Petites Études : La Lanterne magique
G. Charpentier, éditeur (p. 61-63).
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Quatrième douzaine


XXXVIII. — LE THÉ

À Cannes, dans un petit salon de villa dont les fenêtres ouvertes permettent de voir et d’entendre chanter la mer bleue aux flots de saphir, miss Amy, miss Déborah et miss Ellénor restées seules tandis que leurs parents assistent à une grande soirée chez lord Norris, prennent le thé pour se distraire, et surtout pour se rassasier. Ô les belles victuailles qui s’étalent en effet sur la nappe russe à images, où le thé fume dans des tasses de Chine ornées de monstres inquiétants et farouches ! Du caviar, des galantines, des salades russes, des volailles froides, des gibiers à moitié ensevelis dans une gelée transparente, des sandwichs à la pâte de langue, à la pâte de faisan, à la pâte de crevettes, à toutes les pâtes possibles, s’y pressent à souhait pour le plaisir des yeux, à l’ombre d’un vaste jambon, dont la chair entamée déroule en gammes harmonieuses toute la symphonie rose !

Et plus roses encore sont les trois misses, toutes jeunes, presque enfants encore, mais grandes et fortes comme des néréides de Rubens, superbes, colossales, rougissantes sous leurs cheveux blonds et roux, et dont les belles chairs, consciencieusement nourries de succulents roastbeefs, inspirent des idées de fleurs et de pêches mûres. Tranquillement, avec suite et sans se reposer une minute, ces vierges heureuses se repaissent de cailles désossées, de filets de perdreaux et de sandwichs infiniment variés, et coup sur coup vident leurs tasses où fume le thé de l’Inde, si finement et délicieusement parfumé, et par surcroît, en montrant leurs jolies dents carnassières et effroyablement blanches sous les lèvres de pourpre, causent de leurs amours.

— « Oui ! dit Déborah, je l’aime toujours, mon cher midshipman Edward Novel, car il est grand comme nous, blanc et tout rose, et sans un poil de barbe. Il a si bien l’air d’une fille que, dans les îles Polynésiennes, une reine a voulu le manger, et la moindre brise insensible éparpille sa fine et légère chevelure. Et vous, Ellénor, êtes-vous toujours férue de votre pianiste hongrois ?

— Oui, dit Ellénor, j’en raffole à cause de son air fatal. La musique le terrasse et l’abat comme ferait un vent d’orage. Quand il joue, les sanglots de l’instrument semblent sortir de sa poitrine brisée, et on dirait qu’il est lui-même un piano !

Je m’intéresse à lui parce que sans cesse on croit qu’il va mourir, et c’est en quoi je suis bien différente de ma sœur Amy. Car, sans doute, ce qui lui plaît chez sir Williams Sidney, c’est que ce lieutenant de horse-guards étouffe un cheval entre ses jambes, et avec deux doigts ploie en deux une pièce d’or. Mais il n’est pas le seul qui puisse accomplir ces tours de force.

— Aussi, dit Amy, n’est-ce pas pour cela que je l’adore. Si j’en ai fait mon dieu, c’est pour un autre motif. Il m’avait défendu de continuer à faire la coquette avec notre cousin Anthony, et, comme je lui avais désobéi, en me rencontrant seule dans l’escalier, il m’a donné un grand soufflet, qui m’a jeté dans un pur ravissement, car voilà précisément comme on aime ! »

En parlant ainsi, miss Amy lève les yeux au ciel, et de nouveau boit une tasse de thé au doux parfum pénétrant, cependant que miss Déborah et miss Ellénor dévalisent et mettent nue comme une Andromède l’assiette d’or armoriée qui contenait le chaufroid de becfigues.