, etc., et l’enthymème parfait serait : Vous êtes mortel : que votre haine ne soit donc pas immortelle.


CHAPITRE XV

Des syllogismes composés de plus de trois propositions.


Nous avons déjà dit que les syllogismes composés de plus de trois propositions s’appellent généralement sorites[35].

On peut en distinguer de trois sortes : 1o les gradations, dont il n’est point nécessaire de rien dire davantage que ce qui en a été dit au premier chapitre de cette troisième partie ;

2o Les dilemmes, dont nous traiterons dans le chapitre suivant ;

3o Ceux que les Grecs ont appelés épichérèmes[36], qui comprennent la preuve ou de quelqu’une des deux premières propositions ou de toutes les deux ; et ce sont ceux-là dont nous parlerons dans ce chapitre.

Comme l’on est souvent obligé de supprimer dans les discours certaines propositions trop claires, il est aussi souvent nécessaire, quand on en avance de douteuses, d’y joindre en même temps des preuves pour empêcher l’impatience de ceux à qui l’on parle, qui se blessent quelquefois lorsqu’on prétend les persuader par des raisons qui leur paraissent fausses ou douteuses ; car, quoique l’on y remédie dans la suite, néanmoins il est dangereux de produire, même pour un peu de temps, ce dégoût dans leur esprit : et ainsi, il vaut beaucoup mieux que les preuves suivent immédiatement ces propositions douteuses, que non pas qu’elles en soient séparées. Cette séparation produit encore un autre inconvénient bien incommode, c’est qu’on est obligé de répéter la proposition que l’on veut prouver. C’est pourquoi, au lieu que la méthode de l’école est de proposer l’argument entier, et ensuite de prouver la proposition qui reçoit difficulté, celle que l’on suit dans les discours ordinaires est de joindre aux propositions douteuses les preuves qui les établissent, ce qui fait une espèce d’argument composé de plusieurs propositions : car à la majeure on joint les preuves de la majeure, à la mineure les preuves de la mineure, et ensuite on conclut.

L’on peut réduire ainsi toute l’oraison pour Milon à un argument composé, dont la majeure est qu’il est permis de tuer celui qui nous dresse des embûches. Les preuves de cette majeure se tirent de la loi naturelle, du droit des gens, des exemples. La mineure est que Clodius a dressé des embûches à Milon, et les preuves de la mineure sont l’équipage de Clodius, sa suite, etc. La conclusion est qu’il a donc été permis à Milon de le tuer.

Le péché originel se prouverait par les misères des enfants, selon la méthode dialectique, en cette matière.

Les enfants ne sauraient être misérables qu’en punition de quelque péché qu’ils tirent de leur naissance ; or, ils sont misérables ; donc c’est à cause du péché originel. Ensuite, il faudrait prouver la majeure et la mineure ; la majeure, par cet argument disjonctif : la misère des enfants ne peut procéder que de l’une de ces quatre causes : 1o des péchés précédents commis en une autre vie ; 2o de l’impuissance de Dieu, qui n’avait pas le pouvoir de les en garantir ; 3o de l’injustice de Dieu, qui les asservirait sans sujet ; 4o du péché originel. Or, il est impie de dire qu’elle vienne des trois premières causes ; elle ne peut donc venir que de la quatrième, qui est le péché originel[37].

La mineure, que les enfants sont misérables, se prouverait par le dénombrement de leurs misères.

Mais il est aisé de voir combien saint Augustin a proposé cette preuve du péché originel avec plus de grâce et de force, en la renfermant dans un argument composé en cette sorte.

« Considérez la multitude et la grandeur des maux qui accablent les enfants, et combien les premières années de leur vie sont remplies de vanité, de souffrances, d’illusions, de frayeurs ; ensuite, lorsqu’ils sont devenus grands, et qu’ils commencent même à servir Dieu, l’erreur les tente pour les séduire, le travail et la douleur les tentent pour les affaiblir, la concupiscence les tente pour les enflammer, la tristesse les tente pour les abattre, l’orgueil les tente pour les élever ; et qui pourrait représenter, en peu de paroles, tant de diverses peines qui appesantissent le joug des enfants d’Adam ? L’évidence de ces misères a forcé les philosophes païens, qui ne savaient et ne croyaient rien du péché de notre premier père, de dire que nous n’étions nés que pour souffrir les châtiments que nous avions mérités par quelques crimes commis en une autre vie que celle-ci, et qu’ainsi nos âmes avaient été attachées à des corps corruptibles, par le même genre de supplice que des tyrans de Toscane faisaient souffrir à ceux qu’ils attachaient tout vivants avec des corps morts. Mais cette opinion, que les âmes sont jointes à des corps en punition des fautes précédentes d’une autre vie, est rejetée par l’Apôtre. Que reste-t-il donc, sinon que la cause de ces maux effroyables soit ou l’injustice ou l’impuissance de Dieu, ou la peine du premier péché de l’homme ? Mais, parce que Dieu n’est ni injuste ni impuissant, il ne reste plus que ce que vous ne voulez pas reconnaître, mais qu’il faut pourtant que vous reconnaissiez malgré vous, que ce joug si pesant, que les enfants d’Adam sont obligés de porter depuis que leurs corps sont sortis du sein de leur mère, jusqu’au jour qu’ils rentrent dans le sein de leur mère commune, qui est la terre, n’aurait point été, s’ils ne l’avaient mérité par le crime qu’ils tirent de leur origine[38]. »


CHAPITRE XVI

Des dilemmes.


On peut définir un dilemme un raisonnement composé, où, après avoir divisé un tout en ses parties, on conclut affirmativement ou négativement du tout ce qu’on a conclu de chaque partie[39].

Je dis ce qu’on a conclu de chaque partie, et non pas seulement ce qu’on en aurait affirmé ; car on n’appelle proprement dilemme que quand ce que l’on dit de chaque partie est appuyé de sa raison particulière.

Par exemple, ayant à prouver qu’on ne saurait être heureux en ce monde, on peut le faire par ce dilemme :

On ne peut vivre en ce monde qu’en s’abandonnant à ses passions ou en les combattant.

Si on s’y abandonne, c’est un état malheureux, parce qu’il est honteux, et qu’on ne saurait y être content ;

Si on les combat, c’est aussi un état malheureux, parce qu’il n’y a rien de plus pénible que cette guerre intérieure qu’on est continuellement obligé de se faire à soi-même :

Il ne peut donc y avoir en cette vie de véritable bonheur.

Si l’on veut prouver que les évêques qui ne travaillent point au salut des âmes qui leur sont commises sont inexcusables devant Dieu, on peut le faire par ce dilemme :

Ou ils sont capables de cette charge, ou ils en sont incapables :

S’ils en sont capables, ils sont inexcusables de ne pas s’y employer ;

S’ils en sont incapables, ils sont inexcusables d’avoir accepté une charge si importante dont ils ne pouvaient pas s’acquitter ;

Et par conséquent, en quelque manière que ce soit, ils sont inexcusables devant Dieu, s’ils ne travaillent au salut des âmes qui leur sont commises.

Mais on peut faire quelques observations sur ces sortes de raisonnements.

La première est que l’on n’exprime pas toujours toutes les propositions qui y entrent : car, par exemple, le dilemme que nous venons de proposer est renfermé dans ce peu de paroles d’une harangue de saint Charles[40], à l’entrée de l’un de ses conciles provinciaux : Si tanto muneri impares, cur tam ambitiosi ? si pares, cur tam negligentes ?

Ainsi, il y a beaucoup de choses sous-entendues dans ce dilemme célèbre par lequel un ancien philosophe prouvait qu’on ne devait point se mêler des affaires de la république :

Si on y agit bien, on offensera les hommes ; si on y agit mal, on offensera les dieux : donc on ne doit pas s’en mêler.

Et de même en celui par lequel un autre[41] prouvait qu’il ne fallait pas se marier : Si la femme qu’on épouse est belle, elle cause de la jalousie ; si elle est laide, elle déplaît : donc il ne faut pas se marier.

Car, dans l’un et l’autre de ces dilemmes, la proposition qui devait contenir la partition est-entendue ; et c’est ce qui est fort ordinaire, parce qu’elle se sous-entend facilement, étant assez marquée par les propositions particulières où l’on traite chaque partie.

Et de plus, afin que la conclusion soit renfermée dans les prémisses, il faut sous-entendre partout quelque chose de général qui puisse convenir à tout comme dans le premier :

Si on agit bien, on offensera les hommes, ce qui est fâcheux ;

Si on agit mal, on offensera les dieux, ce qui est fâcheux aussi :

Donc il est fâcheux, en toute manière, de se mêler des affaires de la république.

Cet avis est fort important pour bien juger de la force d’un dilemme. Car ce qui fait, par exemple, que celui-là n’est pas concluant, est qu’il n’est point fâcheux d’offenser les hommes quand on ne peut l’éviter qu’en offensant Dieu.

La deuxième observation est qu’un dilemme peut être vicieux principalement par deux défauts. L’un est, quand la disjonctive sur laquelle il est fondé est défectueuse, ne comprenant pas tous les membres du tout que l’on divise.

Ainsi le dilemme pour ne point se marier ne conclut pas, parce qu’il peut y avoir des femmes qui ne seront pas si belles qu’elles causent de la jalousie, ni si laides qu’elles déplaisent.

C’est aussi, par cette raison, un très-faux dilemme que celui dont se servaient les anciens philosophes pour ne point craindre la mort[42]. Ou notre âme, disaient-ils, périt avec le corps ; et ainsi, n’ayant plus de sentiment, nous serons incapables de mal ; ou si l’âme survit au corps, elle sera plus heureuse qu’elle n’était dans le corps : donc la mort n’est point à craindre. Car, comme Montaigne[43] a fort bien remarqué, c’était un grand aveuglement de ne pas voir qu’on peut concevoir un troisième état entre ces deux-là, qui est que l’âme, demeurant après le corps, se trouvât dans un état de tourment et de misère, et qui donne un juste sujet d’appréhender la mort, de peur de tomber en cet état.

L’autre défaut, qui empêche que les dilemmes ne concluent, est quand les conclusions particulières de chaque partie ne sont pas nécessaires. Ainsi, il n’est pas nécessaire qu’une belle femme cause de la jalousie, puisqu’elle peut être si sage et si vertueuse, qu’on n’aura aucun sujet de se défier de sa fidélité.

Il n’est pas nécessaire aussi qu’étant laide, elle déplaise à son mari, puisqu’elle peut avoir d’autres qualités si avantageuses d’esprit et de vertu qu’elle ne laissera pas de lui plaire.

La troisième observation est que celui qui se sert d’un dilemme doit prendre garde qu’on ne puisse le retourner contre lui-même. Ainsi Aristote témoigne qu’on retourna, contre le philosophe qui ne voulait pas qu’on se mêlât des affaires publiques, le dilemme dont il se servait pour le prouver ; car on lui dit :

Si on s’y gouverne selon les règles corrompues des hommes, on contentera les hommes ;

Si on garde la vraie justice, on contentera les dieux :

Donc on doit s’en mêler.

Néanmoins ce retour n’était pas raisonnable ; car il n’est pas avantageux de contenter les hommes en offensant Dieu.


CHAPITRE XVII

Des lieux ou de la méthode de trouver des arguments. Combien cette méthode est de peu d’usage.


Ce que les rhétoriciens et les logiciens appellent lieux, loci argumentorum, sont certains chefs généraux, auxquels on peut rapporter toutes les preuves dont on se sert dans les diverses matières que l’on traite ; et la partie de la logique qu’ils appellent invention n’est autre chose que ce qu’ils enseignent de ces lieux[44].

Ramus fait une querelle sur ce sujet à Aristote et aux philosophes de l’école, parce qu’ils traitent des lieux après avoir donné les règles des arguments, et il prétend contre eux qu’il faut expliquer les lieux et ce qui regarde l’invention avant que de traiter de ces règles.

La raison de Ramus est, que l’on doit avoir trouvé la matière avant que de songer à la disposer.

Or, l’explication des lieux enseigne à trouver cette matière, au lieu que les règles des arguments n’en peuvent apprendre que la disposition.

Mais cette raison est très-faible, parce qu’encore qu’il soit nécessaire que la matière soit trouvée pour la disposer, il n’est pas nécessaire néanmoins d’apprendre à trouver la matière avant d’avoir appris à la disposer : car, pour apprendre à disposer la matière, il suffit d’avoir certaines matières générales pour servir d’exemples ; or, l’esprit et le sens commun en fournissent toujours assez, sans qu’il soit besoin d’en emprunter d’aucun art ni d’aucune méthode. Il est donc vrai qu’il faut avoir une matière pour y appliquer les règles des arguments ; mais il est faux qu’il soit nécessaire de trouver cette matière par la méthode des lieux.

On pourrait dire, au contraire, que comme on prétend enseigner dans les lieux l’art de tirer des arguments et des syllogismes, il est nécessaire de savoir auparavant ce que c’est qu’argument et syllogisme ; mais on pourrait peut-être aussi répondre que la nature seule nous fournit une connaissance générale de ce que c’est que raisonnement, qui suffit pour entendre ce qu’on en dit en parlant des lieux.

Il est donc assez inutile de se mettre en peine en quel ordre on doit traiter des lieux, puisque c’est une chose à peu près indifférente ; mais il serait peut-être plus utile d’examiner s’il ne serait pas plus à propos de n’en point traiter du tout.

On sait que les anciens ont fait un grand mystère de cette méthode, et que Cicéron la préfère même à toute la dialectique, telle qu’elle était enseignée par les stoïciens, parce qu’ils ne parlaient point des lieux. Laissons, dit-il toute cette science, qui ne nous dit rien de l’art de trouver des arguments et qui ne nous fait que trop de discours pour nous instruire à en juger : Istam artem totam relinquamus quæ in excogitandis argumentis muta nimium est, in judicandis nimirum loquax[45]. Quintilien et tous les autres rhétoriciens, Aristote et tous les philosophes en parlent de même ; de sorte que l’on aurait peine à n’être pas de leur sentiment, si l’expérience générale n’y paraissait entièrement opposée.

On peut en prendre à témoin presque autant de personnes qu’il y en a qui ont passé par le cours ordinaire des études, et qui ont appris de cette méthode artificielle de trouver des preuves ce qu’on en apprend dans les colléges ; car, y en a-t-il un seul qui puisse dire véritablement que, lorsqu’il a été obligé de traiter quelque sujet, il ait fait réflexion sur ces lieux et y ait cherché les raisons qui lui étaient nécessaires ? Qu’on consulte tant d’avocats et de prédicateurs qui sont au monde, tant de gens qui parlent et qui écrivent, et qui ont toujours de la matière de reste ; et je ne sais si on en pourra trouver quelqu’un qui ait jamais pensé à faire un argument a causa, ab effectu, ab adjunctis, pour prouver ce qu’il désirait persuader.

Aussi, quoique Quintilien fasse paraître de l’estime pour cet art, il est obligé néanmoins de reconnaître qu’il ne faut pas, lorsqu’on traite une matière, aller frapper à la porte de tous ces lieux pour en tirer des arguments et des preuves. Illud, quoque, dit-il, studiosi eloquentiæ cogitent non esse, quum proposita fuerit materia dicendi, scrutanda singula et velut ostiatim pulsanda, ut sciant an ad id probandum quod intendimus, forte respondeant[46].

Il est vrai que tous les arguments qu’on fait sur chaque sujet peuvent se rapporter à ces chefs et à ces termes généraux qu’on appelle lieux ; mais ce n’est point par cette méthode qu’on les trouve. La nature, la considération attentive du sujet, la connaissance des diverses vérités, les fait produire, et ensuite l’art les rapporte à certains genres, de sorte que l’on peut dire véritablement des lieux ce que saint Augustin dit en général des préceptes de la rhétorique. On trouve, dit-il, que les règles de l’éloquence sont observées dans les discours des personnes éloquentes, quoiqu’ils n’y pensent pas en les faisant, soit qu’ils les sachent, soit qu’ils les ignorent. Ils pratiquent ces règles, parce qu’ils sont éloquents ; mais ils ne s’en servent pas pour être éloquents : Implent quippe illa, quia sunt eloquentes, non adhibent ut sint eloquentes[47].

L’on marche naturellement, comme ce même Père le remarque en un autre endroit, et en marchant on fait certains mouvements réglés du corps ; mais il ne servirait de rien, pour apprendre à marcher, de dire, par exemple, qu’il faut envoyer des esprits en certains nerfs, remuer certains muscles, faire certains mouvements dans les jointures, mettre un pied l’un devant l’autre, et se reposer sur l’un pendant que l’autre avance. On peut bien former des règles en observant ce que la nature nous fait faire ; mais on ne fait jamais ces actions par le secours de ces règles ; ainsi on traite tous les lieux dans les discours les plus ordinaires, et l’on ne saurait rien dire qui ne s’y rapporte ; mais ce n’est point en y faisant une réflexion expresse que l’on produit ces pensées, cette réflexion ne pouvant servir qu’à ralentir la chaleur de l’esprit et à l’empêcher de trouver les raisons vives et naturelles, qui sont les vrais ornements de toute sorte de discours.

Virgile, dans le neuvième livre de l’Énéide, après avoir représenté Euryale surpris et environné de ses ennemis, qui étaient près de venger sur lui la mort de leurs compagnons que Nisus, ami d’Euryale, avait tués, met ces paroles pleines de mouvement et de passion dans la bouche de Nisus :

Me, me, adsum qui feci : in me convertite ferrum,
O Rutuli ! mea fraus omnis ; nihil iste, nec ausus,
Nec potuit : cœlum hoc, et sidera conscia testor :
Tantum infelicem nimium dilexit amicum[48].

C’est un argument, dit Ramus, a causa efficiente ; mais on pourrait bien juger avec assurance que jamais Virgile ne songea, lorsqu’il fit ces vers, au lieu de la cause efficiente. Il ne les aurait jamais faits, s’il s’était arrêté à y chercher cette pensée ; et il faut nécessairement que, pour produire des vers nobles et si animés, il ait non-seulement oublié ces règles, s’il les savait, mais qu’il se soit en quelque sorte, oublié lui-même pour peindre la passion qu’il représentait[49].

Le peu d’usage que le monde a fait de cette méthode des lieux, depuis tant de temps qu’elle est trouvée et qu’on l’enseigne dans les écoles, est une preuve évidente qu’elle n’est pas de grand usage ; mais quand on serait appliqué à en tirer tout le fruit qu’on en peut tirer, on ne voit pas qu’on puisse arriver par là à quelque chose qui soit véritablement utile et estimable : car tout ce qu’on peut prétendre par cette méthode, est de trouver sur chaque sujet diverses pensées générales, ordinaires, éloignées, comme les lullistes[50] en trouvent par le moyen de leurs tables ; or, tant s’en faut qu’il soit utile de se procurer cette sorte d’abondance, qu’il n’y a rien qui gâte davantage le jugement.

Rien n’étouffe plus les bonnes semences que l’abondance des mauvaises herbes ; rien ne rend un esprit plus stérile en pensées justes et solides que cette mauvaise fertilité des pensées communes. L’esprit s’accoutume à cette facilité, et ne fait plus d’efforts pour trouver les raisons propres, particulières et naturelles, qui ne se découvrent que dans la considération attentive de son sujet.

On devrait considérer que cette abondance qu’on recherche par le moyen de ces lieux, est un très-petit avantage. Ce n’est pas ce qui manque à la plupart du monde. On pèche beaucoup plus par excès que par défaut ; et les discours que l’on fait ne sont que trop remplis de matière. Ainsi, pour former les hommes dans une éloquence judicieuse et solide, il serait bien plus utile de leur apprendre à se taire qu’à parler, c’est-à-dire à supprimer et à retrancher les pensées basses, communes et fausses, qu’à produire, comme ils font, un amas confus de raisonnements bons et mauvais, dont on remplit les livres et les discours.

Et comme l’usage des lieux ne peut guère servir qu’à trouver de ces sortes de pensées, on peut dire que s’il est bon de savoir ce qu’on en dit, parce que tant de personnes célèbres en ont parlé qu’ils ont formé une espèce de nécessité de ne pas ignorer une chose si commune, il est encore beaucoup plus important d’être persuadé qu’il n’y a rien de plus ridicule que de les employer pour discourir de tout à perte de vue, comme les lullistes font par le moyen de leurs attributs généraux, qui sont des espèces de lieux ; et que cette mauvaise facilité de parler de tout, et de trouver raison partout, dont quelques personnes font vanité, est un si mauvais caractère d’esprit, qu’il est beaucoup au-dessous de la bêtise[51].

C’est pourquoi tout l’avantage qu’on peut tirer de ces lieux se réduit au plus à en avoir une teinture générale, qui sert peut-être un peu, sans qu’on y pense, à envisager la matière que l’on traite par plus de faces et de parties.


CHAPITRE XVIII

Division des lieux en lieux de grammaire, de logique et de métaphysique.


Ceux qui ont traité des lieux les ont divisés en différentes manières. Celle qui a été suivie par Cicéron dans les livres de l’Invention et dans le IIe livre de l’Orateur, et par Quintilien au Ve livre de ses Institutions, est moins méthodique ; mais elle est aussi plus propre pour l’usage des discours du barreau, auquel ils la rapportent particulièrement. Celle de Ramus est trop embarrassée de subdivisions.

En voici une qui paraît assez commode, d’un philosophe allemand fort judicieux et fort solide, nommé Clauberge[52], dont la Logique[53] m’est tombé entre les mains, lorsqu’on avait déjà commencé à imprimer celle-ci.

Les lieux sont tirés ou de la grammaire, ou de la logique ou de la métaphysique.

Lieux de la grammaire.

Les lieux de grammaire sont l’étymologie et les mots dérivés de même racine, qui s’appellent en latin conjugata et en grec παρώνυμα.

On argumente par l’étymologie quand on dit, par exemple, que plusieurs personnes du monde ne se divertissent jamais à proprement parler, parce que se divertir, c’est se désappliquer des occupations sérieuses, et qu’ils ne s’occupent jamais sérieusement[54].

Les mots dérivés de même racine servent aussi à faire trouver des pensées.

Homo sum, humani nil a me alienum puto[55].
Mortali urgemur ab hoste, mortales.
Quid tam dignum misericordia quam miser ?
Quid tam indignum misericordia quam superbus miser ?

Qu’y a-t-il de plus digne de miséricorde qu’un misérable ? Et qu’y a-t-il de plus indigne de miséricorde qu’un misérable qui est orgueilleux ?

Lieux de logique.

Les lieux de logique sont les termes universels, genre, espèce, différence, propre, accident, la définition, la division ; et comme tous ces points ont été expliqués auparavant, il n’est pas nécessaire d’en traiter ici davantage.

Il faut seulement remarquer que l’on joint d’ordinaire à ces lieux certaines maximes communes qu’il est bon de savoir, non pas qu’elles soient fort utiles, mais parce qu’elles sont communes. On en a déjà rapporté quelques-unes sous d’autres termes ; mais il est bon de les savoir sous les termes ordinaires.

1o Ce qui s’affirme ou se nie du genre s’affirme ou se nie de l’espèce. Ce qui convient à tous les hommes convient aux grands ; mais ils ne peuvent pas prétendre aux avantages qui sont au-dessus des hommes.

2o En détruisant le genre, on détruit aussi l’espèce. Celui qui ne juge point du tout ne juge point mal ; celui qui ne parle point du tout ne parle jamais indiscrètement.

3o En détruisant toutes les espèces, on détruit les genres. Les formes qu’on appelle substantielles (excepté l’âme raisonnable) ne sont ni corps ni esprit : donc ce ne sont point des substances.

4o Si l’on peut affirmer ou nier de quelque chose la différence totale, on en peut affirmer ou nier l’espèce. L’étendue ne convient pas à la pensée : donc elle n’est pas matière.

5o Si l’on peut affirmer ou nier de quelque chose la propriété, on en peut affirmer ou nier l’espèce. Étant impossible de se figurer la moitié d’une pensée, ni une pensée ronde et carrée, il est impossible que ce soit un corps.

6o On affirme ou on nie le défini de ce dont on affirme ou nie la définition. Il y a peu de personnes justes, parce qu’il y en a peu qui aient une ferme et constante volonté de rendre à chacun ce qui lui appartient.

Lieux de métaphysique.

Les lieux de métaphysique sont certains termes généraux convenant à tous les êtres, auxquels on rapporte plusieurs arguments, comme les causes, les effets, le tout, les parties, les termes opposés. Ce qu’il y a de plus utile est d’en savoir quelques divisions générales, et principalement des causes.

Les définitions qu’on donne dans l’école aux causes en général, en disant qu’une cause est ce qui produit un effet, ou ce par quoi une chose est, sont si peu nettes, et il est si difficile de voir comment elles conviennent à tous les genres de cause, qu’on aurait aussi bien fait de laisser ce mot entre ceux que l’on ne définit point, l’idée que nous en avons étant aussi claire que les définitions qu’on en donne.

Mais la division des causes en quatre espèces, qui sont la cause finale, efficiente, matérielle et formelle, est si célèbre, qu’il est nécessaire de la savoir[56].

On appelle cause finale la fin pour laquelle une chose est[57].

Il y a des fins principales, qui sont celles que l’on regarde principalement, et des fins accessoires, qu’on ne considère que par surcroît.

Ce que l’on prétend faire ou obtenir est appelé finis cujus gratiâ. Ainsi, la santé est la fin de la médecine, parce qu’elle prétend la procurer.

Celui pour qui l’on travaille est appelé finis cui. L’homme est la fin de la médecine en cette manière, parce que c’est à lui qu’elle a dessein d’apporter la guérison.

Il n’y a rien de plus ordinaire que de tirer des arguments de la fin, ou pour montrer qu’une chose est imparfaite, comme qu’un discours est mal fait, lorsqu’il n’est pas propre à persuader ; ou pour faire voir qu’il est vraisemblable qu’un homme a fait ou fera quelque action, parce qu’elle est conforme à la fin qu’il a accoutumé de se proposer : d’où vient cette parole célèbre d’un juge de Rome, qu’il fallait examiner avant toutes choses cui bono, c’est-à-dire quel intérêt un homme aurait eu à faire une chose, parce que les hommes agissent ordinairement selon leur intérêt, ou pour montrer, au contraire, qu’on ne doit pas soupçonner un homme d’une action, parce qu’elle aurait été contraire à sa fin.

Il y a encore plusieurs autres manières de raisonner par la fin, que le bon sens découvrira mieux que tous les préceptes ; ce qui soit dit aussi pour les autres lieux.

La cause efficiente est celle qui produit une autre chose[58]. On en tire des arguments, en montrant qu’un effet n’est pas, parce qu’il n’a pas eu de cause suffisante, ou qu’il est ou sera, en faisant voir que toutes ses causes sont. Si ces causes sont nécessaires, l’argument est nécessaire ; si elles sont libres et contingentes, il n’est que probable.

Il y a diverses espèces de cause efficiente, dont il est utile de savoir les noms :

Dieu créant Adam était sa cause totale, parce que rien ne concourait avec lui ; mais le père et la mère ne sont chacun que causes partielles de leur enfant, parce qu’ils ont besoin l’un de l’autre.

Le soleil est une cause propre de la lumière ; mais il n’est cause qu’accidentelle de la mort d’un homme que sa chaleur aura fait mourir, parce qu’il était mal disposé.

Le père est cause prochaine de son fils.

L’aïeul n’en est que la cause éloignée.

La mère est une cause productive.

La nourrice n’est qu’une cause conservante.

Le père est une cause univoque à l’égard de ses enfants, parce qu’ils lui sont semblables en nature.

Dieu n’est qu’une cause équivoque à l’égard des créatures, parce qu’elles ne sont pas de la nature de Dieu.

Un ouvrier est la cause principale de son ouvrage ; ses instruments n’en sont que la cause instrumentale.

L’air qui entre dans les orgues est une cause universelle de l’harmonie des orgues ;

La disposition particulière de chaque tuyau, et celui qui en joue, en sont les causes particulières qui déterminent l’universelle.

Le soleil est une cause naturelle.

L’homme, une cause intellectuelle à l’égard de ce qu’il fait avec jugement.

Le feu qui brûle du bois est une cause nécessaire.

Un homme qui marche est une cause libre.

Le soleil, éclairant une chambre, est la cause propre de sa clarté ; l’ouverture de la fenêtre n’est qu’une cause ou condition, sans laquelle l’effet ne se ferait pas, conditio sine qua non.

Le feu, brûlant une maison, est la cause physique de l’embrasement ; l’homme qui y a mis le feu en est la cause morale.

On rapporte encore à la cause efficiente la cause exemplaire, qui est le modèle que l’on se propose en faisant un ouvrage, comme le dessin d’un bâtiment par lequel un architecte se conduit[59] ; ou généralement ce qui est cause de l’être objectif de notre idée, ou de quelque autre image que ce soit, comme le roi Louis XIV est la cause exemplaire de son portrait.

La cause matérielle[60] est ce dont les choses sont formées, comme l’or est la matière d’un vase d’or ; ce qui convient ou ne convient pas à la matière convient ou ne convient pas aux choses qui en sont composées.

La forme[61] est ce qui rend une chose telle et la distingue des autres, soit que ce soit un être réellement distingué de la matière, selon l’opinion de l’école, soit que ce soit seulement l’arrangement des parties. C’est par la connaissance de cette forme qu’on en doit expliquer les propriétés.

Il y a autant de différents effets que de causes, ces mots étant réciproques. La manière ordinaire d’en tirer des arguments est de montrer que si l’effet est, la cause est, rien ne pouvant être sans cause. On prouve aussi qu’une cause est bonne ou mauvaise quand les effets en sont bons ou mauvais, ce qui n’est pas toujours vrai dans les causes par accident.

On a parlé suffisamment du tout et des parties dans le chapitre de la division, et ainsi il n’est pas nécessaire d’en rien ajouter ici.

On fait de quatre sortes de termes opposés :

Les relatifs, comme père, fils ; maître, serviteur ;

Les contraires, comme froid et chaud ; sain et malade ;

Les privatifs, comme la vie, la mort ; la vue, l’aveuglement ; l’ouïe, la surdité ; la science, l’ignorance ;

Les contradictoires, qui consistent dans un terme et dans la simple négation de ce terme : voir, ne voir pas. La différence qu’il y a entre ces deux dernières sortes d’opposés est que les termes privatifs enferment la négation d’une forme dans un sujet qui en est capable, au lieu que les négatifs ne marquent point cette capacité : c’est pourquoi on ne dit point qu’une pierre est aveugle ou morte, parce qu’elle n’est capable ni de la vue ni de la vie.

Comme ces termes sont opposés, on se sert de l’un pour nier l’autre. Les termes contradictoires ont cela de propre qu’en ôtant l’un on établit l’autre.

Il y a plusieurs sortes de comparaison : car l’on compare les choses, ou égales, ou inégales ; ou semblables, ou dissemblables. On prouve que ce qui convient ou ne convient pas à une chose égale ou semblable convient ou ne convient pas à une autre chose à qui elle est égale ou semblable.

Dans les choses inégales, on prouve négativement que, si ce qui est plus probable n’est pas, ce qui est moins probable n’est pas à plus forte raison ; ou affirmativement que, si ce qui est moins probable est, ce qui est plus probable est aussi. On se sert d’ordinaire des différences ou des dissimilitudes pour ruiner ce que d’autres auraient voulu établir par des similitudes, comme on ruine l’argument qu’on tire d’un arrêt en montrant qu’il est donné sur un autre cas.

Voilà grossièrement une partie de ce que l’on dit des lieux. Il y a des choses qu’il est plus utile de ne savoir qu’en cette manière. Ceux qui en désireront davantage le peuvent voir dans les auteurs qui en ont traité avec plus de soin. On ne saurait néanmoins conseiller à personne de l’aller chercher dans les Topiques d’Aristote, parce que ce sont des livres étrangement confus ; mais il y a quelque chose d’assez beau sur ce sujet dans le premier livre de sa Rhétorique, où il enseigne diverses manières de faire voir qu’une chose est utile, agréable, plus grande, plus petite. Il est vrai néanmoins qu’on n’arrivera jamais par ce chemin à aucune connaissance bien solide.


CHAPITRE XIX

Des diverses manières de mal raisonner, que l’on appelle sophismes.


Quoique, sachant les règles des bons raisonnements, il ne soit pas difficile de reconnaître ceux qui sont mauvais, néanmoins, comme les exemples à fuir frappent souvent davantage que les exemples à imiter, il ne sera pas inutile de représenter les principales sources des mauvais raisonnements que l’on appelle sophismes[62] ou paralogismes[63], parce que cela donnera encore plus de facilité à les éviter.

Je ne les réduirai qu’à sept ou huit, y en ayant quelques-uns de si grossiers, qu’ils ne méritent pas d’être remarqués.

I. Prouver autre chose que ce qui est en question.

Ce sophisme est appelé par Aristote ignoratio elenchi[64], c’est-à-dire l’ignorance de ce que l’on doit prouver contre son adversaire. C’est un vice très-ordinaire dans les contestations des hommes. On dispute avec chaleur, et souvent on ne s’entend pas l’un l’autre. La passion ou la mauvaise foi fait qu’on attribue à son adversaire ce qui est éloigné de son sentiment pour le combattre avec plus d’avantage, ou qu’on lui impute les conséquences qu’on s’imagine pouvoir tirer de sa doctrine, quoiqu’il les désavoue et qu’il les nie. Tout cela peut se rapporter à cette première espèce de sophisme qu’un homme de bien et sincère doit éviter sur toutes choses.

Il eût été à souhaiter qu’Aristote, qui a eu soin de nous avertir de ce défaut, eût eu autant de soin de l’éviter ; car on ne peut dissimuler qu’il n’ait combattu plusieurs des anciens philosophes en rapportant leurs opinions peu sincèrement[65]. Il réfute Parménide[66] et Mélissus[67], pour n’avoir admis qu’un seul principe de toutes choses, comme s’ils avaient entendu par là le principe dont elles sont composées ; au lieu qu’ils entendaient le seul et unique principe dont toutes les choses ont tiré leur origine, qui est Dieu[68].

Il accuse tous les anciens de n’avoir pas reconnu la privation pour un des principes des choses naturelles, et il les traite sur cela de rustiques et de grossiers ; mais qui ne voit que ce qu’il nous représente comme un grand mystère qui eût été ignoré jusqu’à lui ne peut jamais avoir été ignoré de personne, puisqu’il est impossible de ne pas voir qu’il faut que la matière dont on fait une table ait la privation de la forme de table, c’est-à-dire ne soit pas table avant qu’on en fasse une table ? Il est vrai que ces anciens ne s’étaient pas avisé de cette connaissance pour expliquer les principes des choses naturelles, parce qu’en effet il n’y a rien qui y serve moins, étant assez visible qu’on n’en connaît pas mieux comment se fait une horloge, pour savoir que la matière dont on l’a fait a dû n’être pas horloge avant qu’on en fît une horloge[69].

C’est donc une injustice à Aristote de reprocher à ces anciens philosophes d’avoir ignoré une chose qu’il est impossible d’ignorer, et de les accuser de ne s’être pas servi, pour expliquer la nature, d’un principe qui n’explique rien ; et c’est une illusion et un sophisme que d’avoir produit au monde ce principe de la privation comme un rare secret, puisque ce n’est point ce que l’on cherche quand on tâche de découvrir les principes de la nature. On suppose, comme une chose connue, qu’une chose n’est pas avant que d’être faite ; mais on veut savoir de quels principes elle est composée et quelle cause l’a produite.

Aussi n’y a-t-il jamais eu de statuaire, par exemple, qui, pour apprendre à quelqu’un la manière de faire une statue, lui ait donné, pour première instruction, cette leçon par laquelle Aristote veut qu’on commence l’explication de tous les ouvrages de la nature : Mon ami, la première chose que vous devez savoir est que, pour faire une statue, il faut choisir un marbre qui ne soit pas encore cette statue que vous voulez faire[70].

II. Supposer pour vrai ce qui est en question.

C’est ce qu’Aristote appelle pétition de principe[71], ce qu’on voit assez être entièrement contraire à la vraie raison ; puisque, dans tout raisonnement, ce qui sert de preuve doit être plus clair et plus connu que ce qu’on veut prouver.

Cependant Galilée l’accuse, et avec justice, d’être tombé lui-même dans ce défaut, lorsqu’il veut prouver, par cet argument que la terre est au centre du monde.

La nature des choses pesantes est de tendre au centre du monde, et des choses légères de s’en éloigner ;

Or, l’expérience nous fait voir que les choses pesantes tendent au centre de la terre, et que les choses légères s’en éloignent.

Donc le centre de la terre est le même que le centre du monde.

Il est clair qu’il y a dans la majeure de cet argument une manifeste pétition de principe, car nous voyons bien que les choses pesantes tendent au centre de la terre ; mais d’où Aristote a-t-il appris qu’elles tendent au centre du monde, s’il ne suppose que le centre de la terre est le même que le centre du monde ? Ce qui est la conclusion même qu’il veut prouver par cet argument.

Ce sont aussi de pures pétitions de principe que la plupart des arguments dont on se sert pour prouver un certain genre bizarre de substances, qu’on appelle dans l’école des formes substantielles, lesquelles on prétend être corporelles, quoiqu’elles ne soient pas des corps ; ce qui est assez difficile à comprendre. S’il n’y avait des formes substantielles, disent-ils, il n’y aurait point de génération ; or, il y a génération dans le monde, donc il y a des formes substantielles[72].

Il n’y a qu’à distinguer l’équivoque du mot de génération pour voir que cet argument n’est qu’une pure pétition de principe ; car si l’on entend par le mot de génération la production naturelle d’un nouveau tout dans la nature, comme la production d’un poulet qui se forme dans un œuf, on a raison de dire qu’il y a des générations en ce sens ; mais on n’en peut pas conclure qu’il y ait des formes substantielles, puisque le seul arrangement des parties par la nature peut produire ces nouveaux touts et ces nouveaux êtres naturels. Mais si l’on entend par le mot de génération, comme ils l’entendent ordinairement, la production d’une nouvelle substance qui ne fût pas auparavant, savoir, de cette forme substantielle, on supposera justement ce qui est en question : étant visible que celui qui nie les formes substantielles ne peut pas accorder que la nature produise des formes substantielles, et tant s’en faut qu’il puisse être porté par cet argument à avouer qu’il y en ait, qu’il doit en tirer une conclusion contraire en cette sorte : S’il y avait des formes substantielles, la nature pourrait produire des substances qui ne seraient pas auparavant ; or la nature ne peut pas produire de nouvelles substances, puisque ce serait une espèce de création, et partant il n’y a point de formes substantielles.

En voici un autre de même nature : S’il n’y avait point de formes substantielles, disent-ils encore, les êtres naturels ne seraient pas des touts, qu’ils appellent per se, totum per se, mais des êtres par accident ; or ils sont des touts per se, donc il y a des formes substantielles.

Il faut encore prier ceux qui se servent de cet argument de vouloir expliquer ce qu’ils entendent par un tout per se, totum per se ; car s’ils entendent, comme ils font, un être composé de matière et de forme, il est clair que c’est une pétition de principe, puisque c’est comme s’ils disaient : S’il n’y avait point de formes substantielles, les êtres naturels ne seraient pas composés de matière et de formes substantielles : or ils sont composés de matière et de formes substantielles, donc il y a des formes substantielles. Que s’ils entendent autre chose, qu’ils le disent, et on verra qu’ils ne prouvent rien.

On s’est arrêté un peu en passant à faire voir la faiblesse des arguments sur lesquels on établit dans l’école ces sortes de substances qui ne se découvrent ni par le sens, ni par l’esprit, et dont on ne sait autre chose, sinon qu’on les appelle des formes substantielles ; parce que, quoique ceux qui les soutiennent le fassent à très-bon dessein, néanmoins les fondements dont ils se servent et les idées qu’ils donnent de ces formes obscurcissent et troublent des preuves très-solides et très-convaincantes de l’immortalité de l’âme, qui sont prises de la distinction des corps et des esprits, et de l’impossibilité qu’il y a qu’une substance qui n’est pas matière périsse par les changements qui arrivent dans la matière : car, par le moyen de ces formes substantielles, on fournit, sans y penser, aux libertins des exemples de substances qui périssent, qui ne sont pas proprement matière, et à qui on attribue, dans les animaux, une infinité de pensées, c’est-à-dire d’actions purement spirituelles ; et c’est pourquoi il est utile pour la religion et pour la conviction des impies et des libertins de leur ôter cette réponse, en leur faisant voir qu’il n’y a rien de plus mal fondé que ces substances périssables qu’on appelle des formes substantielles.

On peut rapporter encore à cette sorte de sophisme la preuve que l’on tire d’un principe différent de ce qui est en question, mais que l’on sait n’être pas moins contesté par celui contre lequel on dispute. Ce sont, par exemple, deux dogmes également constants parmi les catholiques : l’un, que tous les points de la foi ne peuvent pas se prouver par l’Écriture seule ; l’autre, que c’est un point de la foi, que les enfants sont capables du baptême. Ce serait donc mal raisonner à un anabaptiste de prouver contre les catholiques qu’ils ont tort de croire que les enfants soient capables du baptême, parce que nous n’en voyons rien dans l’Écriture, puisque cette preuve supposerait que l’on ne devrait croire de foi que ce qui est dans l’Écriture : ce qui est nié par les catholiques.

Enfin on peut rapporter à ce sophisme tous les raisonnements où l’on prouve une chose inconnue par une qui est autant ou plus inconnue, ou une chose incertaine par une autre qui est autant ou plus incertaine.

III. Prendre pour cause ce qui n’est point cause.

Ce sophisme s’appelle non causa pro causâ. Il est très-ordinaire parmi les hommes[73], et on y tombe en plusieurs manières : l’une est par la simple ignorance des véritables causes des choses. C’est ainsi que les philosophes ont attribué mille effets à la crainte du vide, qu’on a prouvé démonstrativement en ce temps, et par des expériences très-ingénieuses, n’avoir pour cause que la pesanteur de l’air, comme on peut le voir dans l’excellent traité de Pascal[74]. Les mêmes philosophes enseignent ordinairement que les vases pleins d’eau se fendent à la gelée, parce que l’eau se resserre, et ainsi laisse du vide que la nature ne peut souffrir, et néanmoins on a reconnu qu’ils ne se trompent que parce qu’au contraire l’eau étant gelée, occupe plus de place qu’avant que d’être gelée, ce qui fait aussi que la glace nage sur l’eau.

On peut rapporter au même sophisme, quand on se sert de causes éloignées et qui ne prouvent rien, pour prouver des choses ou assez claires d’elles-mêmes, ou fausses, ou au moins douteuses, comme quand Aristote veut prouver que le monde est parfait par cette raison : « Le monde est parfait, parce qu’il contient des corps ; le corps est parfait, parce qu’il a trois dimensions ; les trois dimensions sont parfaites, parce que trois sont tout (quia tria sunt omnia), et trois sont tout, parce qu’on ne se sert pas du mot de tout quand il n’y a qu’une chose ou deux, mais seulement quand il y en a trois[75]. » On prouvera par cette raison que le moindre atome est aussi parfait que le monde, puisqu’il a trois dimensions aussi bien que le monde ; mais tant s’en faut que cela prouve que le monde soit parfait, qu’au contraire, tout corps, en tant que corps, est essentiellement imparfait, et que la perfection du monde consiste principalement en ce qu’il enferme des créatures qui ne sont pas corps.

Le même philosophe prouve qu’il y a trois mouvements simples, parce qu’il y a trois dimensions. Il est difficile de voir la conséquence de l’un à l’autre.

Il prouve aussi que le ciel est inaltérable et incorruptible parce qu’il se meut circulairement, et qu’il n’y a rien de contraire au mouvement circulaire[76] ; mais, 1o on ne voit pas ce que fait la contrariété du mouvement à la corruption ou à l’altération du corps ; 2o on voit encore moins pourquoi le mouvement circulaire d’orient en occident n’est pas contraire à un autre mouvement circulaire d’occident en orient[77].

L’autre cause qui fait tomber les hommes dans ce sophisme est la sotte vanité qui nous fait avoir honte de reconnaître notre ignorance ; car c’est de là qu’il arrive que nous aimons mieux nous forger des causes imaginaires des choses dont on nous demande raison, que d’avouer que nous n’en savons pas la cause, et la manière dont nous nous échappons de cette confession de notre ignorance est assez plaisante. Quand nous voyons un effet dont la cause nous est inconnue, nous nous imaginons l’avoir découverte, lorsque nous avons joint à cet effet un mot général de vertu et de faculté, qui ne forme dans notre esprit aucune autre idée, sinon que cet effet a quelque cause, ce que nous savions bien avant que d’avoir trouvé ce mot[78]. Il n’y a personne, par exemple, qui ne sache que ses artères battent ; que le fer étant proche de l’aimant va s’y joindre, que le séné purge et que le pavot endort. Ceux qui ne font point profession de science, et à qui l’ignorance n’est pas honteuse, avouent franchement qu’ils connaissent ces effets mais qu’ils n’en savent pas la cause ; au lieu que les savants, qui rougiraient d’en dire autant, s’en tirent d’une autre manière, et prétendent qu’ils ont découvert la vraie cause de ces effets, qui est qu’il y a dans les artères une vertu pulsifique, dans l’aimant une vertu magnétique, dans le séné une vertu purgative et dans le pavot une vertu soporifique. Voilà qui est fort commodément résolu, et il n’y a point de Chinois qui n’eût pu avec autant de facilité se tirer de l’admiration où on était des horloges en ce pays-là lorsqu’on leur en apporta d’Europe, car il n’aurait eu qu’à dire qu’il connaissait parfaitement la raison de ce que les autres trouvaient si merveilleux, et que ce n’était autre chose, sinon qu’il y avait dans cette machine une vertu indicatrice qui marquait les heures sur le cadran et une vertu sonorifique qui les faisait sonner ; il se serait rendu aussi savant par là dans la connaissance des horloges que le sont ces philosophes dans la connaissance du battement des artères, et des propriétés de l’aimant, du séné et du pavot[79].

Il y a encore d’autres mots qui servent à rendre les hommes savants à peu de frais, comme de sympathie, d’antipathie, de qualités occultes ; mais encore tous ceux-là ne diraient rien de faux, s’ils se contentaient de donner à ces mots de vertu et de faculté une notion générale de cause quelle qu’elle soit, intérieure ou extérieure, dispositive ou active. Car il est certain qu’il y a dans l’aimant quelque disposition qui fait que le fer va plutôt s’y joindre qu’à une autre pierre, et il a été permis aux hommes d’appeler cette disposition, en quoi que ce soit qu’elle consiste, vertu magnétique, de sorte que s’ils se trompent, c’est seulement en ce qu’ils s’imaginent en être plus savants pour avoir trouvé ce mot, ou bien en ce que par là ils veulent que nous entendions une certaine qualité imaginaire par laquelle l’aimant attire le fer, laquelle ni eux ni personne n’a jamais conçue.

Mais il y en a d’autres qui nous donnent pour les véritables causes de la nature de pures chimères, comme font les astrologues, qui rapportent tout aux influences des astres et qui ont même trouvé par là qu’il fallait qu’il y eût un ciel immobile au-dessus de tous ceux à qui ils donnent du mouvement, parce que la terre portant diverses choses en divers pays (Non omnis fert omnia tellus, India mittit ebur, molles sua tura Sabæi)[80], on n’en pouvait rapporter la cause qu’aux influences d’un ciel qui, étant immobile, eût toujours les mêmes aspects sur les mêmes endroits de la terre.

Aussi l’un d’eux, ayant entrepris de prouver par des raisons physiques l’immobilité de la terre, fait l’une de ses principales démonstrations de cette raison mystérieuse, que si la terre tournait autour du soleil, les influences des astres iraient de travers, ce qui causerait un grand désordre dans le monde.

C’est par ces influences qu’on épouvante les peuples, quand on voit paraître quelque comète, ou qu’il arrive quelque grande éclipse, comme celle de l’an 1654, qui devait bouleverser le monde, et principalement la ville de Rome, ainsi qu’il était expressément marqué dans la chronologie de Helvicus[81], Romæ fatalis, quoiqu’il n’y ait aucune raison, ni que les comètes et les éclipses puissent avoir aucun effet considérable sur la terre, ni que des causes générales, comme celle-là, agissent plutôt en un endroit qu’en un autre, et menacent plutôt un roi ou un prince qu’un artisan : aussi en voit-on cent qui ne sont suivies d’aucun effet remarquable. Que s’il arrive quelquefois des guerres, des mortalités, des pestes et la mort de quelque prince après des comètes ou des éclipses, il en arrive aussi sans comètes ou sans éclipses ; et d’ailleurs ces effets sont si généraux et si communs, qu’il est bien difficile qu’ils n’arrivent tous les ans en quelque endroit du monde : de sorte que ceux qui disent en l’air que cette comète menace quelque grand de la mort ne se hasardent pas beaucoup.

C’est encore pis quand ils donnent ces influences chimériques pour la cause des inclinations des hommes, vicieuses ou vertueuses, et même de leurs actions particulières et des événements de leur vie, sans en voir d’autre fondement, sinon qu’entre mille prédictions il arrive par hasard que quelques-unes sont vraies ; mais si l’on veut juger des choses par le bon sens, on avouera qu’un flambeau allumé dans la chambre d’une femme qui accouche doit avoir plus d’effet sur le corps de son enfant que la planète de Saturne en quelque aspect qu’elle le regarde et avec quelque autre qu’elle soit jointe[82].

Enfin, il y en a qui apportent des causes chimériques d’effets chimériques, comme ceux qui, supposant que la nature abhorre le vide, et qu’elle fait des efforts pour l’éviter (ce qui est un effet imaginaire : car la nature n’a horreur de rien, et tous les effets qu’on attribue à cette horreur dépendent de la seule pesanteur de l’air), ne laissent pas d’apporter des raisons de cette horreur imaginaire, qui sont encore plus imaginaires[83]. La nature abhorre le vide, dit l’un d’entre eux, parce qu’elle a besoin de la continuité des corps pour faire passer les influences et pour la propagation des qualités. C’est une étrange sorte de science que celle-là, qui prouve ce qui n’est point par ce qui n’est point.

C’est pourquoi, quand il s’agit de rechercher les causes des effets extraordinaires que l’on propose, il faut d’abord examiner avec soin si ces effets sont véritables ; car souvent on se fatigue inutilement à chercher des raisons de choses qui ne sont point, et il y en a une infinité qu’il faut résoudre en la même manière que Plutarque résout cette question qu’il se propose : Pourquoi les poulains qui ont été courus par les loups sont plus vites[84] que les autres ; car, après avoir dit que c’est peut-être parce que ceux qui étaient plus lents ont été pris par les loups, et qu’ainsi ceux qui sont échappés étaient les plus vites, ou bien que la peur leur ayant donné une vitesse extraordinaire, ils en ont retenu l’habitude, il rapporte enfin une autre solution, qui est apparemment véritable : c’est, dit-il, que peut-être cela n’est pas vrai. C’est ainsi qu’il faut résoudre un grand nombre d’effets qu’on attribue à la lune, comme, que les os sont pleins de moelle lorsqu’elle est pleine, et vides lorsqu’elle est en décours ; qu’il en est de même des écrevisses : car il n’y a qu’à dire que tout cela est faux, comme des personnes m’ont assuré l’avoir éprouvé, les os et les écrevisses se trouvent indifféremment tantôt pleins et tantôt vides dans tous les temps de la lune. Il y a bien de l’apparence qu’il en est de même de quantité d’observations que l’on fait pour la coupe des bois, pour cueillir ou semer les graines, pour enter les arbres, pour prendre des médecines ; et le monde se délivrera peu à peu de toutes ces servitudes, qui n’ont point d’autre fondement que des suppositions dont personne n’a jamais éprouvé sérieusement la vérité. C’est pourquoi il y a de l’injustice dans ceux qui prétendent que, pourvu qu’ils allèguent une expérience ou un fait tiré de quelque auteur ancien, on est obligé de le recevoir sans examen.

C’est encore à cette sorte de sophisme qu’on doit rapporter cette tromperie ordinaire de l’esprit humain, post hoc, ergo propter hoc. Cela est arrivé ensuite de telle chose : il faut donc que cette chose en soit la cause. C’est par là que l’on a conclu que c’était une étoile nommée Canicule qui était cause de la chaleur extraordinaire que l’on sent durant les jours que l’on appelle caniculaires ; ce qui a fait dire à Virgile, en parlant de cette étoile, que l’on appelle en latin Sirius :

Ille sitim morbosque ferens Aut Sirius ardor :
Ille sitim morbosque ferens mortalibus ægris
Nascitur, et lævo contristat lumine cœlum[85].

Cependant, comme Gassendi a fort bien remarqué, il n’y a rien de moins vraisemblable que cette imagination : car cette étoile étant de l’autre côté de la ligne, ses effets devraient être plus forts sur les lieux où elle est plus perpendiculaire ; et néanmoins les jours que nous appelons caniculaires ici sont le temps de l’hiver de ce côté-là : de sorte qu’ils ont bien plus de sujet de croire en ce pays-là que la canicule leur apporte le froid, que nous n’en avons de croire qu’elle nous cause le chaud.

IV. Dénombrement imparfait[86].

Il n’y a guère de défaut de raisonnement où les personnes habiles tombent plus facilement qu’en celui de faire des dénombrements imparfaits, et de ne considérer pas assez toutes les manières dont une chose peut être ou peut arriver : ce qui leur fait conclure témérairement, ou qu’elle n’est pas, parce qu’elle n’est pas d’une certaine manière, quoiqu’elle puisse être d’une autre ; ou qu’elle est de telle ou telle façon, quoiqu’elle puisse être encore d’une autre manière qu’ils n’ont pas considérée.

On peut trouver des exemples de ces raisonnements défectueux dans les preuves sur lesquelles Gassendi établit le principe de sa philosophie, qui est le vide répandu entre les parties de la matière, qu’il appelle vacuum disseminatum ; et je les rapporterai d’autant plus volontiers, que Gassendi ayant été un homme célèbre, qui avait plusieurs connaissances très-curieuses, les fautes même qu’il pourrait avoir mêlées dans ce grand nombre d’ouvrages qu’on a publiés après sa mort ne sont pas méprisables et méritent d’être sues : au lieu qu’il est fort inutile de se charger la mémoire de celles qui se trouvent dans les auteurs qui n’ont point de réputation[87].

Le premier argument que Gassendi emploie pour prouver ce vide répandu, et qu’il prétend faire passer en un endroit pour une démonstration aussi claire que celle des mathématiques, est celui-ci :

S’il n’y avait point de vide et que tout fût rempli de corps, le mouvement serait impossible, et le monde ne serait qu’une grande masse de matière roide, inflexible et immobile ; car le monde étant tout rempli, aucun corps ne peut se remuer qu’il ne prenne la place d’un autre : ainsi, si le corps A se remue, il faut qu’il déplace un autre corps au moins égal à soi, savoir B ; et B, pour se remuer, en doit aussi déplacer un autre. Or, cela ne peut arriver qu’en deux manières : l’une, que ce déplacement des corps aille à l’infini, ce qui est ridicule et impossible ; l’autre, qu’il se fasse circulairement, et que le dernier corps déplacé occupe la place d’A.

Il n’y a point encore jusques ici de dénombrement imparfait ; et il est vrai, de plus, qu’il est ridicule de s’imaginer qu’en remuant un corps, on en remue jusqu’à l’infini, qui se déplacent l’un l’autre : l’on prétend seulement que le mouvement se fait en cercle, et que le dernier corps remué occupe la place du premier, qui est A, et qu’ainsi tout se trouve rempli. C’est aussi ce que Gassendi entreprend de réfuter par cet argument : le premier corps remué, qui est A, ne peut se mouvoir, si le dernier, qui est X, ne peut se remuer. Or, X ne peut se remuer, puisque pour se remuer il faudrait qu’il prît la place de A, laquelle n’est pas encore vide ; et partant, X ne pouvant se remuer, A ne le peut aussi : donc tout demeure immobile. Tout ce raisonnement n’est fondé que sur cette supposition, que le corps X, qui est immédiatement devant A, ne puisse se remuer qu’en un seul cas, qui est, que la place de A soit déjà vide lorsqu’il commence à se remuer : en sorte qu’avant l’instant où il l’occupe, il y en ait un autre où l’on puisse dire qu’elle est vide. Mais cette supposition est fausse et imparfaite, parce qu’il y a encore un cas dans lequel il est très-possible que X se remue, qui est, qu’au même instant qu’il occupe la place de A, A quitte cette place, et dans ce cas il n’y a nul inconvénient que A pousse B, et B pousse C jusqu’à X, et que X dans le même instant occupe la place d’A ; par ce moyen il y aura du mouvement, et il n’y aura point de vide.

Or, que ce soit un cas possible, c’est-à-dire qu’il puisse arriver qu’un corps occupe la place d’un autre corps au même instant que ce corps la quitte, c’est une chose qu’on est obligé de reconnaître dans quelque hypothèse que ce soit, pourvu seulement qu’on admette quelque matière continue : car, par exemple, en distinguant dans un bâton deux parties qui se suivent immédiatement, il est clair que, lorsqu’on le remue, au même instant que la première quitte un espace, cet espace est occupé par la seconde, et qu’il n’y en a point où l’on puisse dire que cet espace est vide de la première et n’est pas rempli de la seconde. Cela est encore plus clair dans un cercle de fer qui tourne autour de son centre ; car alors chaque partie occupe au même instant l’espace qui a été quitté par celle qui la précède, sans qu’il soit besoin de s’imaginer aucun vide. Or, si cela est possible dans un cercle de fer, pourquoi ne le sera-t-il pas dans un cercle qui sera en partie de pois et en partie d’air ? et pourquoi le corps A, que l’on suppose de bois, poussant et déplaçant le corps B, que l’on suppose d’air, le corps B n’en pourra-t-il pas déplacer un autre, et cet autre un autre jusqu’à X, qui entrera dans la même place qu’A au même temps qu’il la quittera ?

Il est donc clair que le défaut du raisonnement de Gassendi vient de ce qu’il a cru qu’afin qu’un corps occupât la place d’un autre, il fallait que cette place fût vide auparavant, et en un instant précédent, et qu’il n’a pas considéré qu’il suffisait qu’elle se vidât au même instant[88].

Les autres preuves qu’il rapporte sont tirées de diverses expériences par lesquelles il fait voir, avec raison, que l’air se comprime, et que l’on peut faire entrer un nouvel air dans un espace qui en paraît déjà tout rempli, comme on voit dans les ballons et les arquebuses à vent.

Sur ces expériences, il forme ce raisonnement : si l’espace A étant déjà tout rempli d’air, est capable de recevoir une nouvelle quantité d’air par compression, il faut que ce nouvel air qui y entre, ou soit mis par pénétration dans l’espace déjà occupé par l’autre air, ce qui est impossible ; ou que cet air renfermé dans A ne le remplit pas entièrement, mais qu’il y eût entre les parties de l’air des espaces vides, dans lesquels le nouvel air est reçu ; et cette seconde hypothèse prouve, dit-il, ce que je prétends, qui est qu’il y a des espaces vides entre les parties de la matière, capables d’être remplis de nouveaux corps. Mais il est assez étrange que Gassendi ne se soit pas aperçu qu’il raisonnait sur un dénombrement imparfait, et qu’outre l’hypothèse de la pénétration, qu’il a raison de juger naturellement impossible, et celle des vides répandus entre les parties de la matière qu’il veut établir, il y en a une troisième dont il ne dit rien, et qui, étant possible, fait que son argument ne conclut rien ; car l’on peut supposer qu’entre les parties les plus grossières de l’air il y a une matière plus subtile et plus déliée, et qui, pouvant sortir par les pores de tous les corps, fait que l’espace qui semble rempli d’air peut encore recevoir un autre air nouveau, parce que cette matière subtile étant chassée par les parties de l’air qu’on y enfonce par force leur fait place en sortant au travers des pores.

Et Gassendi était d’autant plus obligé de réfuter cette hypothèse, qu’il admet lui-même cette matière subtile qui pénètre les corps et passe par tous les pores, puisqu’il veut que le froid et le chaud soient des corpuscules qui entrent dans nos pores, qu’il dit la même chose de la lumière, et qu’il reconnaît même que, dans l’expérience célèbre que l’on fait avec du vif-argent, qui demeure suspendu à une hauteur de deux pieds trois pouces et demi dans les tuyaux qui sont plus long que cela, et laisse en haut un espace qui paraît vide, et qui n’est certainement rempli d’aucune matière sensible[89] ; il reconnaît, dis-je, qu’on ne peut pas prétendre avec raison que cet espace soit absolument vide, puisque la lumière y passe, laquelle il prend pour un corps.

Ainsi, en remplissant de matière subtile ces espaces qu’il prétend être vides, il trouvera autant de place pour y faire entrer de nouveaux corps que s’ils étaient actuellement vides.

V. Juger d’une chose par ce qui ne lui convient que par accident.

Ce sophisme est appelé dans l’école fallacia accidentis, qui est lorsque l’on tire une conclusion absolue, simple et sans restriction de ce qui n’est vrai que par accident[90]. C’est ce que font tant de gens qui déclament contre l’antimoine, parce qu’étant mal appliqué il produit de mauvais effets[91] ; et d’autres qui attribuent à l’éloquence tous les mauvais effets qu’elle produit quand on en abuse ; ou à la médecine, les fautes de quelques médecins ignorants.

C’est par là que les hérétiques de ce temps[92] ont fait croire à tant de peuples abusés qu’on devait rejeter comme des inventions de Satan l’invocation des saints, la vénération des reliques, la prière pour les morts, parce qu’il s’était glissé des abus et de la superstition parmi ces saintes pratiques autorisées par toute l’antiquité ; comme si le mauvais usage que les hommes peuvent faire des meilleures choses les rendait mauvaises.

On tombe souvent aussi dans ce mauvais raisonnement, quand on prend les simples occasions pour les véritables causes : comme qui accuserait la religion chrétienne d’avoir été la cause du massacre d’une infinité de personnes qui ont mieux aimé souffrir la mort que de renoncer Jésus-Christ ; au lieu que ce n’est pas à la religion chrétienne, ni à la constance des martyrs, qu’on doit attribuer ces meurtres, mais à la seule injustice et à la seule cruauté des païens. C’est par ce sophisme qu’on impute souvent aux gens de bien d’être cause de tous les maux qu’ils eussent pu éviter en faisant des choses qui eussent blessé leur conscience, parce que s’ils avaient voulu se relâcher dans cette exacte observance de la loi de Dieu, ces maux ne seraient pas arrivés.

On voit aussi un exemple considérable de ce sophisme dans le raisonnement ridicule des épicuriens, qui concluaient que les dieux devaient avoir une forme humaine, parce que, dans toutes les choses du monde, il n’y avait que l’homme qui eût l’usage de la raison. Les dieux, disaient-ils, sont très-heureux : nul ne peut être heureux sans la vertu ; il n’y a point de vertu sans la raison ; et la raison ne se trouve nulle part ailleurs qu’en ce qui a la forme humaine : il faut donc avouer que les dieux sont en forme humaine. Mais ils étaient bien aveugles de ne pas voir que, quoique dans l’homme la substance qui pense et qui raisonne soit jointe à un corps humain, ce n’est pas néanmoins la figure humaine qui fait que l’homme pense et raisonne, étant ridicule de s’imaginer que la raison et la pensée dépendent de ce qu’il a un nez, une bouche, des joues, deux bras, deux pieds ; et ainsi c’était un sophisme puéril à ces philosophes de conclure qu’il ne pouvait y avoir de raison que dans la forme humaine, parce que dans l’homme elle se trouvait jointe par accident à la forme humaine.

VI. Passer du sens divisé au sens composé, ou du sens composé au sens divisé.

L’un de ces sophismes s’appelle fallacia compositionis[93], et l’autre fallacia divisionis[94]. On les comprendra mieux par des exemples.

Jésus-Christ dit dans l’Évangile, en parlant de ses miracles : Les aveugles voient, les boiteux marchent droit, les sourds entendent[95]. Cela ne peut être vrai qu’en prenant ces choses séparément, et non conjointement, c’est-à-dire dans le sens divisé, et non dans le sens composé : car les aveugles ne voyaient pas demeurant aveugles, et les sourds n’entendaient pas demeurant sourds ; mais ceux qui avaient été aveugles auparavant et ne l’étaient plus voyaient, et de même des sourds.

C’est aussi dans le même sens qu’il est dit, dans l’Écriture, que Dieu justifie les impies[96], car cela ne veut pas dire qu’il tient pour justes ceux qui sont encore impies ; mais qu’il rend justes, par sa grâce, ceux qui auparavant étaient impies.

Il y a, au contraire, des propositions qui ne sont véritables qu’en un sens opposé à celui-là, qui est le sens composé, comme quand saint Paul dit que les médisants, les fornicateurs, les avares, n’entreront point dans le royaume des cieux[97] ; car cela ne veut pas dire que nul de ceux qui auront eu ces vices ne seront sauvés, mais seulement que ceux qui y demeureront attachés et qui ne les auront point quittés, en se convertissant à Dieu, n’auront point de part au royaume du ciel.

Il est aisé de voir qu’on ne peut passer, sans sophisme, de l’un de ces sens à l’autre, et que ceux-là, par exemple, raisonneraient mal, qui se promettraient le ciel en demeurant dans leurs crimes, parce que Jésus-Christ est venu pour sauver les pécheurs, et qu’il dit dans l’Évangile, que les femmes de mauvaise vie précéderont les pharisiens dans le royaume de Dieu[98] ; ou qui, au contraire, ayant mal vécu, désespéreraient de leur salut, comme n’ayant plus rien à attendre que la punition de leurs crimes, parce qu’il est dit que la colère de Dieu est réservée à tous ceux qui vivent mal, et que toutes les personnes vicieuses n’ont point de part à l’héritage de Jésus-Christ. Les premiers passeraient du sens divisé au sens composé, en se promettant, quoique toujours pécheurs, ce qui n’est promis qu’à ceux qui cessent de l’être par une véritable conversion ; et les derniers passeraient du sens composé au sens divisé, en appliquant à ceux qui ont été pécheurs, et qui cessent de l’être en se convertissant à Dieu, ce qui ne regarde que les pécheurs qui demeurent dans leurs péchés et dans leur mauvaise vie.

VII. Passer de ce qui est vrai à quelque égard à ce qui est vrai simplement.

C’est ce qu’on appelle dans l’école a dicto secundum quid ad dictum simpliciter. En voici des exemples : les épicuriens prouvaient encore que les dieux devaient avoir la forme humaine, parce qu’il n’y en a point de plus belle que celle-là, et que tout ce qui est beau doit être en Dieu. C’était mal raisonner : car la forme humaine n’est point absolument une beauté, mais seulement au regard des corps ; et ainsi, n’étant une perfection qu’à quelque égard et non simplement, il ne s’ensuit pas qu’elle doive être en Dieu parce que toutes les perfections sont en Dieu, n’y ayant que celles qui sont simplement perfections, c’est-à-dire qui n’enferment aucune imperfection, qui soient nécessairement en Dieu.

Nous voyons aussi dans Cicéron, au IIIe livre de la Nature des dieux, un argument ridicule de Cotta[99] contre l’existence de Dieu, qui peut se rapporter au même défaut. « Comment, dit-il, pouvons-nous concevoir Dieu, ne pouvant lui attribuer aucune vertu ? Car dirons-nous qu’il a de la prudence ? Mais la prudence consistant dans le choix des biens et des maux, quel besoin Dieu peut-il avoir de ce choix, n’étant capable d’aucun mal ? Dirons-nous qu’il a de l’intelligence et de la raison ? Mais la raison et l’intelligence nous servent à découvrir ce qui nous est inconnu par ce qui nous est connu : or, il ne peut y avoir rien d’inconnu à Dieu. La justice ne peut aussi être en Dieu, puisqu’elle ne regarde que la société des hommes ; ni la tempérance, parce qu’il n’a point de voluptés à modérer ; ni la force, parce qu’il n’est susceptible ni de douleur ni de travail, et qu’il n’est exposé à aucun péril. Comment donc pourrait être Dieu, ce qui n’aurait ni intelligence ni vertu[100] ? »

Il est difficile de rien concevoir de plus impertinent que cette manière de raisonner[101]. Elle est semblable à la pensée d’un paysan qui, n’ayant jamais vu que des maisons couvertes de chaume, et ayant ouï dire qu’il n’y a point dans les villes de toits de chaume, en conclurait qu’il n’y a point de maisons dans les villes, et que ceux qui y habitent sont bien malheureux, étant exposés à toutes les injures de l’air. C’est comme Cotta ou plutôt Cicéron raisonne. Il ne peut y avoir en Dieu de vertus semblables à celles qui sont dans les hommes : donc il ne peut y avoir de vertus en Dieu. Et ce qui est merveilleux, c’est qu’il ne conclut qu’il n’y a point de vertu en Dieu, que parce que l’imperfection qui se trouve dans la vertu humaine ne peut être en Dieu, de sorte que ce lui est une preuve que Dieu n’a point d’intelligence, parce que rien ne lui est caché ; c’est-à-dire qu’il ne voit rien, parce qu’il voit tout ; qu’il ne peut rien, parce qu’il peut tout ; qu’il ne jouit d’aucun bien, parce qu’il possède tous les biens.

VIII. Abuser de l’ambiguïté des mots, ce qui peut se faire en diverses manières.

On peut rapporter à cette espèce de sophisme tous les syllogismes qui sont vicieux, parce qu’il s’y trouve quatre termes : soit parce que le milieu y est pris deux fois particulièrement[102] ; ou parce qu’il est pris en un sens dans la première proposition, et en un autre sens dans la seconde ; ou enfin parce que les termes de la conclusion ne sont pas pris dans le même sens dans les prémisses que dans la conclusion : car nous ne restreignons pas le mot d’ambiguïté aux seuls mots qui sont grossièrement équivoques, ce qui ne trompe presque jamais ; mais nous comprenons par là tout ce qui peut faire changer de sens à un mot, surtout lorsque les hommes ne s’aperçoivent pas aisément de ce changement, parce que diverses choses étant signifiées par le même son, ils les prennent pour la même chose[103]. Sur quoi on peut voir ce qui a été dit vers la fin de la première partie, où l’on a aussi parlé du remède qu’on doit apporter à la confusion des mots ambigus, en les définissant si nettement qu’on n’y puisse être trompé.

Aussi, je me contenterai d’apporter quelques exemples de cette ambiguïté, qui trompe quelquefois d’habiles gens. Telle est celle qui se trouve dans les mots qui signifient quelque tout, qui peut se prendre ou collectivement pour toutes ses parties ensemble, ou distributivement pour chacune de ses parties. C’est par là qu’on doit résoudre ce sophisme des stoïciens, qui concluaient que le monde était un animal doué de raison, « parce que ce qui a l’usage de la raison est meilleur que ce qui ne l’a point. Or, il n’y a rien, disaient-ils, qui soit meilleur que le monde : donc le monde a l’usage de la raison[104]. » La mineure de cet argument est fausse, parce qu’ils attribuaient au monde ce qui ne convient qu’à Dieu, qui est d’être tel qu’on ne puisse rien concevoir de meilleur et de plus parfait. Mais, en se bornant dans les créatures, quoique l’on puisse dire qu’il n’y a rien de meilleur que le monde, en le prenant collectivement pour l’universalité de tous les êtres que Dieu a créés, tout ce qu’on en peut conclure au plus, est que le monde a l’usage de la raison, selon quelques-unes de ses parties, telles que sont les anges et les hommes, et non pas que le tout ensemble soit un animal qui ait l’usage de la raison.

Ce serait de même mal raisonner que de dire : l’homme pense ; or, l’homme est composé de corps et d’âme : donc le corps et l’âme pensent ; car il suffit, afin que l’on puisse attribuer la pensée à l’homme entier qu’il pense selon une des parties : d’où il ne s’ensuit nullement qu’il pense selon l’autre.

IX. Tirer une conclusion générale d’une induction défectueuse.

On appelle induction, lorsque la recherche de plusieurs choses particulières nous mène à la connaissance d’une vérité générale. Ainsi, lorsqu’on a éprouvé sur beaucoup de mers que l’eau en est salée, et sur beaucoup de rivières que l’eau en est douce, on conclut généralement que l’eau de la mer est salée, et celle des rivières douce[105]. Les diverses épreuves qu’on a faites que l’or ne diminue point au feu a fait juger que cela est vrai de tout or : et comme on n’a point trouvé de peuple qui ne parle, on croit pour très-certain que tous les hommes parlent, c’est-à-dire se servent des sons pour signifier leurs pensées.

C’est même par là que toutes nos connaissances commencent, parce que les choses singulières se présentent à nous avant les universelles, quoique ensuite les universelles servent à connaître les singulières[106].

Mais il est vrai néanmoins que l’induction seule n’est jamais un moyen certain d’acquérir une science parfaite, comme on le fera voir en un autre endroit[107], la considération des choses singulières servant seulement d’occasion à notre esprit de faire attention à ces idées naturelles[108], selon lesquelles il juge de la vérité des choses en général : car il est vrai, par exemple, que je ne me serais peut-être jamais avisé de considérer la nature d’un triangle, si je n’avais vu un triangle qui m’a donné occasion d’y penser[109] : mais ce n’est pas néanmoins l’examen particulier de tous les triangles qui m’a fait conclure généralement et certainement de tous que l’espace qu’ils comprennent est égal à celui du rectangle de toute leur base, et de la moitié de leur hauteur (car cet examen serait impossible), mais la seule considération de ce qui est renfermé dans l’idée du triangle que je trouve dans mon esprit[110].

Quoi qu’il en soit, réservant à un autre endroit de traiter de cette matière, il suffit de dire ici que les inductions défectueuses, c’est-à-dire qui ne sont pas entières, font souvent tomber en erreur, et je me contenterai d’en rapporter un exemple remarquable.

Tous les philosophes avaient cru jusqu’à ce temps, comme une vérité indubitable, qu’une seringue étant bien bouchée, il était impossible d’en tirer le piston sans la faire crever, et que l’on pouvait faire monter de l’eau si haut qu’on voudrait par des pompes aspirantes : ce qui le faisait croire si fermement, c’est qu’on s’imaginait s’en être assuré par une induction très-certaine, en ayant fait une infinité d’expériences ; mais l’un et l’autre s’est trouvé faux, parce que l’on a fait de nouvelles expériences qui ont fait voir que le piston d’une seringue, quelque bouchée qu’elle fût, pouvait se tirer, pourvu qu’on y employât une force égale au poids d’une colonne d’eau de plus de trente-trois pieds de haut, de la grosseur de la seringue, et qu’on ne saurait lever de l’eau par une pompe aspirante plus haut de trente-deux à trente-trois pieds[111].


CHAPITRE XX

Des mauvais raisonnements que l’on commet dans la vie civile et dans les discours ordinaires[112].


Voilà quelques exemples des fautes les plus communes que l’on commet en raisonnant dans les matières de sciences ; mais parce que le principal usage de la raison n’est pas dans ces sortes de sujets qui entrent peu dans la conduite de la vie, et dans lesquels même il est moins dangereux de se tromper, il serait sans doute beaucoup plus utile de considérer généralement ce qui engage les hommes dans les faux jugements qu’ils font en toute sorte de matière, et principalement en celle des mœurs et des autres choses qui sont importantes à la vie civile, et qui font le sujet ordinaire de leurs entretiens. Mais, parce que ce dessein demanderait un ouvrage à part qui comprendrait presque toute la morale, on se contentera de marquer ici en général une partie des causes de ces faux jugements, qui sont si communs parmi les hommes.

On ne s’est pas arrêté à distinguer les faux jugements des mauvais raisonnements, et on a recherché indifféremment les causes des uns et des autres ; tant parce que les faux jugements sont les sources des mauvais raisonnements, et les attirent par une suite nécessaire, que parce qu’en effet il y a presque toujours un raisonnement caché et enveloppé en ce qui nous paraît un jugement simple, y ayant toujours quelque chose qui sert de motif et de principe à ce jugement[113]. Par exemple, lorsque l’on juge qu’un bâton qui paraît courbé dans l’eau l’est en effet, ce jugement est fondé sur cette proposition générale et fausse, que ce qui paraît courbé à nos sens est courbé en effet, et ainsi enferme un raisonnement, quoique non développé. En considérant donc généralement les causes de nos erreurs, il semble qu’on puisse les rapporter à deux principales : l’une intérieure, qui est le déréglement de la volonté, qui trouble et dérègle le jugement ; l’autre extérieure, qui consiste dans les objets dont on juge, et qui trompent notre esprit par une fausse apparence. Or quoique ces causes se joignent presque toujours ensemble, il y a néanmoins certaines erreurs où l’un paraît plus que l’autre ; et c’est pourquoi nous les traiterons séparément.

Des sophismes d’amour-propre, d’intérêt et de passion.

I. Si on examine avec soin ce qui attache ordinairement les hommes plutôt à une opinion qu’à une autre, on trouvera que ce n’est pas la pénétration de la vérité et la force des raisons, mais quelque lien d’amour-propre, d’intérêt ou de passion. C’est le poids qui emporte la balance, et qui nous détermine dans la plupart de nos doutes ; c’est ce qui donne le plus grand branle à nos jugements, et qui nous y arrête le plus fortement. Nous jugeons des choses non par ce qu’elles sont en elles-mêmes, mais par ce qu’elles sont à notre égard[114] ; et la vérité et l’utilité ne sont pour nous qu’une même chose[115].

Il n’en faut point d’autres preuves que ce que nous voyons tous les jours, que des choses tenues par tout ailleurs pour douteuses, ou même pour fausses, sont tenues pour très-certaines par tous ceux d’une nation ou d’une profession, ou d’un institut ; car n’étant pas possible que ce qui est vrai en Espagne soit faux en France, ni que l’esprit de tous les Espagnols soit tourné si différemment de celui des Français, qu’à ne juger des choses que par les règles de la raison, ce qui paraît vrai généralement aux uns paraisse faux généralement aux autres, il est visible que cette diversité de jugement ne peut venir d’autre cause, sinon qu’il plaît aux uns de tenir pour vrai ce qui leur est avantageux, et que les autres n’y ayant point d’intérêt en jugent d’une autre sorte.

Cependant qu’y a-t-il de moins raisonnable que de prendre notre intérêt pour motif de croire une chose ? Tout ce qu’il peut faire, au plus, est de nous porter à considérer avec plus d’attention les raisons qui peuvent nous faire découvrir la vérité de ce que nous désirons être vrai ; mais il n’y a que cette vérité, qui doit se trouver dans la chose même indépendamment de nos désirs, qui doive nous persuader. Je suis d’un tel pays : donc je dois croire qu’un tel saint y a prêché l’Évangile. Je suis d’un tel ordre : donc je crois qu’un tel privilége est véritable. Ce ne sont pas là des raisons[116]. De quelque ordre et de quelque pays que vous soyez, vous ne devez croire que ce qui est vrai, et que ce que vous seriez disposé à croire si vous étiez d’un autre pays, d’un autre ordre, d’une autre profession.

II. Mais cette illusion est bien plus visible lorsqu’il arrive du changement dans les passions : car, quoique toutes soient demeurées dans leur place, il semble néanmoins à ceux qui sont émus de quelque passion nouvelle, que le changement qui ne s’est fait que dans leur cœur ait changé toutes les choses extérieures qui y ont quelque rapport. Combien voit-on de gens qui ne peuvent plus reconnaître aucune bonne qualité, ni naturelle, ni acquise, dans ceux contre qui ils ont conçu de l’aversion, ou qui ont été contraires en quelque chose à leurs sentiments, à leurs désirs, à leurs intérêts ? Cela suffit pour devenir tout d’un coup à leur égard téméraire, orgueilleux, ignorant, sans foi, sans honneur, sans conscience. Leurs affections et leurs désirs ne sont pas plus justes ni plus modérés que leur haine. S’ils aiment quelqu’un, il est exempt de toute sorte de défaut[117] ; tout ce qu’ils désirent est juste et facile, tout ce qu’ils ne désirent pas est injuste et impossible, sans qu’ils puissent alléguer aucune raison de tous ces jugements que la passion même qui les possède : de sorte qu’encore qu’ils ne fassent pas dans leur esprit ce raisonnement formel : je l’aime : donc c’est le plus habile homme du monde ; je le hais : donc c’est un homme de néant, ils le font en quelque sorte dans leur cœur ; et c’est pourquoi on peut appeler ces sortes d’égarement des sophismes et des illusions du cœur, qui consistent à transporter nos passions dans les objets de nos passions, et à juger qu’ils sont ce que nous voulons ou désirons qu’ils soient : ce qui est sans doute très-déraisonnable, puisque nos désirs ne changent rien dans l’être de ce qui est hors de nous, et qu’il n’y a que Dieu dont la volonté soit tellement efficace, que les choses sont tout ce qu’il veut qu’elles soient.

III. On peut rapporter à la même illusion de l’amour-propre celle de ceux qui décident tout par un principe fort général et fort commode, qui est, qu’ils ont raison, qu’ils connaissent la vérité[118] ; d’où il ne leur est pas difficile de conclure que ceux qui ne sont pas de leur sentiment se trompent : en effet, la conclusion est nécessaire.

Le défaut de ces personnes ne vient que de ce que l’opinion avantageuse qu’elles ont de leurs lumières leur fait prendre toutes leurs pensées pour tellement claires et évidentes, qu’elles s’imaginent qu’il suffit de les proposer pour obliger tout le monde à s’y soumettre ; et c’est pourquoi elles se mettent peu en peine d’en apporter des preuves : elles écoutent peu les raisons des autres, elles veulent tout emporter par autorité, parce qu’elles ne distinguent jamais leur autorité de la raison ; elles traitent de téméraires tous ceux qui ne sont pas de leur sentiment, sans considérer que si les autres ne sont pas de leur sentiment, elles ne sont pas aussi du sentiment des autres, et qu’il n’est pas juste de supposer sans preuve que nous avons raison, lorsqu’il s’agit de convaincre des personnes qui ne sont d’une autre opinion que nous que parce qu’elles sont persuadées que nous n’avons pas raison.

IV. Il y en a de même qui n’ont point d’autre fondement, pour rejeter certaines opinions, que ce plaisant raisonnement : Si cela était, je ne serais pas habile homme ; or, je suis un habile homme : donc cela n’est pas. C’est la principale raison qui a fait rejeter longtemps certains remèdes très-utiles et des expériences très-certaines, parce que ceux qui ne s’en étaient point encore avisés concevaient qu’ils se seraient donc trompés jusqu’alors. Quoi ! si le sang, disaient-ils, avait une révolution circulaire dans le corps[119] ; si l’aliment ne se portait pas au foie par les veines mésaraïques ; si l’artère veineuse portait le sang au cœur ; si le sang montait par la veine cave descendante ; si la nature n’avait point d’horreur du vide ; si l’air était pesant et avait un mouvement en bas, j’aurais ignoré des choses importantes dans l’anatomie et dans la physique : il faut donc que cela ne soit pas. Mais pour les guérir de cette fantaisie, il ne faut que leur bien représenter que c’est un très-petit inconvénient qu’un homme se trompe, et qu’ils ne laisseront pas d’être habiles en d’autres choses, quoiqu’ils ne l’aient pas été en celles qui auraient été nouvellement découvertes.

V. Il n’y a rien aussi de plus ordinaire que de voir des gens se faire mutuellement les mêmes reproches, et se traiter, par exemple, d’opiniâtres, de passionnés, de chicaneurs, lorsqu’ils sont de différents sentiments. Il n’y a presque point de plaideurs qui ne s’entr’accusent d’allonger les procès, et de couvrir la vérité par des adresses artificieuses, et ainsi ceux qui ont raison et ceux qui ont tort parlent presque le même langage et font les mêmes plaintes, et s’attribuent les uns aux autres les mêmes défauts ; ce qui est une des choses les plus incommodes qui soient dans la vie des hommes, et qui jettent la vérité et l’erreur, la justice et l’injustice dans une si grande obscurité, que le commun du monde est incapable d’en faire le discernement : et il arrive de là que plusieurs s’attachent, au hasard et sans lumière, à l’un des partis, et que d’autres les condamnent tous deux comme ayant également tort.

Toute cette bizarrerie naît encore de la même maladie qui fait prendre à chacun pour principe qu’il a raison : car de là il n’est pas difficile de conclure que tous ceux qui nous résistent sont opiniâtres, puisque être opiniâtre, c’est ne se rendre pas à la raison.

Mais encore qu’il soit vrai que ces reproches de passion, d’aveuglement, de chicanerie, qui sont très-injustes de la part de ceux qui se trompent, sont justes et légitimes de la part de ceux qui ne se trompent pas, néanmoins, parce qu’ils supposent que la vérité soit du côté de celui qui les fait, les personnes sages et judicieuses qui traitent quelque matière contestée doivent éviter de s’en servir avant que d’avoir suffisamment établi la vérité et la justice de la cause qu’ils soutiennent. Ils n’accuseront donc jamais leurs adversaires d’opiniâtreté, de témérité, de manquer de sens commun, avant que de l’avoir bien prouvé. Ils ne diront point, s’ils ne l’ont fait voir auparavant, qu’ils tombent en des absurdités et des extravagances insupportables ; car les autres en diront autant de leur côté : ce qui n’est rien avancer ; et ainsi ils aimeront mieux se réduire à cette règle si équitable de saint Augustin : Omittamus ista communia, quæ dici ex utrâque parte possunt, licet vere dici ex utrâque parte non possunt ; et ils se contenteront de défendre la vérité par les armes qui lui sont propres et que le mensonge ne peut emprunter, qui sont les raisons claires et solides.

VI. L’esprit des hommes n’est pas seulement naturellement amoureux de lui-même, mais il est aussi naturellement jaloux, envieux et malin à l’égard des autres[120] : il ne souffre qu’avec peine qu’ils aient quelque avantage, parce qu’il les désire tous pour lui ; et comme c’en est un que de connaître la vérité et d’apporter aux hommes quelque nouvelle lumière, on a une passion secrète de leur ravir cette gloire : ce qui engage souvent à combattre sans raison les opinions et les inventions des autres.

Ainsi, comme l’amour-propre fait souvent faire ce raisonnement ridicule : C’est une opinion que j’ai inventée, c’est celle de mon ordre, c’est un sentiment qui m’est commode, il est donc véritable ; la malignité naturelle fait souvent faire cet autre qui n’est pas moins absurde : C’est un autre que moi qui l’a dit, cela est donc faux ; ce n’est pas moi qui ai fait ce livre, il est donc mauvais.

C’est la source de l’esprit de contradiction si ordinaire parmi les hommes, et qui les porte, quand ils entendent ou lisent quelque chose d’autrui, à considérer peu les raisons qui pourraient les persuader et à ne songer qu’à celles qu’ils croient pouvoir opposer. Ils sont toujours en garde contre la vérité, et ils ne pensent qu’aux moyens de la repousser et de l’obscurcir ; en quoi ils réussissent presque toujours, la fertilité de l’esprit humain étant inépuisable en fausses raisons.

Quand ce vice est dans l’excès, il fait un des principaux caractères de l’esprit de pédanterie, qui met son plus grand plaisir à chicaner les autres sur les plus petites choses et à contredire tout avec une basse malignité ; mais il est souvent plus imperceptible et plus caché, et l’on peut dire même que personne n’en est entièrement exempt, parce qu’il a sa racine dans l’amour-propre, qui vit toujours dans les hommes.

La connaissance de cette disposition maligne et envieuse qui réside dans le fond du cœur des hommes, nous fait voir qu’une des plus importantes règles qu’on puisse garder pour n’engager pas dans l’erreur ceux à qui l’on parle, et ne leur donner point d’éloignement de la vérité qu’on veut leur persuader, est de n’irriter que le moins qu’on peut leur envie et leur jalousie en parlant de soi, et en leur présentant des objets auxquels elle puisse s’attacher.

Car les hommes, n’aimant guère qu’eux-mêmes[121], ne souffrent qu’avec impatience qu’un autre les applique à soi et veuille qu’on le regarde avec estime. Tout ce qu’ils ne rapportent pas à eux-mêmes leur est odieux et importun, et ils passent ordinairement de la haine des personnes à la haine des opinions et des raisons ; et c’est pourquoi les personnes sages évitent autant qu’elles peuvent d’exposer aux yeux des autres les avantages qu’elles ont : elles fuient de se présenter en face et de se faire envisager en particulier, et tâchant plutôt de se cacher dans la presse pour n’être pas remarquées, afin qu’on ne voie dans leurs discours que la vérité qu’elles proposent.

Pascal qui savait autant de véritable rhétorique que personne en ait jamais su, portait cette règle jusqu’à prétendre qu’un honnête homme devait éviter de se nommer, et même de se servir des mots de je et de moi ; et il avait accoutumé de dire sur ce sujet que la piété chrétienne anéantit le moi humain, et que la civilité humaine le cache et le supprime[122]. Ce n’est pas que cette règle doive aller jusqu’au scrupule, car il y a des rencontres où ce serait se gêner inutilement que de vouloir éviter ces mots ; mais il est toujours bon de l’avoir en vue pour s’éloigner de la méchante coutume de quelques individus qui ne parlent que d’eux-mêmes, et qui se citent partout lorsqu’il n’est point question de leur sentiment ; ce qui donne lieu à ceux qui les écoutent de soupçonner que ce regard si fréquent vers eux-mêmes ne naisse d’une secrète complaisance qui les porte souvent vers cet objet de leur amour, et excite en eux, par une suite naturelle, une aversion secrète pour ces gens-là et pour tout ce qu’ils disent. C’est ce qui fait voir qu’un des caractères les plus indignes d’un honnête homme est celui que Montaigne a affecté de n’entretenir ses lecteurs que de ses humeurs, de ses inclinations, de ses fantaisies, de ses maladies, de ses vertus et de ses vices ; et qu’il ne naît que d’un défaut de jugement aussi bien que d’un violent amour de soi-même[123]. Il est vrai qu’il tâche autant qu’il peut d’éloigner de lui le soupçon d’une vanité basse et populaire, en parlant librement de ses défauts aussi bien que de ses bonnes qualités : ce qui a quelque chose d’aimable par une apparence de sincérité ; mais il est facile de voir que tout cela n’est qu’un jeu et un artifice qui doit le rendre encore plus odieux[124]. Il parle de ses vices pour les faire connaître, et non pour les faire détester ; il ne prétend pas qu’on doive moins l’en estimer ; il les regarde comme des choses à peu près indifférentes et plutôt galantes que honteuses : s’il les découvre, c’est qu’il s’en soucie peu, et qu’il croit qu’il n’en sera pas plus vil ni plus misérable ; mais quand il appréhende que quelque chose le rabaisse un peu, il est aussi adroit que personne à le cacher : c’est pourquoi un auteur célèbre de ce temps remarquable agréablement, qu’ayant eu soin fort inutilement de nous avertir en deux endroits de son livre qu’il avait un page, qui était un officier assez peu utile en la maison d’un gentilhomme de six mille livres de rente, il n’avait pas eu le même soin de nous dire qu’il avait eu aussi un clerc, ayant été conseiller du parlement de Bordeaux ; cette charge, quoique très-honorable en soi, ne satisfaisant pas assez la vanité qu’il avait de faire paraître partout une humeur de gentilhomme et de cavalier, et un éloignement de robe et de procès.

Il y a néanmoins de l’apparence qu’il ne nous eût pas celé cette circonstance de sa vie, s’il eût pu trouver quelque maréchal de France qui eût été conseiller de Bordeaux, comme il a bien voulu nous faire savoir qu’il avait été maire de cette ville : mais après nous avoir avertis qu’il avait succédé en cette charge au maréchal de Biron, et qu’il l’avait laissée au maréchal de Matignon.

Mais ce n’est pas le plus grand mal de cet auteur que la vanité, et il est plein d’un si grand nombre d’infamies honteuses, et de maximes épicuriennes et impies, qu’il est étrange qu’on l’ait souffert si longtemps dans les mains de tout le monde[125], et qu’il y ait même des personnes d’esprit qui n’en connaissent pas le venin.

Il ne faut point d’autres preuves pour juger de son libertinage que cette manière même, dont il parle de ses vices ; car reconnaissant en plusieurs endroits qu’il avait été engagé en un grand nombre de désordres criminels, il déclare néanmoins en d’autres qu’il ne se repent de rien, et que s’il avait à revivre, il revivrait comme il avait vécu. « Quant à moi, dit-il, je ne puis désirer en général d’être autre ; je ne puis condamner ma forme universelle, m’en déplaire et supplier Dieu pour mon entière réformation et pour l’excuse de ma faiblesse naturelle ; mais cela, je ne dois le nommer repentir, non plus que le déplaisir de n’être ni ange, ni Caton : mes actions sont réglées et conformes à ce que je suis et à ma condition : je ne puis faire mieux, et le repentir ne touche pas proprement les choses qui ne sont pas en notre force… Je ne me suis pas attendu d’attacher monstrueusement la queue d’un philosophe à la tête et au corps d’un homme perdu, ni que ce chétif bout [de vie[126]] eût à désavouer et à démentir la plus belle, entière et longue partie de ma vie. Si j’avais à revivre, je revivrais comme j’ai vécu : ni je ne plains point le passé, ni je ne crains point l’avenir. » Paroles horribles, et qui marquent une extinction entière de tout sentiment de religion ; mais qui sont dignes de celui qui parle ainsi en un autre endroit : « Je me plonge la tête baissée stupidement dans la mort, sans la considérer et reconnaître, comme dans une profondeur muette et obscure, qui m’engloutit tout d’un coup et m’étouffe en un moment, plein d’un puissant sommeil, plein d’insipidité et d’indolence[127]. » Et en un autre endroit : « La mort, qui n’est qu’un quart d’heure de passion, sans conséquence et sans nuisance, ne mérite pas des préceptes particuliers. »

Quoique cette digression semble assez éloignée de ce sujet, elle y rentre néanmoins, par cette raison qu’il n’y a point de livre qui inspire davantage cette mauvaise coutume de parler de soi, de s’occuper de soi, de vouloir que les autres s’y occupent ; ce qui corrompt étrangement la raison, et dans nous, par la vanité qui accompagne toujours ces discours, et dans les autres, par le dépit et l’aversion qu’ils en conçoivent. Il n’est permis de parler de soi-même qu’aux personnes d’une vertu éminente, et qui témoignent par la manière avec laquelle elles le font, que si elles publient leurs bonnes actions, ce n’est que pour exciter les autres à en louer Dieu ou pour les édifier ; et si elles publient leurs fautes, ce n’est que pour s’en humilier devant les hommes, et pour les en détourner : mais pour les personnes du commun, c’est une vanité ridicule de vouloir informer les autres de leurs petits avantages ; et c’est une effronterie punissable que de découvrir leurs désordres au monde, sans témoigner d’en être touchés, puisque le dernier excès de l’abandonnement dans le vice est de n’en point rougir, et de n’en avoir ni confusion ni repentir, mais d’en parler indifféremment comme de toute autre chose : en quoi consiste proprement l’esprit de Montaigne[128].

VII. On peut distinguer, en quelque sorte, de la contradiction maligne et envieuse une autre sorte d’humeur moins mauvaise, mais qui engage dans les mêmes fautes de raisonnement : c’est l’esprit de dispute, qui est encore un défaut qui gâte beaucoup l’esprit.

Ce n’est pas qu’on puisse blâmer généralement les disputes : on peut dire, au contraire, que pourvu qu’on en use bien, il n’y a rien qui serve davantage à donner diverses ouvertures, ou pour trouver la vérité, ou pour la persuader aux autres. Le mouvement d’un esprit qui s’occupe seul à l’examen de quelque matière est d’ordinaire trop froid et trop languissant ; il a besoin d’une certaine chaleur qui l’excite et qui réveille ses idées ; et c’est d’ordinaire par les diverses oppositions qu’on nous fait que l’on découvre où consiste la difficulté de la persuasion et l’obscurité, ce qui nous donne lieu de faire effort pour vaincre.

Mais il est vrai qu’autant cet exercice est utile, lorsque l’on en use comme il faut, et avec un entier dégagement de passion, autant est-il dangereux lorsqu’on en use mal, et que l’on met sa gloire à soutenir son sentiment à quelque prix que ce soit et à contredire celui des autres. Rien n’est plus capable de nous éloigner de la vérité, et de nous jeter dans l’égarement, que cette sorte d’humeur. On s’accoutume sans qu’on s’en aperçoive, à trouver raison partout, et à se mettre au-dessus des raisons, en ne s’y rendant jamais : ce qui conduit peu à peu à n’avoir rien de certain, et, à confondre la vérité avec l’erreur, en les regardant l’une et l’autre comme également probables. C’est ce qui fait qu’il est si rare que l’on termine quelque question par la dispute, et qu’il n’arrive presque jamais que deux philosophes tombent d’accord. On trouve toujours à répartir et à se défendre, parce que l’on a pour but d’éviter non l’erreur, mais le silence, et que l’on croit qu’il est moins honteux de se tromper toujours que d’avouer que l’on s’est trompé.

Ainsi, à moins qu’on ne soit habitué par un long exercice à se posséder parfaitement, il est très-difficile qu’on ne perde de vue la vérité dans les disputes, parce qu’il n’y a guère d’action qui excite plus les passions. « Quel vice n’éveillent-elles pas, dit un auteur célèbre[129], étant presque toujours commandées par la colère ? Nous entrons en inimitié premièrement contre les raisons, puis contre les personnes ; nous n’apprenons à disputer que pour contredire, et chacun contredisant et étant contredit, il en arrive que le fruit de la dispute est d’anéantir la vérité. L’un va en Orient, l’autre en Occident, on perd le principal et l’on s’écarte dans la presse des incidents ; au bout d’une heure de tempête, on ne sait ce qu’on cherche : l’un est en bas, l’autre est en haut, l’autre à côté ; l’un se prend à un mot et à une similitude, l’autre n’écoute et n’entend plus ce qu’on lui oppose, et il est si engagé dans sa course, qu’il ne pense plus qu’à se suivre et non pas vous. Il y en a qui, se trouvant faibles, craignent tout, refusent tout, confondent la dispute dès l’entrée, ou bien au milieu de la contestation, se mutinent à se taire, affectant un orgueilleux mépris ou une sottement modeste fuite de contention : pourvu que celui-ci frappe, il ne regarde pas combien il se découvre ; l’autre compte ses mots et les pèse pour raisons : celui-là n’y emploie que l’avantage de sa voix et de ses poumons ; on en voit qui concluent contre eux-mêmes et d’autres qui lassent et étourdissent tout le monde de préfaces et de digressions inutiles. Il y en a enfin qui s’arment d’injures, et qui feront une querelle d’Allemand pour se défaire de la conférence d’un esprit qui presse le leur[130]. » Ce sont les vices ordinaires de nos disputes, qui sont assez ingénieusement représentées par cet écrivain qui, n’ayant jamais connu les véritables grandeurs de l’homme, en a assez bien connu les défauts ; et l’on peut juger par là combien ces sortes de conférences sont capables de dérégler l’esprit, à moins que l’on n’ait un extrême soin, non-seulement de ne pas tomber soi-même le premier dans ces défauts, mais aussi de ne pas suivre ceux qui y tombent, et de se régler tellement, qu’on puisse les voir égarer sans s’égarer soi-même, et sans s’écarter de la fin que l’on doit se proposer, qui est l’éclaircissement de la vérité qu’on examine.

VIII. Il se trouve des personnes, principalement parmi ceux qui hantent la cour, qui, reconnaissant assez combien ces humeurs contredisantes sont incommodes et désagréables, prennent une route toute contraire, qui est de ne rien contredire, mais de louer et d’approuver tout indifféremment ; et c’est ce qu’on appelle complaisance[131], qui est une humeur plus commode pour la fortune, mais aussi désavantageuse pour le jugement : car, comme les contredisants prennent pour vrai le contraire de ce qu’on leur dit, les complaisants semblent prendre pour vrai tout ce qu’on leur dit ; et cette accoutumance corrompt premièrement leurs discours, et ensuite leur esprit.

C’est par ce moyen qu’on a rendu les louanges si communes et qu’on les donne si indifféremment à tout le monde, qu’on ne sait plus qu’en conclure. Il n’y a point dans la gazette de prédicateur qui ne soit des plus éloquents, et qui ne ravisse ses auditeurs par la profondeur de sa science ; tous ceux qui meurent sont illustres en piété ; les plus petits auteurs pourraient faire des livres des éloges qu’ils reçoivent de leurs amis ; de sorte que, dans cette profusion de louanges, que l’on fait avec si peu de discernement, il y a sujet de s’étonner qu’il y ait des personnes qui en soient si avides et qui ramassent avec tant de soin celles qu’on leur donne.

Il est impossible que cette confusion dans le langage ne produise la même confusion dans l’esprit, et que ceux qui s’accoutument à louer tout ne s’accoutument aussi à approuver tout ; mais quand la fausseté ne serait que dans les paroles, et non dans l’esprit, cela suffit pour en éloigner ceux qui aiment sincèrement la vérité[132].

Il n’est pas nécessaire de reprendre tout ce qu’on voit de mal, mais il est nécessaire de ne louer que ce qui est véritablement louable ; autrement l’on jette ceux qu’on loue de cette sorte dans l’illusion, l’on contribue à tromper ceux qui jugent de ces personnes par ces louanges, et l’on fait tort à ceux qui en méritent de véritables en les rendant communes à ceux qui n’en méritent pas ; enfin l’on détruit toute la foi du langage et l’on brouille toutes les idées des mots, en faisant qu’ils ne soient plus signes de nos jugements et de nos pensées, mais seulement d’une civilité extérieure qu’on veut rendre à ceux qu’on loue comme pourrait être une révérence : car c’est tout ce que l’on doit conclure des louanges et des compliments ordinaires.

IX. Entre les diverses manières par lesquelles l’amour-propre jette les hommes dans l’erreur, ou plutôt les y affermit et les empêche d’en sortir, il n’en faut pas oublier une, qui est sans doute des principales et des plus communes : c’est l’engagement à soutenir quelque opinion à laquelle on s’est attaché par d’autres considérations que par celle de la vérité ; car cette vue de défendre son sentiment fait que l’on ne regarde plus dans les raisons dont on se sert, si elles sont vraies ou fausses, mais si elles peuvent servir à persuader ce que l’on soutient : l’on emploie toutes sortes d’arguments bons ou mauvais, afin qu’il y en ait pour tout le monde ; et l’on passe quelquefois jusqu’à dire des choses qu’on sait bien être absolument fausses, pourvu qu’elles servent à la fin qu’on se propose. En voici quelques exemples.

Une personne intelligente ne soupçonnera jamais Montaigne d’avoir cru toutes les rêveries de l’astrologie judiciaire ; cependant quand il en a besoin pour rabaisser sottement les hommes, il les emploie comme de bonnes raisons. « À considérer, dit-il, la domination et puissance que ces corps-là ont non-seulement sur nos vies et conditions de notre fortune, mais sur nos inclinations mêmes, qu’ils régissent, poussent et agitent à la merci de leurs influences, pourquoi les priverions-nous d’âme, de vie et discours ? »

Veut-il détruire l’avantage que les hommes ont sur les bêtes par le commerce de la parole, il nous rapporte des contes ridicules et dont il connaît l’extravagance mieux que personne, et en tire des conclusions plus ridicules. « Il y en a, dit-il, qui se sont vantés d’entendre le langage des bêtes, comme Apollonius Tyanéus[133], Mélampus[134], Tirésias[135], Thalès, et autres ; et puisqu’il est ainsi, comme disent les cosmographes, qu’il y a des nations qui reçoivent un chien pour roi, il faut bien qu’ils donnent certaine interprétation à sa voix et à ses mouvements. »

L’on conclura, par cette raison, que quand Caligula fit son cheval consul, il fallait bien que l’on entendît les ordres qu’il donnait dans l’exercice de cette charge ; mais on aurait tort d’accuser Montaigne de cette mauvaise conséquence : son dessein n’était pas de parler raisonnablement, mais de faire un amas confus de tout ce qu’on peut dire contre les hommes ; ce qui est néanmoins un vice très-contraire à la justesse de l’esprit et à la sincérité d’un homme de bien.

Qui pourrait de même souffrir cet autre raisonnement du même auteur sur le sujet des augures que les païens tiraient du vol des oiseaux, et dont les plus sages d’entre eux se sont moqués : « De toutes les prédictions du temps passé, dit-il, les plus anciennes et les plus certaines étaient celles qui se tiraient du vol des oiseaux : nous n’avons rien de pareil ni de si admirable ; cette règle, cet ordre du branler de leur aile, par lequel on tire des conséquences des choses à venir, il faut bien qu’il soit conduit par quelque excellent moyen à une si noble opération : car c’est prêter à la lettre que d’attribuer ce grand effet à quelque ordonnance naturelle, sans l’intelligence, le consentement et le discours de celui qui le produit, et c’est une opinion évidemment fausse. »

N’est-ce pas une chose assez plaisante que de voir un homme qui ne tient rien d’évidemment vrai ni d’évidemment faux, dans un traité fait exprès pour établir le pyrrhonisme et pour détruire l’évidence de la certitude, nous débiter sérieusement ces rêveries comme des vérités certaines, et traiter l’opinion contraire d’évidemment fausse ? Mais il se moque de nous quand il parle de la sorte, il est inexcusable de se jouer ainsi de ses lecteurs, en leur disant des choses qu’il ne croit pas, et que l’on ne peut pas croire sans folie.

Il était sans doute aussi bon philosophe que Virgile, qui n’attribue pas même à une intelligence qui soit dans les oiseaux les changements réglés qu’on voit dans leurs mouvements selon la diversité de l’air, dont on peut tirer quelque conjecture pour la pluie et le beau temps, comme l’on peut voir dans ces vers admirables des Géorgiques :

Haud equidem credo quia sit divinitus illis
Ingenium, aut rerum fato prudentia major :
Verum ubi tempestas et cœli mobilis humor
Mutavere vias, et Jupiter humidus Austris
Densat, erant quæ rara modo, et quæ densa, relaxat,
Vertuntur species animorum et pectora motus
Nunc hos nunc alios, dum nubila ventus agebat,
Concipiunt : hinc ille avium concentus in agris,
Et lætæ pecudes, et ovantes gutture corvi[136].

Mais ces égarements étant involontaires, il ne faut qu’avoir un peu de bonne foi pour les éviter : les plus communs et les plus dangereux sont ceux que l’on ne reconnaît pas, parce que l’engagement où l’on est entré de défendre un sentiment trouble la vue de l’esprit, et lui fait prendre pour vrai tout ce qui sert à sa fin ; et l’unique remède qu’on peut y apporter est de n’avoir pour fin que la vérité, et d’examiner avec tant de soin les raisonnements que l’enseignement même ne puisse pas nous tromper.

Des faux raisonnements qui naissent des objets mêmes.

On a déjà remarqué qu’il ne fallait pas séparer les causes intérieures de nos erreurs de celles qui se tirent des objets, que l’on peut appeler extérieures, parce que la fausse apparence de ces objets ne serait pas capable de nous jeter dans l’erreur, si la volonté ne poussait l’esprit à former un jugement précipité, lorsqu’il n’est pas encore suffisamment éclairé.

Mais, parce qu’elle ne peut aussi exercer cet empire sur l’entendement dans les choses entièrement évidentes, il est visible que l’obscurité des objets y contribue beaucoup, et même il y a souvent des rencontres où la passion qui porte à mal raisonner est assez imperceptible ; et c’est pourquoi il est utile de considérer séparément ces illusions, qui naissent principalement des choses mêmes.

I. C’est une opinion fausse et impie, que la vérité soit tellement semblable au mensonge, et la vertu au vice, qu’il soit impossible de les discerner[137] ; mais il est vrai que dans la plupart des choses il y a un mélange d’erreur et de vérité, de vice et de vertu, de perfection et d’imperfection, et que ce mélange est une des plus ordinaires sources des faux jugements des hommes[138].

Car c’est par ce mélange trompeur que les bonnes qualités des personnes qu’on estime font approuver leurs défauts, et que les défauts de ceux qu’on n’estime pas font condamner ce qu’ils ont de bon ; parce que l’on ne considère pas que les personnes les plus imparfaites ne le sont pas en tout, et que Dieu laisse aux plus vertueuses des imperfections qui, étant des restes de l’infirmité humaine, ne doivent pas être l’objet de notre imitation ni de notre estime.

La raison en est que les hommes ne considèrent guère les choses en détail ; ils ne jugent que selon leur plus forte impression, et ne sentent que ce qui les frappe davantage : ainsi lorsqu’ils aperçoivent dans un discours beaucoup de vérités, ils ne remarquent pas les erreurs qui y sont mêlées ; et, au contraire, s’il y a des vérités mêlées parmi beaucoup d’erreurs, ils ne font attention qu’aux erreurs ; le fort emportant le faible, et l’impression la plus vive étouffant celle qui est plus obscure.

Cependant il y a une injustice manifeste à juger de cette sorte : il ne peut y avoir de juste raison de rejeter la raison, et la vérité n’en est pas moins vérité pour être mêlée avec le mensonge ; elle n’appartient jamais aux hommes, quoique ce soient les hommes qui la proposent : ainsi, encore que les hommes, par leurs mensonges, méritent qu’on les condamne, les vérités qu’ils avancent ne méritent pas d’être condamnées[139].

C’est pourquoi la justice et la raison demandent que, dans toutes les choses qui sont ainsi mêlées de bien et de mal, on en fasse le discernement, et c’est particulièrement dans cette séparation judicieuse que paraît l’exactitude de l’esprit : c’est par là que les Pères de l’Église ont tiré des livres des païens des choses excellentes pour les mœurs, et que saint Augustin n’a pas fait de difficulté d’emprunter d’un hérétique donatiste sept règles pour l’intelligence de l’Écriture.

C’est à quoi la raison nous oblige lorsque l’on peut faire cette distinction ; mais parce que l’on n’a pas toujours le temps d’examiner en détail ce qu’il y a de bien et de mal dans chaque chose, il est juste en ces rencontres de leur donner le nom qu’elles méritent selon leur plus considérable partie ; ainsi, l’on doit dire qu’un homme est bon philosophe lorsqu’il raisonne ordinairement bien, et qu’un livre est bon lorsqu’il y a notablement plus de bien que de mal.

Et c’est encore en quoi les hommes se trompent beaucoup, que dans ces jugements généraux : car ils n’estiment et ne blâment souvent les choses que selon ce qu’elles ont de moins considérable, leur peu de lumière faisant qu’ils ne pénètrent pas ce qui est le principal, lorsque ce n’est pas le plus sensible.

Ainsi, quoique ceux qui sont intelligents dans la peinture estiment infiniment plus le dessin que le coloris ou la délicatesse du pinceau, néanmoins les ignorants sont plus touchés d’un tableau dont les couleurs sont vives et éclatantes que d’un autre plus sombre, qui serait admirable pour le dessin.

Il faut pourtant avouer que les faux jugements ne sont pas si ordinaires dans les arts, parce que ceux qui n’y savent rien s’en rapportent plus aisément aux sentiments de ceux qui y sont habiles ; mais ils sont bien fréquents dans les choses qui sont de la juridiction du peuple, et dont le monde prend la liberté de juger, comme l’éloquence.

On appelle, par exemple, un prédicateur éloquent, lorsque ses périodes sont bien justes et qu’il ne dit point de mauvais mots ; et, sur ce fondement, Vaugelas[140] dit en un endroit qu’un mauvais mot fait plus de tort à un prédicateur ou à un avocat qu’un mauvais raisonnement. On doit croire que c’est une vérité de fait qu’il rapporte, et non un sentiment qu’il autorise ; et il est vrai qu’il se trouve des personnes qui jugent de cette sorte, mais il est vrai aussi qu’il n’y a rien de moins raisonnable que ces jugements : car la pureté du langage, le nombre des figures, sont tout au plus dans l’éloquence ce que le coloris est dans la peinture, c’est-à-dire que ce n’en est que la partie la plus basse et la plus matérielle ; mais la principale consiste à concevoir fortement les choses, et à les exprimer en sorte qu’on en porte dans l’esprit des auditeurs une image vive et lumineuse, qui ne présente pas seulement ces choses toutes nues, mais aussi les mouvements avec lesquels on les conçoit ; et c’est ce qui peut se rencontrer en des personnes peu exactes dans la langue et peu justes dans le nombre, et qui se rencontre même rarement dans ceux qui s’appliquent trop aux mots et aux embellissements, parce que cette vue les détourne des choses et affaiblit la vigueur de leurs pensées, comme les peintres remarquent que ceux qui excellent dans le coloris n’excellent pas ordinairement dans le dessin ; l’esprit n’étant pas capable de cette double application, et l’une nuisant à l’autre.

On peut dire généralement que l’on n’estime dans le monde la plupart des choses que par l’extérieur, parce qu’il ne se trouve presque personne qui en pénètre l’intérieur et le fond : tout se juge sur l’étiquette, et malheur à ceux qui ne l’ont pas favorable[141] ! Il est habile, intelligent, solide, tant que vous voudrez ; mais il ne parle pas facilement, et ne se démêle pas bien d’un compliment : qu’il se résolve à être peu estimé toute sa vie du commun du monde, et à voir qu’on lui préfère une infinité de petits esprits. Ce n’est pas un grand mal que de n’avoir pas la réputation qu’on mérite ; mais c’en est un considérable de suivre ces faux jugements et de ne regarder les choses que par l’écorce ; et c’est ce qu’on doit tâcher d’éviter.

II. Entre les causes qui nous engagent dans l’erreur par un faux éclat qui nous empêche de la reconnaître, on peut mettre avec raison une certaine éloquence pompeuse et magnifique que Cicéron appelle abundantem sonantibus verbis uberibusque sententiis ; car il est étrange combien un faux raisonnement se coule doucement dans la suite d’une période qui remplit bien l’oreille, ou d’une figure qui nous surprend et qui nous amuse à la regarder.

Non-seulement ces ornements nous dérobent la vue des faussetés qui se mêlent dans le discours, mais ils y engagent insensiblement, parce que souvent elles sont nécessaires pour la justesse de la période ou de la figure : ainsi, quand on voit un orateur commencer une longue gradation ou une antithèse à plusieurs membres, on a sujet d’être sur ses gardes, parce qu’il arrive rarement qu’il s’en tire sans donner quelque contorsion à la vérité pour l’ajuster à la figure : il en dispose ordinairement comme l’on ferait des pierres d’un bâtiment ou du métal d’une statue ; il la taille, il l’étend, il l’accourcit, il la déguise selon qu’il lui est nécessaire pour la placer dans ce vain ouvrage de paroles qu’il veut former[142].

Combien le désir de faire une pointe a-t-il fait produire de fausses pensées ? Combien la rime a-t-elle engagé de gens à mentir ? Combien l’affectation de ne se servir que des mots de Cicéron, et de ce qu’on appelle la pure latinité, a-t-elle fait écrire de sottises à certains auteurs italiens ? Qui ne rirait d’entendre dire à Bembe[143] qu’un pape avait été élu par la faveur des dieux immortels, deorum immortalium beneficiis ? Il y a même des poëtes qui s’imaginent qu’il est de l’essence de la poésie d’introduire des divinités païennes ; et un poëte allemand, aussi bon versificateur qu’écrivain peu judicieux, ayant été repris, avec raison, par François Pic de la Mirande[144], d’avoir fait entrer dans un poëme où il décrit des guerres de chrétiens contre chrétiens toutes les divinités du paganisme, et d’avoir mêlé Apollon, Diane, Mercure, avec le pape, les lecteurs et l’empereur, soutient nettement que sans cela il n’aurait pas été poëte, en se servant, pour le prouver, de cette étrange raison que les vers d’Hésiode, d’Homère et de Virgile sont remplis des noms et des faibles de ces dieux, d’où il conclut qu’il lui est permis de faire de même.

Ces mauvais raisonnements sont souvent imperceptibles à ceux qui les font, et les trompent les premiers : ils s’étourdissent par le son de leurs paroles ; l’éclat de leurs figures les éblouit et la magnificence de certains mots les attire, sans qu’ils s’en aperçoivent, à des pensées si peu solides, qu’ils les rejetteraient sans doute s’ils y faisaient quelque réflexion.

Il est croyable, par exemple, que c’est le mot de vestale qui a flatté un auteur de ce temps, et qui l’a porté à dire à une demoiselle, pour l’empêcher d’avoir honte de savoir le latin, qu’elle ne devait pas rougir de parler une langue que parlaient les vestales : car s’il avait considéré cette pensée, il aurait vu qu’on aurait pu dire avec autant de raison à cette demoiselle qu’elle devait rougir de parler une langue que parlaient autrefois les courtisanes de Rome, qui étaient en bien plus grand nombre que les vestales, ou qu’elle devait rougir de parler une autre langue que celle de son pays, puisque les anciennes vestales ne parlaient que leur langue naturelle. Tous ces raisonnements, qui ne valent rien, sont aussi bons que celui de cet auteur ; et la vérité est que les vestales ne peuvent servir de rien pour justifier ni pour condamner les filles qui apprennent le latin.

Les faux raisonnements de cette sorte, que l’on rencontre si souvent dans les écrits de ceux qui affectent le plus d’être éloquents, font voir combien la plupart des personnes qui parlent ou qui écrivent auraient besoin d’être bien persuadées de cette excellente règle, qu’il n’y a rien de beau que ce qui est vrai[145] ; ce qui retrancherait des discours une infinité de vains ornements et de pensées fausses. Il est vrai que cette exactitude rend le style plus sec et moins pompeux ; mais elle le rend aussi plus vif, plus sérieux, plus clair et plus digne d’un honnête homme : l’impression en est bien plus forte et plus durable ; au lieu que celle qui naît simplement de ces périodes si ajustées est tellement superficielle, qu’elle s’évanouit presque aussitôt qu’on les a entendues.

III. C’est un défaut très-ordinaire parmi les hommes de juger témérairement des actions et des intentions des autres, et l’on n’y tombe guère que par un mauvais raisonnement, par lequel en ne connaissant pas assez distinctement toutes les causes qui peuvent produire quelque effet, on attribue cet effet précisément à une cause, lorsqu’il peut avoir été produit par plusieurs autres ; ou bien l’on suppose qu’une cause qui, par accident, a eu un certain effet en une rencontre, et étant jointe à plusieurs circonstances, le doit avoir en toutes rencontres[146].

Un homme de lettres se trouve de même sentiment qu’un hérétique sur une matière de critique indépendante des controverses de la religion ; un adversaire malicieux en conclura qu’il a de l’inclination pour les hérétiques, mais il le conclura témérairement et malicieusement, parce que c’est peut-être la raison et la vérité qui l’engagent dans ce sentiment.

Un écrivain parlera avec quelque force contre une opinion qu’il croit dangereuse. On l’accusera sur cela de haine et d’animosité contre les auteurs qui l’ont avancée : mais ce sera injustement et témérairement, cette force pouvant naître de zèle pour la vérité aussi bien que de haine contre les personnes.

Un homme est ami d’un méchant : donc, conclut-on, il est lié d’intérêt avec lui, et il est participant de ses crimes : cela ne s’ensuit pas ; peut-être les a-t-il ignorés, et peut-être n’y a-t-il point pris de part.

On manque de rendre quelque civilité à ceux à qui on en doit : c’est, dit-on, un orgueilleux et un insolent ; mais ce n’est peut-être qu’une inadvertance ou un simple oubli.

Toutes ces choses extérieures ne sont que des signes équivoques, c’est-à-dire qui peuvent signifier plusieurs choses ; et c’est juger témérairement que de déterminer ce signe à une chose particulière, sans en avoir de raison particulière ; le silence est quelquefois signe de modestie et de jugement, et quelquefois de bêtise ; la lenteur marque quelquefois la prudence, et quelquefois la pesanteur de l’esprit ; le changement est quelquefois signe d’inconstante, et quelquefois de sincérité : ainsi c’est mal raisonner que de conclure qu’un homme est inconstant, de cela seul qu’il a changé de sentiment, car il peut avoir eu raison d’en changer.

IV. Les fausses inductions par lesquelles on tire des propositions générales de quelques expériences particulières sont une des plus communes sources des faux raisonnements des hommes. Il ne leur faut que trois ou quatre exemples pour en former une maxime et un lieu commun, et pour s’en servir ensuite de principe pour décider toutes choses.

Il y a beaucoup de maladies cachées aux plus habiles médecins, et souvent les remèdes ne réussissent pas ; des esprits excessifs en concluent que la médecine est absolument inutile, et que c’est un métier de charlatan.

Il y a des femmes légères et déréglées : cela suffit à des jaloux pour concevoir des soupçons injustes contre les plus honnêtes, et à des écrivains licencieux pour les condamner toutes généralement.

Il y a souvent des personnes qui cachent de grands vices sous une apparence de piété : des libertins en concluent que toute la dévotion n’est qu’hypocrisie.

Il y a des choses obscures et cachées, et l’on se trompe quelquefois grossièrement. Toutes choses sont obscures et incertaines, disent les anciens et les nouveaux pyrrhoniens, et nous ne pouvons connaître la vérité d’aucune chose avec certitude[147].

Il y a de l’inégalité dans quelques actions des hommes ; cela suffit pour en faire un lieu commun, dont personne ne soit excepté : « La raison, disent-ils, est si manque et si aveugle, qu’il n’y a nulle si claire facilité qui lui soit assez claire ; l’aisé et le malaisé lui sont tout un, tous sujets également ; et la nature, en général désavoue sa juridiction. Nous ne pensons ce que nous voulons qu’à l’instant que nous le voulons ; nous ne voulons rien librement, rien absolument, rien constamment[148]. »

La plupart du monde ne saurait représenter les défauts ou les bonnes qualités des autres que par des propositions générales et excessives. De quelques actions particulières on en conclut l’habitude ; de trois ou quatre fautes, on en fait une coutume : ce qui arrive une fois le mois ou une fois l’an, arrive tous les jours, à toute heure, à tout moment dans les discours des hommes, tant ils ont peu de soin de garder dans leurs paroles les bornes de la vérité et de la justice.

V. C’est une faiblesse et une injustice que l’on condamne souvent et que l’on évite peu, de juger des conseils par les événements, et de rendre coupables ceux qui ont pris une résolution prudente, selon les circonstances qu’ils pouvaient voir, de toutes les mauvaises suites qui en sont arrivées, ou par un simple hasard, ou par la malice de ceux qui l’ont traversée, ou par quelques autres rencontres qu’il ne leur était pas possible de prévoir. Non-seulement les hommes aiment autant être heureux que sages, mais ils ne font pas de différence entre heureux et sages, ni entre malheureux et coupables. Cette distinction leur paraît trop subtile[149]. On est ingénieux pour trouver les fautes que l’on s’imagine avoir attiré les mauvais succès ; et comme les astrologues, lorsqu’ils savent un certain accident, ne manquent jamais de trouver l’aspect des astres qui l’a produit, on ne manque aussi jamais de trouver après les disgrâces et les malheurs, que ceux qui y sont tombés les ont mérités par quelque imprudence. Il n’a pas réussi, il a donc tort. C’est ainsi que l’on raisonne dans le monde, et qu’on y a toujours raisonné, parce qu’il y a toujours eu peu d’équité dans les jugements des hommes, et que, ne connaissant par les vraies causes des choses, ils en substituent selon les événements, en louant ceux qui réussissent et en blâmant ceux qui ne réussissent pas.

VI. Mais il n’y a point de faux raisonnements plus fréquents parmi les hommes que ceux où l’on tombe, ou en jugeant témérairement de la vérité des choses par une autorité qui n’est pas suffisante pour nous en assurer, ou en décidant le fond par la manière. Nous appellerons l’un le sophisme de l’autorité[150] et l’autre le sophisme de la manière.

Pour comprendre combien ils sont ordinaires, il ne faut que considérer que la plupart des hommes ne se déterminent point à croire un sentiment plutôt qu’un autre par des raisons solides et essentielles qui en feraient connaître la vérité, mais par certaines marques extérieures et étrangères qui sont plus convenables, ou qu’ils jugent plus convenables à la vérité qu’à la fausseté.

La raison en est que la vérité intérieure des choses est souvent assez cachée ; que les esprits des hommes sont ordinairement faibles et obscurs, pleins de nuages et de faux jours, au lieu que ces marques extérieures sont claires et sensibles : de sorte que, comme les hommes se portent aisément à ce qui leur est plus facile, ils se rangent presque toujours du côté où ils voient ces marques extérieures qu’ils discernent facilement.

Elles peuvent se réduire à deux principales : l’autorité de celui qui propose la chose, et la manière dont elle est proposée ; et ces deux voies de persuader sont si puissantes, qu’elles emportent presque tous les esprits.

Ainsi Dieu, qui voulait que la connaissance certaine des mystères de la foi pût s’acquérir par les plus simples d’entre les fidèles, a eu la bonté de s’accommoder à cette faiblesse de l’esprit des hommes, en ne la faisant pas dépendre d’un examen particulier de tous les points qui nous sont proposés à croire, mais en nous donnant pour règle certaine de la vérité l’autorité de l’Église universelle qui nous les propose, qui, étant claire et évidente, retire les esprits de tous les embarras où les engageraient nécessairement les discussions particulières de ces mystères.

Ainsi, dans les choses de la foi, l’autorité de l’Église universelle est entièrement décisive ; et tant s’en faut qu’elle puisse être un sujet d’erreur, qu’on ne tombe dans l’erreur qu’en s’écartant de son autorité et en refusant de s’y soumettre.

On tire aussi, dans les matières de religion, des arguments convaincants, de la manière dont elles sont proposées. Quand on a vu, par exemple, en divers siècles de l’Église, et principalement dans le dernier, des hommes qui tâchaient de planter leurs opinions par le fer et par le sang ; quand on les a vus armés contre l’Église, par le schisme, contre les puissances temporelles par la révolte ; quand on a vu des gens sans mission ordinaire, sans miracles, sans aucunes marques extérieures de piété, et plutôt avec des marques sensibles de déréglement entreprendre de changer la foi et la discipline de l’Église, une manière si criminelle était plus que suffisante pour les faire rejeter par toutes les personnes raisonnables et pour empêcher les plus grossières de les écouter[151].

Mais dans les choses dont la connaissance n’est pas absolument nécessaire, et que Dieu a laissées davantage au discernement de la raison de chacun en particulier, l’autorité et la manière ne sont pas si considérables, et elles servent souvent à engager plusieurs personnes à des jugements contraires à la vérité.

On n’entreprend pas ici de donner des règles et des bornes précises de la déférence qu’on doit à l’autorité dans les choses humaines, mais de marquer seulement quelques fautes grossières que l’on commet en cette matière.

Souvent on ne regarde que le nombre des témoins, sans considérer si ce nombre fait qu’il soit plus probable qu’on ait rencontré la vérité, ce qui n’est pas raisonnable. Car comme un auteur de ce temps[152] a judicieusement remarqué, dans les choses difficiles et qu’il faut que chacun trouve par soi-même, il est plus vraisemblable qu’un seul trouve la vérité que non pas qu’elle soit découverte par plusieurs. Ainsi ce n’est pas une bonne conséquence : cette opinion est suivie du plus grand nombre des philosophes, donc elle est la plus vraie.

Souvent on se persuade par certaines qualités qui n’ont aucune liaison avec la vérité des choses dont il s’agit. Ainsi, il y a quantité de gens qui croient sans autre examen ceux qui sont les plus âgés, et qui ont plus d’expérience dans les choses mêmes qui ne dépendent ni de l’âge ni de l’expérience, mais de la lumière de l’esprit.

La piété, la sagesse, la modération, sont sans doute les qualités les plus estimables qui soient au monde, et elles doivent donner beaucoup d’autorité aux personnes qui les possèdent, dans les choses qui dépendent de la piété, de la sincérité, et même d’une lumière de Dieu, qu’il est plus probable que Dieu communique davantage à ceux qui le servent plus purement ; mais il y a une infinité de choses qui ne dépendent que d’une lumière humaine, d’une expérience humaine, d’une pénétration humaine, et dans ces choses ceux qui ont l’avantage de l’esprit et de l’étude méritent plus de créance que les autres. Cependant il arrive souvent le contraire, et plusieurs estiment qu’il est plus sûr de suivre dans ces choses mêmes le sentiment des plus gens de bien.

Cela vient en partie de ce que ces avantages d’esprit ne sont pas si sensibles que le règlement extérieur qui paraît dans les personnes de piété, et en partie aussi de ce que les hommes n’aiment point à faire de distinction ; le discernement les embarrasse : ils veulent tout ou rien. S’ils ont créance à une personne pour quelque chose, ils la croient en tout ; s’ils n’en ont point pour une autre, ils ne la croient en rien ; ils aiment les voies courtes, décisives et abrégées ; mais cette humeur, quoique ordinaire, ne laisse pas d’être contraire à la raison qui nous fait voir que les mêmes personnes ne sont pas croyables en tout, parce qu’elles ne sont pas éminentes en tout, et que c’est mal raisonner que de conclure : C’est un homme grave, donc il est intelligent et habile en toutes choses.

VII. Il est vrai que s’il y a des erreurs pardonnables, ce sont celles où l’on s’engage en déférant plus qu’il ne faut au sentiment de ceux qu’on estime gens de bien ; mais il y a une illusion beaucoup plus absurde en soi, et qui est néanmoins très-ordinaire, qui est de croire qu’un homme dit vrai, parce qu’il est de condition, qu’il est riche ou élevé en dignité.

Ce n’est pas que personne fasse expressément ces sortes de raisonnements : il a cent mille livres de rente donc il a raison ; il est de grande naissance, donc on doit croire ce qu’il avance comme véritable ; c’est un homme qui n’a point de bien, il a donc tort[153] : néanmoins il se passe quelque chose de semblable dans l’esprit de la plupart des hommes, et qui emporte leur jugement sans qu’ils y pensent.

Qu’une même chose soit proposée par une personne de qualité ou par un homme de néant, on l’approuvera souvent dans la bouche de cette personne de qualité, lorsqu’on ne daignera pas même l’écouter dans celle d’un homme de basse condition. L’Écriture a voulu nous instruire de cette humeur des hommes, en la présentant parfaitement dans le livre de l’Ecclésiastique[154] : Si le riche parle, dit-elle, tout le monde se tait et on élève ses paroles jusqu’aux nues ; si le pauvre parle, on demande qui est celui-là ? Dives locutus est ; et omnes tacuerunt, et verbum illius usque ad nubes perducent : pauper locutus est, et dicunt : quis est hic ?

Il est certain que la complaisance et la flatterie ont beaucoup de part dans l’approbation que l’on donne aux actions et aux paroles des personnes de condition, et qu’ils l’attirent souvent aussi par une certaine grâce extérieure et par une manière d’agir noble, libre et naturelle, qui leur est quelquefois si particulière qu’elle est presque inimitable à ceux qui sont de basse naissance ; mais il est certain aussi qu’il y en a plusieurs qui approuvent tout ce que font et disent les grands, par un abaissement intérieur de leur esprit qui plie sous le faix de la grandeur et qui n’a pas la vue assez ferme pour en soutenir l’éclat, et que cette pompe extérieure qui les environne en impose toujours un peu, et fait quelque impression sur les âmes les plus fortes.

La raison de cette tromperie vient de la corruption du cœur des hommes, qui, ayant une passion ardente pour l’honneur et les plaisirs, conçoivent nécessairement beaucoup d’amour pour les richesses et les autres qualités par le moyen desquelles on obtient ces honneurs et ces plaisirs. Or, l’amour que l’on a pour toutes ces choses que le monde estime fait que l’on juge heureux ceux qui les possèdent ; et en les jugeant heureux, on les place au-dessus de soi, et on les regarde comme des personnes éminentes et élevées. Cette accoutumance de les regarder avec estime passe insensiblement de leur fortune à leur esprit : les hommes ne font pas d’ordinaire les choses à demi. On leur donne donc une âme aussi élevée que leur rang, on se soumet à leurs opinions, et c’est la raison de la créance qu’ils trouvent ordinairement dans les affaires qu’ils traitent.

Mais cette illusion est encore bien plus forte dans les grands mêmes, qui n’ont pas eu soin de corriger l’impression que leur fortune fait naturellement dans leur esprit, qu’elle n’est dans ceux qui leur sont inférieurs. Il y en a peu qui ne fassent une raison de leur condition et de leurs richesses, et qui ne prétendent que leurs sentiments doivent prévaloir sur celui de ceux qui sont au-dessous d’eux. Ils ne peuvent souffrir que ces gens qu’ils regardent avec mépris prétendent avoir autant de jugement et de raison qu’eux ; et c’est ce qui les rend si impatients à la moindre contradiction qu’on leur fait[155].

Tout cela vient encore de la même source, c’est-à-dire des fausses idées qu’ils ont de leur grandeur, de leur noblesse et de leurs richesses. Au lieu de les considérer comme des choses entièrement étrangères à leur être, qui n’empêchent pas qu’ils ne soient parfaitement égaux à tout le reste des hommes, selon l’âme et selon le corps, et qui n’empêchent pas qu’ils n’aient le jugement aussi faible et aussi capable de se tromper que celui de tous les autres, ils incorporent en quelque manière dans leur essence toutes ces qualités de grand, de noble, de riche, de maître, de seigneur, de prince ; ils en grossissent leur idée, et ne se représentent jamais à eux-mêmes dans tous leurs titres, tout leur attirail et tout leur train[156].

Ils s’accoutument à se regarder dès leur enfance comme une espèce séparée des autres hommes ; leur imagination ne les mêle jamais dans la foule du genre humain ; ils sont toujours comtes ou ducs à leurs yeux, et jamais simplement hommes : ainsi, ils se taillent une âme et un jugement selon la mesure de leur fortune, et ne se croient pas moins au-dessus des autres par leur esprit qu’ils le sont par leur condition et par leur fortune.

La sottise de l’esprit humain est telle, qu’il n’y a rien qui ne lui serve à grandir l’idée qu’il a de lui-même. Une belle maison, un habit magnifique, une grande barbe, font qu’il s’en croit plus habile, et, si l’on y prend garde, ils s’estiment davantage à cheval ou en carrosse qu’à pied. Il est facile de persuader à tout le monde qu’il n’y a rien de plus ridicule que ces jugements ; mais il est très-difficile de se garantir entièrement de l’impression secrète que toutes ces choses extérieures font dans l’esprit. Tout ce qu’on peut faire est de s’accoutumer, autant qu’on le peut, à ne donner aucune autorité à toutes les qualités qui ne peuvent en rien contribuer à trouver la vérité, et de n’en donner à celles mêmes qui y contribuent qu’autant qu’elles y contribuent effectivement. L’âge, la science, l’étude, l’expérience, l’esprit, la vivacité, la retenue, l’exactitude, le travail, servent pour trouver la vérité des choses cachées, et ainsi ces qualités méritent qu’on y ait égard ; mais il faut pourtant les peser avec soin, et ensuite en faire comparaison avec les raisons contraires, car de chacune de ces choses en particulier on ne conclut rien de certain, puisqu’il y a des opinions très-fausses qui ont été approuvées par des personnes de fort bon esprit et qui avaient une grande partie de ces qualités.

VIII. Il y a encore quelque chose de plus trompeur dans les surprises qui naissent de la lumière, car on est porté naturellement à croire qu’un homme a raison, lorsqu’il parle avec grâce, avec facilité, avec gravité, avec modération et avec douceur, et à croire, au contraire, qu’un homme a tort, lorsqu’il parle désagréablement, ou qu’il fait paraître de l’emportement, de l’aigreur, de la présomption, dans ses actions et dans ses paroles.

Cependant, si l’on ne juge du fond des choses que par ces manières extérieures et sensibles, il est impossible qu’on n’y soit souvent trompé. Car il y a des gens qui débitent gravement et modestement des sottises ; et d’autres, au contraire, qui, étant d’un naturel prompt, ou qui, étant même possédés de quelque passion qui paraît dans leur visage et dans leurs paroles, ne laissent pas d’avoir la vérité de leur côté. Il y a des esprits fort médiocres et très-superficiels qui, pour avoir été nourris à la cour, où l’on étudie et où l’on pratique mieux l’art de plaire que partout ailleurs, ont des manières fort agréables, sous lesquelles ils font passer beaucoup de faux jugements ; il y en a d’autres, au contraire, qui, n’ayant aucun extérieur, ne laissent pas d’avoir l’esprit grand et solide dans le fond. Il y en a qui parlent mieux qu’ils ne pensent, et d’autres qui pensent mieux qu’ils ne parlent. Ainsi, la raison veut que ceux qui en sont capables n’en jugent point par ces choses extérieures, et qu’ils ne laissent pas de se rendre à la vérité, non-seulement lorsqu’elle est proposée avec ces manières choquantes et désagréables, mais lors même qu’elle est mêlée avec quantité de faussetés : car une même personne peut dire vrai en une chose et faux dans une autre, avoir raison en ce point et tort en celui-là[157].

Il faut donc considérer chaque chose séparément, c’est-à-dire qu’il faut juger de la manière par la manière et du fond par le fond, et non du fond par la manière ni de la manière par le fond. Une personne a tort de parler avec colère, et elle a raison de dire vrai ; et, au contraire, une autre a raison de parler sagement et civilement, et elle a tort d’avancer des faussetés.

Mais comme il est raisonnable d’être sur ses gardes, pour ne pas conclure qu’une chose est vraie ou fausse parce qu’elle est proposée de telle ou telle façon, il est juste aussi que ceux qui désirent persuader les autres de quelque vérité qu’ils ont reconnue s’étudient à la revêtir des manières favorables qui sont propres à la faire approuver, et à éviter les manières odieuses qui ne sont capables que d’en éloigner les hommes.

Ils doivent se souvenir que, quand il s’agit d’entrer dans l’esprit du monde, c’est peu de chose que d’avoir raison ; et que c’est un grand mal de n’avoir que raison, et de n’avoir pas ce qui est nécessaire pour faire goûter la raison.

S’ils honorent sérieusement la vérité, ils ne doivent pas la déshonorer, en la couvrant des marques de la fausseté et du mensonge ; et, s’ils l’aiment sincèrement, ils ne doivent pas attirer sur elle la haine et l’aversion des hommes par la manière choquante dont ils la proposent. C’est le plus grand précepte de la rhétorique[158], qui est d’autant plus utile, qu’il sert à régler l’âme aussi bien que les paroles ; car, encore que ce soient deux choses différentes d’avoir tort dans la manière et d’avoir tort dans le fond, néanmoins les fautes de la manière sont souvent plus grandes et plus considérables que celles du fond.

En effet, toutes ces manières fières, présomptueuses, aigres opiniâtres, emportées, viennent toujours de quelque déréglement d’esprit, qui est souvent plus considérable que le défaut d’intelligence et de lumière que l’on reprend dans les autres ; et même il est toujours injuste de vouloir persuader les hommes de cette sorte : car il est bien juste que l’on se rende à la vérité, quand on la connaît ; mais il est juste qu’on exige des autres qu’ils tiennent pour vrai tout ce que l’on croit, et qu’ils défèrent à notre seule autorité ; et c’est néanmoins ce que l’on fait en proposant la vérité avec ces manières choquantes : car l’air du discours entre ordinairement dans l’esprit avec les raisons, l’esprit étant plus prompt pour apercevoir cet air qu’il ne l’est pour comprendre la solidité des preuves, qui souvent ne se comprennent point du tout. Or l’air du discours, étant ainsi séparé des preuves, ne marque que l’autorité que celui qui parle s’attribue ; de sorte que s’il est aigre et impérieux, il rebute nécessairement l’esprit des autres, parce qu’il paraît qu’on veut emporter par autorité, et par une espèce de tyrannie, ce qu’on ne doit obtenir que par la persuasion et par la raison.

Cette injustice est encore plus grande, s’il arrive qu’on emploie ces manières choquantes pour combattre des opinions communes et reçues ; car la raison d’un particulier peut bien être préférée à celle de plusieurs, lorsqu’elle est plus vraie : mais un particulier ne doit jamais prétendre que son autorité doive prévaloir à celle de tous les autres.

Ainsi, non-seulement la modestie et la prudence, mais la justice même oblige de prendre un air rabaissé quand on combat des opinions communes ou une autorité affermie, parce qu’autrement on ne peut éviter cette injustice, d’opposer l’autorité d’un particulier à une autorité, ou publique, ou plus grande et plus établie. On ne peut témoigner trop de modération, quand il s’agit de troubler la possession d’une opinion reçue ou d’une créance acquise depuis longtemps[159]. Ce qui est si vrai, que saint Augustin l’étend même aux vérités de la religion, ayant donné cette excellente règle à tous ceux qui sont obligés d’instruire les autres :

« Voici de quelle sorte, dit-il, les catholiques sages et religieux enseignent ce qu’ils doivent enseigner aux autres. Si ce sont des choses communes et autorisées, ils les proposent d’une manière pleine d’assurance et qui ne témoigne aucun doute, en l’accompagnant de toute la douceur qui leur est possible ; mais si ce sont des choses extraordinaires, quoiqu’ils en reconnaissent très-clairement la vérité, ils les proposent plutôt comme des doutes et comme des questions à examiner que comme des dogmes et des décisions arrêtées, pour s’accommoder en cela à la faiblesse de ceux qui les écoutent. » Que si une vérité est si haute qu’elle surpasse les forces de ceux à qui l’on parle, ils aiment mieux la retenir pour quelque temps, pour leur donner lieu de croître et de s’en rendre capables, que de la leur découvrir en cet état de faiblesse, où elle ne ferait que les accabler.


  1. Cf. Descartes, Discours de la Méthode, 3e partie : « Il y a des hommes qui se méprennent en raisonnant, même touchant les plus simples matières de la géométrie. »
  2. Cette théorie du raisonnement est empruntée tout entière aux Analytiques d’Aristote.
  3. Mot emprunté par Aristote à la langue des mathématiques, et qui a signifié d’abord calcul, addition, réunion dans une somme.
  4. Il est bon de remarquer que, dans une question posée, ce qui est difficile à trouver, c’est le moyen terme entre les extrêmes (grand et petit) ; toute la force du raisonnement réside dans le moyen terme.
  5. L’Enthymème n’exprimant pas les trois propositions, il en est une qui reste dans l’esprit, ἐν θυμῷ.
  6. On intercale ainsi une série de moyens termes entre les extrêmes : cette opération fait le fond et l’essence de la méthode scientifique.
  7. Sorite, tas de propositions : σωρός.
  8. La vraie raison est que les autres sortes de raisonnement déductif se ramènent à cette forme essentielle.
  9. Euler, dans ses Lettres à une princesse d’Allemagne, rend cette règle sensible au moyen d’une figure géométrique. De ce qu’une partie du cercle A est contenue dans le cercle B qui le coupe, et de ce qu’une partie du cercle B à son tour est contenue dans le cercle C, il ne s’ensuit pas que le premier cercle ait une partie contenue dans le troisième.
  10. En résumé, cette règle revient à celle qui prescrit que le syllogisme doit avoir trois termes, ni plus ni moins. Quand le moyen terme est pris deux fois particulièrement, il y a quatre termes : 1o le grand ; 2o une première partie du moyen ; 3o le petit ; 4o une seconde partie du moyen.
  11. Dans ce cas, la conclusion dépasserait les prémisses ; ce ne serait donc plus une déduction, mais une généralisation et une induction non justifiées.
  12. De ce que le cercle A est séparé du cercle B, et de ce que le cercle B est séparé du cercle C, il ne s’ensuit pas que les cercles A et C soient séparés ou soient unis : on peut faire des figures qui rendront la chose visible.
  13. En effet, même dans une proposition universelle affirmative, l’attribut est pris particulièrement : tout homme est animal se convertit en : quelque animal est homme.
  14. Les règles du syllogisme ont été résumées dans des vers attribués à Pierre d’Espagne qui devint pape, sous le nom de Jean XXI, en 1276 :

    Terminus esto triplex : medius, majorque, minorque.
    Latius hunc quam præmissæ conclusio non vult.
    Nequaquam medium capiat conclusio oportet.
    Aut semel aut iterum medius generaliter esto.
    Utraque si præmissa neget, nihil inde sequetur.
    Ambæ affirmantes nequeunt generare negantem.
    Pejorem sequitur semper conclusio partem.
    Nil sequitur geminis e particularibus unquam.

  15. C’est ce qu’Aristote désigne par le mot σχῆμα.
  16. La formule mathématique est 43 = 64.
  17. Un vers mnémotechnique résume ainsi les quatre figures, en désignant par sub le sujet (subjectum) et par præ l’attribut ou prédicat (prædicatum) :

    Subpræ, tum præpræ, tum subsub, denique præsub.

  18. Claude Galien, né à Pergame l’an 131 de J.-C., mort vers 200. C’est Averrhoès qui a attribué la quatrième figure à Galien, quoiqu’on n’en trouve aucune mention dans ses écrits.
  19. Gassendi, Institutiones logicæ, pars III, i.
  20. L’inventeur de ces mots artificiels, pour les trois premières figures, est Pierre d’Espagne, qui devint pape sous le nom de Jean XXI, et mourut en 1277. (Voy. p. 185.)
  21. Allusion aux subtilités et aux arguties des scolastiques.
  22. Tels étaient les professeurs d’alors, chez qui le raisonnement finissait par bannir la raison.
  23. Leibnitz, dans une métaphore analogue, dira que les scholastiques prenaient la paille des termes pour le grain des choses.
  24. Cette explication du mécanisme de la déduction est extérieure et n’atteint pas le fond même des choses. Aristote a été plus profond en ramenant tout au rapport des trois termes.
  25. Arnauld se fait ici illusion en croyant avoir trouvé une règle capable de simplifier les difficultés logiques. D’abord, cette règle ne nous apprend que ce que nous savons déjà et ce qui est contenu dans la définition même du syllogisme ; ensuite, pour appliquer la règle générale, il faut avoir recours aux règles particulières qu’on voulait exclure. De deux choses l’une, ou l’on peut scientifiquement étudier la logique et alors il faut reconnaître autant de règles et de lois qu’il en existe en effet, ou on veut simplement, dans la pratique, apprécier la valeur d’un raisonnement, et alors la règle d’Arnauld lui-même est inutile.
  26. Toute cette argumentation est inexacte au point de vue de la théorie logique, et inutile dans la pratique.
  27. C’est encore là un appareil inutile pour juger, dans la pratique, une question aussi simple. Quant à la théorie, elle exige plus de rigueur.
  28. Arnauld se perd ici dans des subtilités bien inutiles.
  29. Le plus simple bon sens suffit pour faire ici reconnaître le sophisme.
  30. Énéide, I. XI, v. 32 et sqq.
  31. Saint Bernard, fondateur de l’abbaye de Clairvaux, adversaire d’Abélard, naquit près de Dijon en 1091 et mourut en 1153.
  32. De là le nom même de l’argument : ἐν θυμῷ.
  33. Ce vers, le seul que nous ayons de la tragédie d’Ovide, est cité par Quintilien, Instit., viii, 5.
  34. Rhét., ii, 21.
  35. Le mot sorite désignait dans l’antiquité le sophisme du tas, σωρός, dû à Chrysippe et Eubulide le Mégarien. Depuis le XVe siècle, on employa le mot de sorite pour désigner une accumulation de syllogismes.
  36. Le mot Épichérème (ἐπὶ, χείρ), avait dans l’antiquité des acceptions très-diverses, que Quintilien passe en revue au livre V de son Institution oratoire.
  37. L’argumentation d’Arnauld est d’ailleurs peu concluante, car elle pourrait s’appliquer aux animaux ; quelque animal a-t-il autrefois mangé, comme disait Malebranche, du foin défendu ?
  38. Contra Julianum pelagianum, lib. iv, 83.
  39. À vrai dire, le dilemme n’est pas un syllogisme composé ou un double syllogisme, mais un syllogisme hypothétique où on divise le moyen terme en deux, trois, quatre espèces.
  40. Saint Charles Borromée, cardinal archevêque de Milan, né en 1538, mort en 1584.
  41. Antisthènes selon Diogène Laerce, Bias selon Aulu-Gelle.
  42. Socrate et Épicure se servaient d’arguments analogues à celui que reproduit Arnauld.
  43. Essais, liv. II, ch. xii.
  44. Aristote traite des lieux où l’on peut chercher des arguments dans la partie de l’Organon appelée Topiques. Cicéron a écrit un petit traité sur le même sujet.
  45. De Oratore, ii, 38.
  46. Institut. orat., v. 10.
  47. « In sermonibus atque dictionibus eloquentium, impleta reperiuntur præcepta eloquentiæ, de quibus illi ut eloquerentur, vel cum eloquenrentur, non cogitaverunt, sive illa didicissent, sive ne attigissent quidem. Implent quippe illa, quia eloquentes sunt ; non adhibent, ut sint eloquentes. » De Doctrina christiana, iv, 3.
  48. Énéide, IX, vers 427 et sqq.
  49. Le caractère de l’inspiration dans l’art est en effet la spontanéité. C’est seulement après que vient la réflexion. Le génie, comme la nature, crée la forme par le fond même, et non par des moyens extérieurs, par des artifices et des règles.
  50. Les disciples de Raymond Lulle, qui s’efforcent d’appliquer l’ars magna.
  51. Un des principaux vices de la méthode scolastique était la substitution des artifices logiques à l’observation des choses et à l’analyse des idées.
  52. Clauberg, né à Solingen (duché de Berg) en 1622, le premier propagateur de la doctrine cartésienne en Allemagne.
  53. Logica vetus et nova (1654).
  54. Divertir vient en effet de di-vertere, détourner de.
  55. Vers bien connu de Térence.
  56. Voir la Métaphysique d’Aristote, liv. Ier.
  57. Cette définition, ainsi que les autres, est empruntée à Aristote. On sait le rôle que joue dans la logique péripatéticienne l’idée de cause finale, à laquelle Aristote finit par ramener toutes les autres causes.
  58. Aristote l’appelle la cause du mouvement ou changement, τὴν ἀρχὴν τῆς κινήσεως. Il appelle la fin τὸ τοῦ ἕνεκεν, τὸ ἀγαθόν. (Métaph., I, 3.)
  59. C’est cette cause que Platon appelait l’idée, τὸ εἶδος, que ses successeurs appelaient le modèle, τὸ παραδεϊγμα. Les autres causes s’y réduisent selon les platoniciens. « His quintam Plato adjicit, » dit Sénèque, « exemplar, quam ipse ideam vocat, hoc est enim ad quod respiciens artifex id quod destinabat, efficit. » Lettre, XLV.
  60. Aristote l’appelait τὴν ὕλην.
  61. Τὸ εἶδος, selon Aristote.
  62. Ces chapitres de la Logique d’Arnauld répondent au dernier des traités d’Aristote qui est intitulé : De la réfutation des sophismes, περὶ τῶν σοφιστικῶν ἐλέγχων.
  63. On appelle sophisme un faux raisonnement fait de mauvaise foi, et paralogisme un faux raisonnement commis de bonne foi.
  64. Les scolastiques ont latinisé le mot ἐλεγχος : τὴν τοῦ ἐλέγχου ἀγνοίαν.
  65. Aristote est au contraire d’une exactitude admirable dans l’exposition des systèmes, sauf peut-être celui de Platon.
  66. Parménide d’Élée (vers 480 av. J.-C.) fut disciple de Xénophane. Voir notre Histoire de la philosophie.
  67. Mélissus de Samos, disciple de Parménide, 460 av. J.-C.
  68. Arnauld parle avec légèreté d’Aristote, qu’il connaît fort peu. Aristote a fort bien compris la doctrine des éléates, qui est le panthéisme, et Arnauld a tort d’y vouloir trouver une croyance plus ou moins analogue au christianisme.
  69. Phys., i, ch. xi.
  70. Les plaisanteries d’Arnauld prouvent simplement qu’il ne connaît rien à la métaphysique d’Aristote ni à sa physique.
  71. Παρὰ τὸ ἐν ἀρχῆ λαμδάνειν. Réfutation des sophismes, 27.
  72. « Il semble que depuis peu le nom des formes substantielles est devenu infâme auprès de certaines gens, et qu’on a honte d’en parler. Cependant il y a en cela encore peut-être plus de mode que de raison. » Leibnitz (Nouveaux Essais sur l’entendement, III, ch. iv.)
  73. Cela tient à la difficulté de l’induction et de l’analyse expérimentale, par lesquelles on distingue les phénomènes liés toujours entre eux de ceux qui ne se suivent qu’accidentellement.
  74. Expériences touchant le vide (1647).
  75. Aristote, De Cœlo, I, ch. i.
  76. Aristote, De Cœlo, ch. i.
  77. La Physique d’Aristote, quoiqu’elle soit un chef d’œuvre pour l’époque, contient assurément beaucoup d’erreurs, mais, pour les relever et les apprécier, il faudrait une discussion plus sérieuse que celle d’Arnauld dans sa Logique.
  78. Turgot et plus tard les positivistes insisteront sur cette prétendue explication de choses par des vertus ou facultés, par des entités métaphysiques.
  79. Cette critique spirituelle des facultés et vertus occultes rappelle les scènes très-connues de Molière.
  80. Virgile, Géorgiques.
  81. Helvicus (1581-1616), professeur allemand. Sa Chronologia universalis parut en 1618.
  82. Allusion à ce que les astrologues appelaient la conjonction des astres.
  83. On connaît l’histoire de Galilée et sa réponse aux fontainiers de Florence.
  84. On dirait aujourd’hui vont plus vite.
  85. Virgile, Énéide, X, v. 273 et sqq.
  86. C’est, on s’en souvient, un des vices de méthode que Descartes s’efforce d’éviter, en formulant sa quatrième règle.
  87. On sait que Gassendi soutenait les doctrines d’Épicure et par conséquent admettait, entre les atomes, le vide qui les sépare et où ils se meuvent. Les Cartésiens, au contraire, n’admettaient aucun vide, parce qu’il n’y avait pour eux aucune différence entre l’étendue et la matière. Leibnitz n’admet également aucun vide, parce que ce serait dans la nature une discontinuité sans raison, une défaillance inintelligible de l’être.
  88. La question du vide, du plein et du mouvement est beaucoup plus difficile qu’Arnauld ne semble le croire, et nous ne possédons encore aucune solution satisfaisante.
  89. Il s’agit du vide barométrique.
  90. Les conclusions se trouvent alors dépasser les prémisses.
  91. Allusion à l’abus de l’émétique.
  92. Les partisans de la religion réformée.
  93. Aristote l’appelle σύνθεσις.
  94. Aristote l’appelle διαίρεσις.
  95. Matthieu, xi, 5.
  96. « Ei vero qui non operatur, credenti autem in eum qui justificat impium, reputatur fides ejus ad justitiam. » (Rom., iv, 5.)
  97. « Omnis fornicator, aut immundus, aut avarus, quod est idolarum servitus, non habebit hæreditatem in regno Christi et Dei. » Ephes., v.
  98. « Meretrices præcedent vos in regnum Dei. » Matth., xxi, 31.
  99. Cotta est un des personnages du De Natura deorum.
  100. Des arguments analogues ont été reproduits de nos jours par les critiques de l’idée de Dieu, qui ont soutenu que les qualités d’intelligence, de liberté, de vertu ne peuvent s’appliquer à Dieu sans perdre toute signification.
  101. L’argument est plus difficile à bien réfuter qu’Arnauld ne se l’imagine.
  102. Voir les règles du syllogisme, ch. x.
  103. Ajoutons qu’en réalité le sens d’un mot est rarement absolu, fixé, déterminé de tout point. Les mots n’expriment jamais qu’une partie des idées.
  104. En d’autres termes les stoïciens étaient panthéistes : ils ne séparaient pas Dieu du monde, ils considéraient Dieu comme l’âme du monde, principe de vie et de raison. Leur doctrine ne saurait se juger en quelques lignes, comme Arnauld semble le croire.
  105. Cette définition, quoique un peu vague, convient assez à l’induction proprement dite, telle que Bacon l’a étudiée.
  106. C’est la théorie d’Aristote.
  107. Arnauld n’a pas tenu cette promesse. Les logiciens de Port-Royal sont ici en défaut et bien qu’ils eussent lu les ouvrages de Bacon, ils n’ont pas su en profiter pour la théorie de l’induction.
  108. Ce n’est pas dans nos idées naturelles, mais dans l’expérience que nous pouvons découvrir les faits sur lesquels reposent la physique, la chimie et les autres sciences de la nature.
  109. Exemple mal choisi. L’induction n’est sans doute pas à sa place dans la géométrie, science déductive ; est-ce à dire qu’elle ne soit pas légitime dans les sciences d’observation ?
  110. Nous ne trouvons pas dans notre esprit l’idée de triangle ; mais nous le construisons nous-mêmes, non sans l’aide de l’expérience.
  111. Les expériences de Torricelli et de Pascal ont mis cette vérité en lumière.
  112. Ce chapitre célèbre est très-probablement de Nicole.
  113. Remarque d’une psychologie ingénieuse et vraie. Certains psychologues de l’Allemagne moderne vont jusqu’à soutenir qu’une sensation enveloppe déjà un raisonnement.
  114. Ces remarques rappellent des passages analogues de Montaigne.
  115. C’est ce que soutenaient dans l’antiquité les sophistes, tels que Protagoras. Voir le Protagoras de Platon.
  116. C’est ce qu’on appelle l’esprit de corps.
  117. On connaît les pages célèbres d’Aristote, d’Horace, de Molière sur ce sujet.
  118. Cette sorte d’absolutisme intellectuel est malheureusement trop fréquent. Les modernes tendent à supprimer toute idée d’une connaissance absolue, principe d’intolérance, pour y substituer la relativité de la connaissance, principe de tolérance.
  119. On sait avec quelle difficulté et quelle menace de persécution l’opinion de Harvey sur la circulation du sang fut adoptée. Voir l’Arrêt burlesque, de Boileau.
  120. On reconnaît ici la doctrine janséniste sur le péché originel et sur la malignité naturelle de l’homme.
  121. Arnauld se rapproche ici de la Rochefoucauld, quoiqu’il soit moins absolu et moins affirmatif que ce dernier touchant l’égoïsme irrémédiable de l’homme.
  122. Voici le passage des Pensées auquel Nicole fait allusion : « Le moi est haïssable. Vous, Miton, le couvrez, vous ne l’ôtez pas pour cela ; vous êtes donc toujours haïssable. — Point, car en agissant, comme nous faisons, obligeamment pour tout le monde, on n’a plus sujet de nous haïr. — Cela est vrai, si on ne haïssait dans le moi que le déplaisir qui nous en revient. Mais si je le hais parce qu’il est injuste, qu’il se fait centre du tout ; je le haïrai toujours. En un mot, le moi a deux qualités : il est injuste en soi, en ce qu’il se fait centre du tout ; il est incommode aux autres, en ce qu’il les veut asservir : car chaque moi est l’ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres. Vous en ôtez l’incommodité, mais non pas l’injustice ; et ainsi vous ne le rendez pas aimable à ceux qui haïssent l’injustice. Vous ne le rendez aimable qu’aux injustes, qui n’y trouvent plus leur ennemi ; et ainsi vous demeurez injuste, et ne pouvez plaire qu’aux injustes. » Pensées, ch. viii, 8.
  123. Quelle sévérité outrée ! En nous entretenant de lui-même, Montaigne nous entretient aussi de nous. C’est ce que dit Pascal.
  124. L’intolérance de Nicole se montre dans ce mot « d’odieux » appliqué à Montaigne.
  125. L’intolérance devient de plus en plus choquante : Nicole ne voudrait rien moins que la proscription du livre des Essais.
  126. Les mots de vie ne sont pas dans le texte de Montaigne.
  127. Voici le véritable texte de Montaigne. « Il m’advient souvent d’imaginer avec quelque plaisir les dangers mortels et les attendre… Je me plonge la tête baissée stupidement dans la mort, sans la considérer et reconnaître, comme dans une profondeur muette et obscure, qui m’engloutit d’un saut et m’accable en un instant d’un puissant sommeil plein d’insipidité et d’indolence. » Liv. III, ch. ix.
  128. « Deux écrivains dans leurs ouvrages ont blâmé Montaigne, que je ne crois pas, aussi bien qu’eux, exempt de toute sorte de blâme : il paraît que tous deux ne l’ont estimé en aucune manière. L’un (Nicole) ne pensait pas assez pour goûter un auteur qui pense beaucoup ; l’autre (Malebranche), pense trop subtilement pour s’accommoder des pensées qui sont naturelles. » La Bruyère, Caractères, I, 3. Comparer l’Entretien de Pascal avec M. de Sacy sur Épictète et Montaigne.
  129. C’est Montaigne. Pourquoi Nicole ne le nomme-t-il pas ?
  130. Voir les Essais, liv. III, ch. viii.
  131. On se rappelle le Philinte de Molière.
  132. Le danger moral de la complaisance excessive est analysé avec une grande finesse.
  133. Philosophe pythagoricien et thaumaturge qui se brûla lui-même sur un bûcher l’an 97 ap. J.-C.
  134. Mélampus, cité par Hésiode en plusieurs endroits, était un ancien médecin, fils d’un roi de Pylos.
  135. C’est le devin qui joue un rôle dans la tragédie d’Œdipe.
  136. Géorgiques, liv. I, v. 415.
  137. On reconnaît la doctrine des pyrrhoniens et des sceptiques.
  138. C’est pour cela que la tolérance envers les opinions des autres est nécessaire : Nicole l’oublie lui-même à l’égard de Montaigne.
  139. Ces belles pensées rappellent le passage où Pascal nous montre « la vérité toujours plus ancienne que les opinions qu’on en a eues. »
  140. L’auteur des Remarques sur la langue française. On sait que Vaugelas (1585-1650) fut chargé de commencer le dictionnaire de l’Académie.
  141. Cela était vrai encore plus au XVIIe siècle et à la cour de Louis XIV.
  142. Comparez ce que dit Pascal, dans les Pensées, sur les fausses fenêtres dans le style.
  143. Pierre Bembo (1470-1547) était le secrétaire de Léon X.
  144. Philosophe mystique, neveu du fameux Jean Pic de la Mirandole qui proposait de soutenir des thèses de omni re scibili.
  145. « Rien n’est beau que le vrai, le vrai seul est aimable, » dit Boileau.
  146. Nicole ramène ici habilement les sophismes du cœur aux sophismes de l’esprit.
  147. Il ne faut pas croire que le scepticisme ait son unique fondement dans une induction : il repose aussi sur l’analyse des facultés de l’esprit humain et des conditions de la certitude.
  148. Montaigne, Essais, XIII.
  149. On sait ce que, de nos jours, on a appelé la théorie du succès.
  150. Comparez les pages qui suivent avec celles de Pascal sur l’autorité en matière de philosophie et avec les chapitres analogues de Malebranche dans la Recherche de la vérité.
  151. Nicole oublie que « le fer et le sang » étaient employés de part et d’autre.
  152. Descartes, Discours de la méthode, I.
  153. Ce passage est un nouvel exemple du parti que Nicole a tiré des arguments logiques pour découvrir les sophismes de la passion : une fois réduite en forme, la passion apparaît ce qu’elle est, déraisonnable et illogique.
  154. Ch. xiii, v. 28, 29.
  155. Excellent portrait des préjugés aristocratiques.
  156. C’est, dirait un philosophe anglais, l’effet d’une association d’idées devenue inséparable, indissoluble.
  157. La conclusion à laquelle aboutissent toutes ces fines remarques, c’est la tolérance, qui ne méprise rien et choisit la vérité partout où elle se trouve.
  158. Impossible de mieux montrer le côté moral de la rhétorique et sa vraie utilité.
  159. Cette modération est d’ailleurs de règle dans toute discussion.