La Liberté de conscience (Cinquième édition 1872)/4.III

Hachette et Cie (Cinquième éditionp. 346-382).

CHAPITRE III.

La liberté des cultes n’est complète et possible que si elle
coexiste avec la liberté de penser.


Quoi que puissent dire les partisans de l’alliance entre les deux pouvoirs, il n’y a de simple et de logique que le régime des religions d’État, ou celui de la séparation absolue de la société civile et de la société religieuse.

En effet, établir une religion d’État, c’est sans doute fonder la société sur la négation de la liberté, ce qui est un crime en tout temps, et de plus, à l’heure qu’il est, une lutte contre l’impossible ; mais une fois le principe posé, tout l’ordre social s’en déduit avec une logique admirable, parce que c’est un principe clair et complet. Du moment qu’on renonce à la religion d’État, comme il le faut bien par nécessité et par justice, la logique, si on la consulte seule, veut qu’on aille à l’extrémité opposée, et que l’on fonde l’État sur la liberté absolue et l’indifférence des cultes positifs ; car c’est là aussi un principe complet, que tous les esprits saisissent, dont les conséquences sont évidentes, et qui n’engendre ni faux-fuyants ni compromis. On est vraiment trop heureux quand, le principe d’une loi étant posé, tous les esprits aperçoivent immédiatement les lois secondaires qui en dérivent.

Supposons un instant que les faits n’apportent aucune complication, et qu’on n’ait à compter qu’avec les principes en matière de liberté des cultes. On écrirait dans la Constitution que tous les cultes sont libres, qu’ils ont tous des droits égaux et qu’ils ne sont assujettis qu’à l’observation des lois communes. Non-seulement l’État n’accorderait à aucun d’eux aucune prédominance, mais il ne leur donnerait ni budget, ni temple, ni aucun autre concours que la garantie qu’il doit à tout exercice de la liberté. Il ne serait pas athée pour cela, car il y a une religion naturelle formée des dogmes communs à toutes les religions, et sans laquelle il ne saurait y avoir ni société ni morale ; mais il se tiendrait dans une impartialité absolue à l’égard des différents cultes positifs.

Malheureusement c’est là de la philosophie de table rase, ce n’est pas de la philosophie pratique, et surtout ce n’est pas de la législation. Nous sommes faits pour aimer la simplicité et pour vivre toujours dans les complications. La société humaine vient de loin ; on ne peut nier ni le pouvoir de l’éducation, ni celui des mœurs, ni la force des traditions, ni la presque toute-puissante tyrannie des habitudes. C’est une œuvre excellente de chercher à simplifier le mécanisme qui fait mouvoir toute cette grande machine : mais il ne faut pas non plus s’exagérer la puissance d’un ressort au point de lui sacrifier tous les autres. Or il y a trois sources de complications dans la législation des cultes : la première tient aux conditions matérielles d’existence de chacun d’eux, la seconde aux rapports nécessaires des cultes avec les circonstances principales de la vie, et la troisième à la nature du dogme et à l’organisation de la hiérarchie dans chaque Église. Parcourons rapidement ces trois ordres de difficultés.

1. Voici d’abord la question des édifices religieux, qui est fort grave. Dans l’état actuel de notre société, avec la division des fortunes, l’habitude de jour en jour plus générale de jeter ses capitaux dans l’industrie, l’indifférence subsistante en matière de religion, le manque absolu d’esprit d’association et d’initiative entretenu par la centralisation absolue de tous les pouvoirs, il y a tout lieu de craindre qu’on n’arrive pas sans le secours du gouvernement à construire des édifices religieux convenables et à les entretenir dignement. D’ailleurs, que fera-t-on de tous les édifices religieux actuellement construits ? S’ils rentrent dans les mains de l’État, il sera obligé de les raser ou de les vendre. Les raser, c’est de la démence ; les mettre aux enchères, c’est une profanation et une source d’impossibilités. On l’a assez vu en 1791[1], et même en 1795, malgré les dispositions du décret du 11 prairial, inspiré par une pensée de conciliation et de tolérance[2]. Ainsi, de ce côté, il y a des difficultés et des embarras de toutes parts.

2. Quant à la suppression du budget des cultes, ce n’est pas certes une mesure à laquelle on puisse se déterminer légèrement.

Je ne parle pas de la promesse faite au clergé en 1789 de remplacer ses biens-fonds, dont on exigeait le sacrifice, par une allocation annuelle[3]. Je ne cherche pas jusqu’où l’on doit pousser le principe des solidarités en histoire, soit à l’égard des gouvernements qui ont succédé à l’Assemblée constituante, soit à l’égard du clergé considéré comme personne civile ; et je n’examine pas non plus si l’État a le droit de discuter l’origine des propriétés et de supprimer celles qui ne peuvent subsister qu’en violant les lois générales[4]. Il y aurait beaucoup à dire sur cette question, même au point de vue historique. L’Assemblée constituante pouvait invoquer bien des précédents, parmi lesquels je me contenterai de citer les états de 1561 : « Les gens du tiers sont d’avis, sire, que vous fassiez exposer en vente tout le temporel détenu et possédé par les gens d’Église, sous la réserve d’une maison principale qui demeurera au bénéficier pour son habitation, » La noblesse voulait aussi, à la même époque, faire payer par le clergé les dettes de l’État. « Attendu, dit-elle, que ce sont biens desquels la propriété appartient au commun du royaume, et les gens d’Église n’en ont que l’usufruit seulement. » Mais je laisse toute cette discussion. Je ne veux pas introduire une question dans une question. Je suppose

l’État parfaitement libre de tout engagement à l’égard du clergé catholique et des ministres de la confession d’Augsbourg, dont les propriétés ont été aussi réunies au domaine public en 1799[5]. Il reste une chose évidente : c’est que le jour où l’État supprime les budgets, il donne le droit à chaque Église de rétribuer directement ses ministres[6].

On pourrait même dire qu’il leur en impose le devoir, car il est d’un intérêt général que l’exercice des différents cultes se fasse avec décence et dignité. Or, ce ne sera pas une chose facile en France que de remplacer un budget régulier[7] par une contribution volontaire. Je ne pense pas que personne puisse prendre sur soi d’affirmer qu’il n’en résultera pas de grandes et fâcheuses perturbations dans des services et des situations considérables. Nous ne sommes plus au temps de la loi juive qui, pour honorer la race d’Aaron, lui défendait d’hériter et de posséder. « Tu n’hériteras pas, et il n’y aura pas de part pour toi au milieu de mon peuple. C’est moi qui suis ta part et ton héritage au milieu des enfants d’Israël[8]. » Il ne se présente que trois moyens d’entretenir le culte sans le secours du gouvernement : la mendicité, les oblations, les cotisations volontaires. La mendicité est dans les traditions et en quelque sorte dans le génie de la religion catholique. Non-seulement elle a ses ordres mendiants, mais elle ne cesse de provoquer l’aumône individuelle soit au profit des pauvres, soit au profit du clergé ; elle fait faire plusieurs quêtes pendant chaque office dans ses églises ; elle a conservé dans une grande partie de la France l’usage des quêtes à domicile. Ce moyen est peu sûr, peu compatible avec la dignité sacerdotale, contraire aux règlements de police qui, presque partout, tendent à abolir la mendicité. Il introduit trop directement et trop intimement le prêtre dans la famille. Il aurait pour résultat infaillible d’enrichir à l’excès quelques membres du clergé et de laisser les autres dans la misère. Les oblations, ou le casuel, c’est-à-dire la rétribution spéciale affectée à chaque fonction du ministère ecclésiastique, ont aussi leurs inconvénients. Par quelle autorité sera réglé le tarif des frais pour les baptêmes, les enterrements, les mariages ? Ces oblations seront-elles purement volontaires ? On ne peut les rendre obligatoires, sans les assimiler à un salaire, contre l’esprit de l’Église et le texte du concordat. En tout cas, il ne faut pas songer à abandonner chaque congrégation locale à elle-même, si l’on ne veut pas voir dans de pauvres villages des églises abandonnées et tombant en ruine, et des ministres du culte réduits à tendre la main, ou à se louer à la journée comme hommes de peine. Il y a d’ailleurs des services diocésains, tels que le traitement et l’entretien des chanoines et des évêques, les frais du culte dans les cathédrales, l’enseignement théologique, les synodes, etc., et des services généraux, parmi lesquels il faut compter l’institution des cardinaux et les conciles généraux et particuliers. Il faudra donc recourir aux cotisations régulières, tolérer, par conséquent, et même encourager la solidarité des membres de chaque Église entre eux, dans toute l’étendue du pays, et leur permettre d’avoir une caisse centrale, des administrateurs de cette caisse et des collecteurs. N’est-ce pas, avec le temps, fonder un État dans l’État ? N’est-ce pas préparer entre les différents cultes des compétitions et des rivalités d’une nature regrettable ? N’est-il pas évident que le pouvoir administratif et le pouvoir judiciaire seront forcés d’intervenir à chaque instant, soit pour surveiller la perception, soit pour surveiller l’administration des recettes ? Cette intervention ne sera-t-elle pas plus difficile à exercer et plus difficile à supporter que l’intervention simple et régulière qui résulte de l’existence d’un budget ? Par quelle assemblée la cotisation annuelle sera-t-elle fixée et répartie ? Par quelles mains sera-t-elle perçue ? Les divers clergés ne se livreront-ils pas à une inquisition occulte sur la nature et la quantité des revenus de leurs coreligionnaires ? Ne verra-t-on pas, selon les localités, des richesses scandaleuses à côté de misères plus scandaleuses encore ? La perception de ces nouveaux impôts ne nuira-t-elle pas aux recettes de l’État ? Ne troublera-t-elle pas l’action de l’assistance publique et celle de la charité privée ? Enfin, si les administrateurs des revenus ecclésiastiques déclarent qu’ils sont obligés de prévoir des recettes insuffisantes, de fonder des caisses de retraite, de conserver des fonds disponibles pour des besoins éventuels, la justice ne veut-elle pas qu’on les y autorise ? Et la faculté d’accumuler des économies, de faire des placements et des acquêts, ne conduit-elle pas tout droit à la reconstitution des biens de mainmorte ? Si on maintient la défense d’accepter des legs sans autorisation du conseil d’État, la justice distributive risque à chaque instant d’être blessée ; si on la supprime, on ouvre la porte à des abus incalculables et de toutes sortes, et on nuit du même coup à la sécurité des familles, à l’impôt, à l’agriculture, et à la dignité du corps sacerdotal. Tout cela, dit-on, se fait ailleurs sans inconvénient. Oui, mais dans des pays où domine l’esprit d’association, où l’ordre résulte de l’initiative intelligente des citoyens ; non dans un pays de centralisation absolue. Il faut qu’un État soit homogène. Conclure de ce qui se fait dans un pays libre à ce qui pourrait se faire dans un pays qui ne l’est point, est tout aussi raisonnable que de vouloir tirer la même conclusion d’un raisonnement dont on aurait changé le principe. Supposez dans un pays la liberté d’association et l’esprit d’initiative qui en est la suite nécessaire, aussitôt l’association du clergé devient sans péril, et mes objections disparaissent. Quand une liberté est un péril, ce n’est jamais parce qu’elle existe ; c’est parce qu’une autre liberté, qui lui servirait de contre-poids, n’existe pas. Je suis bien loin de croire que les difficultés que j’accumule ici soient des impossibilités ; mais elles le sont peut-être chez nous en ce moment, elles le sont avec nos lois, nos mœurs et nos habitudes d’aujourd’hui. C’est tout ce que je veux démontrer. Rien dans la liberté n’est dangereux, pour quiconque a toute la liberté.

3. Cette difficulté est grave ; en voici une plus grave encore. La religion est nécessairement mêlée à tous les actes de la vie, à la naissance, au mariage, à l’éducation des enfants, à la mort[9]. De là des occasions innombrables de conflits.

Ces conflits peuvent venir de la loi ou des mœurs. Il est juste de reconnaître qu’en France, loin de créer des difficultés, la loi a tout fait pour les prévenir. Jusqu’au 19 juin 1792, la constatation des actes de l’état civil appartenait au clergé catholique[10]. Il en était résulté d’assez nombreux abus, faute d’une réglementation uniforme pour tout le royaume ; et d’ailleurs une pareille organisation ne pouvait pas subsister après qu’on eut supprimé la religion d’État et rendu les droits civils aux non-catholiques. Depuis l’émancipation des cultes, la constatation des naissances[11] et des décès[12] est faite par l’officier de l’état civil, qui est aussi chargé de la célébration des mariages[13]. Il est interdit aux ministres des cultes, sous des peines sévères, de bénir un mariage qui n’aurait pas été contracté préalablement devant l’officier municipal[14]. Ce magistrat, avant de célébrer un mariage, ne fait point d’enquête sur le culte auquel les conjoints appartiennent ; et comme le mariage religieux n’a par lui-même aucun effet civil, il s’ensuit qu’au point de vue légal, la difficulté de la différence des cultes entre conjoints n’existe même pas. Quant aux enfants, la loi française, qui oblige le père à donner à ses enfants une éducation convenable selon sa fortune[15], ne contient aucune stipulation particulière relativement à l’éducation religieuse. D’un autre côté, le père exerce seul l’autorité paternelle durant le mariage[16], et par conséquent sa volonté fait loi, quels que soient les désirs ou les volontés de la mère. Enfin les lieux de sépulture sont la propriété des communes ; ils sont soumis exclusivement à l’autorité et à la surveillance des administrations municipales. Dans les communes où l’on protesse plusieurs cultes, chaque culte doit avoir un lieu d’inhumation particulier, et, dans le cas où il n’y a qu’un seul cimetière, la loi veut qu’on le partage par des murs en autant de parties qu’il y a de cultes différents, avec une entrée particulière pour chacune, et en proportionnant cet espace au nombre d’habitants de chaque culte[17].

Il est certain que toutes ces lois sont pleines de prévoyance et de sagesse. On a réglé ce qu’on pouvait régler ; mais qu’on le remarque : toutes ces stipulations organisent la vie civile à côté de la vie religieuse, sans toucher à la vie religieuse. Si les futurs époux ne se contentent pas de la promesse échangée devant un magistrat, et demandent en outre la bénédiction d’un ministre du culte, aussitôt reparaissent les exigences particulières de chaque Église, en face desquelles l’État se trouve désarmé, si elles ne blessent pa ? directement les lois du pays, et s’il n’existe pas de concordat. D’ailleurs la situation n’est pas la même dans un grand nombre d’États de l’Europe, où la séparation du pouvoir civil et du pouvoir spirituel est loin d’être aussi nettement déterminée qu’en France. Personne n’ignore que les mariages mixtes sont une source de persécution et de troubles en Russie, en Pologne, en Prusse, dans un grand nombre d’États de l’Allemagne et de la Suisse, en Autriche depuis le concordat[18]. Pour comprendre l’importance capitale de cette question, il suffit de penser que certains ministres du culte refusent péremptoirement de bénir l’union de deux personnes dont l’une n’appartient pas à leur communion, et que d’autres mettent pour condition à de pareils mariages que les enfants seront élevés dans leur Église. Il résulte de ces exigences que l’indifférence religieuse se propage, ou que des consentements arrachés à la passion deviennent pour l’avenir une source de déchirements intérieurs. L’accaparement des enfants au profit du schisme[19] est une des persécutions les plus cruelles dont l’Église catholique ait eu à gémir en Pologne et en Russie sous le règne de l’empereur Nicolas. À Rome, en 1858, le pape Pie IX a enlevé le jeune Mortara, furtivement baptisé par une servante, et l’a fait élever dans une école catholique, contre le vœu formellement exprimé de son père et de sa mère. Ce système est ancien dans l’histoire des persécutions ; et ce n’est pas sans un douloureux étonnement que l’on voit, en 1767, un ministre sceptique usurper dans de telles matières sur la puissance paternelle, et décider que le bâtard d’un juif sera nécessairement élevé dans la religion catholique, en dépit de l’opposition d’un père[20]. Croirait-on que la loi puisse troubler un homme même dans la mort ? Cependant il y a des pays de l’Europe où il faut disputer pour savoir dans quel coin de terre on mettra pourrir un cadavre. C’est encore une des difficultés que le concordat autrichien vient de créer pour les quarante millions d’hommes qui appartiennent à l’empire d’Autriche, et sur lesquels il n’y a pas plus de trente millions de catholiques.

Grâce à Dieu, la loi française a tout réglé et tout prévu jusque dans les plus petits détails. Mais ce qui n’est plus dans la loi peut être resté dans les mœurs. En général, le clergé français est très-prudent et très-réservé dans ces matières ; il n’y a, pour ainsi dire, pas d’exemples de difficultés élevées par lui dans ces dernières années au sujet des mariages mixtes. Sur un point qui, je le crois, est tout de discipline et n’intéresse pas essentiellement le dogme, notre clergé se montre assez difficile, et, tandis qu’on marie journellement un protestant à une catholique sans rien exiger du protestant, on exige d’un homme élevé dans la religion catholique, mais qui se déclare incrédule, la formalité de la confession auriculaire. J’avoue que le sacrement de la pénitence n’étant constitué que par l’absolution reçue à la suite de la confession, une simple confession sans absolution n’est pas une profanation du sacrement, un sacrilège proprement dit ; mais le mariage n’est-il pas aussi un sacrement ? Si la bénédiction nuptiale est donnée seulement à la femme, pourquoi exiger la confession du mari ? Et si elle est donnée en même temps au mari, il reçoit donc un sacrement sans être en état de grâce, sans croire à l’efficacité du sacrement qu’il reçoit, à la mission du prêtre qui le lui confère et à la divinité de la religion qui l’a institué ? Certes, puisque la bénédiction religieuse n’entraîne aucune conséquence civile, l’Église a le droit rigoureux d’imposer ses conditions à ceux qui la lui demandent. Il y a pourtant une différence qu’elle devrait reconnaître entre l’acceptation de la bénédiction nuptiale, qui peut être considérée comme donnée seulement à la femme, et la confession auriculaire, qui est, en apparence du moins, un acte d’adhésion formelle et personnelle[21]. Un très-grand nombre d’hommes se prêtent à cette formalité tout en persistant dans leur incrédulité. Est-ce un bien ? Est-ce un mal ? À mes yeux, c’est un mal ; car c’est une hypocrisie, et cette hypocrisie, fréquemment répétée, tend à détruire le sentiment moral, en faisant considérer les professions de foi comme des actes indifférents. Voilà un exemple entre mille des difficultés qui naissent de l’opposition établie entre les lois et les mœurs, entre les lois civiles et les institutions religieuses.

L’Église catholique n’a pas toujours pratiqué la même politique en France, quant à l’administration des sacrements ; et, sans remonter très-haut, on trouve un exemple mémorable de ces revirements dans l’histoire du protestantisme sous Louis XIV et Louis XV. Le clergé de 1685, qui dirigea la conscience de Louis XIV à l’époque des dragonnades et de la révocation de l’édit de Nantes, demandait que l’on contraignît les nouveaux convertis à se conduire extérieurement en bons catholiques, à envoyer leurs enfants aux instructions, à assister eux-mêmes aux offices et à recevoir les sacrements de l’Église. « Il croyait, dit Malesherbes[22], que si un faux converti commettait un sacrilège en recevant indignement nos sacrements, celui qui les lui administrait n’en était pas responsable, et qu’au contraire il était avantageux pour la religion catholique d’engager les hérétiques à lui rendre cette espèce d’hommage. » Une preuve sans réplique que telle était l’opinion du clergé, c’est la déclaration du 29 avril 1686, par laquelle il fut ordonné que quand un nouveau converti, malade, aurait refusé de recevoir les sacrements de l’Église, il serait condamné aux galères s’il recouvrait la santé ; et que s’il mourait, sa mémoire serait flétrie, son cadavre jeté à la voirie et ses biens confisqués. Il est bien évident que le prétendu converti qui, à l’article de la mort, marque de la répugnance pour les sacrements de l’Église, en est indigne. C’est donc le sacrilège que cette loi ordonne. « De la torture à l’abjuration et de celle-ci à la communion, il n’y avait pas souvent vingt-quatre heures de distance, dit le duc de Saint-Simon, et leurs bourreaux étaient leurs conducteurs et leurs témoins. C’est ainsi, ajoute-t-il avec force, que les orthodoxes imitaient, contre les erreurs et les hérétiques, ce que les tyrans hérétiques païens avaient fait contre la vérité, contre les confesseurs et contre les martyrs[23]. » On ne se pouvait consoler de cette immensité de parjures et de sacrilèges prescrits, exigés par les magistrats, par la loi. Et cette loi a été renouvelée en 1715 et 1724[24], parce que le système qui était celui du clergé sous Louis XIV, a été celui des ministres et des magistrats sous Louis XV[25]. Le cardinal de Noailles fut le premier qui éprouva des scrupules sur cette participation des convertis aux sacrements de l’Église. Il obtint, en 1698, un édit qui devait tempérer la rigueur avec laquelle on exigeait des nouveaux catholiques l’accomplissement des devoirs de la religion ; mais cet édit ne fut pas exécuté. On ne commença à se relâcher réellement que sous le cardinal Fleury ; et alors on passa très-rapidement d’une extrémité à l’autre : car au lieu que sous Louis XIV on contraignait les protestants à recevoir les sacrements, on refusa désormais de leur administrer le sacrement du mariage, tant qu’il y avait des doutes sur la sincérité de leur conversion. Il y eut dissentiment à ce sujet entre la magistrature, qui tenait pour l’ancienne politique, et le clergé, qui était résolu de s’opposer de toutes ses forces à la profanation habituelle et scandaleuse des sacrements. On réunit à Montpellier, en 1 752, les évêques du Languedoc et quelques magistrats, pour arriver à une conciliation ; mais les évêques se montrèrent inflexibles ; et, chose digne de remarque, la plupart des protestants, qu’une telle décision du clergé condamnait au concubinage, puisqu’il n’y avait pas alors d’autres mariages que le mariage devant l’Église catholique, aimèrent mieux en subir les conséquences pour eux et pour leurs enfants, que de se souiller par une hypocrisie. Sans vouloir offenser personne, je crois pouvoir dire ici qu’il ne faut jamais jouer avec les choses sacrées. Tout le monde y perd : le prêtre qui exige, l’incrédule qui se soumet. Ces adhésions simulées n’aboutissent qu’à l’indifférence religieuse ou à la haine contre la religion qui les impose.

Il arrive aussi, et même assez fréquemment, que les inhumations deviennent des sujets d’irritation et de scandale. C’est peut-être plutôt la faute des incrédules que celle des prêtres. La loi civile a réglé tout ce qui concerne l’inhumation proprement dite ; mais elle ne pouvait obliger un clergé à célébrer les cérémonies religieuses sans empiéter sur le pouvoir spirituel. Il est vrai que quand une Église refuse ses prières et ses cérémonies à un mort, elle le rejette en quelque sorte publiquement de sa communion, et fait peser une sorte d’anathème sur sa mémoire ; et il est également hors de doute que l’Église catholique, dans certains cas heureusement très-rares, refuse l’entrée du temple et la présence de ses ministres[26] ; mais il me semble, je l’avoue, que quand ce refus n’est pas arbitraire, quand il est fondé sur des faits incontestables et d’une importance grave, les familles devraient le supporter sans se plaindre. Un homme abandonne notoirement la religion dans laquelle il a été élevé ; même au moment de la mort, il ne se réconcilie pas avec elle. À peine est-il cloué dans son cercueil, que la famille appelle les prêtres. Que veut-elle ? La plupart du temps elle cède à une routine, elle est poussée par l’usage, non par la foi. Si le prêtre refuse à ce mort une bénédiction que, vivant, il eût repoussée, n’est-il pas dans son droit ? S’il exerce ce droit avec modération, et s’il n’insulte pas ce cercueil et cette douleur, qui peut lui reprocher sa fermeté ? C’est peut-être un acte de droiture de ne pas vouloir tourner en comédie et en grimace les bénédictions de la mort. Ces occasions de scandale disparaîtraient, si l’on était logique. Vous croyez à la religion ? Pratiquez-la. Vous n’y croyez pas ? Abstenez-vous dans la vie et dans la mort. Voilà le vrai ; mais il en est tout autrement dans la pratique.

4. Il y a, dans les rapports ordinaires de la vie, une autre source de conflits plus nombreux peut-être entre la discipline ecclésiastique et la loi civile ; c’est la propriété. La loi française a pris des précautions multipliées pour empêcher le clergé d’augmenter indéfiniment ses richesses. Avant la Révolution, le clergé possédait des biens immenses, parce que les donations faites aux églises, aux communautés religieuses, aux établissements charitables, et les fondations de messes ou d’offices étant considérées comme œuvres propitiatoires, les mourants ne se faisaient pas faute de se réconcilier avec le ciel au détriment de leurs héritiers. Non-seulement il en résultait de graves perturbations dans la paix et la sécurité des familles, mais l’État tout entier avait à souffrir de l’existence des propriétés de mainmorte. Il y perdait de deux façons ; d’abord par l’exonération des impôts, et surtout de l’impôt de transmission, les propriétaires mainmortables ne mourant jamais ; et ensuite par la mauvaise administration des immeubles, l’intérêt des bénéficiers étant de tirer immédiatement de la terre tout ce qu’elle pouvait donner, de l’épuiser par conséquent, et de la transmettre ainsi dévastée et inféconde à leurs successeurs étrangers et inconnus. La Révolution de 1789 coupa court à cet état de choses en mettant la main sur les propriétés du clergé, qu’elle indemnisa par la création du budget des cultes. La tâche des rédacteurs du Code civil fut d’empêcher le clergé de recommencer cette fortune. Ils firent pour cela l’article 909 qui déclare caduque toute disposition faite par un mourant au profit du directeur de sa conscience ; et l’article 910 qui interdit à tout établissement public d’accepter un legs ou une donation entre-vifs sans y être autorisé par ordonnance du pouvoir exécutif. Cette dernière disposition fut confirmée et même aggravée par la loi du 2 janvier 1817. L’ordonnance du 14 janvier 1831 étendit les prohibitions et ordonna que dans tous les cas les héritiers naturels seraient préalablement appelés et entendus. Enfin, la loi du 20 février 1849 soumit à une taxe annuelle tous les biens de mainmorte et par conséquent les immeubles appartenant aux séminaires, fabriques, congrégrations religieuses, etc. Mais si ces lois protègent les familles, le trésor et l’agriculture contre les empiétements du clergé, il n’y a pas de loi qui interdise au fidèle de consulter le prêtre sur l’usage qu’il doit faire de son bien, sur le prêt à intérêt, l’usure, la compensation secrète, etc. Le septième commandement, non furtum facies, est un de ceux qui ont le plus exercé la science et la subtilité des docteurs catholiques. L’Église a longtemps soutenu que le prêt à intérêt était une usure, et que l’usure était une faute grave ; et par conséquent, tant qu’elle a été associée au pouvoir, elle a retenu pour ses tribunaux les causes d’usure comme les causes d’hérésie, de divorce et de mariage. Nous voyons même dans un très-curieux manifeste publié en 1247 par les seigneurs laïques les plus considérables, contre les empiétements des tribunaux ecclésiastiques, une exception consentie par les réclamants, pour les causes d’hérésie, mariage ou usure[27]. Aujourd’hui qu’il n’y a plus en France de tribunaux ecclésiastiques, les prêtres n’exercent plus leur influence que par la confession auriculaire. Mais cette influence, on n’en saurait douter, est très-considérable ; et qu’arriverait-il si les principes des casuistes, journellement consultés, étaient en désaccord avec ceux du Code civil ? On dira qu’en fait, cela n’est pas. Je le reconnais volontiers. Le clergé catholique conseille partout le respect le plus scrupuleux du droit de propriété ; son action s’exerce tout entière au profit du Code civil. Il est heureux qu’il en soit ainsi. Tout le monde conviendra qu’il en pourrait être autrement. Il peut se rencontrer, en France ou ailleurs, un désaccord formel entre la casuistique et la loi civile.

On peut même à la rigueur en trouver chez nous quelques exemples. Ainsi, d’après la loi française, la convention contractée par violence n’est pas nulle de plein droit ; elle donne seulement lieu à une action en nullité ou en rescision[28]. Or un des casuistes les plus accrédités, le plus accrédité peut-être de l’Église de France, admet que la convention contractée par violence peut être rescindée, non-seulement par le juge, mais encore par la personne qui a été contrainte, et de sa propre autorité ; et que si cette rescision n’est pas acceptée par l’adversaire, la partie lésée peut « user de compensation à raison du tort qu’elle a éprouvé[29] ; » c’est-à-dire, en termes vulgaires, se payer de ses propres mains. S’il arrive à un confesseur de conseiller à un pénitent d’agir ainsi, le pénitent commet un acte défendu et même puni par la loi. Le même casuiste admet d’une façon générale, quoique avec de sages réserves, la doctrine de la compensation secrète[30]. Il autorise, un peu à contre-cœur et en faisant, s’il faut l’avouer, violence aux textes les plus formels, le prêt d’argent à intérêt[31]. Il fait, sans doute, en autorisant le loyer de l’argent, preuve d’intelligence et de sagesse ; mais on sait que pendant longtemps l’Église professa une doctrine toute contraire et qu’elle parvint même à introduire dans nos lois la défense de tirer un profit quelconque de l’argent prêté. Turgot nous apprend que cette loi était encore en vigueur, dans plusieurs parties de la France, en 1769[32]. Tout le monde voit ce qui arriverait, si le clergé revenait aujourd’hui à cette ancienne doctrine en mettant d’un seul coup en interdit tous les établissements de crédit et toutes les banques particulières. Je me borne à ces exemples que je ne fais qu’indiquer, pour montrer, non l’existence, mais la possibilité de nombreux abus.

Il y a deux points dans le dogme catholique dont l’importance sociale est considérable ; le dogme de la nécessité de la foi : « Hors de l’Église, point de salut, » et l’institution des sacrements ; le premier parce qu’il est la plus complète expression de l’intolérance religieuse, le second, parce qu’il ne permet aucune indulgence dans les fonctions les plus nécessaires du ministère ecclésiastique. On voit d’ici les mille conséquences pratiques, surtout dans un pays comme la France, où, par une contradiction qui doit disparaître devant les progrès de la raison publique, on est à la fois indifférent quant au dogme et exigeant quant aux cérémonies. Tout a été dit sur la confession auriculaire, c’est-à-dire sur l’administration du sacrement de pénitence. À cet égard, la loi civile et les mœurs ne peuvent rien, et la paix ne résulte que du bon esprit et de la sagesse du clergé. Il en est à peu près de même de la hiérarchie ecclésiastique. On sait que tous les prêtres sont liés par un serment d’obéissance à l’évêque de leur diocèse, et que les évêques doivent l’obéissance filiale au pape. Telle est dans sa simplicité cette puissante organisation. Le pape donne un ordre aux évêques ; les évêques le transmettent aux prêtres : il n’y a ni objection ni récalcitrants ; toute l’armée du clergé catholique fonctionne dans le monde entier comme un seul homme. Je prends ici les choses très en gros ; il est évident que cette obéissance absolue n’existe que pour les matières spirituelles, et que, même dans ce cas, tant qu’on n’aura pas proclamé l’infaillibilité du pape, ses décisions, lorsqu’il s’agit de l’établissement ou de la définition d’un dogme, ont besoin d’être acceptées par un concile ou par la majorité des évêques, pour devenir obligatoires. Mais quand même les théologiens disputeraient sur la matière et la limite de l’obéissance, personne ne peut nier la force et l’étendue du pouvoir du pape sur tout le corps ecclésiastique, et le pouvoir des évêques sur le clergé de leurs diocèses. Quand on dit que c’est une armée parfaitement disciplinée, on se sert d’une image très-incomplète, car il n’y a jamais eu d’armée où le commandement eût tant d’unité et de force. Les dissentiments même qui se produisent prouvent l’énergie du pouvoir central de l’Église, puisque, aussitôt que la cour de Rome a prononcé, tout le monde se soumet et se range.

Les conséquences civiles d’une telle organisation abondent. En France, par exemple, il y a de quarante à cinquante mille prêtres. Voilà un corps qui a des intérêts communs, et les mêmes intérêts pour tous ses membres dans toute l’étendue du pays. Il a des chefs parfaitement unis entre eux, fort indépendants du pouvoir civil par leur caractère et leur inamovibilité, et tout-puissants sur leur clergé par le serment d’obéissance et par la faculté de suspendre pu de retirer les pouvoirs. Ce clergé a une solidarité étroite avec le clergé de tous les autres pays, et il est dans la dépendance complète du chef commun des fidèles qui réside à Rome dans ses propres États. Que le pape ordonne au clergé français de refuser la bénédiction de l’Église aux mariages mixtes, ou de mettre des conditions à la présence des aumôniers dans les collèges, ou de réclamer par tous les moyens en son pouvoir, par la presse, par la prédication, par la confession, par les mandements épiscopaux, l’abolition de la liberté de conscience, que fera le clergé ? Obéira-t-il ? Je le crois. Que fera l’État ? Je sais bien ce qu’on peut répondre : le pape ne fera pas cela, pour deux raisons ; d’abord parce qu’il est sage, et ensuite parce qu’il y a un concordat entre Rome et la France.

Mais tout en rendant hommage à la sagesse et à l’habileté de la cour de Rome, je puis bien dire, parce que cela est évident (et tous les catholiques le diront avec moi), que la situation des affaires ecclésiastiques en France n’est pas absolument telle que la souhaiteraient les ultramontains. Je n’exagère rien en disant que les propositions de 1682 leur paraissent bien près d’être une hérésie. Le pape vient de signer, il y a quelques années, un concordat avec l’Autriche : peut-on douter qu’il n’en désire un pareil en France ? Plus récemment encore, dans une allocution sur les affaires ecclésiastiques du Mexique, le pape n’a pas paru très-favorable « aux grands principes de 1789. » Bornons-nous à cela ; et ne parlons pas des colères provoquées avant la guerre d’Italie, par la sécularisation des communautés en Piémont et en Espagne.

Qu’y a-t-il donc entre la France et une situation équivalente à celle qui a été faite à l’Autriche ? Une seule barrière ; le concordat de 1801. Il reste encore autre chose ; c’est la volonté de la France de ne pas souffrir certaines agressions. Cette volonté ne peut être mise en doute ; on luttera donc, mais il faudra lutter chaque jour. Je veux bien croire aussi qu’on luttera avec succès ; mais cette guerre, dans laquelle on est sûr d’avance de ne pouvoir être vaincu, n’en, est pas moins très-déplorable en elle-même. Ajoutons qu’elle est inévitable dès qu’on renonce au concordat. Et en effet, qu’on y prenne garde : un concordat est un contrat synallagmatique. Si la France cesse de l’exécuter en ce qui la concerne, l’Église est déliée, elle rentre dans la plénitude de sa liberté. Je n’hésite pas un moment à dire que si l’on supprime, par exemple, le budget des cultes, il n’y a plus de concordat. L’Église romaine ne manquera pas aussitôt de signifier directement aux évêques français ses volontés, ses décisions doctrinales et les actes des conciles ; de nommer directement aux évêchés, d’en modifier les circonscriptions, de faire en un mot tout ce que le concordat lui interdit. Nous n’aurons contre ces empiétements que la diplomatie, et la ressource extrême d’une occupation militaire. Voici donc le dilemme dans lequel se trouve placé le gouvernement français à l’égard de l’Église catholique : ou conserver le concordat avec tous les droits qu’il garantit, ou renoncer au concordat, et rendre immédiatement sa liberté d’action à l’Église romaine. C’est-à-dire qu’il faut choisir entre ce qui existe, ou une liberté à coup sûr embarrassante dans l’état actuel, puisqu’elle émancipe une association formidable dans un pays où il n’y a pas d’association, et qu’elle donne la pleine liberté de son action au seul pouvoir en France qui n’émane pas du pouvoir central.

La Constituante avait essayé de sortir de ces difficultés par la constitution civile du clergé ; mais il faut dire que cette constitution n’était ni viable ni légitime. L’Assemblée était dans son droit quand elle réglementait la propriété du clergé, puisque la réglementation de la propriété dans un pays appartient au pouvoir civil ; mais quand elle décidait, par exemple, que les évoques seraient nommés par les électeurs au lieu de l’être par le roi, elle usurpait certainement sur les droits et sur l’indépendance de l’Église ; elle violait la liberté de conscience. Elle se défendait en disant qu’elle ne faisait que rétablir la pratique de l’Eglise primitive. Je le veux ; ce n’en est pas moins un sophisme. Il faut qu’une Église se gouverne et s’administre d’après ses propres principes, ou elle n’est pas libre. La Constituante n’avait que deux partis à prendre : ou laisser à l’Église une liberté absolue, ce qui était possible alors, ou obtenir par voie de concordat, c’est-à-dire en s’adressant à l’autorité du pape, les réformes comprises dans ce qu’elle appelait la constitution civile du clergé.

On voit par ce peu de mots que la liberté de conscience est une question très-simple et très-aisée en théorie, très-complexe dans la pratique, et qu’il n’est pas facile, comme certains esprits irréfléchis se l’imaginent, de trancher les difficultés qu’elle présente par deux ou trois articles de loi. Ces difficultés ne sauraient être vaincues que dans un pays absolument libre, où toutes les forces de l’enseignement laïque, de la presse, de la tribune, de l’association, de l’initiative intelligente des citoyens peuvent balancer l’ascendant du corps sacerdotal. Mais si la presse est surveillée et entravée, si la discussion des matières religieuses compromet la sécurité personnelle de ceux qui s’y livrent, si les associations de capitaux et d’efforts dans un but purement moral ne sont ni sanctionnées par la loi, ni facilitées par les mœurs, si les citoyens, accoutumés à se reposer de tous les intérêts généraux sur le gouvernement, ne savent pas employer leur énergie à défendre et à propager leurs principes, une Église aussi fortement constituée que l’Église catholique, ayant des prêtres par milliers, des affiliés innombrables, un chef absolu, des temples partout et par conséquent des confessionnaux et des chaires, assurée de plus de cent millions de revenus en France, sans compter les propriétés des fabriques, presbytères et autres établissements religieux autorisés comme personnes civiles, investie en outre du droit de tout imprimer et de tout dire, mêlée à tous les actes les plus solennels de la vie, à l’éducation, aux mariages, appelée sans cesse au chevet des mourants, une telle Église étouffe nécessairement toute liberté dans un pays, quand elle ne rencontre pas en face d’elle la liberté, ou quand elle ne renonce pas volontairement à user de la plénitude de sa force, en obtenant pour compensation la protection et le salaire. C’est pourquoi je répète avec une conviction entière : le Concordat doit être aboli, mais à la condition expresse qu’on nous rende, du même trait de plume, la liberté absolue de penser. Nous allons voir maintenant, avant de conclure, un nouvel, argument en faveur de cette double conclusion, dans les questions qui se rattachent à l’enseignement.

6. Je prends l’enseignement tel qu’il est constitué en France, parce que l’Université est originairement fondée sur un principe très-simple et très-radical, et que par conséquent elle nous fournit un exemple parfaitement clair. Avant la Révolution, il y avait un grand nombre de corps enseignants, parmi lesquels les jésuites et les oratoriens dont les doctrines étaient fort loin de s’accorder. Lorsque l’Empereur entreprit de remettre les études en honneur, il fonda, sous le nom d’Université, une sorte de corporation laïque, gouvernée par un grand maître, ayant ses règlements, sa discipline, sa pénalité, ses récompenses honorifiques, comprenant tous les degrés et toutes les matières de l’enseignement, et réunissant toutes les écoles sous son autorité. Cette Université, d’après la définition même de son organisateur, M. de Fontanes, n’était autre chose que l’État enseignant. Elle laissa subsister à côté d’elle des écoles d’enseignement primaire et secondaire, mais en leur imposant des conditions onéreuses et un véritable vasselage. Ces écoles furent astreintes à obtenir de l’Université l’autorisation d’exister ; elles durent lui payer un tribut pécuniaire, accepter d’elle leurs livres et leurs méthodes, subir l’inspection de ses agents, reconnaître sa juridiction en matière disciplinaire, et présenter leurs élèves à ses jurys d’examen pour l’obtention des grades[33]. L’Université, ainsi privilégiée et dominante, fut pour l’entseignement ce qu’est pour les cultes une religion d’État. À partir de ce moment, et jusqu’à la révolution de 1848, il n’y eut plus en France de liberté d’enseignement[34].

Il était fort naturel que les droits de la liberté fussent revendiqués. Ils le furent rarement et faiblement jusqu’en 1830 par l’industrie privée qui ne songeait guère qu’à ses intérêts industriels, énergiquement et persévéramment, à partir de 1830, par le clergé catholique, maître jusque-là de l’enseignement, et fort peu soucieux, pendant cette heureuse période, d’une liberté qui n’aurait profité qu’à d’autres.

Je ne recherche pas ici si le clergé avait le droit, au point de vue catholique, de réclamer la liberté d’enseignement. Je ne le crois pas. Il n’est pas conforme à l’esprit de l’Eglise de réclamer la liberté d’enseignement, la liberté de la presse, la liberté de conscience, toutes libertés de même origine et de même nature[35]. Réclamer d’une façon absolue la liberté d’enseignement, c’est la réclamer pour toutes les écoles et pour toutes les doctrines ; et réclamer la liberté des cultes, c’est la réclamer pour tous les cultes. Le clergé catholique, demandant l’établissement d’une liberté à laquelle les juifs et les protestants auraient eu autant de droits que lui, ne paraissait pas dans son rôle ; et l’on peut dire au moins que cette situation qu’il avait prise contrastait étrangement avec le maintien de l’inquisition dans les États Romains.

Mais veut-on savoir pourquoi le clergé demandait la liberté ? c’est qu’il savait que, par la force des choses, il en profiterait seul. Tant que l’esprit d’association ne sera pas né en France, toutes les fois que le clergé sera libre d’agir, il écrasera toute concurrence privée et luttera contre l’État à chances égales. En veut-on la démonstration ? elle vaut la peine d’être faite, parce que la même difficulté se présentera toujours partout où le catholicisme sera en majorité et où l’esprit d’association fera défaut. D’abord il y a en France cinquante mille prêtres ; ainsi le clergé ne manquera jamais de professeurs. Acheter ou construire une maison, ce n’est rien pour lui, avec les ressources dont il dispose. Il trouve, quand il le veut, des bienfaiteurs ; si l’argent lui manque, il ouvre une quête. Aussitôt l’école fondée, elle a pour patrons tout le clergé et la plupart des catholiques fervents. Et qu’est-ce que le clergé ? un nombre incalculable de prédicateurs, de confesseurs, de directeurs de conscience. L’État, avec toutes ses forces, et l’évidente supériorité de ses méthodes et de ses professeurs, n’est pas de trop pour lutter contre une situation pareille. Que pourrait faire un citoyen, dans son isolement, avec ses ressources nécessairement restreintes ? Quant à fonder une vaste association laïque, il ne faut pas y songer : ce n’est ni dans nos mœurs, ni dans le génie de nos institutions. Ajoutons même, pour ne pas omettre ce détail d’un ordre inférieur, que le célibat des ecclésiastiques, en permettant aux écoles catholiques de rétribuer moins chèrement leurs maîtres, leur assure les avantages de la concurrence matérielle contre leurs rivales. Que voulait donc en réalité le clergé ? Ôter à l’État un monopole de droit, et prendre pour lui-même un monopole de fait. Voilà l’explication de cette contradiction dont nous avons été témoins pendant dix ans, lorsque les libéraux défendaient le monopole universitaire, et que les catholiques réclamaient la liberté d’enseignement. La même anomalie se rencontre dans tous les pays catholiques. En Belgique, par exemple, le clergé demande aussi la liberté absolue d’enseignement, et dans la question d’assistance publique, ce sont les libéraux qui veulent centraliser la perception et l’administration des secours dans les mains du gouvernement, et ce sont les catholiques qui réclament l’initiative des individus et les droits de la charité privée. Les positions se trouvent ainsi déplacées par le fait de la constitution du clergé catholique en association autorisée, et presque toute-puissante. Pour moi qui regarde la liberté d’association comme un droit, je la réclamerais au besoin pour le clergé, et je l’ai même réclamée comme député devant l’Assemblée constituante pour les corporations religieuses[36] ; mais je pensais alors que la liberté d’association serait consacrée par la loi ; j’étais à mille lieues d’imaginer qu’elle serait une exception unique en faveur du clergé. Toutes les fois qu’une liberté est accordée aux uns, il faut qu’elle soit aussi accordée aux autres. Partout où il n’y a qu’une association autorisée, toute liberté conquise devient immédiatement, pour cette association privilégiée, un monopole.

Après avoir montré que la liberté d’enseignement, telle qu’elle était demandée par le clergé, serait promptement devenue un monopole entre ses mains, cherchons aussi quelle était l’arrière-pensée des ultramontains, et ce qui les rendait si ardents à se rendre maîtres de l’éducation. Il semble, au premier abord, qu’il s’agissait de part et d’autre d’une pure question de prosélytisme, que les uns voulaient faire des incrédules, et les autres des catholiques. La partie belligérante du clergé n’a pas manqué de poser la question en ces termes ; et pour être juste, pour être impartial, je commencerai par reconnaître qu’un nombre assez considérable de prêtres et de pères de famille catholiques n’ont pas eu d’autre motif de se mêler à cette querelle. Mais ce qui importe, c’est de connaître la pensée des chefs, de ceux qu’on pourrait appeler les meneurs, si ce mot ne ressemblait pas à une injure. Or ceux-là voyaient les choses de trop près pour attribuer le dépérissement de la foi à l’éducation des collèges. Ils savaient que tous les collèges de l’Université avaient un ou plusieurs aumôniers, choisis parmi les prêtres les plus instruits, et assimilés pour le rang et le traitement aux professeurs de premier ordre ; que dans tous les collèges royaux l’aumônier avait son logement dans l’établissement même, et vivait par conséquent avec les élèves ; qu’il faisait chaque semaine, à heure fixe, une conférence religieuse, sans parler de l’office du dimanche, et de l’exhortation qui le précédait ; qu’aucun obstacle venu de l’administration n’entravait les rapports de l’aumônier avec les élèves ; qu’il était maître absolu de l’enseignement religieux. Les chefs de la croisade entreprise contre l’Université savaient encore avec quelle vigilance on surveillait dans l’intérieur des collèges l’accomplissement des devoirs religieux des élèves. Toute marque d’irrévérence envers la religion était punie avec sévérité. L’enseignement lui-même, à tous ses degrés, était d’une orthodoxie poussée jusqu’au scrupule. Aucun professeur d’histoire ne se serait permis d’élever le plus léger doute sur l’authenticité des Écritures ; le moindre manque de respect aurait été puni d’une destitution immédiate. La philosophie n’était pas moins circonspecte. Le programme avait été rédigé avec soin pour écarter les questions irritantes ; les professeurs étaient dûment avertis à leur entrée en fonctions, qu’ils ne devaient rien enseigner qui pût paraître contraire à la foi catholique ; les proviseurs, les inspecteurs étaient très-attentifs à ce qui se passait dans la classe, et les aumôniers de leur côté ne se faisaient pas faute de s’ériger en surveillants de leurs collègues. La preuve qu’il ne se passait rien de répréhensible au point de vue des croyances catholiques, c’est que, pendant la période d’agitation, quand le clergé cherchait partout des arguments pour sa cause, il trouva à peine à désigner à l’autorité cinq ou six professeurs, qui la plupart se justifièrent. Il fallut sortir de l’enseignement même, et avoir recours aux livres écrits par les professeurs. Dix ou douze écrivains furent incriminés ; et parmi ceux-là la moitié au moins étaient tellement obscurs que les universitaires eux-mêmes ne les connaissaient pas. On chercha dans ces livres des bouts de phrase, des mots hasardés, on en tira des conclusions vraiment extraordinaires, et quand on eut, par ce moyen, une preuve telle quelle que dix ou douze universitaires avaient écrit des livres suspects, on en conclut que l’Université tout entière n’était qu’une vaste école de dépravation, et, suivant l’expression consacrée, la sentine de tous les vices. Il est bon de remarquer que presque toute la polémique roula sur les livres de M. Cousin ; que les autres ne figurèrent au procès qu’en qualité de comparses, et pour faire nombre ; de sorte qu’en définitive, on accomplit sous nos yeux ce tour de force vraiment unique de démontrer que l’Université pervertissait les mœurs et l’esprit de la jeunesse, parce que les livres de M. Cousin, qui n’étaient pas même des livres de classe, contenaient au plus deux ou trois phrases, interprétées par ses ennemis dans un sens panthéiste. Ainsi l’Université était corrompue, parce qu’elle avait à sa tête, à côté de M. Villemain, de M. Guizot, et de tant d’autres hommes graves et illustres, un philosophe qui a pu résumer sa doctrine dans un livre de morale, et qui a eu le droit d’appeler ce livre Le vrai, le beau et le bien.

Si cette conspiration a réussi un moment, grâce à la puissance de la presse, il est certain que les chefs du parti n’ont pas pu croire à ces exagérations et à ces calomnies. Une preuve, entre mille autres, que l’éducation des collèges était religieuse, c’est que les véritables écoles panthéistes et matérialistes combattaient avec le clergé contre l’Université. L’Université était accusée d’impiété par les uns, et d’hypocrisie par les autres. Elle n’était au fond que respectueuse et circonspecte ; mais tellement respectueuse, circonspecte à tel point, que le clergé, selon moi, au lieu de tant d’attaques et de tant d’injures, lui devait des actions de grâce.

Cependant, à regarder non plus les collèges, mais la société, il était évident que le nombre des fidèles diminuait de jour en jour. L’incrédulité faisait des progrès, et, disons-le sur-le-champ, elle continue à en faire. Nous verrons tout à l’heure si c’est l’éducation laïque qui en est cause ; mais ne craignons pas de constater d’abord le fait.

Si l’on compare la situation de la France, par rapport à la religion catholique, avant et après la Révolution, on ne trouvera certes pas de nos jours plus de libertinage et plus d’impiété, mais on trouvera une indifférence plus générale pour les dogmes, un éloignement plus marqué de la participation aux sacrements et aux offices. Cela même peut se constater dans de plus petites périodes, et l’on n’a qu’à comparer, par exemple, la Restauration avec le gouvernement de Juillet.

C’est à ce progrès constant et manifeste de l’indifférence en matière de religion positive, que le clergé voulait s’opposer, comme c’était son droit et son devoir. Il comptait pour cela sur l’éducation, plus que sur toute autre ressource, et il faut avouer qu’il n’avait pas tort. Il demandait la liberté d’enseignement, ce qui était juste, et il comptait en profiter plus que tous les autres, ce qui était habile. Mais il égarait les esprits en prétendant que l’éducation des collèges universitaires n’était pas religieuse. Elle l’était dans une bonne, dans une juste mesure. Elle ne l’était pas moins après 1830 qu’elle ne l’avait été sous l’Empire quand un évêque et deux grands vicaires siégeaient dans le conseil impérial de l’Université. Elle était, selon l’expression de M. Guizot à la Chambre des pairs, religieuse et laïque. On voulait la rendre monacale. Voilà le secret de la lutte, en voilà le dernier mot. Nous verrons tout à l’heure ce que signifie cette sabstitution de l’éducation monacale à l’éducation laïque, et à quelles vues d’ensemble elle se rattache.

L’éducation laïque des collèges mettait l’aumônier en rapports intimes et constants avec les enfants ; elle permettait, sans aucune restriction, sans aucune entrave, l’enseignement du dogme ; elle ne tolérait aucun enseignement contraire. Que voulait-on de plus ? On voulait des pratiques minutieuses, qui obtinssent par l’habitude une influence que la persuasion ne donnait pas. On voulait un enseignement philosophique et historique qui rendit la crédulité facile en faussant les principes de la critique historique, ou en frappant de suspicion les droits de la raison humaine. On voulait en un mot effacer les travaux, les démonstrations, les batailles qui, depuis deux cents ans, avaient mis l’humanité en possession d’elle-même, et ramener l’intelligence à ses anciennes croyances en la ramenant à ses anciennes superstitions.

Si l’on avait eu confiance dans la vérité de la doctrine qu’on apportait, et dans la supériorité de la morale qu’on prêchait, voici la ligne de conduite qu’on aurait suivie : on aurait répandu à grands flots l’instruction primaire, pour rendre tous les hommes capables d’étudier et de comprendre ; on aurait rendu accessible l’étude des chefs-d’œuvre de l’antiquité, parce que la nature intellectuelle a pour résultat d’ouvrir l’esprit, et de le rendre plus capable de discerner et de sentir la vérité ; on se serait appliqué à approfondir l’histoire, à la soumettre à une critique sévère, car c’est dans l’histoire surtout qu’est la preuve de l’authenticité des livres saints et le fondement de la doctrine chrétienne ; on aurait combattu à outrance la superstition, qui n’est que l’ignorance érigée en dogme ; on aurait propagé les découvertes des sciences physiques et naturelles, et montré leur concordance avec les récits bibliques ; tous les progrès de la science, de la raison, de l’humanité auraient été employés à la prédication chrétienne ; on aurait applaudi à l’émancipation de la raison, et tenté d’obtenir de la raison elle-même, de la raison éclairée par la philosophie et par l’histoire, une adhésion intelligente, motivée, sincère, à l’autorité de la révélation et de l’Église. Voilà ce qu’on aurait fait, et ce qui aurait été conforme à l’esprit du siècle, et aux principes de liberté qu’on mettait en avant. On a fait précisément tout le contraire.

On s’est mis à attaquer la Révolution française dans son principe et dans ses effets. On a soutenu que la raison n’avait pas le droit d’examiner, de discuter ; qu’elle était l’humble servante de la théologie. On a condamné toute philosophie libre et la liberté elle-même. On a déclaré que la liberté en politique était la ruine des États, et qu’en philosophie, elle était la perdition des âmes. On a rappelé avec complaisance les décrets des conciles qui condamnaient au feu les hérétiques. On a fait l’apologie de l’inquisition et de la Saint-Barthélemy. On a demandé pour le clergé des droits civils et politiques, qui en fissent un corps privilégié dans l’État. On s’est élevé contre les prétentions des souverains à juger les ecclésiastiques coupables de délits communs, et l’on a soutenu qu’un prêtre ne pouvait être jugé que par des prêtres. On a demandé, au profit des cours ecclésiastiques, le rétablissement de la censure. On a même été jusqu’à demander pour les évêques le droit de surveiller les théâtres. L’ancienne doctrine de l’union indissoluble de la puissance spirituelle et de la puissance temporelle a été renouvelée ; et, comme on demandait au nom de la religion l’incarcération des hérétiques, on a demandé aussi le rétablissement du pouvoir absolu, et la suppression de toutes les garanties de la liberté individuelle. L’ancienne prétention du clergé à des dîmes, à des propriétés foncières, à des biens de mainmorte, a été exhumée. On a demandé arrogamment de quel droit l’État s’ingérait de salarier des prêtres qu’il avait commencé par dépouiller. Non-seulement les sciences ont été mises en suspicion ; mais on a fait la guerre à Homère, à Cicéron, à Virgile, à Molière, au grand scandale de la portion éclairée et intelligente du clergé. On a voulu nous ramener à la langue, aux idées, aux méthodes, aux institutions du moyen âge. Chaque jour les organes de cette réaction inouïe nous ont raconté des miracles, devant lesquels pâlissent les folies des sectaires du diacre Pâris. Tout le monde se rappelle encore ces tableaux d’églises, où les vierges peintes inclinaient la tête et fermaient la paupière, pour la plus grande gloire de Dieu. Nous avons eu, même en France, des tableaux qui distillaient du sang. Ces miracles éphémères ne sont rien auprès du scandale permanent produit, il y a quelques années, par une prétendue apparition de la Vierge, Cette fois l’imposture était évidente et même grossière : on prêtait à la mère de Dieu un tel langage que les catholiques éclairés furent pénétrés d’indignation. On n’en éleva pas moins une chapelle votive qui subsiste encore à la honte du dix-neuvième siècle, en dépit d’un jugement solennel, et comme pour attester l’impuissance de la loi et de la raison. Ces étranges doctrines, condamnées par les plus saints évêques, n’ont pas ouvert les yeux à ceux qui se précipitent dans la superstition par peur de la liberté, ou par ignorance. Est-ce assez clair, et voit-on maintenant le sens et le but de cette croisade ? S’agissait-il de nous ramener à la foi par la persuasion, en respectant en nous notre dignité d’hommes libres, d’hommes éclairés ; ou ne voulait-on pas au contraire, pour triompher de l’incrédulité, triompher de la liberté et de l’intelligence ? C’est ce que tout homme de bon sens décidera. Mais comme nos adversaires ont des accès de franchise, et qu’il leur arrive plus d’une fois de manifester le fond de leur pensée, j’avoue que ceux qui se laissent duper ne paraissent pas excusables. Le vrai de la situation est ceci : le parti ultramontain croit que l’incrédulité fait des progrès ; il attribue ces progrès, non comme il le dit quelquefois, à l’éducation universitaire, mais à l’ensemble des idées et des habitudes modernes, au caractère essentiellement laïque de la société, à l’égalité des frères devant le code civil, à l’égalité des ecclésiastiques et des laïques, des fidèles et des dissidents devant le code administratif et le code pénal, au dogme de la souveraineté populaire, et même à la participation restreinte des citoyens au gouvernement, à l’abolition de l’influence sociale des ordres monastiques, à la suppression de l’aristocratie, des majorats, du droit d’aînesse, des corporations privilégiées et de la mendicité, au droit de libre examen et de libre discussion, aux progrès de l’instruction primaire, à ceux de la physique, de la chimie, de l’histoire, à la diffusion des idées philosophiques, enfin au développement des arts, de l’industrie et de la littérature. Il nous propose donc de remonter jusqu’au quinzième siècle, et de reprendre l’histoire de l’humanité à cette date. Qu’on le nie si on veut ; ce n’en est pas moins là la vraie position de la question entre l’intolérance et nous. La question une fois posée, nous ne voulons pas la discuter ; ce serait peine perdue ; mais il y a peut-être quelque profit à déchirer tous les voiles, et à dire la chose telle qu’elle est.

Si on m’objecte qu’il se trouve, dans l’Église catholique, un grand nombre d’esprits modérés, sages, libéraux, qui acceptent leur siècle et demandent seulement à l’éclairer par la persuasion, je répondrai que cela est vrai, et que je n’éprouve, pour ces apôtres pacifiques, qu’une sympathie mêlée de respect. Je combats le fanatisme et l’intolérance là où ils sont ; et je n’ai jamais songé, grâce à Dieu, à faire la guerre au christianisme.

Je n’ajouterai qu’une réflexion, mais grave et douloureuse. C’est que la partie saine du clergé est dominée, malgré tous ses efforts, par la faction ultramontaine. Il serait trop aisé de le prouver par des faits, et de montrer les plus grands évêques de France obligés de céder à des laïques sans mission, sans autorité, sans dignité. La mémoire même de Bossuet a été presque condamnée de nos jours.

Il n’y a de remède que dans la liberté, mais dans la liberté complète, et par conséquent égale pour tous. La liberté vaut mieux que le monopole ; et elle vaut même mieux qu’un monopole combattu et contenu par un autre monopole.



  1. Séance de l’Assemblé législative du 24 novembre 1791. Discours de Guadet : « … Ici une municipalité croit ne pouvoir pas s’opposer à l’exercice d’un culte, comme effectivement elle n’en a pas le droit d’après les décrets. S’il lui reste un bâtiment national, elle croit devoir l’affermer ou le vendre à une association religieuse. Là une administration supérieure croit au contraire qu’il est d’une sage politique de suspendre l’application des principes… »
  2. Décret du 11 prairial an III (30 mai 1795).
     Art. 1. « Les citoyens des communes et sections de commune de la République auront provisoirement le libre usage des édifices non aliénés, destinés aux exercices d’un ou de plusieurs cultes, et dont elles étaient en possession au premier jour de l’an II de la République. Ils pourront s’en servir sous la surveillance des autorités constituées tant pour les assemblées ordonnées par la loi que pour l’exercice de leur culte.
     Art. 2. « Les édifices seront remis à l’usage desdits citoyens, dans l’état où ils se trouvent, à la charge de les entretenir et réparer ainsi qu’ils verront, sans aucune contribution forcée.
     Art. 4. « Lorsque les citoyens de la même commune ou section de commune exerceront des cultes différents ou prétendus tels, et qu’ils réclameront concurremment l’usage du même local, il leur sera commun ; et les municipalités, sous la surveillance des corps administratifs, fixeront pour chaque culte les jours et les heures les plus convenables, ainsi que les moyens de maintenir la décence et d’entretenir la paix et la concorde. »
  3. Séance de la Constituante du 2 novembre 1789. Mirabeau, à la suite d’un long discours, lit sa motion ainsi conçue : « Qu’il soil déclaré premièrement que tous les biens ecclésiastiques sont à la disposition de la nation, à la charge de pourvoir d’une manière convenable aux frais du culte, à l’entretien de ses ministres et au soulagement des pauvres, sous la surveillance et d’après les instructions des provinces. Secondement, que selon les dispositions à faire pour les ministres de la religion, il ne puisse être affecté à la dotation des curés moins de douze cents livres, non compris le logement et jardin en dépendant. » Le résultat de l’appel nominal donne 568 voix pour adopter et décréter la motion, 346 pour la rejeter, et 40 voix nulles. La séance est levée a six heures au bruit des applaudissements de l’auditoire. (Moniteur du 3 novembre 4 789.) — Cf. le Rapport sur les biens du clergé, présenté par l’évêque d’Autun (Talleyrand) à la séance du 10 octobre 1789. Le rapporteur établit que le produit des biens-fonds du clergé s’élève à 70 millions ; celui de la dîme à 80 millions, appréciation très-inférieure à la réalité ; que ces 150 millions sont répartis annuellement entre 80 mille prêtres, dont 40 mille pasteurs ; que les deux tiers de cette somme (soit 100 millions) suffiraient pour assurer aux ecclésiastiques une rémunération suffisante ; il propose d’inscrire cette somme au budget de l’État, de maintenir en conséquence la suppression de la dime et d’aliéner les biens du clergé. Il montre que, par cette vente, on pourra faire face aux embarras du trésor, et abolir la vénalité des charges en rachetant les offices, « Il n’y a, dit le rapporteur, aucun doute sur le droit de l’État. Les donateurs ont donné aux pauvres et aux églises, plutôt qu’au clergé ; dès que l’État pourvoit aux besoins des uns et des autres, l’intention des fondateurs est respectée. » Il ajoute que l’État a droit sur les biens des congrégations, puisqu’il a le droit de supprimer la congrégation elle-même. Il signale, sans y insister, un abus dont il aurait pu se faire un argument redoutable, les bénéfices sans fonctions. Il conclut par ces mots : « Le clergé n’est pas propriétaire à l’instar des autres propriétaires. »
  4. L’assemblée des deux ordres tenue à Pontoise, en 1562, par délégation des états généraux, pendant que les élus du clergé assistaient au colloque de Poissy, posa en principe le droit absolu de l’État sur les biens de l’Église, et proposa de les vendre au profit du roi en indemnisant le clergé par des pensions. Il ne fallut pas moins que la révolution de 1789 pour que ce projet devînt réalisable. De toutes les réformes opérées par l’Assemblée constituante, il n’y en a peut-être pas de plus contestée. Au regret des biens qu’il perdait se joignait, dans le clergé, un sentiment étrange d’humiliation. « Nous ne sommes plus que des salariés, » disaient-ils, et Mirabeau répondait (c’était fort mal répondre) : « Il n’y a dans l’État que des salariés, des voleurs et des mendiants. » M. le Mintier, évêque de Tréguier, publia un mandement qui contenait ces paroles : « Les ministres de la religion sont réduits à la triste condition de commis appointés de brigands. »
     C’est une opinion aujourd’hui reçue par l’immense majorité du clergé, que la Constituante a violé le principe de la propriété en s’emparant des biens de l’Église. En conséquence, on regarde le budget des cultes, non comme la rémunération d’un service public, mais comme une indemnité annuelle que l’État paye à d’anciens propriétaires, par lui dépossédés. Le concordat de 1801, article 13, défend d’inquiéter la conscience des détenteurs des biens de l’Église, mais à la condition de l’existence d’un budget et en déclarant expressément que l’Église fait un sacrifice à la paix. Le passage suivant montre bien quelle est à cet égard la situation des esprits dans le clergé : « Ici se présente une question, savoir : Si les acquéreurs ou possesseurs actuels des biens ecclésiastiques, c’est-à-dire des biens du clergé et des églises de France usurpés par l’Assemblée nationale et vendus par ses ordres au profit de l’État, sont obligés à quelque restitution envers l’Église ? Nous répondons qu’ils ne sont obligés à rien ; l’acquisition desdits biens, quoique injuste et sacrilège dans le principe, a été ratifiée et légitimée par le concordat de 1804, dont l’article 13 est ainsi conçu : « Sanctitas Sua, pro pacis bono felicique religionis reslitulione, déclarat cos qui bona Ecclesiœ acquisiverunt molestiam nullam habituros neque a se neque a Romanis pontificibus successoribus suis. » (Théologie morale, par le cardinal Gousset, t. I, p. 466.) Il peut être utile de rapprocher de cette opinion le passage suivant du discours de Portalis, prononcé devant le Corps législatif le 16 germinal an X, et qui peut passer pour le meilleur commentaire du concordai de 1801 :
     « Le temporel des États étant entièrement étranger au ministère du pontife de Rome, comme à celui des autres pontifes, l’intervention du pape n’était certainement pas requise pour consolider et affermir la propriété des acquéreurs des biens ecclésiastiques. Les ministres d’une religion qui n’est que l’éducation de l’homme pour une autre vie n’ont point à s’immiscer dans les affaires de celle-ci. Mais il a été utile que la voix du chef de l’Église, qui n’a point à promulguer des lois dans la société, pût retentir doucement dans les consciences, et y apaiser des craintes ou des inquiétudes que la loi n’a pas toujours le pouvoir de calmer. C’est ce qui explique la clause par laquelle le pape, dans sa convention avec le gouvernement, reconnaît les acquéreurs des biens du clergé comme les propriétaires incommutables de ces biens. »
  5. Conseil des Anciens, séance du 11 ventôse an VII (1er mars 1799). Adoption du projet de Couturier sur l’aliénation des biens du culte protestant.
  6. « Justum est ut qui altari servit, de altari vivat, juxta illud Apostoli : Quis militat suis stipendiis unquam ? Fortene divites qui reipublicæ deservientes stipendia babenl, injuste accipiunt ?  » S. Alphonse de Liguori, liv. III, no 491.
  7. Le budget des cultes était, en 1849, de 40 746 493 francs ; en 1858, de 46 103 436 francs, en 1859 de 46 333 736 francs, il s’élève pour 1867 à 45 911 960 francs, plus 1 943 236 francs pour les cultes non catholiques. Le produit des oblations est certainement égal à ce budget. C’est donc une somme de 100 millions, au moins, qu’il s’agirait d’obtenir chaque année de la bonne volonté des familles catholiques en France.
  8. Nombres, XVIII, 20.
  9. La mort est l’acte le plus important de la vie.
  10. « L’Assemblée décrète, comme principe d’une loi dont elle charge son comité d’instruction publique de lui présenter les développements, qu’il y aura dans chaque commune un autel à la patrie, et que provisoirement les déclarations des naissances, mariages et décès, seront reçues dans le lieu des séances de la municipalité. » (Séance de l’Assemblée législative du 19 juin 1792).
  11. Art. 55 du Code civil.
  12. Art. 78 du Code civil.
  13. Art. 75 du Code civil.
  14. Art. 199 et 200 du Code civil. — Voyez aussi : Articles organiques, titre III, art. LIV.
  15. Art. 385 du Code civil.
  16. Art. 373 du Code civil.
  17. Décret du 23 prairial an XII (11 juin 1804), art. 45 et 46.
  18. Voyez l’art. 10 de ce concordat. — Le concordai autrichien semble fait pour soumettre entièrement le pouvoir civil au pouvoir spirituel, à la différence du concordat français, qui donne au contraire la prépondérance au pouvoir civil.
  19. Vicissitudes de l’Église catholique des deux rites en Pologne et en Russie, ouvrage traduit de l’allemand par un prêtre de la congrégation de l’Oratoire, et précédé d’un avant-propos par le comte de Montalembert, partie I, § 3.
  20. « Un bâtard, dit le duc de Choiseul (Lettre ministérielle du 24 juillet 1767), n’appartient pas à son père, mais à l’Etat, et ainsi il doit naître catholique ; or, quand une fuis on est catholique, on ne peut cesser de l’être. »
     Dans deux circonstances récentes, l’une en France, l’autre en Angleterre, la question de savoir si l’autorité paternelle peut être entravée dans son exercice, en ce qui touche à l’éducation religieuse, a été portée devant les tribunaux. En France, une famille catholique demandait à la cour d’Orléans de priver de la tutelle de ses enfants un père qui venait de se convertir au protestantisme. En Angleterre, une famille protestante plaidait devant la cour du banc de la reine, les 17 et 21 janvier 1857, pour soustraire la fille d’un protestant mort en Crimée à la direction de sa mère catholique. La justice, dans les deux cas, a maintenu les droits de l’autorité paternelle. Nous voilà bien loin du duc de Choiseul.
  21. Sur cette distinction, voyez la Religion naturelle, sixième édition, page 389.
  22. Mémoire sur le mariage des protestants, fait en 1785, par Malesherbes, p. 8 et 9.
  23. Mémoires de Saint-Simon, chap. DCXIII.
  24. 8 mars 1745 et 14 mai 1724.
  25. Malesherbes, Mémoire, etc., p. 10.
  26. « Suivant les canons, on doit refuser la sépulture ecclésiastique, c’est-à-dire les cérémonies et les prières de l’Église : 1o aux païens, aux juifs, à tous les infidèles ; 2o aux apostats (apostatis a fide christiana) ; on doit mettre au nombre des apostats ceux qui dans leurs écrits professent l’athéisme, ou le matérialisme, ou le panthéisme, ou le déisme, c’est-à-dire la négation de la révélation chrétienne ; 3o aux hérétiques et aux schismatiques… 4o aux excommuniés publics et notoires ; 5o à ceux qui se sont donné la mort par colère ou par désespoir, si avant de mourir ils n’ont manifesté aucun repentir : on ne refuse pas la sépulture ecclésiastique à ceux qui se suicident par frénésie ou autre accès de maladie, ou étant en démence ; 6o à ceux qui, tués en duel, ont expiré sur-le-champ, lors même qu’ils auraient donné avant leur mort des signes de pénitence ; cependant si, se sentant atteints du coup mortel, ils réclamaient un prêtre ou les secours de la religion, et que ce fait fût attesté par plusieurs témoins, nous pensons qu’on peut tempérer la rigueur des canons ; 7o aux pécheurs publics et notoires qui meurent dans l’impénitence ; tels sont, par exemple, ceux qui vivent publiquement dans l’adultère ou le concubinage : mais il faut que l’impénitence soit certaine et tellement publique, tellement scandaleuse, que ce serait un nouveau scandale de leur rendre les honneurs réservés à ceux qui meurent chrétiennement. Dans le doute si on doit ou non les refuser dans tel ou tel cas particulier, si on ne peut recourir à l’évêque, il faut se déclarer pour la sépulture : Odia sunt restringenda ; 8o à ceux qui sont morts dans l’acte du crime, s’ils n’ont pas eu le temps de témoigner du repentir ; mais il faut que le crime soit public et bien avéré : tel serait le cas d’un assassin qui serait tué par la personne qui se défendrait ; 9o à ceux qui, passant publiquement pour ne s’être pas confessés dans l’année et n’avoir pas reçu le sacrement de l’Eucharistie à Pâques, sont morts sans donner aucun signe de contrition. Mais comme aujourd’hui il y a malheureusement un trop grand nombre de personnes qui ne remplissent ni le devoir de la confession annuelle, ni celui de la communion pascale, on est obligé de modifier ce règlement, en restreignant le refus de la sépulture ecclésiastique à celles d’entre elles qui, par impiété, auraient refusé publiquement les sacrements à l’article de la mort… Si le prêtre parle au malade des sacrements, en particulier, et qu’il passe dans l’opinion publique pour avoir reçu les sacrements, quoiqu’il n’en ait rien fait, on lui donnera la sépulture ecclésiastique. » Le card. Gousset, Théol. mor., t. II, p. 43, sqq.
  27. « À ces causes, nous tous, grands du royaume…, nous statuons et ordonnons que désormais nul clerc ou laïque n’appelle en cause qui que ce soit devant le juge ecclésiastique ordinaire ou délégué, si ce n’est pour hérésie, mariage ou usure. » Mallei Westmonasleriensis Flores historiarum, éd. 1570, p. 217, lib. II. Et cf. Augustin Thierry, Considérations sur l’Histoire de France, chap. I.
  28. Code civil, art. 1117.
  29. Saint Alphonse de Liguori, liv. III, no 717. — Cf. Gousset, Théol. mor., t. I, p. 347.
  30. « Il serait dangereux de conseiller la compensation secrète ; mais on ne peut la condamner comme contraire à la justice, lorsqu’elle réunit certaines conditions. Ce n’est pas faire tort à un débiteur que de prendre l’équivalent de ce qu’il nous doit, en se dispensant de la restitution. Les conditions requises pour que la compensation soit légitime au for intérieur, sont : 1o que le débiteur ait refusé, malgré nos réclamations, de nous rendre ce qu’il nous doit ; 2o que la chose qui est l’objet de la compensation appartienne réellement au débileur ; autrement ce serait un vol ; 3o qu’on ne prenne pas plus qu’il n’est dû, l’excédant serait une injustice ; 4o que la dette soit certaine et pour le droit et pour le fait. Dans le doute, on regarde généralement la compensation comme injuste, parce qu’alors la condition du possesseur doit avoir la préférence. » M. le cardinal Gousset, II., p. 369
  31. M. le cardinal Gousset, II., t. I, p. 393 sqq.
  32. M. de Tocqueville, l’Ancien régime et la Révolution, p. 380, Cf. Jules Simon, La liberté civile, 3e édition, p. 284 sqq.
  33. Loi du 10 mai 1806. — Décret du 17 mars 1803.
  34. « Quand on dit que les pères de famille sont dépouillés de leur autorité par suite de ce monopole, que le droit de la minorité est violé, la liberté de conscience supprimée, on oublie évidemment que toute la France est couverte d’établissements libres rivaux de l’Université ; mais si on a tort contre les faits, on a raison contre la loi telle qu’elle existe aujourd’hui. Il dépendrait de l’Université de ne plus accorder d’autorisation, de supprimer toute concurrence, et de mettre les pères de famille dans l’alternative, ou de ne pas donner d’éducation à leurs enfants, ou de les faire élever par elle.
     « En vain en appellerait-on à l’excellence de l’enseignement universitaire. C’est l’argument de tous les despotismes, qui ne peut prévaloir contre le droit. C’est du reste une promesse bien téméraire en face des éventualités de l’avenir, et les chefs actuels de l’Université ne peuvent répondre pour leurs successeurs. » Rapport fait au nom de la Commission chargée de préparer une loi organique sur l’enseignement, par M. Jules Simon, représentant du peuple. (Assemblée constituante, séance du 5 février 1849.)
  35. Il est faux qu’il ne soit jamais permis d’invoquer une loi mauvaise pour obtenir justice, dit Mgr Parisis (Cas de conscience, p. 11) ; en effet, il existe une énorme différence entre faire une mauvaise loi et en profiter pour un usage légitime quand elle est faite. » En admettant même cette distinction, on peut dire qu’elle n’était pas applicable ; car il ne s’agissait pas pour le clergé de profiter d’une mauvaise loi toute faite, mais de pousser le gouvernement et les Chambres à la faire. Mgr Parisis n’hésitait pas du reste à regarder comme mauvaises et pernicieuses la liberté des cultes, la liberté de la presse et la liberté de l’enseignement. Il disait de la liberté de la presse « qu’elle avait produit d’horribles ravages, » p. <26, et il l’appelait, avec l’Encyclique de 1832, « deterrima illa, ac nunquam salis exsecranda et deteslabilis liberlas arlis librariae. » Mais il établissait que la presse dominante et l’enseignement de l’État étaient pernicieux ; et il en concluait qu’il fallait demander la liberté, pour enseigner aussi le bien, puisqu’on enseignait déjà le mal. « Supposons une société où tous les enfants soient élevés par des maîtres consciencieux et capables, quel serait l’homme assez pervers, assez extravagans pour proposer d’établir un système qui donnerait aux individus sans conscience et sans principes le droit de former l’enfance et d’instruire la jeunesse ? » p. 447. — Mgr le cardinal Gousset s’exprime ainsi à l’égard de la liberté de la presse, dans sa Théologie morale, t. I, p. 271 : « Quelle que soit la forme d’un gouvernement, les législateurs pèchent en faisant des lois contraires aux lois de la religion et de l’Église ; en tolérant la publication, soit des livres impies qui tendent à saper les fondements de toute révélation, soit des productions immorales, » etc.
  36. Rapport sur la loi organique de l’enseignement, p. 25.