Petites Études : La Lanterne magique
G. Charpentier, éditeur (p. 171-172).
◄  CXI.
CXIII.  ►
Dixième douzaine

CXII. — UTOPIE

Le petit vicomte de Salar et Coralie Bredo reproduisent assez exactement le tableau célèbre où, debout et songeant, le roi d’Espagne Philippe II, en costume de cour et coiffé de la toque à plumes, contemple sa maîtresse nue, couchée sur un lit de repos. Seulement, comme les mœurs se sont épurées depuis ce temps-là, Coralie est couverte d’un léger voile transparent, et le petit vicomte, entaché d’impressionnisme et de japonaiserie, porte un costume de ville entièrement violet qui, depuis le chapeau et la cravate jusqu’aux chaussettes de soie et aux souliers, parcourt toutes les gammes symphoniques du violet, et chante sa musique silencieuse avec le plus parfait dandysme.

Quoique très excentrique et singulier, Anatole de Salar est très innocent, ce qui se voit, et il adore Coralie avec un sentimentalisme emprunté aux écoles abolies. Il admire en silence les belles formes étalées sous ses yeux, et tout à coup, avec un long soupir :

— « Chère ! dit-il à son amie, je voudrais — sur votre cou, sur votre front, sur vos bras divins, trouver à baiser une place, si petite qu’elle fût, que nul n’ait touchée ou baisée avant moi ! »

La courtisane se relève, ébouriffée par une si audacieuse prétention. Mais, après tout, comme elle a été étudiante dans le quartier Latin, et comme les problèmes scientifiques ne lui déplaisent pas, elle se décide à admettre la fabuleuse hypothèse, et répond tranquillement, avec une philosophie douce.

— « Au bout du compte, dit-elle, ça se peut bien et je ne jurerais pas que non, car tout existe dans la nature ! »