La Liberté religieuse en Russie
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 92 (p. 285-314).
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LA
LIBERTÉ RELIGIEUSE
EN RUSSIE

LES CULTES CHRÉTIENS : ARMÉNIENS, PROTESTANS, CATHOLIQUES.


I.

En dehors des 12 ou 15 millions de raskolniks en révolte contre l’église officielle, le tsar compte, dans ses états, plus de 30 millions de sujets entièrement étrangers à l’orthodoxie orientale : protestans, catholiques, arméniens, juifs, musulmans, bouddhistes.

Jusqu’à Pierre le Grand, la Russie était, sauf quelques Tatars mahométans, un état exclusivement orthodoxe. En étendant ses frontières en Europe et en Asie, il lui a fallu faire une place légale aux cultes des contrées annexées. À chaque acquisition, les tsars s’étaient engagés à respecter la religion de leurs nouvelles provinces. Ils n’en étaient pas moins les tsars orthodoxes, jaloux de conserver à leur église, parmi leurs anciens sujets, son antique monopole. Cela explique la politique confessionnelle de la Russie. L’église orthodoxe est restée l’église russe ; à elle toutes les faveurs et tous les droits. Les autres cultes, introduits dans l’empire par la conquête, ont été autorisés pour les populations conquises, non pour les Russes de la vieille Russie. Le Polonais a pu demeurer catholique ; le Tatar, musulman ; l’Allemand, protestant ; le Juif, juif ; mais le Russe dut demeurer orthodoxe, et toute conquête de l’orthodoxie sur les cultes dissidens fut regardée comme un gain de la Russie sur les nationalités étrangères.

Ce n’est pas tout ; en entrant dans l’empire autocratique, les cultes dissidens ont dû compter avec l’autocratie. L’Angleterre a, comme la Russie, une église nationale ; d’où vient que les deux pays ont, en face des autres confessions, une attitude si différente ? Cela vient, en grande partie, de la diversité de leurs institutions politiques. En Angleterre, un seul culte a une position officielle ; les autres sont ignorés du pouvoir. En Russie, tous les cultes tolérés (en dehors du raskol) sont reconnus par l’état, qui fait partout sentir sa main. Le système russe se rapproche davantage du système français, avec cette double différence que, en France, il n’y a ni religion d’état ni autocratie. Le gouvernement de Pétersbourg est prêt à tolérer, à subventionner même tous les cultes, à la condition que tous se plieront au régime autocratique et qu’aucun n’empiétera sur le domaine de l’église dominante. Nul état ne reconnaît autant de religions ; toutes les grandes doctrines du globe semblent s’être donné rendez-vous en Russie. La loi les proclame toutes libres. Elle ne leur accorde pas seulement, comme naguère Rome ou f Espagne, la liberté de conscience individuelle, mais aussi celle du culte extérieur. Sur la perspective Nevsky, en face de la cathédrale grecque de Notre-Dame de Kazan, s’élèvent une église luthérienne, une église catholique, une église arménienne, en sorte qu’à la principale rue de la capitale on a pu donner le surnom de rue de la Tolérance. Sur le champ de foire de Nijni, la mosquée et l’église se font pendant. Le peuple russe est naturellement tolérant ; y a-t-il en Russie des restrictions à la liberté religieuse, la raison en est à la politique plus qu’à la religion. Elle est dans les formes du gouvernement ou dans les défiances nationales.

Les cultes dissidens comptent dans l’empire près de 25 millions d’adhérens, dont plus de 20 millions en Europe[1]. Chacune de ces religions dites étrangères (inostrannyia ispovedaniia) a une région où elle domine : le protestantisme en Finlande et dans les trois provinces baltiques, le catholicisme en Pologne et en Lithuanie, l’islamisme dans plusieurs districts de la Crimée, de l’Oural, du Caucase, sans compter l’Asie centrale. Est-il besoin de montrer ce qu’a d’embarrassant pour un gouvernement cette répartition territoriale des cultes, qui lie chacun d’eux à une province, à une race, souvent à une langue ? L’Irlande et l’Angleterre offrent, à cet égard, un contraste moins marqué que la Russie et plusieurs de ses annexes. Pour le peuple, catholique est toujours synonyme de Polonais, et protestant, d’Allemand. Pour le patriote, les « cultes étrangers » sont encore le véhicule de nationalités étrangères ; il redoute de les voir dénationaliser des provinces que, au nom de l’histoire, il revendique comme foncièrement russes. De même que l’islam, dans les gouvernemens du Volga, est, pour Moscou, un témoin de la domination tatare, le catholicisme, dans la Russie-Blanche et la Lithuanie, le protestantisme, dans les provinces baltiques, sont, à ses yeux, une importation polonaise ou germanique qui lui rappelle les longs abaissemens de la Russie. Ne pouvant les arracher des contrées où elles ont poussé de profondes racines, le gouvernement tient à ne point laisser ces confessions étrangères s’implanter dans le vieux sol russe. Ainsi s’explique sa législation religieuse ; si elle viole la liberté de conscience, la faute en est moins au fanatisme d’une église qu’aux appréhensions patriotiques de la dynastie et de la nation.

La loi a confiné les cultes dissidens dans leurs frontières historiques ; elle les a cantonnés parmi les populations qui les ont reçus de leurs ancêtres. Libre à chacun de demeurer dans la religion de ses pères ; mais défense à chaque confession de chercher à étendre le nombre de ses adeptes. Le prosélytisme est interdit ; c’est un privilège exclusivement réservé à l’église officielle. Il est toujours permis d’y entrer, jamais d’en sortir. Ses portes ne s’ouvrent que du dehors au dedans ; elles se referment sur qui les a une fois franchies.

Un article du code interdit aux orthodoxes de changer de religion ; un autre fixe les pénalités encourues pour ce genre de crime. L’apostasie entraîne la perte des droits civils. Le Russe qui abandonne la foi nationale devient inhabile à posséder ou à hériter. Ses proches peuvent s’emparer de ses biens ou le frustrer de son héritage. Le prosélytisme étant le monopole légal de l’église officielle, il est interdit de s’opposer à l’exercice de son privilège. C’est un délit d’engager à quitter la foi orthodoxe ; c’en est un de détourner de l’embrasser. Un Russe vient-il à déserter l’église nationale, son père, sa mère, sa femme, ses frères, ses parens les plus proches sont tenus de le dénoncer. Et ces lois, il est prescrit aux autorités civiles et militaires de veiller à leur exécution. Telle est la loi russe. Peut-on dire qu’elle respecte la liberté de conscience ? L’homme qui ne peut changer de religion possède-t-il la liberté religieuse ? Qu’est-ce que cette liberté qui n’est pas celle du choix ? et se sent-il libre, le prêtre ou le croyant qui n’a pas le droit de répandre ses croyances ? Pétersbourg pose en principe que la liberté du prosélytisme n’est pas nécessaire au libre exercice du culte. Cela a été réduit en formule. Un homme qui a le courage de ses idées, M. Pobedonostsef, aujourd’hui procureur-général du saint-synode, a donné à l’Europe la théorie officielle de la liberté russe.

« L’Alliance évangélique » avait fait remettre à l’empereur Alexandre III une pétition où les protestans d’Occident sollicitaient pour toutes les confessions chrétiennes une égale et entière liberté. Alexandre III a transmis cette requête à son ancien précepteur, M. Pobedonostsef, et le haut procureur du très-saint-synode y a répondu, en février 1888, par une lettre publique au président du comité suisse de « l’Alliance, » M. Naville[2]. Écoutons cet interprète autorisé de la loi russe et de la pensée souveraine.

« Nulle part en Europe, ne craint pas d’affirmer le haut-procureur du saint-synode, les confessions hétérodoxes ne jouissent d’une liberté aussi parfaite qu’au sein du peuple russe. L’Europe persiste à ne pas le reconnaître. Pourquoi ? demande M. Pobedonostsef à M. Naville. Uniquement parce que, chez vous, la liberté des cultes, telle qu’elle est inscrite dans la loi, est unie au droit absolu d’une propagande illimitée. Voilà la cause première de vos récriminations contre nos lois restrictives à l’égard de ceux qui détournent les fidèles de l’orthodoxie et de ceux qui abjurent notre foi. »

Ces lois, selon le haut-procureur, n’ont d’autre but que de sauvegarder l’église nationale contre les attaques de ses adversaires. Laissant de côté la « question abstraite du droit de prosélytisme, » le confident de l’empereur Alexandre III soutient que « la Russie ayant puisé son principe vital dans la foi orthodoxe, écarter de l’église orthodoxe tout ce qui pourrait menacer sa sécurité est le devoir sacré que l’histoire a légué à la Russie, devoir qui est devenu la condition essentielle de son existence nationale… » — « En Russie, concluait M. Pobedonostsef, les confessions de l’Occident, loin de s’être affranchies de leurs prétentions dominatrices, sont toujours prêtes à s’attaquer non-seulement à la puissance, mais à l’unité de notre patrie. La Russie ne peut admettre la liberté de leur propagande ; jamais elle ne permettra d’enlever à l’église orthodoxe ses enfans pour les enrôler dans des confessions étrangères. Elle le déclare ouvertement dans ses lois, et s’en remet à la justice de Celui qui seul régit les destinées des empires. »

On voit, par cet étrange document, que la Russie n’est pas près de renoncer à la protection légale de l’église dominante. Qu’un pareil système se justifie par des considérations politiques, soit : la politique n’a jamais été très scrupuleuse sur le choix de ses moyens ; resterait à savoir si de tels procédés sont efficaces. Mais prétendre que de pareilles lois n’entament pas la liberté de conscience, cela montre simplement qu’on ne sait ce que c’est que d’être libre. À cet égard, la lettre du conseiller d’Alexandre III est instructive ; la pleine liberté religieuse est d’autant plus difficile à établir que la Russie officielle n’en a même pas la notion. Pour un peu l’on affirmerait, — et je l’ai entendu soutenir, — que la Russie est le seul pays en possession de la vraie liberté religieuse, parce que le prosélytisme est un empiétement sur cette liberté. Il est vrai que la propagande interdite aux autres, on ne se fait pas faute de l’encourager chez l’église impériale.

L’église dominante n’a pas lieu d’être fière de cette protection officielle. Non-seulement le gouvernement des tsars témoigne peu de confiance dans la force de la vérité, mais il montre peu de foi dans le droit de son église ou dans le zèle de son clergé. Le code le proclame et le procureur du saint-synode en fait implicitement l’aveu : l’église impériale, abandonnée à elle-même, est incapable de lutter avec ses adversaires, protestans, catholiques, raskolniks. Pour leur tenir tête, il faut qu’elle se retranche derrière le rempart de la loi. Pauvre église ! L’état, qui lui prête sa police et ses prisons, oublie qu’il l’amollit et l’avilit.

La liberté religieuse, telle que la préconise M. Pobedonostsef, a pour dernier mot : la contrainte. À l’église, édifice spirituel, n’ayant d’autre fondement que la foi et d’autre ciment que le libre amour, les lois russes substituent l’église, édifice matériel, bâti sur le code pénal avec la force pour mortier et des crampons de fer pour en retenir les pierres vivantes. Au lieu d’être gardées par les anges de Dieu, ses portes, disait Aksakof, ont pour gardiens les gendarmes et les inspecteurs de police ; s’ils ne forcent pas d’y entrer, les gendarmes ont la consigne d’empêcher d’en sortir. La Russie se défend d’exercer le compelle intrare ; elle se contente de pratiquer le prohibe egredi. Encore, l’administration ne se gêne-t-elle pas, à l’occasion, pour pousser vers l’entrée, toujours ouverte, du bercail officiel.

II.

Aux cultes étrangers, la Russie applique le système du refoulement après celui du cantonnement. À la propagande orthodoxe, aucun encouragement n’est refusé. Tout lui est licite. Laïque ou ecclésiastique, chacun doit lui laisser le champ libre. Pour lui venir en aide, il existe des sociétés patronnées par la famille impériale. Les missions russes sont une entreprise politique autant que religieuse. Hormis la violence matérielle, le gouvernement met à leur service tous les stimulans dont il peut disposer. Chaque année, le haut-procureur du très-saint-synode publie le bulletin des victoires des armes orthodoxes sur des adversaires préalablement désarmés. Le Christ a dit : « Vous serez des pêcheurs d’hommes ; » la Russie a soin d’amorcer les lignes de ses apôtres. Naguère encore, en Asie, en Europe même, on attirait les hétérodoxes avec des promesses de concessions de terres ou d’exemptions d’impôts. Dans un pays où tout vient du gouvernement, chacun comprend de reste l’avantage d’appartenir à l’église du tsar. Il y a des récompenses pour les convertisseurs comme pour les convertis : ces exploits spirituels ont été tarifés. Tout chrétien ayant fait baptiser cent juifs ou infidèles a droit à l’ordre de Sainte-Anne.

On devine les résultats d’un pareil mode de propagande. La plupart des conversions enregistrées par l’église impériale sont tout extérieures. La Russie en est, en religion, au règne des apparences, qui, en toutes choses, est le grand obstacle à ses progrès. Parmi les fidèles inscrits sur les livres métriques du pope, beaucoup ne sont orthodoxes, beaucoup même ne sont chrétiens que de nom. Ils sont moins les adeptes que les prisonniers de l’église. Pour un grand nombre, l’orthodoxie n’est qu’une sorte de servage sanctionné par la loi : comme jadis les paysans à la glèbe, ils sont fixés à l’église, krépostnye, comme on dit en russe, et, cette fois, c’est bien le servage des âmes (douchi). Parmi les convertis dénombrés, depuis un siècle, dans les rapports officiels, il en est des milliers dont, après deux ou trois générations, les descendans s’obstinent encore à pratiquer le culte de leurs pères. De l’aveu des missionnaires et du haut-procureur, les prosélytes sont souvent plus difficiles à retenir dans l’église qu’à y faire entrer. Parmi ses conquêtes sur la réforme, sur Rome, sur la synagogue, sur Mahomet, sur le Bouddha, l’abandon, secret ou public, de la foi impériale est fréquent. Les nouveaux-venus à l’orthodoxie se trouvent dans la situation des raskolniks que la loi enchaîne à l’église. De là de faux orthodoxes, de faux chrétiens et de mauvais Russes. Le prosélytisme officiel est pour le culte national un principe de corruption. L’hypocrisie est fomentée par la loi, le sacrilège est enjoint par le code pénal, sous peine d’amende ou de prison. De même que le raskolnik les faux orthodoxes achètent la connivence du pope ou le silence de l’ispravnik. Le privilège légal de l’église aboutit à la démoralisation du clergé et du peuple. En semant l’orthodoxie, l’apostolat officiel ne fait souvent germer que l’incrédulité. La politique n’y gagne pas toujours plus que la religion. Le bénéfice de conversions suspectes est compensé par les rancunes soulevées contre la Russie parmi ses sujets dissidens et leurs coreligionnaires étrangers.

En mainte région, grattez l’orthodoxe et vous retrouverez le païen ou le musulman. Des Tatars de Kazan, chrétiens depuis plusieurs générations, ont pétitionné pour être autorisés à retourner à l’islam. À cela quoi d’étonnant ? Nombre de musulmans ou d’idolâtres, Tatars, Tchouvaches, Kalmouks, Bouriates, allogènes finno-turcs ou mongols d’Europe ou d’Asie, ont été amenés au baptême par force ou par ruse. Les conversions improvisées, par aoul ou par tribu, ne sont pas entièrement passées de mode. En voici un exemple emprunté aux rapports de M. Pobedonostsef. C’était sous Alexandre III, à la mission du Transbaïkal. Les missionnaires cherchent d’habitude à gagner les chefs pour entraîner les tribus païennes. Un indigène sibérien, « le prince Gantimourof, » avait enjoint aux Orotchènes qui habitaient ses terres de se réunir aux bords de la rivière Samter pour être vaccinés. Là, un missionnaire qui accompagnait le prince leur fit une conférence sur l’utilité de la vaccine, en terminant par le conseil de purifier leurs âmes dans les eaux du baptême. Le prince Gantimourof appuya de sa parole la double prédication de l’apôtre de la vaccine et de l’orthodoxie ; et trente Orotchènes furent, séance tenante, vaccinés, puis « baptisés dans les tranquilles ondes du Samter[3]. » Cette manière de sauver à la fois l’âme et le corps donne à ces conversions sommaires, renouvelées de Vladimir ou de Charlemagne, quelque chose de bien moderne. Souvent on distribue des cadeaux aux nouveaux baptisés ; aussi, à l’instar des Saxons de Charlemagne, certains prosélytes se font-ils baptiser plusieurs fois. Après cela, on ne saurait être surpris de voir ces soi-disant chrétiens retourner à l’islam ou au lamaïsme. Chez beaucoup règne le paganisme sous sa forme la plus grossière, le chamanisme ; les chamans mêmes sont souvent baptisés.

Le clergé a compris que, pour faire des chrétiens, il ne suffisait pas de l’eau du baptême. Pour attacher à l’église les allogènes d’Europe ou d’Asie, le saint-synode a, depuis 1883, autorisé dans l’office l’emploi des langues indigènes concurremment avec le slavon. La liturgie grecque est ainsi célébrée en tatar, en tchouvache, en tchéremisse, en mordve, en votiake, en bouriate, en yacoute, en toungouze, en samoyède. Pour les traductions en langues orientales, la confrérie de Saint-George et les missions de Kazan rivalisent avec la Société biblique de Londres. En même temps, les missionnaires se sont mis à fonder des écoles parmi ces allogènes. Voilà les véritables procédés de propagande. C’est par là, par l’enseignement et la prédication, que de tant d’idolâtres baptisés la Russie fera des chrétiens.

Les missionnaires russes ont déjà prouvé qu’ils savaient, à l’occasion, se passer de la contrainte et des séductions temporelles. Leurs ambitions évangéliques ont parfois dépassé les limites de l’empire. Nous ne parlons pas ici des efforts tentés pour détacher de Rome les Slaves catholiques d’Autriche ou de Turquie. C’est là une entreprise toute politique ; le journal et les subsides des comités moscovites y ont plus de part que la prédication[4]. Mais des Russes ont essayé de porter l’évangile aux Chinois, aux Coréens, aux Japonais. En Chine, malgré les relations des deux peuples, la mission de Pékin n’a eu que des résultats insignifians. Avec les Coréens, les missionnaires russes ont été plus heureux ; mais la plupart de leurs convertis coréens sont des colons établis en territoire russe. C’est au Japon que la propagande orthodoxe a eu le plus de succès ; le Japon a été la gloire de l’église russe. Elle y a établi un évêque ; elle y comptait, en 1888, 12,000 ou 15,000 prosélytes, possédant près de 200 oratoires et un séminaire avec plus de 100 élèves. Malheureusement, la prospérité de cette colonie religieuse a été menacée par des différends entre les maîtres européens et les néophytes indigènes.

L’Occident n’a peut-être pas le droit de se montrer sévère pour les pratiques d’évangélisation adoptées chez elle par la Russie : la moitié de l’Europe chrétienne a été convertie par des procédés analogues. Il est vrai qu’il y a de cela quelque mille ans ; mais, en dépit du calendrier, mainte contrée des deux versans de l’Oural en est toujours au IXe ou au Xe siècle. Pour nombre de tribus ouralo-altaïques, la civilisation européenne n’a guère d’autre porte que le christianisme. Aussi, tout en réprouvant toute atteinte à la liberté de conscience, ne saurions-nous nous scandaliser de voir la Russie encourager la diffusion de l’évangile. Mais le prosélytisme russe ne se borne pas à cela ; il ne s’en prend pas seulement au paganisme inculte ni même aux religions déjà cultivées, à l’islamisme, au bouddhisme ; il s’attaque, avec non moins d’ardeur, au judaïsme, au protestantisme, au catholicisme. C’est même dans ses campagnes contre les autres églises chrétiennes, là où la civilisation n’a rien à gagner, que la propagande orthodoxe s’exerce avec le plus de passion.

Un évêque russe a dit : « Nos cloisons confessionnelles ne montent pas jusqu’au ciel. » Ce n’est point de cette maxime que s’inspirent les maîtres de la Russie. Il est vrai que leur zèle orthodoxe s’inquiète moins du ciel que de la terre. C’est par politique que les tsars refusent de laisser chacun faire son salut par le chemin qui lui plaît. Les Russes ont, pour aller au paradis, une route impériale, large, unie, bien sablée, une « chaussée » tirée au cordeau et passée au rouleau, bordée de fossés profonds et de hautes palissades, de façon que, une fois entré, on ne s’en puisse écarter. Il reste bien des chemins parallèles, officiellement classés ; mais ils sont mal entretenus, ravinés, à demi défoncés ; on n’en permet l’usage qu’aux riverains. Tels sont, comparés à l’église dominante, les cultes étrangers.


III.

Aux relations de l’État avec l’église orthodoxe, comparons ses relations avec les autres cultes de l’empire. Rien ne montre mieux ce qui, dans la constitution de l’église dominante, est le fait de la religion et ce qui est le fait de la politique. Comme l’église nationale, les cultes dissidens sont soumis au principe qui régit tout en Russie : l’autocratie. Aucune confession ne peut se soustraire à la loi commune ; les clergés n’y échappent pas plus que les autres classes. Le souverain ne s’arroge guère moins de droits vis-à-vis des confessions auxquelles il est étranger que vis-à-vis de l’église à laquelle il appartient. La grande différence, c’est que, par son esprit et ses traditions, l’orthodoxie s’accommode plus facilement de cette nécessité et que, pour l’église nationale, la tutelle de l’état est une protection en même temps qu’une servitude.

Le gouvernement tend à donner à tous les cultes de l’empire une organisation analogue à celle de l’église orthodoxe. Chez tous il aime à transporter les formes bureaucratiques imposées à l’église dominante. Il y trouve double profit : c’est, d’abord, de leur donner un gouvernement intérieur russe, indépendant de l’étranger ; c’est, ensuite, d’en centraliser les affaires pour les mieux tenir sous sa main. Cela est surtout sensible pour les confessions chrétiennes. Les catholiques, les arméniens, les protestans ont dû se plier aux pratiques administratives russes. Dans chaque confession se rencontre, sous des désignations diverses, au-dessus de la hiérarchie propre à chaque église, une sorte de synode central pourvu de représentans laïques du pouvoir civil ; chacune a ses consistoires dotés, pour ses fidèles, de fonctions analogues à celles des consistoires orthodoxes pour les Russes du rite grec. La constitution ecclésiastique de Pierre le Grand est une sorte de lit de Procuste sur lequel toutes les églises ont été successivement ajustées ; plusieurs en ont été mutilées.

De toutes les confessions chrétiennes, la plus facile à plier au régime ecclésiastique russe était peut-être l’église arménienne. C’est celle qui, par sa constitution, sa liturgie, sa discipline, se rapproche le plus de l’église grecque. Ce qui sépare les arméniens des grecs, et aussi des latins, c’est qu’ils n’admettent que les trois premiers conciles. Comme ils repoussent le concile de Chalcédoine, grecs et latins les accusent d’être eutychéens ; eux-mêmes s’en défendent. En fait, le différend, quinze fois séculaire, des grecs et des arméniens est moins religieux que politique. Comme presque partout en Orient, ces querelles théologiques masquent des rivalités nationales.

En Russie de même qu’en Turquie, les arméniens tiennent une place supérieure à leur nombre. Ils sont 1 million, peut-être 1 million 1/2, soit environ un tiers des Haïkanes chrétiens, car les géographes sont partagés sur le nombre total des arméniens. La Russie, qui possède chez elle leur chef spirituel, est aujourd’hui la première puissance arménienne. Cela lui donne une prise de plus sur l’Orient. Elle peut, en Asie, s’ériger en protectrice des arméniens, comme naguère, en Europe, des orthodoxes. Au traité de San-Stefano, elle avait déjà eu soin d’insérer une clause en faveur des Haïkanes demeurés sujets turcs. Ce patronage, il lui est aisé d’en jouer à son heure, d’autant que, en n’exécutant pas l’article 61 du traité de Berlin, la Porte a négligé d’élever, entre elle et le Caucase russe, la barrière d’une Arménie autonome.

À défaut d’autonomie ou de liberté politique, la Russie a offert à ces Européens d’Asie la sécurité. Aussi nombre d’arméniens ont-ils émigré des états du sultan dans ceux du tsar, préférant l’ordre russe au désordre ottoman. Le « juif chrétien » a si bien prospéré au Caucase, que j’ai entendu, à Tiflis, exprimer la crainte de le voir arméniser toute la Transcaucasie. Pas plus qu’en Turquie, les arméniens ne sont absorbés par le commerce ; plus d’un s’est distingué dans l’administration ou dans l’armée. Les troupes russes en Asie-Mineure avaient pour chefs, durant la dernière guerre d’Orient, des arméniens, les généraux Lazaref et Loris Mélikof ; et l’on n’a pas oublié de quels pouvoirs était investi ce dernier à la fin du règne d’Alexandre II.

Peu des Haïkanes sujets du tsar sont unis à Rome. La plupart appartiennent à la grande église arménienne, dite grégorienne, de saint Grégoire l’Illuminateur, qui, au IVe siècle, lui donna sa constitution et sa liturgie. Au sommet de la hiérarchie trône le cent quatre-vingt-deuxième successeur de l’illuminateur, investi du titre de catholicos. Ce pontife suprême, dont relève tout le clergé arménien non uni, a son siège au couvent d’Etchmiadzin, sur les pentes légendaires de l’Ararat. L’empereur Nicolas a eu soin d’enlever à la Perse le centre traditionnel de l’église arménienne. En tenant dans ses serres la tête de la hiérarchie, l’aigle russe tient tout le corps de la nation.

La possession de l’humble Vatican arménien soumet les Haïkanes du dehors à une sorte de vasselage religieux de la Russie. Il y a là, en petit, un problème analogue à celui soulevé à Rome par la chute du pouvoir temporel des papes. Le gouvernement russe l’a tranché à son profit. Il a réglé la situation du catholicos par les statuts de 1836, sorte de loi des garanties que les arméniens sont contraints de subir en fait, tout en la contestant en droit[5].

D’après la tradition, le catholicos doit être élu par les députés de tous les diocèses arméniens du monde. Le gouvernement impérial préside à l’élection, et il ne s’est pas contenté de réglementer, à sa guise, les votes des diocèses, admettant les uns, annulant les autres ; au lieu de faire proclamer, conformément aux canons, le prélat qui a obtenu le plus grand nombre de voix, le tsar s’est arrogé le droit de substituer à l’élu de la majorité le prélat qui réunit ensuite le plus grand nombre de suffrages. Les polojèniia considèrent l’élection des diocèses comme une simple présentation de candidats, entre lesquels l’empereur se réserve de désigner le catholicos. Qu’on imagine le roi d’Italie choisissant le pape entre les deux cardinaux auxquels le conclave a donné le plus de voix. Avec ce système, la Russie est assurée d’avoir sur le siège d’Etchmiadzin un pontife à sa dévotion. Nicolas Ier et Alexandre II avaient toujours accepté l’élu de la majorité. Alexandre III a rompu avec cet usage, en 1885 ; il a donné la chaire d’Etchmiadzin au candidat de la minorité. Le catholicos est ainsi devenu un dignitaire russe à la nomination du tsar. Les arméniens non-russes, qui sont les plus nombreux, ont eu beau protester contre les statuts de 1836 et l’élection de 1885, force leur a été de s’y résigner. Pour s’y soustraire, il leur eût fallu nommer un anticatholicos : il ont reculé devant un schisme qui déchirerait l’unité de leur église.

Le mode d’élection du pontife suprême n’est pas la seule altération apportée par la Russie à la constitution de l’église arménienne. À côté du catholicos, on a placé, à la mode de Pétersbourg, un synode d’évêques et d’archimandrites désignés par le tsar, et près de ce synode un procureur laïque dont l’ingérence dans les affaires religieuses agrée peu au clergé. Il s’en plaint tout bas en Russie, tout haut au dehors ; mais il est trop politique pour entrer en conflit avec la puissance russe. Sous Alexandre III, les arméniens ont eu un grief de plus contre la bureaucratie impériale. Ils possédaient des centaines d’écoles paroissiales, fondées par des particuliers et administrées par leur clergé. Ces écoles, on en a retiré la direction au catholicos. C’est là une de ces mesures de centralisation et de russification que le gouvernement applique à tous, d’un bout de l’empire à l’autre. L’état autocratique n’est pas de ceux où une église puisse avoir des écoles autonomes. Les arméniens se plaignent de voir remplacer, dans ces fondations de leurs pères, l’arménien par le russe. Ils craignent que le gouvernement veuille réduire l’arménien à n’être qu’une langue liturgique.

On a quelquefois, à Pétersbourg, montré des velléités de réunir l’église arménienne à l’église dominante, pour ne laisser subsister entre elles que des différences de rite. Comme Rome, l’orthodoxie russe aurait ses arméniens-unis. De tels projets se heurteraient aux défiances des Haïkanes ; ils craindraient de compromettre leur nationalité en même temps que leur autonomie ecclésiastique. La communion avec le saint-synode de Pétersbourg ne leur semblerait qu’un premier pas dans la voie de l’absorption. « L’union avec l’orthodoxie russe, me disait un de leurs évêques, serait la préface de la russification. Pour savoir ce qui nous attendrait, nous n’avons qu’à regarder nos voisins géorgiens. Leur église est, de plusieurs siècles, l’aînée de l’église russe ; au géorgien, l’on n’en a pas moins presque partout substitué le slavon[6]. »


IV.

Chez les protestans aussi, la religion n’est pas toujours seule en jeu. Le protestantisme a été longtemps la plus favorisée des confessions étrangères ; c’est la plus anciennement reconnue de l’état. Il était d’autant plus facile d’en modeler la constitution sur celle de l’église dominante, que, en organisant son église, Pierre le Grand avait emprunté aux protestans. Luthériens et calvinistes ont leurs consistoires locaux au-dessus desquels siège un consistoire général, assisté d’un procureur impérial. Les protestans sont de 5 à 6 millions, la plupart luthériens. Plus de 2 millions habitent la Finlande, dont le luthéranisme est l’église d’État. Administrée par trois évêques, desservie par un clergé qui forme un des quatre ordres de la diète, l’église luthérienne jouit, dans le grand-duché, d’une entière liberté. Il n’en est déjà plus de même au sud du golfe.

Dans les trois provinces baltiques, le luthéranisme est encore la religion numériquement et socialement dominante ; mais, de son ancienne suprématie, il a été ravalé au rang de culte simplement toléré. En annexant à l’empire la Livonie et l’Esthonie, Pierre le Grand leur avait garanti, en 1721, le maintien des droits et privilèges de leur église. Catherine II avait fait les mêmes promesses à La Courlande, en 1795 ; et, les trois provinces s’étant toujours montrées de loyales sujettes du tsar, les Russes ne sauraient dire d’elles, comme de la Pologne, que leur rébellion a relevé la Russie de sa parole. La liberté religieuse qui leur avait été jurée, les trois provinces ne l’en ont pas moins vu restreindre.

Le protestantisme a été, chez elles, victime de la politique de russification. C’est là surtout, dans l’ancien domaine des Porte-Glaives, que le luthéranisme devait être considéré comme l’allié du germanisme. La communauté de foi était presque l’unique lien des divers élémens de la population baltique, de la mince couche allemande et des deux nationalités plébéiennes : les Lettes et les Esthes[7]. Détacher ces derniers du culte de la Ritterschaft, c’était isoler la noblesse et la bourgeoisie allemandes, les couper moralement du peuple des campagnes. Les champions de l’orthodoxie se sont portés à la conquête de la Livonie avec d’autant plus d’ardeur que là, comme en Russie-Blanche ou en Lithuanie, ils prétendent opérer sur une terre primitivement orthodoxe, que la Russie a mission de purifier des souillures de la contagion occidentale. Leurs historiens croient avoir démontré que sur ces côtes brumeuses la foi grecque avait précédé la foi latine et à plus forte raison l’hérésie germanique. En quelques contrées, les paysans luthériens, Lettes ou Esthes, fréquentent encore, la nuit de Pâques, l’église orthodoxe. Peu importe qu’en Livonie les missionnaires russes accomplissent moins des conquêtes qu’une restauration. La conscience ne relève pas de l’histoire. Si le droit historique avait quelque autorité en religion, les Russes n’auraient qu’à retourner au culte de Péroun et aux idoles à barbe d’or de la Rous primitive.

La première campagne du prosélytisme officiel contre le luthéranisme remonte au règne de Nicolas. Plus de 100,000 paysans, Lettes et Esthes, furent amenés à l’orthodoxie, vers 1840, par le comte Protassof. En embrassant « la foi du tsar, » ils s’étaient leurrés de l’espoir d’obtenir des terres de l’État. Interrompue ou ralentie sous Alexandre II, la croisade orthodoxe a repris sous Alexandre III. La moyenne des conversions annuelles était, sous le règne précédent, de quelques centaines ; sous Alexandre III, les convertis se comptent, chaque année, par milliers. Des paroisses presque entières désertent en corps la kirka (kirche) luthérienne. Pour cet apostolat, M. Pobedonostsefse défend d’employer les grossières amorces autrefois reprochées à son prédécesseur Protassof. En 1887, les autorités orthodoxes interdisaient encore au clergé de promettre aux néophytes des avantages matériels. Pour n’être pas toujours intéressées, les conversions n’en ont pas moins, d’habitude, des motifs temporels. La foi impériale doit ses prosélytes moins à l’éloquence de ses missionnaires qu’aux oppositions de races et de classes. L’antipathie du paysan lette ou esthe pour le propriétaire allemand sert d’argument aux convertisseurs. Ils lui représentent l’abandon de la « foi allemande » comme une émancipation du joug teutonique.

Si le luthéranisme n’a pas encore été rejeté de toute la population lettonne ou esthonienne, c’est que, en passant à « la foi russe, » Lettes ou Esthes craignent de compromettre leur nationalité. Ce sentiment se rencontre surtout chez les Lettes, qui sont plus cultivés que leurs voisins finnois, les Esthes ; aussi les conversions sont-elles plus rares parmi eux. a Pour nous distinguer des Allemands, disait un patriote letton, nous ne voudrions pas nous confondre avec les Russes. » Il en est qui, pour cette raison, inclineraient au baptisme. Un des moyens de propagande des orthodoxes est bien de célébrer l’office dans les langues locales ; mais les pasteurs luthériens, quoique Allemands, pour la plupart, se résignent, eux aussi, de plus en plus, à l’emploi des barbares idiomes de leurs ouailles.

Le sentiment national n’est, du reste, pas la seule prise du prosélytisme russe sur le pays baltique. Les laïques apôtres de l’orthodoxie ne se font pas toujours scrupule de recourir aux appâts officiellement prohibés. Chacun sait que, pour être bien vu des autorités, le meilleur moyen est de passer à la foi russe. J’ai entendu conter l’histoire d’un drôle qui, pour se tirer de prison, n’avait pas employé d’autre recette. C’est un moyen, à la portée de tous, de se faire des protecteurs. En dehors même des séductions de ce genre, les conversions sont encouragées par une sorte de prime fort sensible aux paysans. Le sénat a récemment exempté tous les non-luthériens des taxes ou redevances prélevées pour les églises luthériennes. Rien de plus juste, semble-t-il. Un paysan-orthodoxe ne peut être tenu de payer la dîme au temple. La question cependant n’est pas aussi simple. Les luthériens soutiennent que ces taxes ecclésiastiques n’incombent pas à la personne, mais à la terre. Pour s’en affranchir, il faut les racheter : les redevances en nature peuvent, en effet, être rachetées en argent, d’après un tarif établi par les propriétaires d’accord avec leurs tenanciers. Ceux-ci, disent les premiers, ne sauraient se libérer par l’apostasie. Pour leur en enlever la tentation, certains propriétaires ont pris les dîmes à leur charge, en relevant d’autant le loyer de leurs terres.

Un des soucis du gouvernement dans son œuvre de prosélytisme, c’est la construction d’églises et d’écoles orthodoxes. La Ritterackaft, qui possède presque tout le sol, se refusant à en laisser élever sur ses domaines, il a fallu recourir à l’expropriation. Pour une école ou une église orthodoxe, l’administration est autorisée à tout exproprier, sauf les maisons d’habitation. Le plus zélé luthérien peut voir les popes s’installer au milieu de ses terres pour faire de la propagande parmi ses paysans. De même, la plupart des écoles rurales avaient été ouvertes par la noblesse et placées par elle sous l’autorité des pasteurs. Il y avait dans les trois provinces, sans comparaison les plus instruites de la Russie, plus de deux mille écoles luthériennes. Alexandre III les a en quelque sorte laïcisées pour les russifier, en les faisant passer au ministère de l’instruction publique. Aucun coup n’a été plus sensible au luthéranisme.

C’est là une mesure telle que s’en permettent d’autres états aux dépens d’autres clergés. Il n’en est pas de même de la législation appliquée aux mariages mixtes. L’empereur Nicolas avait édicté des lois ordonnant d’élever dans la foi grecque les enfans issus de mariages entre protestans et orthodoxes. Alexandre II avait rendu aux Livoniens la liberté d’élever leurs enfans à leur gré. C’était là, semblait-il, une mesure aussi politique qu’humaine, l’État ayant tout intérêt au rapprochement des diverses nationalités ; mais, en Russie, pareille liberté était un privilège. Alexandre III l’a supprimée ; il a ordonné, en 1885, d’appliquer, à tous, les règlemens draconiens de Nicolas. De même, Alexandre II avait toléré le retour au luthéranisme de milliers de paysans attirés, sous son père, à l’orthodoxie par de fallacieuses promesses. Ici encore Alexandre III a enjoint l’application stricte de la loi. Le général Zinovief, gouverneur de la Livonie, rappelait à ses administrés, en 1887, que les personnes inscrites comme orthodoxes qui laissent leurs enfans suivre le culte luthérien sont passibles de la prison et risquent, « en vertu des articles 1 58 et 190 du code pénal, de se voir enlever leurs enfans, dont l’éducation peut être confiée à des tiers. » Quant au pasteur coupable d’admettre aux sacremens ces prétendus orthodoxes, il s’expose aux plus graves châtimens. C’est ce que M. Pobedonostsef, dans sa lettre à M. Naville, appelle entraver le rapprochement spirituel des indigènes avec la mère-patrie. Pour ce « crime, » nombre de pasteurs ont été révoqués, emprisonnés, déportés. Catholique ou protestant, les clergés hétérodoxes doivent oublier la parabole évangélique et se garder de courir après la brebis arrachée à leur bercail.

Que la Russie cherche à conquérir moralement les conquêtes de Pierre Ier et de Catherine II, les revendications du germanisme sur d’autres frontières semblent l’y inviter ; il n’en est pas moins permis de mettre en doute la valeur de son système de russification. Elle semble poursuivre une assimilation extérieure, matérielle : elle se soucie peu de froisser les sentimens, les mœurs, la conscience de ses sujets d’origine étrangère. Ce n’est point par de tels procédés que la France avait gagné le cœur des Alsaciens, des protestans aussi bien que des catholiques. La politique de russification à outrance risque de tourner contre son but et d’affaiblir, à force de les tendre, les liens qu’elle prétend resserrer. Jusqu’à présent, il y avait dans les provinces baltiques des tendances particularistes ; il n’y avait pas de parti séparatiste. S’il venait à s’en former un, M. Pobedonostsef en aura été un des promoteurs[8].


V.

La plus maltraitée de toutes les confessions chrétiennes tolérées en Russie a été le catholicisme. Il avait à la fois contre lui les préventions du pouvoir et les antipathies du pays. Liée historiquement à la Pologne, comme l’orthodoxie à la Moscovie, la foi romaine a le privilège d’exciter des rancunes et des défiances particulières. Le Russe la redoute presque autant pour sa culture que pour sa nationalité : comme Russe, il combat en elle le polonisme ; comme Slave, le latinisme qui lui paraît étouffer le génie slave.

L’empire russe compte de 9 à 10 millions de catholiques, soit plus que la Belgique et l’Irlande réunies. Leur nombre, en dépit du prosélytisme officiel, s’accroît régulièrement, par le seul fait de l’accroissement de la population. Ces catholiques ne sont pas tous Polonais ou Lithuaniens ; il s’en rencontre encore de Petits-Russiens ou de Blancs-Russiens non polonisés. Beaucoup de ces derniers ne s’en déclarent pas moins Polonais. La confusion que le gouvernement s’est attaché à établir entre la nationalité et la religion se retourne contre lai. Le paysan biélo-rasse qui fréquente le kostël[9] répond à qui l’interroge qu’il est Polonais, catholique et Polonais étant pour lui synonymes[10]. C’est à ces catholiques blancs ou petits-russiens que s’est attaquée de préférence la propagande orthodoxe ; elle sait qu’elle a peu de prise sur les autres. La guerre menée contre l’église romaine par Moscou et Pétersbourg devait la rendre plus chère au Polonais et au Lithuanien. C’est la passion du Russe à extirper de ses provinces occidentales le catholicisme qui, de la Pologne à demi sceptique de la fin du XVIIIe siècle, a fait le pays le plus profondément catholique du XIXe. Chaque coup porté à sa foi nationale l’a enfoncée davantage dans l’âme polonaise. Aujourd’hui encore, pour sentir ce que peuvent être la foi d’un peuple et l’intensité de sa prière, il n’y a qu’à voir la foule agenouillée dans une église de Pologne.

Le catholicisme était, de tous les cultes de l’empire, le plus malaisé à plier aux formes administratives russes. À l’église romaine comme aux autres confessions, la Russie prétendait faire revêtir une constitution ecclésiastique taillée sur le patron de son très-saint-synode. Au-dessus des évêques, le gouvernement impérial a placé une sorte de synode : le collège catholique romain qui siège à Pétersbourg, sous la présidence de l’archevêque de Mohilef, primat de l’empire. Ce collège, auquel Rome ne veut reconnaître que l’administration du temporel, est composé de délégués choisis par les chapitres diocésains et agréés par le gouvernement. En outre, à l’instar des éparchies orthodoxes, les diocèses catholiques ont été pourvus de consistoires dont les membres désignés par l’évêque doivent être confirmés par l’autorité civile. Tout ce mécanisme bureaucratique s’adaptait mal à la hiérarchie catholique ; aussi la curie romaine a-t-elle toujours cherché à en affranchir les évêques. Les papes Grégoire XIII et Pie IX se sont maintes fois plaints de l’assujettissement de l’épiscopat aux consistoires diocésains et au collège de Pétersbourg[11]. Ils ont réclamé contre la présence dans ces assemblées ecclésiastiques de procureurs impériaux ou de secrétaires laïques à la nomination des ministres. Léon XIII, à son tour, n’a cessé, dans ses négociations avec la Russie, de revendiquer pour les évêques la libre administration de leurs diocèses. On voit par là combien malaisé est tout modus vivendi entre Pétersbourg et le Vatican. Les difficultés que soulèvent, entre le saint-siège et le pouvoir civil, la notion catholique de l’église et la conception nationale de l’État, sont d’une solution plus ardue en Russie que partout ailleurs. De là, entre Pétersbourg et Rome, ces longues négociations si souvent suspendues et reprises. Alors même qu’ils parviennent à s’entendre, l’accord conclu entre les représentans du pape et du tsar ne résiste guère à l’épreuve des faits, la papauté ne pouvant se résigner à une ingérence laïque contraire aux canons, et le gouvernement impérial ne sachant pas renoncer à ses pratiques administratives.

Tantôt par calcul, tantôt par le seul fait de ses institutions, le gouvernement russe tendait à réduire le catholicisme à l’état de simple rit, ne différant de l’orthodoxie que par la discipline et la liturgie. En mettant obstacle aux rapports des évêques et du Vatican, en plaçant au-dessus de l’épiscopat une sorte de synode dépendant du tsar, la Russie éliminait du culte catholique ce qui en est l’essence, la catholicité. Dès le premier partage de la Pologne, Catherine II, aidée de l’évêque Siestrencewicz, s’efforçait d’enfermer ses sujets catholiques dans les frontières de l’empire, travaillant à relâcher les chaînes qui les rattachaient à Rome pour ne laisser subsister, entre eux et le saint-siège, que le lien de la communion au lieu du lien de la juridiction. Heureusement pour la papauté que, en aucun pays, les catholiques ne tenaient davantage à rester unis au centre de la catholicité. À leurs sujets de rite latin, les tsars russes ne pouvaient offrir d’église nationale polonaise : toutes leurs tentatives pour les détacher de Rome étaient condamnées d’avance. Les catholiques de Russie étant plus catholiques que Russes, il était malaisé de les dresser au schisme. Le gouvernement l’a compris : si quelques conseillers de Nicolas ou d’Alexandre II ont rêvé d’une église latino-slave indépendante de Rome, le cabinet impérial paraît avoir renoncé à cette chimère.

Le culte catholique compte 12 diocèses : 7 dans le royaume de Pologne, 5 dans l’empire. Ces sièges sont souvent vacans. Les évêques morts demeurent des années sans être remplacés, et, parmi les vivans, il en est presque toujours quelques-uns de déportés ou d’internés loin de leur diocèse. Ainsi récemment, à Iaroslavl, l’évêque de Vilna, Mgr Krymiewiecki. Évêques et prêtres se plaignent de n’être pas libres dans l’exercice de leur ministère. Le pouvoir civil aime à s’immiscer dans l’administration diocésaine ; il ne craint pas de soutenir les prêtres en révolte contre l’autorité épiscopale. Les évêques, étroitement surveillés par l’administration, ne peuvent communiquer librement avec le saint-siège. Ils ne peuvent même accomplir leurs visites pastorales sans l’autorisation du gouverneur de la province.

Le clergé catholique ne souffre pas seulement du défaut de liberté ; le nombre des prêtres est insuffisant et l’état entrave leur recrutement. Depuis un tiers de siècle, on a, systématiquement, diminué le nombre des diocèses, des séminaires, des églises. Si l’on manque de prêtres, ce n’est pas que les jeunes gens reculent devant une vocation qui peut mener en Sibérie ; c’est que l’accès du sacerdoce a été rendu difficile. Il y a bien des séminaires, il y a même à Pétersbourg, sous le nom d’académie, une sorte de faculté de théologie catholique. À ces établissemens, il y a des boursiers de l’État ; mais le nombre des séminaristes est limité, et n’entre pas au séminaire qui veut. Pour être admis, il faut subir un examen rigoureux ; l’examen passé, il faut encore une autorisation qui n’est pas accordée à tous. Le gouvernement se montre défiant, surtout vis-à-vis des Polonais, qu’il cherche à remplacer par des Samogitiens. De nombreuses paroisses sont sans curé ou ne sont desservies que par un curé missionnaire, qui ne les visite que de loin en loin. En certaines contrées, les catholiques, privés de prêtres, sont réduits, pour ne pas se passer de tout service divin, à chanter entre laïques des hymnes et des cantiques.

J’ai assisté une fois, sous Alexandre II, à un de ces offices sans prêtres. C’était un dimanche de carême, dans la vieille Novgorod, où, comme dans toute la Grande-Russie, il n’y a point de catholiques indigènes. On m’avait indiqué une chapelle catholique romaine, dans un faubourg au-delà du Volkof, derrière le Kremlin. C’était une sorte de grange basse et sombre. Je trouvais là réunies une centaine de personnes, dont à peine trois ou quatre femmes. La plupart des assistans étaient des soldats polonais ou lithuaniens, auxquels se mêlaient quelques Polonais internés dans la ville. L’autel, paré d’une nappe blanche et surmonté de deux cierges allumés, semblait dressé pour la messe. Comme je m’étonnais de ne pas voir paraître le prêtre, on me dit qu’il n’y en aurait point. Il y avait bien à Novgorod un évêque polonais interné, depuis des années, mais il lui était interdit d’officier en public. Les fidèles, presque tous munis de livres, se mirent à chanter la messe, entremêlant des cantiques polonais aux prières latines, se levant et s’agenouillant tour à tour devant l’autel muet. J’appris le soir, chez le gouverneur, que, cette masure menaçant ruine, la triste chapelle allait être fermée. Cette messe sans prêtre, dans une grange sur le point de crouler, était comme un symbole de la situation des catholiques en Russie. Aux fidèles privés de clergé, la joie de se réunir pour chanter des cantiques n’est pas toujours accordée. En certaines provinces de l’Ouest, il leur a été défendu de s’assembler à l’église pour prier en commun. C’est ainsi que, tout récemment, en 1888, le gouverneur de Minsk, un Troubetskoï, enjoignait aux doyens catholiques de tenir fermées les églises des paroisses vacantes, et interdisait d’y célébrer aucun office en l’absence d’un prêtre. Cet arrêté était, il est vrai, motivé sur ce que des fidèles ainsi réunis s’étaient permis de chanter des prières en polonais, « langue prohibée dans ces paroisses. »

Les religieux ne peuvent suppléer à l’insuffisance numérique des prêtres séculiers. La plupart des couvens ont été supprimés à la suite de l’insurrection de 1863. Dans ceux qui n’ont pas été fermés, le nombre des moines ou des religieuses a été limité par un oukaze[12]. Ils ne peuvent plus recevoir de novices ou ils ne sont autorisés à en admettre que si le nombre des religieux est tombé au-dessous d’un certain chiffre. En Lithuanie, les plus beaux monastères ont été enlevés aux catholiques. Ainsi, le couvent de Pojaisk, construit au xvii*’siècle pour des camaldules, est aujourd’hui la résidence de l’évêque orthodoxe de Kovno. En mainte bourgade, le kostël catholique a été coiffé d’une coupole verte et converti en tserkov orthodoxe. Les jésuites, que Catherine II avait recueillis pour leur confier l’éducation de l’aristocratie, sont, aujourd’hui, rigoureusement bannis de l’empire. En 1878-1879, lorsqu’on appela à l’église Sainte-Catherine de Pétersbourg quelques dominicains, le gouvernement eut soin de faire signer par le général des frères prêcheurs que ces religieux étrangers étaient bien des dominicains et non des jésuites. Naguère encore, un savant jésuite d’origine russe, catholique de naissance, se voyait refuser l’autorisation d’entrer en Russie pour faire des recherches dans les bibliothèques.

Une chose m’avait frappé dans les églises de Pologne, c’est que d’habitude le prêtre lisait ses sermons. « Ne vous en étonnez pas, me dit-on, les sermons doivent passer par la censure ; donc il faut les écrire et les lire. » Les mandemens des évêques n’échappent pas non plus aux censeurs. Ce n’est point la seule restriction à la liberté de l’enseignement religieux. Pour la prédication ou pour le catéchisme, le clergé n’est pas toujours libre d’employer la langue de ses ouailles. Autrefois, il était interdit aux ministres des cultes étrangers de prêcher en russe : les laisser prêcher en russe, c’eût été exposer les Russes à leur prosélytisme. Aujourd’hui, le gouvernement enjoint ce qu’il prohibait jadis. Subordonnant les considérations religieuses aux considérations politiques, il cherche à introduire l’usage du russe dans le prône catholique comme dans le prêche protestant. Il fait imprimer en russe des livres de prières romains ou luthériens, au risque d’en mettre les doctrines à la portée au peuple. C’est ainsi que, en certains villages du midi, une édition russe du psautier protestant a servi à la propagande stundiste. À l’introduction du russe dans leurs églises s’oppose souvent le sentiment religieux non moins que le sentiment national des catholiques. Si leurs livres de prières ont été traduits en russe, ces traductions, faites par des orthodoxes ou des catholiques complaisans, sont suspectes au clergé et aux fidèles. Puis, un prêtre me le faisait remarquer, la langue polonaise est riche en ouvrages catholiques de toute sorte, tandis que le russe ne donne accès qu’à une littérature imprégnée d’un esprit hostile à Rome. Enfin, en dehors même du royaume de Pologne, le polonais est la langue maternelle ou adoptive de la plupart des catholiques. En Lithuanie, et jusqu’en Russie-Blanche et en Petite-Russie, le russe officiel n’est même pas l’idiome du peuple et ne lui est pas toujours plus familier que le polonais. On comprend que les Polonais qui, dans les provinces occidentales, forment la majorité des catholiques, soient froissés de voir substituer à leur langue sanctifiée par tant de saints, la langue du maître schismatique. Pour couper court à ces résistances, le gouvernement impérial s’est adressé au saint-siège. C’est là un des points délicats des négociations entre Pétersbourg et le Vatican[13]. Malgré son désir de donner satisfaction au tsar, la papauté hésite à passer par-dessus les réclamations des Polonais. Le saint-siège sait que, en Irlande, il s’est parfois mal trouvé d’avoir paru servir les intérêts anglais. De même, dans l’ancienne Pologne, il lui répugne de sacrifier ses fils polonais à un gouvernement qui n’a cessé de travailler à les décatholiciser. Faire de l’église et du catéchisme un instrument de russification, ce serait mettre la foi polonaise à une dure épreuve[14].

Aux exigences de la bureaucratie pétersbourgeoise, la plupart des catholiques peuvent objecter que le gouvernement qui veut les faire prier en russe ne les traite pas lui-même en Russes. Les catholiques polonais des provinces occidentales sont soumis à des lois d’exception qui tombent dès qu’ils abandonnent la foi romaine. Ce sont ces Polonais, frappés officiellement comme étrangers, qu’on prétend astreindre à ne parler à Dieu que dans la langue du tsar. Il y a là un manque de logique. Si l’on veut nous traiter en Russes, qu’on commence, peuvent-ils dire, par nous relever des incapacités civiles qui pèsent sur nous. Or le gouvernement d’Alexandre III a fait tout l’opposé. Alexandre II avait enlevé aux catholiques polonais des provinces occidentales le droit d’acheter des terres ou d’en louer à bail. Ces lois de son père, qui n’avaient profité qu’aux Allemands, Alexandre III, au lieu de les adoucir, les a aggravées par l’oukaze de décembre 1884 (janvier 1885). Dans toute la Russie occidentale, pour pouvoir acquérir un immeuble rural par vente, legs ou donation, il faut être Russe, et n’est considéré comme Russe que l’orthodoxe.

Ce que garantit à ses sujets tout gouvernement moderne, l’égalité civile et le libre accès aux emplois publics, les catholiques, comme les juifs, en sont privés, en fait sinon en droit. Là où la porte ne leur est pas fermée, ils ne franchissent guère les degrés inférieurs de la bureaucratie. Bien peu parviennent à s’élever. Si un catholique, comme M. de Mohrenheim, est nommé ambassadeur, il est d’origine étrangère. En certains ressorts, dans le plus important au point de vue religieux, dans l’instruction publique, l’exclusion des catholiques est poussée aux dernières limites. On a décidé, sous Alexandre III, de n’admettre comme instituteurs dans les provinces occidentales, là même où ils sont en minorité, que des orthodoxes. Non content de repousser les catholiques des fonctions publiques, on s’attache à leur barrer l’accès des carrières privées. C’est ainsi, dit-on, que l’administration a demandé confidentiellement à des directeurs de chemins de fer le relevé de leurs employés par religion, les accusant d’occuper trop de catholiques ou trop de juifs, et les prévenant qu’ils s’exposaient, par là, à perdre ses bonnes grâces. Il a été question d’interdire tout emploi dans les chemins de fer aux non-orthodoxes ; si cela ne s’est pas fait par oukaze, cela se fait peu à peu sous la pression administrative. La manière de faire le signe de la croix reste l’indice de la nationalité.


VI.

À côté des catholiques reconnus comme tels, il y a ceux que le gouvernement considère, malgré eux, comme orthodoxes. Leur position est lamentable. L’exercice de leur religion leur est absolument défendu. Qu’on pense ce que signifie pour un catholique la privation du prêtre qui seul peut lier et délier ! De ces pseudo-orthodoxes, il en est des dizaines de milliers en Lithuanie, en Russie-Blanche, en Pologne. Catholiques de conviction, ils sont, comme s’exprime le haut-procureur, assujettis à demeurer dans l’orthodoxie. M. Pobedonostsef se plaint, presque chaque année, de l’opiniâtreté de ces victimes du prosélytisme officiel. Parmi les paysans convertis, de 1863 à 1870, beaucoup, disent ses rapports[15], s’obstinent dans leur désir de retourner au latinisme. Comment s’en étonner pour des conversions, opérées par séduction ou par intimidation, des paroisses entières étant réunies à l’église sur la demande de quelques individus ? Le plus souvent, les missionnaires ont été des fonctionnaires, des agens de police, voire des soldats. Les feuilles russes ont cité parmi les plus zélés de ces apôtres un commissaire musulman[16]. Parfois l’assistance à une cérémonie orthodoxe a été prise comme un acte d’adhésion à l’orthodoxie, si bien qu’il est des gens qui ont changé de religion sans le savoir.

Après cela, l’on comprend que, en certaines contrées de l’Ouest, le peuple semble ne plus trop savoir à quelle église il appartient. D’après les comptes-rendus du haut-procureur, il n’est pas rare de voir les paysans fréquenter indistinctement la messe latine et la messe slavonne. Ils sont, pour ainsi dire, sur le faite de partage des deux églises, pareils aux habitans d’une province frontière que les chances de la guerre auraient fait plusieurs fois passer d’un état à un autre. Il en est dont les ancêtres ont été ramenés à l’orthodoxie il y a plus d’un demi-siècle ; mais, à deux ou trois générations de distance, ils n’ont pas encore oublié la foi de leurs pères. Si l’on y regarde de près, la plupart de ces paysans en apparence « bireligieux » fréquentent le service orthodoxe plutôt par contrainte et le service catholique par goût. Cela est si vrai que, en des paroisses où les orthodoxes sont nominalement en majorité, l’église du pope reste vide, tandis que le kostël catholique regorge de monde[17]. Beaucoup de fonctionnaires ne font pas difficulté d’avouer que, livrés à eux-mêmes, nombre de paysans bélo-russes ou malo-russes retourneraient à Rome. C’est même, selon les patriotes, la raison de refuser à ces frères de l’Ouest la liberté religieuse. Pour les soustraire à l’attrait du latinisme, on ne trouve souvent rien de mieux que de fermer les kostëls du voisinage. C’est ainsi que, en 1886 ou 1887, le gouverneur-général de Varsovie a prohibé tout service dans l’église de Terespol, de peur de voir la messe romaine attirer d’anciens uniates. Alexandre III a été, en décembre 1886, jusqu’à ordonner que, dans les localités habitées par ces uniates, on ne pourrait ouvrir d’église non-orthodoxe qu’après avis du clergé orthodoxe.

Dans les provinces polonaises annexées par Catherine II, il se trouvait 2 ou 3 millions de ces uniates ou grecs-unis, pour la plupart Blancs-Russiens ou Petits-Russiens d’origine, qui reconnaissaient la suprématie du pape, tout en conservant le rit gréco-slave. L’Union remontait au concile de Brzesc de 1595. Elle avait été le chef-d’œuvre de Rome et des jésuites. C’était comme un pont jeté entre les deux églises. C’était, en outre, le moyen de rapprocher les Slaves de l’Est et les Slaves de l’Ouest, de faire l’unité morale du monde slave, coupé en deux, depuis des siècles, par la religion. On pourrait dire que c’était du panslavisme pratique, mais du panslavisme au profit de Rome et de l’Occident. Cela ne pouvait plaire à Moscou. Dans l’Union, les Polonais avaient vu un lien entre les sujets grecs et les sujets latins de la république. Les Russes n’y devaient voir qu’une barrière entre les orthodoxes de la Grande-Russie et leurs congénères de l’Ouest. Ce qu’avait accompli la politique polonaise, la politique russe travailla à le défaire. Elle y a mis un siècle. Catherine II et Nicolas avaient « ramené » à l’orthodoxie les grec-unis de l’Empire ; Alexandre II a ramené ceux du royaume de Pologne. C’est peut-être la seule région du globe où la monarchie pontificale ait reculé depuis la réforme.

L’empereur Nicolas et son haut-procureur Protassof, un ancien élève des jésuites, ont ainsi enlevé à Rome, en 1839, deux millions de sujets spirituels. « Vous êtes Russes, disait-on en substance aux uniates, vous êtes du rite grec ; il faut rentrer, avec les Russes, au giron de l’église grecque. » À la tête des uniates, on avait placé l’archevêque Jos. Siemaszko, qui, d’après ses propres Mémoires, n’avait accepté l’épiscopat qu’avec l’intention de détruire leur église[18]. Malgré la complicité d’un haut clergé recruté à dessein, la réunion, savamment préparée durant douze années, ne se fit pas sans résistances. Le knout et la Sibérie en eurent raison. Pour se justifier, les Russes n’ont qu’un argument : c’est que les procédés employés pour faire l’Union ne valaient pas mieux. Quand cela serait exact, les pratiques du XVIe ou du XVIIe siècle pouvaient sembler déplacées au XIXe[19]. Entre la méthode de l’ancienne Pologne et celle de la Russie moderne, il y a, en tout cas, une différence. Si grand que fût son zèle pour l’Union, la Pologne avait laissé subsister chez elle des orthodoxes non unis avec leurs églises, leurs confréries et leur clergé, tandis que la Russie a soigneusement effacé jusqu’au dernier vestige de l’Union. De par l’ordre du tsar, il ne saurait plus y avoir d’uniates. Leur église a été supprimée par oukaze, tout comme s’il s’agissait d’une préfecture.

L’Union avait été rayée du sol russe : il restait encore, sous Alexandre II, 260,000 uniates dans le royaume de Pologne, alors pourvu d’une administration distincte. Après l’insurrection de 1863, Milutine et Tcherkassky furent heureux de découvrir, au cœur de la Pologne lékite, un noyau de Ruthènes ou Malo-Russes ayant gardé le rite grec. C’était un point d’appui pour la politique de russification. Ces uniates du Transboug russe, entourés de catholiques latins, se montraient attachés à l’Union : on n’eut garde de l’attaquer de front. Le comte D. Tolstoï reprit la tortueuse méthode de Protassof. Ces derniers grecs unis avaient un évêque dévoué à Rome ; on l’éloigna. Ils avaient des moines, les basiliens, hostiles au schisme ; on ferma leurs couvens. Au contact des latins, ces uniates de Chelm (Kholm) avaient laissé s’introduire dans leurs églises quelques coutumes étrangères au rite grec : ils avaient des orgues, des sonnettes à la consécration, des bancs pour les fidèles ; ils portaient des scapulaires et des rosaires ; — Tout cela fut supprimé. On prétendait ramener leur rite à sa pureté primitive. Les églises des uniates une fois devenues pareilles aux tserkovs russes, on leur dit : « Nous avons mêmes églises, même liturgie ; nous devons avoir mêmes pasteurs et même foi. » Pour cette épuration des rites, on avait appelé de Galicie des prêtres ruthènes à tendances russophiles. Les paysans s’inquiétaient de ces changemens, qui, pour eux, étaient une innovation. « Nous voulons garder le culte de nos pères, » disaient-ils au gouverneur-général, le comte Kotzebue. On leur répondait que c’était le culte de leurs pères qu’on restaurait. Le fouet des Cosaques faisait taire les récalcitrans. En nombre de villages, on dut employer la troupe pour enlever les orgues ou les bancs ; en plusieurs, on fit feu sur les femmes qui défendaient l’entrée de leur église.

L’œuvre d’assimilation extérieure achevée, les prêtres les plus attachés à Rome ayant été écartés, on fit demander, en 1875, par des adresses du clergé et des laïques, la réunion à l’église mère. Beaucoup de signatures ainsi enregistrées n’avaient été obtenues que par la ruse ou la force. Le retour à l’orthodoxie, accompli par le comte Tolstoï et le prélat Popief, ressemblait à un escamotage. S’il tenait à détruire le rite grec uni, le gouvernement en eût pu laisser les derniers adhérens passer au rite latin. Au lieu de cela, il a prétendu faire entrer tous les uniates en bloc dans l’orthodoxie, effectuant cette annexion religieuse à la manière d’une annexion politique, sans même accorder aux intéressés le droit d’option.

Des milliers d’uniates ont refusé d’accepter l’acte qui les liait officiellement à l’église dominante. On a employé contre eux tous les procédés imaginés contre les protestans par Louvois, y compris les garnisaires cosaques, et cela au déclin du XIXe siècle, sous un prince justement réputé pour son humanité. Amendes, incarcération, fustigation, confiscation, déportation, torture, tout, sauf l’échafaud, a été mis en œuvre[20]. Les prêtres réfractaires ont été destitués et exilés. Plusieurs centaines de laïques ont été déportés, les uns dans la province de Kherson, les autres dans celle d’Orenbourg, aux confins de l’Asie. Ceux qui n’ont pas voulu apostasier y sont encore. Les familles ont souvent été séparées, le père interné dans une contrée, la femme ou les fils dans une autre. Les terres de ces rebelles ont été séquestrées ou vendues à l’encan. Pour les anciens uniates demeurés au pays, ils sont mis à l’amende, s’ils ne vont célébrer les fêtes orthodoxes ou recevoir les sacremens de la main du pope. Leur église est abolie et l’église latine leur est interdite. Il leur faut, pour leurs besoins religieux, aller à la fontaine officielle ; peu importe que les eaux leur en semblent empestées, il leur est défendu de boire à la source voisine, la seule qu’ils croient pure.

Un grand nombre préfèrent se passer de tous sacremens. Un de mes amis, un Russe orthodoxe, a vu une femme briser la tête de son nouveau-né contre un mur, plutôt que de le laisser baptiser par le pope. Ailleurs, des parens se sont asphyxiés avec l’enfant qu’on voulait baptiser de force. S’ils ne peuvent échapper au baptême schismatique, beaucoup préfèrent, au mariage orthodoxe, le concubinage légal. Ils vont, au loin, se faire marier, secrètement, par un prêtre de Galicie ; leurs enfans restent bâtards. M. Pobedonostsef constatait froidement que, dans le seul gouvernement de Sieldce, il y avait 2,365 de ces « mariages de Cracovie[21]. » La contrebande religieuse est sévèrement poursuivie à la frontière autrichienne. Il est plus facile à Rome d’envoyer des missionnaires au fond de la Chine que dans la Russie de Chelm. Quelques prêtres y ont pénétré, déguisés en paysans ou en colporteurs, confessant ou mariant dans les bois ou dans une arrière-boutique ; la plupart ont été découverts et expulsés ou emprisonnés. Quant au clergé du pays, il suffit que la police aperçoive un uniate causant avec un ksendz, un prêtre catholique, ou priant dans une église latine pour que le prêtre soit déporté et l’église fermée. La persécution contre les catholiques de rite grec retombe ainsi sur ceux de rite latin. Autrefois, les mariages entre grecs-unis et latins étaient communs ; beaucoup d’uniates fréquentaient l’église latine. Des milliers étaient ainsi passés d’un rite à l’autre Depuis la réunion à l’orthodoxie, les popes se sont mis à la recherche des familles passées au latinisme. À l’aide des registres paroissiaux, ils ont exercé une sorte de répétition des âmes, prétendant que les familles qui avaient quitté le rite grec depuis 1836 devaient être considérées comme orthodoxes. Aux intéressés de prouver qu’aucun de leurs ancêtres n’a été baptisé par immersion.

L’avènement d’Alexandre III avait rendu courage aux uniates. En plusieurs localités, à Biala notamment, beaucoup, pour prêter serment au nouvel empereur, avaient refusé le ministère du pope. L’espoir de ces malheureux a été déçu. Jusque-là, ils s’imaginaient que leurs souffrances étaient ignorées du souverain. M. Pobedonostsef, le tout-puissant ober procouror, les a détrompés. Il a visité la Russie de Chelm, il a étudié sur place les moyens de dompter les opiniâtres. Pour sanctionner l’œuvre de réunion, il a pris soin d’y associer la personne du tsar. En septembre 1888, Alexandre III s’est rendu solennellement à la cathédrale de Chelm. « Votre visite, a dit à l’empereur l’archevêque Léonce, affermira la foi orthodoxe dans le cœur des fils revenus à notre sainte église. Le peuple verra, de ses propres yeux, que cette foi est celle de son souverain et qu’il doit s’y tenir fermement[22]. » Ainsi parle le clergé ; ces apôtres n’ont qu’un argument : convaincre le peuple qu’il a été ramené à la foi du maître et qu’il ne lui sera point permis de s’en écarter.

L’étouffement de l’Union avertit les catholiques du sort réservé aux 3 millions de Ruthènes de l’Autriche-Hongrie, le jour où ils tomberaient sous la domination russe. Cela est fait pour mettre en garde la curie romaine contre l’introduction du rite oriental ou de la langue slave dans les églises catholiques. On sait que des Croates, des Slovènes, des Tchèques voudraient substituer dans la liturgie le slavon au latin. Le pape Léon XIII a fait cette concession au Monténégro. Si le Vatican hésite à accorder à d’autres la même faveur, les leçons russes n’y sont pas étrangères. Les Tolstoï et les Pobedonostsef lui font craindre que le slavon ne fraie la voie au schisme.


VII.

La Russie, qui traque si durement ses derniers uniates, s’unira-t-elle un jour elle-même à Rome ? il est des catholiques, il est des Russes même qui n’en désespèrent point. Le grand patriote slave, l’évêque Strossmayer, n’est pas seul à l’avoir rêvé. Un Moscovite orthodoxe, M. Vladimir Solovief, y voit la vocation providentielle de la Russie. N’est-elle pas manifestement prédestinée à réconcilier l’Orient et l’Occident, et, comme le voulaient Aksakof et les slavophiles, à fonder une culture chrétienne vraiment œcuménique, ni latine ni byzantine ? Elle est la « troisième Rome, » qui doit réunir en elle les deux autres. À elle de faire tomber le mur huit ou neuf fois séculaire qui coupe en deux l’église. Ainsi seulement s’accomplira la mission universelle qu’elle aime à s’attribuer[23]. Rapprocher les deux églises ne serait pas abandonner la tradition slave, ce serait la renouer, car Cyrille et Méthode, les deux frères apôtres dont les Slaves grecs ou latins fêtaient à l’envi le dixième centenaire, étaient en communion avec Rome, et Rome garde encore, dans la basilique souterraine de Saint-Clément, les os de saint Cyrille.

À l’Union, la Russie, peut-on dire, trouverait un avantage religieux à la fois et politique. L’Union ne serait-elle pas le meilleur, peut-être le seul moyen, de rendre à son église dignité et indépendance ? Ne serait-elle pas la meilleure manière de rattacher à la Russie les Polonais et les Slaves de l’Ouest, l’unique moyen peut-être d’effectuer l’unité morale, sinon l’unité politique du monde slave ? Cela semble si manifeste, que la seule pensée en épouvanterait les adversaires de la Russie et du slavisme. Imaginez un traité entre Rome et Moscou, le pape devenu l’allié du tsar, quelle puissance formidable qu’une pareille alliance ! Quel contre-coup en Occident et en Orient ! Les ennemis de la Russie peuvent se rassurer : le pacte da Vatican et du Kremlin n’est pas encore conclu ; entre les clés de Saint-Pierre et l’aigle russe, la religion n’est pas la seule barrière.

Le différend religieux, bien qu’aggravé par la promulgation de l’infaillibilité pontificale, porte moins sur le dogme que sur des antipathies séculaires, si enracinées chez le peuple que, en se réconciliant avec Rome, l’église officielle pourrait craindre de renforcer le raskol. Il en est un peu, à cet égard, de l’orthodoxie comme du protestantisme : la haine de la papauté est, pour beaucoup d’orthodoxes, l’âme de l’église orientale, et les tendances protestantes d’une partie du clergé y ont encore fomenté l’anti-romanisme. Mais le principal obstacle n’est pas dans la conscience religieuse, il est dans ce que V. Solovief appelle « le nationalisme, » dans le penchant à glorifier tout ce qui semble russe et à s’insurger contre tout ce qui paraît étranger. À cet exclusivisme national, il ne déplaît pas d’être séparé de l’Occident par la religion. Le rapprochement effectué par Pierre le Grand sur le terrain de la civilisation, il ne se soucie pas de le poursuivre dans le domaine moral. Pour lui, l’isolement sied à la grandeur russe. Reconnaître la suprématie romaine, même en conservant une église autonome, ce serait abaisser la Russie devant l’Occident décrépit, dont le Slave n’a plus rien à emprunter. Quand Moscou assurerait, par là, l’union des Slaves, ce ne serait, lui semblerait-il, que par une abdication du slavisme. Peu lui importe que ce nationalisme religieux répugne à l’esprit essentiellement cosmopolite du christianisme. La Russie prétend tout trouver en elle-même ; elle se considère comme un monde à part, ou mieux comme le centre de gravité du monde futur. Se croyant appelée à l’hégémonie intellectuelle et politique du continent, il lui agrée peu d’entrer dans l’unité catholique et de devenir partie d’un tout. Elle préfère se regarder elle-même comme un tout complet et être, presque à elle seule, l’héritage du Christ, le peuple chrétien.

il y a un autre obstacle : après l’idolâtrie nationale, l’idolâtrie de l’état. L’état est un dieu jaloux qui ne souffre pas volontiers de rival, il veut être le dieu unique. Ce qui, aux yeux du penseur, fait la supériorité de l’église catholique, ce qui la rend en quelque sorte libérale malgré elle[24], c’est que, par sa constitution, elle met une borne à l’omnipotence de l’état, le futur tyran des sociétés modernes. Cela seul lui vaudrait les défiances de l’autocratie, aussi bien que de la démocratie. Aux tsars, il faut une église qui tienne dans leur main, comme le globe surmonté de la croix. L’autocratie russe en possession d’une église nationale est peu disposée à en transmettre la suprématie à une autorité étrangère. Le pouvoir que les siècles lui ont conféré sur le clergé, il lui plairait peu de l’abandonner ou de le partager. Entre l’autocratie et la papauté, entre ce que les catholiques ont appelé le césaropapisme des tsars et ce que les Paisses nomment l’autocratie cosmopolite des papes, il y a une antipathie, pour ne pas dire une incompatibilité naturelle. Chacune des deux étend trop loin ses droits pour ne pas sembler empiéter sur l’autre. Toute alliance entre la Russie et la papauté est malaisée, tant que le pouvoir autocratique demeure intact, et, d’un autre côté, l’initiative n’en saurait guère être prise que par une volonté omnipotente.

La politique domine en Orient. toutes les questions ecclésiastiques. Or, quelle que soit la nature du pouvoir civil, l’état n’abdiquera pas volontiers son influence sur le clergé. Une église nationale autocéphale lui semblera plus docile qu’une église unie à Rome. Il en est de la Roumanie, de la Bulgarie, de la Serbie, de la Grèce même, comme de la Russie. Partout l’obstacle à l’union avec Rome est plus politique que religieux. Il est facile de démontrer à la hiérarchie qu’elle ne saurait avoir d’indépendance vis-à-vis du pouvoir civil qu’en renonçant à son indépendance ecclésiastique. Pour se tenir droit devant le tsar ou le roi, il lui faudrait s’incliner devant le pape. Mais, quand les clergés orthodoxes seraient pénétrés de cette alternative, le pouvoir civil, autocratique ou constitutionnel, ne leur laisserait pas toujours le choix. Le principal avantage qu’un chrétien trouverait à l’union, l’indépendance de l’église, devient un inconvénient pour les politiques, qui préfèrent tenir l’église dans la dépendance. Si tant de Russes redoutent l’union, c’est en grande partie parce qu’elle doterait la Russie de ce qui lui a fait défaut depuis des siècles : un pouvoir spirituel. Le même sentiment se retrouve chez les petits états d’Orient. Bulgares, Roumains, Grecs ne répugneraient pas tous à se rapprocher de l’Occident en faisant leur paix avec Rome. Beaucoup couperaient volontiers le lien religieux qui les rattache à la Russie pour enlever à l’aigle moscovite une de ses prises sur l’Orient. Ce qui les retient, c’est peut-être moins les traditions ou les préventions nationales que la crainte de constituer chez eux un pouvoir rival de l’état. En ce sens, on pourrait dire que ce qui fait la force de l’église orthodoxe, c’est sa faiblesse. Peuples et gouvernemens lui gardent leurs préférences parce qu’ils ne la redoutent point.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.

  1. Pour la religion, pas plus que pour la nationalité, on ne saurait s’en rapporter entièrement aux statistiques russes ; car, ainsi que nous le verrons tout à l’heure, les statistiques officielles comptent comme orthodoxes nombre de chrétiens et même de musulmans qui se défendent de l’être. Pour certains cultes, pour le judaïsme notamment, les chiffres mis en avant varient d’une manière étrange. Tandis que, selon les uns, le nombre total des juifs de l’empire ne dépasse guère 3 millions, il atteint, selon les autres, 4 et même 5 millions.
  2. Cette lettre a été insérée dans une feuille ecclésiastique, les Tserkovnye Vedomosti (février 1888), et dans le Journal de Saint-Pétersbourg (17-29 février’, ce qui lui donne un caractère doublement officiel.
  3. Compte-rendu du haut-procureur sur l’année 1883.
  4. La politique n’était pas non plus étrangère à la mission du cosaque Atchinof et de l’archimandrite Paissi chez les Abyssins. On paraît, du reste, affecter, à Pétersbourg et à Moscou, de regarder ces jacobites ou monophysites éthiopiens comme des coreligionnaires qu’on n’a qu’à ramener à la pureté du culte orthodoxe.
  5. Ces statuts (polojéniia} sont ce que les Arméniens de Turquie appellent, par corruption, le balagénia russe.
  6. Les Géorgiens, les prêtres des campagnes en particulier, se plaignent timidement de cette substitution. Quelques-uns vont jusqu’à dire que, en éliminant ainsi leur langue nationale, la Russie les a mal récompensés de leur dévoûment.
  7. Voyez l’Empire des tsars et les Russes (Hachette, 1885), tome Ier, livre II, chapitre V, p. 122-129 de la 2e édition.
  8. En dehors des luthériens et des calvinistes, la Russie compte plusieurs colonies de mennonites, ou anabaptistes. Le gouvernement s’est toujours montré libéral vis-à-vis de ces petites communautés, qui ne lui inspirent aucune défiance politique. Une partie de ces mennonites avaient quitté la Russie pour l’Amérique, afin de se soustraire au service militaire, devenu obligatoire pour tous. Beaucoup sont revenus ; le gouvernement, déférant à leurs doctrines, les a exemptés de tout service actif.
  9. Kostël, du polonais kosciol, église catholique.
  10. Voyez, par exemple, M. Vladimirof, Vestnik Evropy (mars 1881, p. 367).
  11. Voyez l’Esposizione documentata sulle costanti cure del S. P-Pio IX a riparo dei mali che soffre la Chiesa cattolica nei dominii di Russia e di Polonia. Rome, 1866.)
  12. J’ai raconté ailleurs, d’après des documens inédits, comment les couvens de Pologne avaient été fermés en une nuit. Voyez : Un homme d’état russe (Nicolas Milutine), Étude sur la Russie et la Pologne sous le règne d’Alexandre II, chapitre XIII. (Hachette.)
  13. Il est question, dit-on, d’un terme moyen : la langue employée dans la prédication ne serait ni le polonais, ni le russe officiel, mais le dialecte local, ici le blanc-russien, là le petit-russien. Le gouvernement impérial accepterait peut-être, ne fût-ce qu’à titre de mesure transitoire, l’introduction dans l’église du blanc-russien ou biélo-russe, appelé à Rome albo-russe. Nous doutons qu’il en soit de même du malo-russe ou petit-russien. La bureaucratie pétersbourgeoise a toujours tenu en suspicion cet harmonieux provençal russe. En lui ouvrant l’église catholique, elle craindrait de donner un aliment aux revendications des ukrainophiles.
  14. Dans les campagnes de Lithuanie, le clergé ne fait pas difficulté de se servir de la langue locale, le samogitien. Le gouvernement s’est contente de russifier l’alphabet. Les livres de messe en samogitien étaient imprimés en caractères latins ; le gouvernement en a fait imprimer eu caractères cyrilliques, inconnus de la population à laquelle il en imposait l’usage.
  15. Voyez, par exemple, le rapport de M. Pobedonostsef sur l’année 1884.
  16. Voyez le Vestnik Evropy (mars 1881, p. 366-367).
  17. Le fait a été reconnu par plusieurs écrivains orthodoxes, entre autres par M. Vladimirof, dans la Rousskaïa Starina, et M. Koîalovitch, dans le Tserhovnyi Vestnik. Voyez, par exemple, le Novoie Vremia (14 juillet 1887).
  18. Mémoires de Mgr Joseph Siemaszko, publiés en trois volumes, à Saint-Pétersbourg, en 1883.
  19. Voici ce qu’écrivait à ce sujet, à son père, en 1842, un slavophile passionnément orthodoxe, G. Samarine. La lettre est en français : « c’est nous qui sommes devenus les persécuteurs. Nous nous sommes mis, vis-à-vis des catholiques, dans la position inverse à celle où nous étions au XVIIe siècle, et tout le blâme que nous avons jeté à bon droit sur Rome va retomber sur nous. C’est triste. » Et, dans une autre lettre de la même année : « Il est douloureux de voir de quelle façon agissent les nôtres ; combien de mauvaise foi, d’astuce, de perfidie, de bassesse. » (Rousskii Arkhiv, 1880, t. II, p. 289 et 295.)
  20. Les consuls anglais, MM, Mansfield et Webster, ont décrit ces procédés de conversion dans des rapports de 1874 et 1875, insérés au Blue Book. Le silence avait été enjoint à la presse de Russie.
  21. Rapport sur l’année 1884.
  22. Discours de l’archevêque de Varsovie et de Chelm.
  23. Vladimir Solovief, Istoriia i Boudouchnost téookratii. Agram, 1887. L’Idée russe. Palis, 1888. La Russie et l’Église universelle. Paris, 1889. — Cf. O tserkvi, istoritch. otcherk, ouvrage anonyme ; Berlin. 1888.
  24. Voyez les Catholiques libéraux, l’église et le libéralisme, conclusion. Paris, Plon.