Petites Études : La Lanterne magique
G. Charpentier, éditeur (p. 126-127).
◄  LXXX.
LXXXII.  ►
Septième douzaine

LXXXI. — APRÈS LA NOCE

Ayant touché sa pension mensuelle, Robert Vic, le robuste étudiant normand à la blonde chevelure, s’en est allé dîner tout seul au café Anglais, où après avoir arrosé son copieux dîner avec cinq ou six bouteilles de grands vins, il a bu par-dessus son café une demi-bouteille d’eau-de-vie de derrière les fagots. Ainsi réconforté, il a marché jusqu’à l’avenue de l’Opéra, en fumant un cigare jaune. Et là, le jour se faisant tout à coup dans sa cervelle, il ne tarde pas à se rappeler qu’ayant, à la tête d’amis dévoués, traversé le tunnel sous-marin, il a conquis l’Angleterre ; que maintenant il va épouser la fille d’un roi saxon, qui vole avec des ailes de cygne, et que la noce durera soixante jours, pendant lesquels on mangera des cerfs rôtis, et des bœufs entiers servis sur des plats d’or.

En levant les yeux, Robert Vic ne peut douter qu’il soit roi ; car déjà dans les cieux on étend pour le réjouir, des tapis de safran, d’écarlate, de pourpre violette ; des nuages comédiens y jouent pour lui des tragédies de Shakespeare, et montées sur leurs hippogriffes, des guerrières en armures de cuivre rouge rompent des lances en son honneur. En songeant aux futures batailles et aux grands festins qui se succéderont chaque jour dans ses palais, Robert éprouve le besoin de s’appuyer sur une épaule, de conter sa joie à quelqu’un et d’opprimer un confident résigné. Causer avec les maisons lui semble assez grandiose, et il y songe d’abord ; mais les maisons, en proie à une démence furieuse, s’enfuient d’une course effrénée, et pareillement les candélabres à gaz, les tramways, les omnibus, les fiacres eux-mêmes emportés avec une rapidité diabolique. En vain l’étudiant les menace de les arrêter et de les conduire au poste ; ils n’en ont cure, et s’évanouissent dans le vague horizon. Les cheminées, les toits, le ciel, les nuées que pousse un fouet cinglant s’envolent aussi, et les passants, qui filent projetés au loin, comme la flèche que lance un arc solide.

Cependant, Robert Vic finit par en attraper un. Sans se laisser étonner par son uniforme et par le sabre-baïonnette qui pend sur son flanc, il le saisit, l’enlève comme un enfant dans ses bras d’Hercule, et le serrant précieusement sur son sein, comme une Nymphe sa corbeille de fleurs, il court, lui aussi, comme des candélabres à gaz et comme les maisons, et porte au poste de police le plus voisin — le sergent de ville !