La Liberté de conscience (Cinquième édition 1872)/2.I

Hachette et Cie (Cinquième éditionp. 147-155).

DEUXIÈME PARTIE.

L’INTOLÉRANCE PENDANT LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

CHAPITRE I.

L’Assemblée constituante maintient la proscription
des protestants et des juifs.


La révolution, depuis si longtemps préparée dans les esprits, éclata par la convocation des états généraux de 1789, qui devinrent l’Assemblée constituante. La Cour fut très-longue à comprendre ce qui se passait, et il est douteux qu’elle l’ait jamais bien compris. Les survivants de l’ancienne noblesse qui revinrent en France en 1815, ne se rendirent compte ni des principes de la révolution ni peut-être des faits qu’ils avaient vus de leurs yeux. On sait que les députés du tiers venus à Versailles en souverains, y avaient été reçus en suppliants. On voulut régler leur costume, le cérémonial et l’ordre de leurs séances ; on fixa par ordonnance les matières de leurs délibérations ; on rétablit pour les deux premiers ordres des privilèges surannés ; en un mot, on enferma les nouveaux venus dans des questions de détail, dans des recherches d’étiquette. Ces courtisans croyaient tenir le lion dans leur toile d’araignée. Les paysans, pendant ce temps-là, se demandaient s’ils payeraient toujours les dîmes et la corvée. Il y eut sur divers points des attroupements, des excès commis. On délibérait sur ces troubles, le 4 août 1789, quand un député de la noblesse s’écria qu’il ne fallait pas chercher de palliatif ; qu’il fallait courir à l’ennemi public, et que cet ennemi était la féodalité. À ce mot enfin prononcé, l’Assemblée reçut comme une commotion électrique ; elle eut la pleine conscience de sa mission et de son pouvoir. En une nuit, au milieu d’un enthousiasme qui tenait du délire et qui se propagea en un clin d’œil par toute la France, elle abolit tous les droits féodaux, les justices seigneuriales, la vénalité des charges judiciaires, les capitaineries et droits de chasse, les rentes féodales, le cens, les annales, la dime. C’était proclamer en principe la liberté, toutes les libertés. Cependant il ne fut point question de l’égalité des cultes ; personne n’y songea ; on crut avoir assez fait en retranchant les privilèges pécuniaires du clergé catholique. La Déclaration des droits de l’homme, dont les premiers articles furent votés le 21 août 1789, paraissait établir de la façon la plus formelle les droits des non-catholiques. « Tous les hommes naissent et demeurent égaux en droit, » disait le premier article. Pouvait-on penser que les protestants et les juifs fussent exclus de cette égalité ? « La loi, disait l’article 6, doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse. Tous les citoyens étant égaux à ses yeux sont également admissibles à toutes les places, emplois et dignités, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents. » Ces grands principes, d’une vérité si évidente, et dont l’application devait être si universelle, laissaient les protestants et les juifs en dehors du droit commun, dans la pensée même du législateur. Cette exception, qui nous paraît aujourd’hui si étrange, et qui contraste d’une façon si bizarre avec l’ardent amour de la liberté et de l’égalité qui possédait alors tous les esprits, était si naturelle qu’on dédaignait de l’exprimer. L’habitude d’opprimer, et l’habitude d’être opprimé, se contractent comme toutes les autres ; la violence, après des siècles, se prend de bonne foi pour un droit, et ceux qui la subissent finissent eux-mêmes par lui trouver quelque apparence de légitimité ; ils ne la contestent qu’à demi, ils lui font des concessions. Deux jours après le décret qui proclamait l’égalité absolue des citoyens, on décréta l’article 18 en ces termes : « Nul ne doit être poursuivi pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble point l’ordre public établi par loi. » Il était donc nécessaire de protéger les dissidents contre les poursuites judiciaires ; ils n’étaient donc pas réellement et complètement égaux à leurs concitoyens, en dépit des termes si généraux de l’article 1er et de l’article 6. Comment y aurait-il eu des dissidents, s’il y avait eu liberté des cultes ? La Constituante entendait protéger les individus, et tolérer seulement les religions ; elle n’allait même pas Jusqu’à leur permettre le culte public. Son principe était en matière de religion d’avoir une religion dominante, et de tolérer seulement les autres. Si nous n’avions tant d’exemples de la ténacité des préjuyéset des obstacles que la liberté en tout genre est obligée de surmonter avant de s’établir dans la loi et dans les esprits, nous aurions peine à comprendre que la Révolution de 1789 n’en ait pas fini irrévocablement avec la prétention d’imposer aux hommes, par la force, des doctrines et des méthodes. Le dix-huitième siècle avait tant fait que le septicisme était partout, chez les gens de lettres et dans une grande partie du peuple, à la Cour et dans la magistrature. Il avait pour maîtres Voltaire et Rousseau. L’Assemblée constituante était toute pleine de leurs partisans. Elle se sentait parfaitement dégagée de la tradition, puisqu’elle prenait quelquefois des résolutions importantes uniquement pour rompre avtc le passé, pour détruire des habitudes, pour désarmer ou supprimer des institutions qui n’auraient pas manqué de ramener la nation en arrière. Cependant cette Assemblée, même quand elle commence à frapper les grands coups, se déclare catholique. Elle écrit dans l’article 18 de la Déclaration des droits que « nul ne doit être poursuivi pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble point l’ordre public établi par la loi ; » et cette restriction, que l’on pourrait accepter dans son sens littéral, car il y a, il doit y avoir une police des cultes, avait au contraire, dans la pensée du législateur, une portée immense. Elle signifiait que l’exercice des cultes non catholiques aurait lieu sans publicité[1]. Un ministre protestant, Rabaud de Saint-Étienne, député de Nîmes, demanda pendant la discussion la publicité pour le culte protestant ; cette demande fut repoussée par une majorité considérable. Le journal de Prudhomme, les Révolutions de Paris, journal très-avancé, en rendant compte de la séance, avoue que « la demande de M. Rabaud de Saint-Étienne parut excessive. Il aurait peut-être mieux réussi s’il eût moins demandé. » Le système bien arrêté de l’Assemblée était celui-ci : un culte dominant, le culte catholique, et tous les autres cultes tolérés, mais privés de publicité. Au mois de juin 1790, l’Assemblée assiste en corps à la procession du saint sacrement dans sa paroisse (à Saint-Germain l’Auxerrois). Le 16 et le 17 juin de la même année, elle règle les traitements des ministres du culte, c’est-à-dire des évêques et des prêtres catholiques, car il ne vint à l’idée de personne de salarier les autres cultes. L’année suivante (29 octobre 1791), Ramond demanda que tous les cultes fussent salariés ; cette proposition inouïe fut couverte par les murmures de l’Assemblée. Sous la Convention même, et jusqu’aux décrets qui abolirent le culte, le clergé catholique toucha seul une indemnité du Trésor.

On n’était plus, à la vérité, depuis les premiers décrets de la Constituante, sous le régime de la religion d’État. En 1790, une pétition couverte de trois mille cent vingt-sept signatures, auxquelles vinrent se joindre quinze cent soixante adhésions publiques, pour réclamer que la religion catholique fût reconnue en qualité de religion de l’État, ayant été envoyée de Nîmes au roi et à l’Assemblée, et suivie d’une proposition formelle, l’Assemblée la repoussa[2]. La minorité en cette occasion fut de deux cent quatre-vingt-dix-sept membres qui publièrent une protestation contre le vote. Ainsi la doctrine nouvelle d’un culte dominant, qui n’était pas religion de l’État, se trouva consacrée.

« Je n’entends pas ce mot de culte dominant, disait Mirabeau : est-ce un culte oppresseur que l’on veut dire[3] ? » et il est certain que, malgré les termes les plus explicites de la Déclaration des droits de l’homme sur l’égalité de tous les citoyens, les dissidents continuèrent assez longtemps encore à être privés d’une partie des droits politiques. Le culte dominant était en effet un culte oppresseur. On avait rendu aux protestants l’état civil ; c’était une mesure depuis longtemps réclamée par l’opinion[4], et dont le parlement[5] et Louis XVI[6] avaient, pris l’honorable initiative longtemps avant la convocation de l’Assemblée. On avait aussi, par une loi, rendu aux descendants des réfugiés la qualité de Français[7] : protestation bien légitime, hélas ! et bien tardive, contre la révocation de l’édit de Nantes ; mais on ne se décida qu’avec peine à abroger l’article de l’édit de 1787 qui excluait les protestants de toutes les places de municipalités auxquelles étaient attachées des fonctions judiciaires. Le 23 décembre 1789, le comte de Clermont-Tonnerre proposa de déclarer que « les protestants, les juifs, les comédiens et les exécuteurs des hautes œuvres » pourraient faire partie des municipalités. « Les juifs, dit-il, sont présumés citoyens, tant qu’on n’aura pas prouvé qu’ils ne le sont pas[8], — Ils ne le sont pas, s’écrie Rewbell ; ils ne croient pas l’être[9]. — Ils sont indignes de l’être, » répond l’abbé Maury[10]. Et il part de là pour faire contre eux un réquisitoire en forme. Les juifs ne sont pas une secte, mais un peuple. C’est un État dans l’État. Ils ont une pairie qui n’est pas la nôtre, des lois, des mœurs différentes de nos lois et de nos mœurs. En échange du titre de citoyens que nous leur donnerions, que nous apporteraient-ils ? Ils ne sont ni soldats, ni industriels, ni laboureurs ; ils ne connaissent d’autre profession que l’usure. « Aucun d’eux n’a su encore ennoblir ses mains en dirigeant le soc et la charrue, » s’écrie l’orateur, oubliant que les lois de tous les peuples interdisent aux juifs le droit de posséder la terre. « C’est pour eux, c’est pour leur salut, ajoute-t-il, que je vous conjure de ne pas en faire des citoyens. Une si grande faveur et si peu méritée ferait éclater la haine, et le peuple se porterait à des extrémités. » L’évêque de Nancy, La Fare, insiste sur cette dernière considération, et les raisons qu’il apporte prouvent en effet la persistance des haines religieuses au milieu de l’effervescence des idées libérales. « Le peuple les a en horreur, dit-il[11] ; ils sont souvent en Alsace les victimes des mouvements populaires. Il y a quatre mois, on voulait à Nancy piller leurs maisons. » Je l’avoue ; cette argumentation est sans réplique. Puisque les juifs sont persécutés, il serait impolitique de les élever à la dignité de citoyens ! L’abbé Maury et l’évêque de Nancy consentaient à admettre dans les conseils municipaux les comédiens et les protestants, mais ils avaient trop d’humanité pour ne pas repousser les juifs. « Un décret qui donnerait aux juifs les droits de citoyens pourrait allumer un grand incendie, s’écriait La Fare. Ils ont une fois obtenu une pareille faveur du parlement d’Angleterre : mais aussitôt les boulangers leur refusèrent du pain, et ces malheureux demandèrent bien vite la révocation du bill[12]. » Les protestants eux-mêmes trouvèrent des ennemis dans l’Assemblée. On ne les attaqua pas directement, mais pourquoi décréter leur émancipation ? disait-on. N’est-elle pas entière ? « Les protestants ont la même religion et les mêmes lois que nous, sans avoir le même culte, disait l’abbé Maury ; cependant, comme ils jouissent déjà des mêmes droits, je pense qu’il n’y a pas lieu à délibérer sur ce qui les concerne[13]. » Cette mansuétude cachait un piège ; car si l’abbé Maury concluait l’émancipation des protestants de la Déclaration des droits, comment s’opposait-il à la réhabilitation des juifs ? et s’il la faisait remonter à l’édit de 1787, il ne pouvait ignorer que cet édit n’avait statué que sur l’état civil des réformés. Une ancienne loi excluait les protestants de toutes les places de municipalités auxquelles étaient attachées des fonctions judiciaires[14]. En définitive, les protestants l’emportèrent ; mais les juifs furent battus, malgré l’éloquence de Mirabeau, qui leur prêta son appui. Le décret fut rendu dans ces termes :

« L’Assemblée nationale décrète : 1o que les non-catholiques qui auront d’ailleurs rempli toutes les conditions prescrites dans ses précédents décrets pour être électeurs et éligibles, pourront être élus dans tous les degrés d’administration, sans exception ;

« 2o Que les non-catholiques sont capables de tous les emplois civils et militaires, comme tous les autres citoyens :

« Sans entendre rien innover relativement aux juifs, sur l’état desquels l’Assemblée nationale se réserve de prononcer. »



  1. Mirabeau écrivit à cette occasion au Courrier de Provence : « Nous ne pouvons dissimuler notre douleur, que l’Assemblée nationale, au lieu d’étouffer le germe de l’intolérance, l’ait placé comme en réserve dans une déclaration des droits de l’homme. »
  2. L’ordre du jour fut décrété en ces termes, proposés par le duc de La Rochefoucauld : « L’Assemblée nationale, considérant qu’elle n’a et ne peut avoir aucun pouvoir à exercer sur les consciences et sur les matières religieuses ; que la majesté de la religion et le respect profond qui lui est dû ne permettent point qu’elle devienne le sujet d’une délibération ; considérant que l’attachement de l’Assemblée nationale au culte catholique, apostolique et romain ne saurait être mis en doute au moment même où ce culte va être mis par elle à la première place dans les dépenses publiques et où, par un mouvement unanime de respect, elle a exprimé ses sentiments de la seule manière qui puisse convenir à la dignité de la religion, et au caractère de l’Assemblée nationale, décrète qu’elle ne peut ni ne doit délibérer sur la motion proposée, et qu’elle va reprendre l’ordre du jour concernant les biens ecclésiastiques. » (Séance du 30 avril 1790.)
  3. Séance du 23 août 1789.
  4. En 1759, sous le ministère du maréchal de Belle-Isle, on créa en faveur des protestants suisses et alsaciens l’ordre du mérite militaire, qui eut les mêmes privilèges que l’ordre de Saint-Louis.
  5. Dès 1778. Le vœu du parlement fut renouvelé à la veille de la première assemblée des notables après un discours prononcé dans la grand’chambre par Robert de Saint-Vincent, le 9 février 4787. Robert de Saint-Vincent termina son discours par ces mots : « Si ma proposition ne paraît pas indiscrète à la compagnie, il sera de sa prudence d’examiner s’il ne serait pas expédient que le parlement prévînt toutes les démarches qui pourraient être faites à ce sujet par l’assemblée des notables. »
  6. Voici les termes dans lesquels le garde des sceaux Lamoignon annonça cette résolution à la séance du roi au parlement du 19 novembre 1787.
     « Le législateur (le roi) a vu qu’il fallait nécessairement, ou proscrire de ses États la portion nombreuse de ses sujets qui ne professent pas la religion catholique, ou lui assurer une existence légale… Le roi a concilié dans la nouvelle loi les droits de la nature avec les intérêts de son autorité et de la tranquillité publique… La sage tolérance de leur religion, ainsi restreinte aux droits les plus incontestables de la nature humaine, ne sera point confondue avec une coupable indifférence pour tous les cultes. »
     Le garde des sceaux semble préoccupé de rassurer le parlement contre les conséquences de la mesure. On peut en conclure que les démarches faites par le parlement en faveur des protestants étaient plus politiques que sincères ; et c’est en effet ce qu’on croyait généralement, et c’est ce que rendit plus évident encore la sourde opposition que le parlement fit à l’édit, par des lenteurs, des chicanes, des ajournements. Dans la discussion pour l’enregistrement de l’édit, d’Espréménil s’était écrié en montrant le Christ : « Voulez-vous donc le crucifier une seconde fois ? » En 1787, la marquise d’Anglure, fille d un père protestant et d’une mère catholique, fut déclarée bâtarde par le parlement de Bordeaux.
  7. Art. 22 de la loi du 15 décembre 1790.
  8. « Régénérateurs de l’Empire français, disaient les juifs dans une pétition lue à l’Assemblée, le 24 décembre 1789, non, vous ne voudrez pas que nous cessions d’être citoyens lorsque depuis six mois nous en remplissons si assidûment les devoirs. »
  9. Séance du 21.
  10. Séance du 22.
  11. Séance du 23.
  12. Séance du 23. (Le bill du parlement dont parle La Fare, est de 1752). — Séance du 28 janvier 1790. Rapport de l’évêque d’Autun sur la pétition des juifs portugais et avignonnais établis à Bordeaux, qui demandent à être maintenus dans la possession des droits civiques à eux concédés par lettres patentes de 1776. a Votre comité de constitution a pensé que, sans rien préjuger sur la question de l’état des juifs prise dans sa généralité, il était juste et convenable de décréter en ce moment que les juifs à qui les lois anciennes ont accordé la qualité de citoyen la conservent… »
     Cette motion excite de violentes réclamations.
     Rewbell. Je croirais manquer à mon devoir si je ne m’opposais au projet du comité… L’exception pour les juifs de Bordeaux entraînerait bientôt la même exception pour les autres juifs du royaume.
     Le décret fut voté, malgré une vive opposition.
  13. Séance du 22.
  14. Séance du 23. Discours de Duport.