La Liberté de conscience (Cinquième édition 1872)/1.IX

Hachette et Cie (Cinquième éditionp. 55-58).


CHAPITRE IX.

Abélard.


Les erreurs d’Abélard se rattachent à une hérésie plus importante encore que celle d’Arius, parce qu’elle devait avoir des conséquences plus graves, sinon dans le monde des faits, au moins dans le monde de la pensée. C’est l’hérésie de Pelage, qui fut peut-être, au cinquième siècle, un précurseur de Luther. Au fond, toutes les hérésies, même les hérésies purement théologiques comme celles de Sabellius et d’Arius, sont une lutte, au nom de la liberté et de la raison, contre les mystères imposés. Elles sont un désir d’expliquer, un désir de comprendre, un désir de se posséder ; une tentative de la raison pour entrer en possession d’elle-même ; par conséquent une révolte contre l’intolérance.

Pelage est un moine anglais du cinquième siècle, dont la doctrine peut se résumer dans les quatre propositions suivantes : 1o L’homme peut vivre sans péché ; — non que la perfection existe en fait dans la vie humaine, car Pelage n’allait pas jusque-là, mais il soutenait qu’il n’est pas impossible, d’une impossibilité métaphysique, qu’elle existe. Cette opinion est contraire à l’autorité de l’Écriture, qui déclare qu’il n’y a point d’homme sans péché[1]. 2o Il n’y a point de péché originel ; Adam a péché le premier, il a donné l’exemple du péché, il nous a rendu par sa faute la perfection plus difficile. Mais comme il est seul coupable de désobéissance, il en est seul responsable, et nous ne pouvons pas être condamnés et punis pour un crime auquel nous n’avons pas participé. Cette opinion est contraire à la Bible[2], à l’Écriture[3] et à l’enseignement universel de l’Église[4]. 3o L’homme peut arriver au bien par lui-même, par le seul effort de la volonté sans le secours de la grâce : opinion formellement condamnée par l’Écriture, qui soutient que nous ne pouvons même former une bonne résolution, sans la grâce de Dieu qui nous en rend capables[5]. 4o Si la grâce est nécessaire, ce que Pelage se vit contraint d’avouer plutôt par les menaces que par les raisonnements de ses adversaires, elle consiste dans les facultés naturelles que Dieu nous donne, et quand il y joint une inclination plus forte vers le bien, cette grâce extraordinaire nous est accordée à cause de nos mérites, et non gratuitement ; elle rend le bien facile, mais on n’en peut pas conclure qu’il serait impossible sans elle. En un mot, Pelage s’efforce de rendre l’humanité maîtresse d’elle-même sous la loi de l’Évangile, tandis que l’Église, pour établir plus fortement la nécessité des sacrements, fait dépendre la liberté de la grâce nécessaire et gratuite[6]. Plusieurs siècles après, Abélard soutint quelques-unes des propositions de Pelage sur la liberté, le péché originel et la grâce. Il lui ressemble surtout par le désir d’expliquer et de comprendre, et c’est aussi par là qu’il s’attira l’animadversion de l’Église. On lui reprocha en outre quelques erreurs sur la Trinité. Il ne pouvait pas ne pas eu commettre, du moment qu’il essayait d’appliquer à la théologie les procédés de la philosophie. Il rétracta toutes les erreurs qui lui furent imputées, se soumit aux décisions de l’Église et évita par cette conduite de fonder un schisme ; mais il ne put désarmer la rigueur de saint Bernard et de ses autres ennemis, et c’est précisément ce qui donne à sa vie et à ses exemples une importance considérable dans l’histoire de l’intolérance.

On était alors au douzième siècle[7]. L’école de Paris était la première du monde, et, dans cette école même, Abélard effaçait tous les maîtres. Il n’y avait pas de salle, pas d’église qui pût contenir ses disciples. Quand il paraissait pour enseigner sur les marches d’une église, la foule encombrait les parvis. Ils étaient là, venus par milliers pour le voir et pour l’entendre, quelques-uns du fond de l’Espagne. Les évêques, les couvents étaient attentifs à chacune de ses paroles : les docteurs descendaient de leurs chaires pour se mêler à l’auditoire ; on s’arrachait ses écrits : les femmes ne rêvaient que de sa gloire. On le prit, on lui jeta sur les épaules un froc de moine, on l’exila tantôt à l’abbaye de Saint-Denis, tantôt sur les âpres rochers de Saint-Gildas. Il s’échappe, et toujours plein de sa pensée, ne trouvant plus d’asile dans les monastères et dans les écoles, il court au désert, y bâtit un oratoire qu’il appelle Paraclet, c’est-à-dire le consolateur, avec une tente pour s’abriter ; et aussitôt sa foule lui revient, ardente, émue, passionnée comme aux anciens jours. On assemble un nouveau concile pour le juger, c’est-à-dire pour le détruire. Il y vient, au milieu d’anciens amis devenus ses juges, entouré de disciples. Là il se déclare enfant soumis de l’Église. « Je crois, dit-il, tout ce que l’Église enseigne ; je me soumets à l’autorité ; je suis orthodoxe. » Et que lui répond l’intolérance ? Qu’il ne faut pas discuter ses livres ; qu’il suffit de les lire.

« J’en appelle, dit Abélard, à l’autorité de Rome. — Doit-il trouver un refuge auprès de Pierre, répond saint Bernard, celui qui renie la foi de Pierre ? » Quoi ! pas de discussion et pas d’appel ! Non, la raison ne sera pas discutée, elle sera domptée. Saint Bernard l’avait écrit à la cour de Rome : « Il importe à l’Église, il importe à cet homme lui-même qu’il lui soit imposé silence. » Il disait, dans son horreur pour l’hérésie, et pour cette introduction de la raison dans la discussion des dogmes qui caractérise la théologie d’Abélard : « II faut briser cette bouche avec des bâtons[8]. »



  1. Év. selon saint Jean, I, 4.
  2. Ps. 50, v. 7, Job, c. XIV, v. 4.
  3. Ad. Rom., v. Ad. Ephes., II.
  4. Cf. Vossius, Histoire du Pélagianisme, part. I, thes. 6.
  5. Év. selon saint Jean, VI, 44. Ad Ephes., II, v. 8 ; II ad Cor., c. II, v. 5.
  6. Saint Augustin, De la Grâce.
  7. La condamnation d’Abélard est de 1140, sous le règne de Louis VII.
  8. « Je ne sais si la bouche d’où sortent de telles paroles ne serait pas plus justement brisée à coups de bâtons (jusliùs fustibus tunderetur) que réfutée par le raisonnement. » S. Bernard, Lettre au pape Innocent II. — Cf. Abélard, par M. de Rémusat, t. I, p. 220 et suiv. — C’est pourtant saint Bernard qui a écrit : « Hæretici capiantur non armis, sed argumentis. » (Serm. 64.)