La Logeuse, suivi de deux histoires (2e édition)
Traduction par J.-W. Bienstock.
F. Rieder et Cie (p. 34-53).

Le cœur lui battait tellement que sa vue se brouillait et la tête lui tournait. Machinalement il se mit à ranger ses maigres effets dans son nouveau logement. Il ouvrit un paquet contenant différentes choses, puis une caisse de livres qu’il rangea sur la table, mais bientôt ce travail même lui pesa. À chaque instant brillait à ses yeux l’image de la femme dont la rencontre avait ému et secoué tout son être, et tant de foi, tant d’enthousiasme irrésistible entraient dans sa propre vie que ses pensées s’obscurcissaient et que son esprit sombrait dans l’angoisse et le tumulte.

Il prit son passeport et le porta au patron, dans l’espoir d’apercevoir la jeune femme. Mais Mourine entr’ouvrit à peine la porte, prit le papier, lui dit : « Bon, vis en paix », et referma la porte. Un sentiment désagréable s’empara d’Ordynov. Il ne savait pourquoi, mais la vue de ce vieillard l’oppressait. Dans son regard, il y avait quelque chose de méprisant et de méchant. Toutefois le sentiment désagréable se dissipa bientôt. Depuis déjà trois jours Ordynov vivait dans une sorte de tourbillon en comparaison du calme ancien de sa vie, mais il ne pouvait raisonner et redoutait même de le faire. Tout se confondait dans son existence. Il sentait confusément que toute sa vie se brisait en deux. Une seule aspiration, une attente unique, s’étaient emparées de tout son être, et aucune autre pensée n’avait prise sur lui.

Étonné, il retourna dans sa chambre. Là, près du poêle, où se préparait la nourriture, une vieille femme, petite, ratatinée, travaillait. Elle était si sale, vêtue de guenilles si sordides que c’était pitié de la regarder. Elle avait l’air méchant et, de temps en temps, marmonnait quelque chose entre ses dents. C’était la femme de ménage des logeurs. Ordynov essaya de lier conversation avec elle, mais évidemment par malice, elle se renferma dans le silence. Enfin l’heure du dîner étant venue, la vieille retira du poêle la soupe aux choux, des bouchées à la viande et porta cela aux maîtres. Elle servit la même chose à Ordynov. Après le repas un silence de mort régna dans le logement.

Ordynov prit un livre, longtemps en tourna les pages, tâchant de comprendre ce qu’il avait lu déjà plusieurs fois. Énervé, il jeta le livre et, de nouveau, essaya de mettre en place différents objets. Enfin il se coiffa, mit un manteau et sortit.

Dehors il flâna au hasard, sans voir le chemin qu’il suivait, s’efforçant tout le temps de concentrer autant que possible ses idées éparses et d’examiner un peu sa situation. Mais cet effort ne faisait que lui causer de la souffrance. Tour à tour, il avait froid et chaud, et, par moments, son cœur se mettait à battre si fort qu’il devait s’appuyer contre un mur. « Non, la mort est préférable, mieux vaut la mort », chuchota-t-il, la lèvre fiévreuse, tremblante, sans même penser à ce qu’il disait.

Il marcha très longtemps. Enfin s’apercevant qu’il était trempé jusqu’aux os et remarquant pour la première fois qu’il pleuvait à verse, il retourna à la maison.

Non loin de chez lui, il aperçut le portier. Il lui sembla que le Tatar le regardait fixement et avec une certaine curiosité, mais quand il se vit observé, il continua son chemin.

– Bonjour ! dit Ordynov en le rejoignant. Comment t’appelle-t-on ?

– Je suis portier, on m’appelle portier, répondit-il en découvrant ses dents.

– Tu es dans cette maison depuis longtemps ?

– Oui, depuis longtemps.

– Mon logeur est un bourgeois ?

– Bourgeois, s’il le dit.

– Qu’est-ce qu’il fait ?

– Il est malade, il vit, prie Dieu, voilà…

– C’est sa femme ?

– Quelle femme ?

– Celle qui vit avec lui.

– Sa femme, s’il le dit. Adieu, Monsieur.

Le Tatar toucha son bonnet et rentra chez lui.

Ordynov regagna son logis. La vieille, en marmonnant quelque chose, lui ouvrit la porte qu’elle referma au verrou et s’installa sur le poêle où elle terminait sa vie. La nuit tombait. Ordynov alla chercher de la lumière et remarqua que la porte de la chambre des maîtres était fermée à clé. Il appela la vieille qui, la tête appuyée sur son coude, le regardait fixement de dessus le poêle et semblait se demander ce qu’il pouvait bien faire près de la serrure de la chambre des maîtres. Sans lui rien dire elle lui jeta un paquet d’allumettes.

Il retourna dans sa chambre et, pour la centième fois peut-être, se mit à ranger ses effets et ses livres. Mais peu à peu, sans comprendre ce qui lui arrivait, il s’assit sur le banc, et il lui sembla qu’il s’endormait. Par moments, il revenait à lui et se rendait compte que son sommeil n’était pas le sommeil mais une sorte de perte de conscience maladive et douloureuse. Il entendit la porte s’ouvrir puis se fermer. Il devina que c’étaient les maîtres qui rentraient des vêpres. Il lui vint en tête qu’il devait aller chez eux chercher quelque chose. Il se leva pour s’y rendre, mais il trébucha et tomba sur un tas de bois jeté par la vieille au milieu de la chambre. Alors il perdit tout à fait connaissance. Quand il rouvrit les yeux, au bout d’un long moment, il remarqua avec étonnement qu’il était couché sur le même banc, tout habillé, et qu’avec une tendresse attentive se penchait vers lui un visage de femme merveilleusement beau, tout mouillé de larmes douces et maternelles. Il sentit qu’on lui mettait un oreiller sous la tête, qu’on l’enveloppait dans quelque chose de chaud et qu’une main douce caressait son front brûlant. Il voulait dire merci ; il voulait prendre cette main, l’approcher de ses lèvres sèches, la mouiller de larmes et la baiser éternellement.… Il voulait dire beaucoup de choses, mais quoi, il ne le savait lui-même. Il voulait mourir en ce moment. Mais ses mains étaient comme du plomb et restaient inertes. Il lui paraissait qu’il était devenu muet ; il sentait seulement son sang battre dans toutes ses artères si fortement, comme pour le soulever de sa couche. Quelqu’un lui donna de l’eau… Puis il perdit connaissance.

Il s’éveilla le matin, à huit heures. Le soleil jetait ses rayons dorés à travers les vitres verdâtres, sales, de sa chambre. Une sensation douce enveloppait tous ses membres de malade. Il était calme, tranquille et infiniment heureux. Il lui semblait que quelqu’un était tout à l’heure à son chevet. Il s’éveilla en cherchant attentivement autour de lui cet être invisible. Il eût tant désiré pouvoir embrasser un ami et dire, pour la première fois : « Bonjour, bonjour, mon ami. »

– Comme tu as dormi longtemps ! prononça une douce voix de femme.

Ordynov se retourna. Le visage de sa belle logeuse, avec un sourire séduisant et clair comme le soleil, se penchait vers lui.

– Tu as été malade longtemps, dit-elle. C’est assez, lève-toi. Pourquoi te tourmentes-tu ainsi ? La liberté est plus douce que le pain, plus belle que le soleil. Lève-toi, mon ami, lève-toi…

Ordynov saisit sa main et la serra fortement. Il lui semblait encore rêver.

– Attends, je t’ai préparé du thé. Veux-tu du thé ? Prends, cela te fera du bien. J’ai été malade, moi aussi, et je sais.

– Oui, oui, donne-moi à boire, dit Ordynov d’une voix éteinte.

Il se leva. Il était encore très faible. Un frisson lui parcourut le dos ; tous ses membres étaient endoloris et comme brisés. Mais dans son cœur il faisait clair et les rayons du soleil paraissaient l’animer d’une sorte de joie solennelle. Il sentait qu’une nouvelle vie forte, invisible, commençait pour lui. La tête lui tournait légèrement.

– On t’appelle Vassili ? demanda-t-elle. J’ai peut-être mal entendu, mais il me semble que le patron t’a nommé ainsi, hier.

– Oui, Vassili. Et toi, comment t’appelles-tu ? dit Ordynov en s’approchant d’elle et se tenant à peine sur ses jambes.

Il trébucha, elle le retint par le bras et rit :

– Moi ? Catherine, dit-elle en fixant dans les siens ses grands yeux bleus et clairs.

Ils se tenaient par la main.

– Tu veux me dire quelque chose ? fit-elle enfin.

– Je ne sais pas, répondit Ordynov.

Sa vue s’obscurcissait.

– Tu vois comme tu es… Assez, mon pigeon, assez. Ne te tourmente pas. Assieds-toi ici, devant la table, en face du soleil. Reste ici bien tranquille et ne me suis pas, ajouta-t-elle, croyant que le jeune homme allait faire un mouvement pour la retenir. Je vais revenir tout de suite ; tu auras tout le temps de me voir.

Une minute après, elle apporta du thé, le plaça sur la table et s’assit en face d’Ordynov.

– Tiens, bois, dit-elle. Eh bien ! Est-ce que la tête te fait mal ?

– Non, plus maintenant, dit-il. Je ne sais pas, peut-être me fait-elle mal. Je ne veux pas… Assez ! Assez ! Je ne sais pas ce que j’ai, dit-il, tout bouleversé, ayant enfin saisi la main de Catherine. Reste ici, ne t’en va pas. Donne-moi encore ta main… Mes yeux se voilent. Je te regarde comme le soleil, dit-il haletant d’enthousiasme, comme s’il arrachait ses paroles de son cœur, alors que des sanglots emplissaient sa gorge.

– Mon ami ! Tu n’as donc jamais vécu avec une brave créature ? Tu es seul, seul ; tu n’as pas de parents ?

– Non, personne. Je suis seul, je n’ai personne. Ah ! maintenant ça va mieux… Je me sens bien, maintenant, dit Ordynov en délire. Il voyait la chambre tourner autour de lui.

– Moi aussi, pendant plusieurs années je n’ai eu personne… Comme tu me regardes…, prononça-t-elle après un moment de silence.

– Eh bien !… quoi ?…

– Tu me regardes comme si ma vue te réchauffait ! Sais-tu, tu me regardes comme quand on aime… Moi, au premier mot, j’ai senti mon cœur battre pour toi. Si tu tombes malade, je te soignerai. Seulement ne tombe pas malade. Non, quand tu seras guéri nous vivrons comme frère et sœur. Veux-tu ? C’est difficile d’avoir une sœur quand Dieu n’en a pas donnée…

– Qui es-tu ? D’où viens-tu ? demanda Ordynov d’une voix faible.

– Je ne suis pas d’ici… Ami, que t’importe ? Sais-tu… On raconte que douze frères vivaient dans une forêt sombre. Une jeune fille vint à s’égarer dans la forêt. Elle arriva chez eux, mit tout en ordre dans leur demeure et étendit son amour sur tous. Les frères vinrent et apprirent qu’une sœur avait passé chez eux la journée. Ils l’appelèrent. Elle vint vers eux. Tous l’appelaient sœur, et elle était la même avec tous. Tu connais ce conte ?

– Oui, je le connais, fit à voix basse Ordynov.

– C’est bon de vivre. Es-tu content de vivre ?

– Oui, oui, vivre longtemps, longtemps, répondit Ordynov.

– Je ne sais pas, fit Catherine pensive. Je voudrais aussi la mort. C’est bien de vivre, mais… Oh ! te voilà de nouveau tout pâle…

– Oui, la tête me tourne…

– Attends, je t’apporterai mon matelas ; il est meilleur que celui-ci, et un autre oreiller, et je préparerai ton lit. Tu t’endormiras, tu me verras dans ton sommeil, ton mal passera… Notre vieille est malade, elle aussi…

Elle parlait tout en préparant le lit, et jetait, de temps en temps, par-dessus son épaule, un regard sur Ordynov.

– Tu en as des livres ! dit-elle en repoussant le coffre.

Elle s’approcha d’Ordynov, le prit par la main droite, l’amena vers le lit, le coucha et le borda.

– On dit que les livres gâtent l’homme, dit-elle en hochant pensivement la tête. Tu aimes à lire les livres ?

– Oui, répondit Ordynov ne sachant s’il dormait ou non et serrant fortement la main de Catherine, pour se rendre compte qu’il ne dormait pas.

– Mon maître a beaucoup de livres aussi. Sais-tu, il dit que ce sont des livres divins. Il me lit toujours un livre. Je te le montrerai plus tard. Après tu me raconteras tout ce qu’il y a dedans…

– Je raconterai, fit Ordynov en la regardant fixement.

– Aimes-tu prier ? demanda-t-elle après un court silence. Sais-tu ?… J’ai peur, j’ai peur de tout, toujours…

Elle n’acheva pas et parut réfléchir à quelque chose.

Ordynov porta sa main à ses lèvres.

– Pourquoi baises-tu ma main ? Ses joues s’étaient légèrement empourprées. Va, baise-les, continua-t-elle en riant et lui tendant ses deux mains. Ensuite elle en délivra une et la posa sur le front brûlant d’Ordynov, puis elle se mit à lui caresser les cheveux. Elle rougissait de plus en plus. Enfin elle s’assit à terre, près du lit, et appuya sa joue contre celle du jeune homme. Son souffle chaud frôlait son visage…

Tout d’un coup Ordynov sentit des larmes brûlantes tomber comme du plomb sur sa joue. Elle pleurait. Il devenait de plus en plus faible. Il ne pouvait déjà plus soulever ses mains. À ce moment, un coup éclata dans la porte ; le loquet grinça ; Ordynov put encore distinguer la voix du patron qui venait de rentrer dans la pièce voisine. Ensuite il entendit comment Catherine se levait et, sans se hâter, ni écouter, prenait son livre ; puis il vit comment, en partant, elle le signait. Il ferma les yeux. Tout à coup, un chaud et long baiser lui brûla les lèvres et il ressentit comme un coup de couteau dans le cœur. Il poussa un faible cri et s’évanouit.

Une vie bizarre, étrange, alors commença pour lui.

Par moments, en son esprit surgissait la conscience vague qu’il était condamné à vivre dans un long rêve infini, plein de troubles étranges, de luttes et de souffrances stériles. Effrayé, il tâchait de se révolter contre la fatalité qui l’oppressait. Mais, au moment de la lutte la plus aiguë, la plus désespérée, une force inconnue le frappait de nouveau. Alors, il sentait nettement comment, de nouveau, il perdait la mémoire, comment, de nouveau, l’obscurité terrible, sans issue, se déroulait devant lui, et il s’y jetait avec un cri d’angoisse et de désespoir. Parfois c’étaient des moments d’un bonheur trop intense, écrasant, quand la vitalité augmente démesurément en tout l’être humain, quand le passé devient plus clair, retentit du triomphe de la joie, quand on rêve d’un avenir inconnu, quand un espoir merveilleux descend sur l’âme comme une rosée vivifiante, quand on a le désir de crier d’enthousiasme, quand on sent que la chair est impuissante devant la multitude des impressions, que le fil de l’existence se rompt et qu’en même temps on acclame avec frénésie sa vie ressuscitée.

Parfois il retombait dans sa torpeur et alors tout ce qui lui était arrivé, les derniers jours, repassait dans son esprit comme un tourbillon. Mais la vision se présentait à lui sous un aspect étrange et mystérieux.

Parfois, malade, il oubliait ce qui lui était arrivé, et s’étonnait de ne plus être dans son ancien logis, chez son ancienne propriétaire. Il était surpris que la vieille ne s’approchât pas comme elle le faisait toujours, à l’heure tardive, vers le poêle à demi éteint qui éclairait d’une lueur faible, vacillante, tout le coin sombre de la chambre, et qu’elle ne réchauffât pas, comme d’habitude, ses mains osseuses, tremblantes, au foyer mourant, tout en bavardant et marmottant quelque chose, avec un regard seulement de temps à autre, un regard étonné sur son étrange locataire qu’elle jugeait un peu fou à cause de ses longues lectures.

À d’autres moments, il se rappelait qu’il avait changé de logis, mais comment cela s’était-il fait ? Il ne le savait pas, bien que pour le comprendre il tendît obstinément, violemment, toutes les forces de son esprit… Mais, où, quoi, qu’appelait-il, qu’était-ce qui le tourmentait et jetait en lui cette flamme insupportable qui l’étouffait et brûlait son sang ? Cela, il lui était impossible de le savoir. De nouveau il ne se rappelait rien. Souvent il saisissait avidement une ombre quelconque ; souvent il entendait le bruit de pas légers près de son lit et le murmure, comme une musique, de paroles douces, caressantes et tendres. Un souffle haletant, humide, glissait sur son visage et tout son être était secoué par l’amour. Des larmes brûlantes coulaient sur ses joues en feu, et soudain un baiser long et tendre s’enfonçait sur ses lèvres. Alors toute sa vie s’éteignait dans une souffrance infinie. Il semblait que toute l’existence, tout l’univers, s’arrêtaient, mouraient autour de lui pour des siècles entiers et qu’une longue nuit de mille ans s’étendait sur lui…

Parfois il revivait les douces années de sa première enfance, avec leurs joies pures, leur bonheur infini ; avec les premiers étonnements joyeux de la vie ; avec la foule des esprits clairs qui sortaient de chaque fleur qu’il arrachait, jouaient avec lui sur la verte et grasse prairie, devant la petite maison entourée d’acacias, qui lui souriait, du lac de cristal près duquel il restait assis des heures entières écoutant le murmure des vagues, ainsi que le bruissement d’ailes de ces esprits qui répandaient de claires rêveries couleurs d’arc-en ciel sur son petit berceau, tandis que sa mère, penchée sur ce même berceau, l’embrassait et l’endormait en chantant une douce berceuse durant les nuits qui étaient longues et sereines. Mais, tout à coup, un être paraissait de nouveau, qui le troublait d’un effroi non plus enfantin, et versait dans sa vie le premier poison lent de la douleur et des larmes. Il sentait vaguement que le vieillard inconnu tenait en son pouvoir toutes ses années futures, et il tremblait et ne pouvait détacher de lui ses regards. Le méchant vieillard le suivait partout. Il paraissait et le menaçait de la tête au-dessus de chaque buisson du bosquet ; il riait et le taquinait, s’incarnait en chacune de ses poupées d’enfant, grimaçant et riant entre ses mains comme un méchant gnome malfaisant. Il jaillissait en grimaçant de chaque mot de sa grammaire. Pendant son sommeil, le méchant vieillard s’asseyait à son chevet… Il chassait la foule des esprits clairs qui promenaient leurs ailes d’or et de saphir autour de son berceau. Il repoussait de lui, pour toujours, sa pauvre mère, et, pendant une nuit entière, il lui chuchota un long conte merveilleux, incompréhensible pour un cœur d’enfant, mais qui le troublait d’une horreur et d’une passion qui n’avaient rien d’enfantin. Et le méchant vieillard n’écoutait ni ses sanglots, ni ses prières et continuait à lui parler jusqu’à ce qu’il en perdît connaissance.

Et l’enfant s’éveillait homme. Des années entières s’étaient écoulées sans qu’il l’entendît. Tout d’un coup, il reconnaît sa vraie situation, il comprend qu’il est seul et étranger à tout l’univers. Il est seul parmi des gens mystérieux, inquiétants, parmi des ennemis qui s’assemblent et chuchotent dans les coins de sa chambre obscure, et font des signes de tête à la vieille qui est assise auprès du feu, réchauffant ses mains débiles, et qui le leur indique. Il était bouleversé, il voulait savoir ce qu’étaient ces hommes, pourquoi ils étaient ici, pourquoi lui-même était dans sa chambre. Il devine qu’il est tombé dans un repaire de brigands où il a été entraîné par quelque force puissante, inconnue, sans avoir examiné auparavant qui sont ces locataires et qui sont ces maîtres. La crainte déjà le saisit et, tout d’un coup, au milieu de la nuit, dans l’obscurité, de nouveau il entend le long récit à voix basse. C’est une vieille femme qui parle, doucement, en hochant tristement sa tête blanche, devant le feu qui s’éteint. Et de nouveau l’horreur l’empoigne. Le conte s’anime devant lui, des visages et des formes se précisent. Il voit que tout, à commencer par les songeries vagues de l’enfance, toutes ses pensées, tous ses rêves, tout ce qu’il a connu de la vie, tout ce qu’il a lu dans les livres, tout ce qu’il a oublié depuis longtemps déjà, il voit que tout s’anime, prend corps, se dresse devant lui sous forme d’images colossales, marche et danse en rond autour de lui. Des jardins merveilleux naissent à ses yeux, des villes entières tombent en ruines, des cimetières lui renvoient leurs morts qui se mettent à vivre de nouveau. Des races, des peuples entiers apparaissent, grandissent et meurent devant lui. Enfin maintenant, autour de son lit de malade, chaque pensée, chaque rêve s’incarnent comme au moment de la naissance et il rêve non avec des idées sans chair, mais avec des mondes entiers ; lui-même tourbillonne comme un grain de poussière dans cet univers infini, étrange, sans issue ; et toute cette vie, par son indépendance révoltée, le presse et le poursuit de son ironie éternelle, implacable.

Il se sentait mourir, tomber en poussière, sans aucune résurrection possible et pour toujours. Il voulait fuir, mais dans tout l’univers il n’y avait pas un coin pour le cacher. Enfin, dans un accès de désespoir, il tendit toutes ses forces, cria et s’éveilla…

Il était couvert d’une sueur glacée. Autour de lui régnait un silence de mort dans une nuit profonde. Cependant il lui semble que quelque part continue son conte merveilleux, qu’une voix rauque entame en effet une longue conversation sur le sujet qu’il connaît. Il entend qu’on parle de forêts sombres, de bandits extraordinaires, d’un jeune gaillard courageux, vaillant, presque Stenka Razine lui-même, d’ivrognes gais, de haleurs, d’une belle jeune fille, de la Volga. Est-ce un rêve ? Entend-il cela réellement ?

Il demeura toute une heure couché, les yeux ouverts, sans remuer un membre, dans un engourdissement d’épouvante. Enfin il se leva prudemment, constata avec joie que le terrible mal n’avait pas encore épuisé toutes ses forces. Le délire s’évanouissait ; la réalité commençait.

Il remarqua qu’il était habillé comme pendant sa conversation avec Catherine et que, par conséquent, il ne s’était pas écoulé beaucoup de temps depuis qu’elle l’avait quitté. Le feu de la décision coulait dans ses veines. Par hasard, il toucha avec sa main un grand clou, enfoncé dans la cloison le long de laquelle on avait installé son lit. Il le saisit, s’y suspendit de tout son corps et arriva ainsi à une fente par où un mince rai de lumière filtrait dans sa chambre. Il appliqua l’œil contre cette fente, et, retenant son souffle, regarda.

Dans un coin de la petite chambre des maîtres, il y avait un lit devant lequel était placée une table couverte d’un tapis. De nombreux livres d’un grand format ancien, reliés, rappelant les livres liturgiques, étaient posés sur la table. Dans un angle était appendue une icône, aussi ancienne que celle de sa chambre, devant laquelle brûlait une veilleuse. Le vieux Mourine, malade, était couché sur le lit. Il paraissait torturé par la souffrance. Il était pâle comme un mort. Il était enveloppé d’une couverture de fourrure. Un livre était ouvert sur ses genoux. Sur un banc, près du lit, était allongée Catherine. Un de ses bras enlaçait la poitrine du vieillard, et sa tête était appuyée sur son épaule. Elle fixait sur lui des yeux attentifs, enfantins, étonnés et semblait écouter avec une avidité extraordinaire ce que lui racontait Mourine. Par moments, la voix du narrateur se haussait ; son visage pâle s’animait ; il fronçait les sourcils, ses yeux brillaient, et Catherine paraissait pâlir de peur et d’émotion. Alors quelque chose ressemblant à un sourire se montrait sur le visage du vieillard et Catherine aussi commençait à sourire doucement. Parfois des larmes paraissaient dans ses yeux. Alors le vieillard lui caressait doucement la tête comme à un enfant, et elle l’étreignait encore plus fortement de son bras nu, brillant comme la neige, et, plus amoureusement encore, se penchait sur sa poitrine.

Ordynov se demandait si ce n’était pas son rêve qui continuait ; même il en était sûr ; mais son sang affluait dans sa tête et les artères de ses tempes battaient si fortement qu’il avait mal.

Il lâcha le clou, descendit du lit, et, en chancelant, s’avança comme un somnambule, ne comprenant pas l’excitation qui flambait comme un incendie dans son sang. Il arriva ainsi jusqu’à la porte de son logeur et la poussa violemment. Le loquet rouillé tomba et, dans le fracas et le bruit, il se trouva au milieu de la chambre.

Il vit comment Catherine, tout d’un coup, tressaillit, comment les yeux du vieillard brillèrent méchamment sous les sourcils froncés, et comment, soudain, la rage déforma son visage. Puis le vieillard, sans le quitter des yeux, chercha d’une main tremblante le fusil accroché au mur. Ordynov vit ensuite briller le canon du fusil dirigé par une main peu sûre, tremblante de fureur, contre sa poitrine… Le coup éclata. Un cri sauvage, qui n’avait presque rien d’humain, y répondit, et, quand se fut dissipée la fumée, un spectacle horrible frappa Ordynov.

Tremblant de tout son corps il se pencha sur le vieillard. Mourine était étendu sur le sol, le visage crispé, de l’écume sur ses lèvres grimaçantes. Ordynov comprit que le malheureux avait une crise d’épilepsie. Avec Catherine il se porta à son secours…