La Légende de Zoroastre

La Légende de Zoroastre
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 3 (p. 589-609).
LA LÉGENDE DE ZOROASTRE

Passons de l’Inde en Asie centrale et regardons le pays à vol d’oiseau[1]. A perte de vue, se déroule à nos pieds le Pamyr et l’Indou-Kousch « Toit du monde » et nœud gordien du continent. Crêtes blanches et grises vallées. A l’Est et au Nord de ce fouillis montagneux, la Perse et l’Iran forment un haut plateau. De vastes étendues s’encadrent de lignes austères, d’une grandeur superbe et sauvage. Sol accidenté, vertes oasis, déserts arides qu’enferment les plus hautes cimes de la terre. Un des voyageurs modernes qui a le mieux vu la Perse et senti son âme, le comte de Gobineau, décrit ainsi cette contrée altière : « La nature a disposé l’Asie centrale comme un immense escalier, au sommet duquel elle semble avoir tenu à honneur de porter au-dessus des autres régions du globe le berceau antique de notre race. Entre la Méditerranée, le golfe Persique et la Mer-Noire, le sol va s’élevant d’étages en étages. Des croupes énormes placées en assises, le Taurus, les monts Gordyens, les chaînes du Laristan soulèvent et soutiennent les provinces. Le Caucase, l’Elbourz, les montagnes de Chiraz et d’Ispahan y ajoutent un colossal gradin plus haut encore. Cette énorme plate-forme, étalant en plaines ses développemens majestueux du côté des monts Soleyman et de l’Indou-Kousch, aboutit d’une part au Turkestan qui conduit à la Chine, et de l’autre aux rives de l’Indus, frontière d’un non moins vaste monde. La note dominante de cette nature, le sentiment qu’elle éveille par-dessus tous les autres est celui de l’immensité et du mystère[2]. »

Mais elle abonde aussi en violens contrastes, qui évoquent l’idée de la lutte et de la résistance. Après les redoutables tempêtes du printemps, de mai jusqu’en septembre, le temps reste sec et l’atmosphère d’une pureté merveilleuse. Les contours des montagnes et les moindres détails du paysage se dessinent dans une clarté limpide avec des couleurs vives qui ont la fraîcheur de l’arc-en-ciel. L’été est chaud et léger, l’hiver rude et terrible. L’oranger et le grenadier poussent au bord des vallées fertiles. Des palmes ombragent les sources où boivent les gazelles, tandis que les neiges s’amassent aux flancs des montagnes, boisées de chênes et de cèdres, qu’habitent l’ours et le vautour, et que le vent du Nord balaye les steppes en tourbillons de poussière.

Telle la terre d’adoption des Aryas primitifs, terre où l’eau né jaillit du sol avare que sous les coups de pic, terre qui ne donne son fruit que sous le soc de la charrue et le canal d’irrigation, où la vie est un éternel combat contre la nature. Telle fut la patrie de Zoroastre.


I. — LA JEUNESSE DE ZOROASTRE

Les uns le font naître en Bactriane, les autres dans la biblique Rhagès, non loin de l’actuelle Téhéran. J’emprunte encore à Gobineau la description de ces lieux grandioses : « Au Nord s’étendait une chaîne de montagnes dont les sommets étincelans de neige se relevaient à une hauteur majestueuse : c’était l’Elbourz, cette immense crête qui unit l’Indou-Kousch aux montagnes de la Géorgie, le Caucase indien au Caucase de Prométhée, et, au-dessus de cette chaîne, la dominant comme un géant, s’élançait dans les airs l’énorme dôme pointu du Demavend, blanc de la tête aux pieds… Pas de détails qui arrêtent la pensée, c’est un infini comme la mer, c’est un horizon d’une couleur merveilleuse, un ciel dont rien, ni parole, ni palette, ne peut exprimer la transparence et l’éclat, une plaine qui, d’ondulations en ondulations, gagne graduellement tes pieds de l’Elbourz, se relie et se confond avec ses grandeurs. De temps en temps, des trombes de poussière se forment, s’arrondissent, s’élèvent, montent vers l’azur, semblent le toucher de leur faîte tourbillonnant, courent au hasard et retombent. On n’oublie pas un tel tableau. »

A l’époque où naquit le premier Zoroastre, quatre ou cinq mille ans avant notre ère[3], l’antique Iran et la Perse étaient peuplés par des tribus nomades, issues de la plus pure race blanche. Une élite seulement connaissait la charrue et l’art du labour, l’épi sacré qui pousse droit comme un javelot, les moissons d’or qui ondulent comme des seins de femme et la gerbe divine, ce pur trophée du moissonneur. Les autres vivaient en pasteurs avec leurs troupeaux, mais tous adoraient le soleil et offraient le sacrifice du feu sur l’autel de gazon. Ils vivaient par petites tribus, ayant perdu leurs anciens rois pontifes. Mais, depuis plusieurs siècles, les Touraniens venus des plaines du Nord et des montagnes de la Mongolie, avaient envahi la terre des purs et des forts, l’antique Aryana Vaeya. Pépinière humaine inépuisable, les Touraniens étaient issus de la race la plus résistante de l’Atlantide, hommes trapus, au teint jaune, aux petits yeux bridés. Puissans forgerons d’armes, cavaliers pillards et rusés, ils adoraient aussi le feu, non la lumière céleste qui illumine les âmes et rapproche les tribus, mais le feu terrestre, souillé d’élémens impurs, père des noirs enchantemens, le feu qui donne la richesse et la domination en attisant les désirs cruels. On les disait voués aux démons des ténèbres. Toute l’histoire des Aryas primitifs est l’histoire de leurs luttes avec les Touraniens. Sous le choc des premières invasions, les tribus aryennes se dispersèrent. Elles fuyaient devant les cavaliers jaunes montés sur leurs chevaux noirs comme devant une armée de démons.

Les plus récalcitrans se réfugiaient dans les montagnes ; les autres se soumettaient, subissaient le joug du vainqueur et admettaient son culte corrompu.

À cette époque, naquit dans les tribus montagnardes de l’Elbourz, qui s’appelait alors l’Albordj, un jeune homme du nom d’Ardjasp, descendant d’une ancienne famille royale. Ardjasp passa sa jeunesse avec sa tribu, chassant le buffle et guerroyant contre les Touraniens. Le soir, sous la tente, le fils de roi dépossédé songeait quelquefois à restaurer l’antique royaume de Yima[4] le Puissant ; mais ce n’était qu’un rêve sans contour. Car, pour cette conquête, il n’avait ni les chevaux, ni les hommes, ni les armes, ni la force. Un jour, une sorte de fou visionnaire, un saint en haillons comme l’Asie en a toujours eu, un pyr, lui avait prédit qu’il serait un roi sans sceptre et sans diadème, plus puissant que les rois de la terre, un roi couronné par le soleil. Et c’était tout.

Dans une de ses courses solitaires, par un clair matin, Ardjasp atteignit une vallée verte et fertile. Des pics élancés formaient un large cirque, çà et là fumaient des champs de labour ; au loin, un portique construit en troncs d’arbres dominait un groupe de huttes entourées de palissades. Une rivière courait sur un tapis de hautes herbes et de fleurs sauvages. Il la suivit et atteignit un bois de pins odorans. Tout au fond dormait, au pied d’un roc, une source limpide plus bleue que l’azur. Une femme drapée de lin blanc, agenouillée au bord de la source, puisait de l’eau dans un vase de cuivre. Elle se releva et posa l’urne sur sa tête. Elle avait le fier type des tribus aryennes montagnardes. Un cercle d’or retenait ses cheveux noirs. Sous l’arc des sourcils, qui se rejoignaient au-dessus du nez busqué, brillaient deux yeux d’un noir opaque. Il y avait dans ces yeux une tristesse impénétrable d’où jaillissait parfois un dard, pareil à un éclair bleu sortant d’un nuage sombre.

— A qui appartient cette vallée ? demanda le chasseur égaré.

— Ici, dit la jeune femme, règne le patriarche Vahoumano, gardien du feu pur et serviteur du Très-Haut.

— Et toi, noble femme, quel est ton nom ?

— On m’a donné le nom de cette source, qui s’appelle Ardouizour (source de Lumière). Mais prends garde, étranger ! Le maître a dit : Celui qui boira de cette eau, sera brûlé d’une soif inextinguible, et seul un Dieu peut l’étancher…

Encore une fois, le regard de la jeune femme aux yeux opaques tomba sur l’inconnu. Il vibra cette fois-ci comme une flèche d’or, puis elle se tourna et disparut sous les pins odorans.

Des centaines de fleurs blanches, rouges, jaunes et bleues penchaient leurs étoiles et leurs calices en gerbes sur la source bleue. Ardjasp s’y pencha aussi. Il avait soif et but à longues lampées dans le creux de sa main de l’eau cristalline. Puis il s’en alla et ne s’inquiéta plus de cette aventure. Seulement, il repensait quelquefois à la vallée verdoyante, ceinte de pics inaccessibles, à la source d’azur sous les pins parfumés et à la nuit profonde des yeux d’Ardouizour d’où sortaient des éclairs bleus et des flèches d’or.

Des années se passèrent. Le roi des Touraniens, Zohak, triomphait des Aryas. Dans l’Iran, sur un contrefort de l’Indou-Kousch, à Baktra[5], une cité de pierre, une forteresse s’éleva pour commander aux tribus nomades. Le roi Zohak y convoqua toutes les tribus aryennes qui devaient reconnaître sa puissance. Ardjasp s’y rendit avec ceux de sa tribu, non pour se soumettre, mais pour voir l’ennemi face à face. Le roi Zohak, vêtu d’une peau de lynx, occupait un trône d’or placé sur un tertre couvert de peaux sanglantes de buffles. Autour de lui, en un grand cercle, se tenaient les chefs armés de longues lances. D’un côté, un petit groupe d’Aryas ; de l’autre, des centaines de Touraniens. Derrière le roi, s’ouvrait un temple fruste, taillé dans la montagne comme une sorte de grotte. Deux énormes dragons de pierre, grossièrement taillés dans les rochers de porphyre, en gardaient l’entrée et lui servaient d’ornement. Au centre brûlait un feu rouge sur un autel de basalte. On y jetait des ossemens humains, du sang de taureau et des scorpions. De temps à autre, on voyait se lever, derrière ce feu, deux énormes serpens qui se chauffaient à sa flamme[6]. Ils avaient des pattes de dragon et des capuchons charnus à crêtes mobiles. C’étaient les derniers survivans des ptérodactyles antédiluviens. Ces monstres obéissaient aux bâtons de deux prêtres. Car ce temple était celui d’Angra-Mayniou (Ahrimane), le seigneur des mauvais démons et le dieu des Touraniens.

Ardjasp était à peine arrivé avec des hommes de sa tribu que des guerriers amenèrent devant le roi Zohak une captive. C’était une femme magnifique, presque nue. Un lambeau de toile couvrait à peine sa ceinture. Les anneaux d’or de ses chevilles prouvaient une race noble. Ses bras étaient liés sur son des avec des cordes et des gouttes de sang tachaient sa peau blanche. Elle était retenue au col par une corde tressée de crin de cheval aussi noire que ses cheveux défaits, qui retombaient sur son des et ses seins palpitans. Ardjasp reconnut avec terreur la femme de la source, Ardouizour… Hélas ! combien changée ! Elle était blême d’angoisse, aucun dard ne sortait de ses yeux mornes. Elle baissait la tête, la mort dans l’âme.

Le roi Zohak dit : « Cette femme est la plus fière captive des Aryas rebelles du mont Albordj. Je l’offre à celui d’entre vous qui saura la mériter. Mais il faut qu’il se voue au dieu Angra-Mayniou, en versant de son sang dans le feu et en buvant du sang de taureau. Il faut ensuite qu’il me prête serment, à la vie, à la mort, en plaçant sa tête sous mon pied. Celui qui fera cela, qu’il prenne Ardouizour et en fasse son esclave. Si personne n’en veut, nous l’offrirons en pâture aux deux serpens d’Ahrimane. »

Ardjasp vit un long frisson secouer, des pieds à la tête, le beau corps d’Ardouizour. Un chef touranien, au teint orange, aux yeux bridés, se présenta. Il offrit le sacrifice du sang devant le feu et les deux serpens, il plaça sa tête sous les pieds de Zohak et fit le serment. La captive avait l’air d’une aigle blessée. Au moment où le Touranien brutal mit la main sur la belle Ardouizour, celle-ci regarda Ardjasp. Un dard bleu sortit de ses yeux et un cri de terreur de sa gorge : « Sauve-moi ! » Ardjasp s’élança l’épée nue contre le chef, mais les gardiens de la captive le saisirent et allaient le transpercer de leurs lances quand le roi Zohak s’écria : « Arrêtez ! ne touchez pas à ce chef ! » puis se tournant vers le jeune Arya :

— Ardjasp, dit-il, je te laisse la vie et je te donne cette femme, si tu me prêtes serment et te soumets à notre Dieu.

À ces mots, Ardjasp se prit les tempes, baissa la tête et rentra dans le rang des siens. Le Touranien saisit sa’ proie, Ardouizour poussa un nouveau cri, et cette fois-ci Ardjasp se serait fait tuer, si ses compagnons ne l’avaient retenu en le serrant à la gorge jusqu’à l’étouffer. Le jour pâlit, le soleil devint noir et Ardjasp ne vit plus qu’un fleuve de sang rouge, le sang de toute la race touranien ne, qu’il brûlait de verser pour la victime, pour la divine Ardouizour, blessée et traînée dans la boue. Ardjasp tomba à terre et perdit connaissance.

Quand le jeune chef rouvrit les yeux, sous la tente où ses compagnons l’avaient transporté, il aperçut au loin une femme liée sur la selle d’un cheval. Un cavalier sauta sur la bête, serra la femme dans ses bras, et toute une troupe de Touraniens aux longues lances, montés sur leurs chevaux noirs, s’élança à sa suite. Bientôt cavaliers, chevaux, croupes et sabots rués en l’air, disparurent dans une nuée de poussière avec la horde sauvage.

Alors Ardjasp se souvint des paroles d’Ardouizour près de la source de lumière, sous les pins odorans : « Celui qui boira de cette eau sera brûlé d’une soif inextinguible, — et seul un Dieu peut l’étancher ! » Il avait soif dans le sang de ses veines, dans la moelle de ses os, soif de revanche et de justice ; soif de lumière et de vérité, soif de puissance pour délivrer Ardouizour et l’âme de sa race !


II. — LA VOIX DANS LA MONTAGNE ET LE VERBE SOLAIRE

Le cheval galopait ventre à terre à travers plaines et collines. Ardjasp regagna les monts de l’Albordj. Il retrouva, à travers maint rocher, la route du vallon aux herbes fleuries, entre les cimes de neige. En s’approchant des huttes de bois, il vit des laboureurs qui fendaient le sol avec la charrue attelée de chevaux fumans. Et la terre, rejetée le long des sillons, fumait aussi de plaisir sous le soc tranchant et les durs sabots. Sur un autel de pierre, en plein champ, dormait un glaive, et par-dessus reposait en croix une gerbe de fleurs. Ces choses rassérénèrent le cœur d’Ardjasp. Il trouva Vahoumano, le vénérable patriarche, assis sous sa tente et rendant la justice à sa tribu. Ses yeux étaient pareils au soleil d’argent qui se lève entre les cimes de neige et sa barbe, d’un blanc verdâtre, semblable aux lichens qui recouvrent les vieux cèdres, aux flancs de l’Albordj.

— Que demandes-tu de moi ? dit le patriarche à l’étranger.

— Tu sais le rapt d’Ardouizour par le roi Zohak, dit Ardjasp. J’ai vu son supplice à Baktra. Elle est devenue la proie du Touranien. On dit que tu es un sage ; tu es le dernier-héritier des prêtres du soleil. Tu es de ceux qui savent et qui peuvent par les Dieux d’en haut. Je viens chercher auprès de toi lumière et vérité pour moi, justice et délivrance pour mon peuple.

— As-tu la patience qui brave les années ? Es-tu prêt à renoncer à tout pour ton œuvre ? Car tu n’en es qu’au début de tes épreuves, et ta souffrance durera toute ta vie.

— Prends mon corps, prends mon âme, dit Ardjasp, si tu peux me donner la lumière qui assouvit et le glaive qui délivre. — Oui, je suis prêt à tout, si par cette lumière et par ce glaive je puis sauver les Aryas et arracher Ardouizour à son bourreau.

— Alors je puis t’aider, dit Vahoumano. Viens habiter ici pour un temps. Tu vas disparaître aux yeux des tiens ; quand ils te reverront, tu seras un autre. A partir de ce jour, ton nom ne sera plus Ardjasp, mais Zarathoustra[7] qui signifie étoile d’or ou splendeur du soleil et tu seras l’apôtre d’Ahoura-Mazda, qui est l’auréole de l’Omniscient, l’Esprit vivant de l’Univers !

C’est ainsi que Zoroastre devint le disciple de Vahoumano[8].

Le patriarche, prêtre du soleil, détenteur d’une tradition qui remontait à l’Atlantide, enseigna à son élève ce qu’il savait de la science divine et de l’état présent du monde.

— La race élue des Aryens, dit Vahoumano, est tombée sous le joug fatal des Touraniens, sauf quelques tribus montagnardes ; mais celles-ci sauveront la race entière. Les Touraniens adorent Ahrimane[9] et vivent sous son joug.

— Qu’est-ce donc qu’Ahrimane ?

— Il y a des esprits sans nombre entre le ciel et la terre, dit le vieillard. Innombrables sont leurs formes, et comme le ciel sans bornes l’enfer insondable a ses degrés.

Il est un puissant Archange, nommé Adar-Assour[10] ou Lucifer, qui s’est précipité dans l’abîme pour porter le feu dévorant de son flambeau dans toutes les créatures. Il est le plus grand sacrifié de l’orgueil et du désir, qui cherche Dieu en lui-même et jusqu’au fond du gouffre. Même tombé, il conserve le souvenir divin et pourra quelque jour retrouver sa couronne, son étoile perdue. Lucifer est l’Archange de la lumière. Ahrimane[11] n’est pas Lucifer, mais son ombre et son revers, le chef des bandes ténébreuses. Attaché à la terre avec frénésie, il nie le ciel et ne sait que détruire. C’est lui qui a souillé les autels du feu et suscité le culte du serpent, lui qui propage l’envie et la haine, les vices et l’oppression, la fureur sanguinaire. Il règne sur les Touraniens, il attire leur génie maléfique. C’est lui qu’il faut combattre et terrasser, — pour sauver la race des purs et des forts.

— Mais comment combattre l’Invisible qui ourdit sa trame dans les ténèbres ?

— En te tournant vers le soleil qui se lève derrière la montagne de Hara-Berezaïti. Monte par la forêt des cèdres et gagne la grotte de l’aigle qui est suspendue sur le gouffre. Là, tu verras le soleil surgir tous les matins des pics hérissés. Pendant le jour, prie le Seigneur du soleil de se manifester à toi ; la nuit, attends-le et déploie ton âme vers les astres comme une lyre immense. Tu attendras longtemps le Dieu, car Ahrimane cherchera à te barrer la route. Mais une nuit, dans la paix de ton âme, se lèvera un autre soleil, plus brillant encore que celui qui enflamme les cimes du mont Berezaïti, — le soleil d’Ahoura-Mazda. Tu entendras sa voix et il te dictera la loi des Aryas.

Quand le temps fut venu pour Zoroastre de se retirer dans sa solitude, il dit à son maître :

— Mais où donc retrouverai-je la captive garrottée de Baktra, que le Touranien a traînée dans sa tente et qui saigne sous son fouet ? Comment l’arracher de ses poings ? Comment chasser de devant mes yeux le spectre de ce beau corps lié de cordes et taché de sang, qui crie et qui m’appelle toujours ? Hélas ! ne reverrai-je jamais la fille des Aryas, qui puise l’eau de lumière sous les pins odorans et ses yeux qui ont laissé dans mon cœur leurs flèches d’or et leurs dards bleus ? Où reverrai-je Ardouizour ?

Vahoumano se tut un instant. Son œil devint terne et fixe, aussi morne que la pointe des glaçons aux branches des sapins en hiver. Une grande tristesse semblait peser sur le vieillard comme celle qui tombe sur les cimes de l’Albordj quand le soleil les a quittées. Enfin, d’un grand geste, il étendit le bras droit et murmura :

— Je l’ignore, mon fils. Ahoura-Mazda te le dira… Va à la montagne !

Zoroastre, vêtu de peaux de mouton, passa dix ans à l’extrémité de la grande forêt de cèdres, dans la grotte suspendue sur le gouffre. Il vivait de lait de buffle et du pain que les pâtres de Vahoumano lui apportaient de temps en temps. L’aigle, qui nichait dans les rochers au-dessus de la grotte, l’avertissait par ses cris du lever du soleil. Quand l’astre d’or chassait les brumes de la vallée, il venait voler quelques instans à grand bruit d’ailes devant la caverne, comme pour voir si le solitaire dormait, puis il dessinait quelques cercles au-dessus de l’abîme et partait pour la plaine.

Des années passèrent, disent les livres persans, avant que Zoroastre entendît la voix d’Ormuz et vît sa gloire. Ce fut Ahrimane qui l’assaillit d’abord avec ses légions furieuses. Les jours du disciple de Vahoumano coulaient tristes et désolés. Après les méditations, les exercices spirituels et les prières de la journée, il pensait au destin des Aryas opprimés et corrompus par l’Ennemi, il repensait aussi au sort d’Ardouizour. Que devenait la plus belle des Aryennes aux mains du Touranien hideux ?

Avait-elle noyé son angoisse dans quelque fleuve ou subi son ignoble destin ? Suicide ou dégradation, il n’y avait pas d’autre alternative. L’une et l’autre était affreuse. Et Zoroastre voyait sans cesse le beau corps sanglant d’Ardouizour ligotté d’une corde. Cette image sillonnait la méditation du prophète naissant comme un éclair ou comme une torche.

Les nuits étaient pires que les jours. Ses rêves nocturnes dépassaient en horreur les pensées de sa veille. Car tous les démons d’Ahrimane, tentations et terreurs, venaient l’assaillir sous des formes hideuses et menaçantes d’animaux. Une armée de chacals, de chauves-souris et de serpens ailés envahissait la caverne. Leurs voix glapissantes, leurs chuchotemens et leurs sifflemens lui inspiraient le doute sur lui-même, la peur de sa mission. Mais, le jour, Zoroastre se représentait les milliers et les milliers d’Aryas nomades opprimés par les Touraniens et secrètement révoltés contre leur joug, les autels souillés, les blasphèmes et les invocations maléfiques, les femmes enlevées et réduites en esclavage comme Ardouizour. Alors l’indignation lui rendait le courage.

Quelquefois, il gravissait, avant l’aube, la cime de sa montagne boisée de cèdres. Il écoutait le vent gémir dans les grands arbres tendus comme des harpes vers le ciel. Du sommet il regardait l’abîme, l’escarpement des pentes vertes, les cimes de neige, hérissées de pointes aiguës, et au loin, sous une vapeur rose, la plaine de l’Iran. Si la terre, disait Zoroastre, a eu la force de soulever d’un tel élan ses mille mamelles vers le ciel, pourquoi n’aurais-je pas, moi, la force de soulever mon peuple ? Et quand le disque éclatant de l’astre-roi jaillissait des cimes de neige, dissipant d’un seul rayon comme d’un coup de lance les brumes du gouffre, Zoroastre se remettait à croire à Ormuz. Il priait tous les matins, comme Vahoumano le lui avait enseigné : « Sors, ô soleil étincelant avec tes chevaux rapides, monte sur le Hara-Berezaïti et éclaire le monde ! »

Cependant Ormuz ne venait pas. Les rêves nocturnes de Zoroastre devenaient de plus en plus effrayans. Des monstres plus horribles l’assiégeaient, et, derrière leur houle mouvante, une ombre apparut, une ombre vêtue de longs habits de deuil, le visage voilé de noir comme le reste de son corps. Elle se tenait immobile et semblait regarder le dormeur. Etait-ce l’ombre d’une femme ? Ce ne pouvait être Ardouizour. La blanche puiseuse à la source d’azur n’aurait pas eu cet air sinistre. Elle paraissait et disparaissait, toujours immobile, toujours voilée, son masque noir fixé sur Zoroastre. Pendant un mois, elle revint toutes les nuits sur la houle des démons changeans. Enfin elle parut se rapprocher et s’enhardir. Derrière ses voiles noirs, chatoyait, en lueurs fugitives, un corps nacré d’une beauté phosphorescente. Etait-ce une tentatrice envoyée par Ahrimane ? Etait-ce une de ces lémures, qui induisent les hommes à des amours lugubres parmi les marbres des tombeaux, sous les cyprès des cimetières ? Mais non ; l’Ombre voilée avait trop de tristesse et de majesté. Une nuit cependant elle se pencha sur lui, et de sa bouche, à travers son voile noir sortit une haleine brûlante qui se répandit dans les veines du voyant comme un fleuve de feu.

Et Zoroastre s’éveilla dans une sueur d’angoisse, sur son lit de feuilles sèches, sous sa peau de buffle. On n’entendait, dans la nuit, que les hurlemens du vent tournoyant dans le gouffre, en trombes et en rafales, du vent désespéré qui répondait à la voix âpre et sauvage du torrent.

Cependant, peu à peu, de mois en mois, en ses visites espacées, l’Ombre-Femme s’éclaircit. De noire elle devint grise, puis blanchâtre. Elle semblait apporter avec elle des rayons et des fleurs, car elle chassa les démons de son nimbe rose et venait seule maintenant. Un jour, elle se montra presque transparente, dans la blancheur d’une aube incertaine, et tendit ses deux bras vers Zoroastre comme en un geste ineffable d’adieu. Elle resta longtemps ainsi, toujours muette et voilée. Puis, d’un autre geste, elle montra le soleil naissant, et, tournée vers lui, se dilua dans son rayon, comme absorbée et bue par sa chaleur.

Zoroastre s’éveilla et marcha jusqu’au bord de la grotte qui surplombe l’abîme. Il faisait grand jour ; le soleil était haut dans le ciel. À ce moment, quoiqu’il n’eût point vu le visage de l’Ombre, le solitaire eut le sentiment irréfragable que ce fantôme était l’âme d’Ardouizour et qu’il ne la reverrait plus en ce monde.

Il resta longtemps immobile. Une douleur aiguë le poignait ; un torrent de larmes silencieuses s’échappa de ses yeux. Le froid les gelait dans sa barbe. Puis il monta vers le sommet de sa montagne. Des stalactites de neige gelée pendaient aux branches des vieux cèdres et fondaient au soleil printanier. La neige étincelait en cristaux sur les cimes et toute la chaîne de l’Albordj semblait pleurer des larmes durcies, des larmes de glace.

Les trois jours et les trois nuits qui suivirent furent pour Zoroastre le pire temps de désolation. Il vivait la Mort, non pas la sienne propre, mais celle de tous les êtres ; il habitait en Elle et Elle campait en lui. Il n’espérait plus rien, il n’invoquait même plus Ormuz et ne trouvait de repos que dans un brisement de tout son être qui amenait l’inconscience.

Mais voici que, la troisième nuit, au plus profond de son sommeil, il entendit une voix immense, pareille au roulement d’un tonnerre qui finirait en un murmure mélodieux. Puis, un ouragan de lumière se rua sur lui d’une telle violence qu’il crut qu’on chassait son âme hors de son corps, il sentait que la puissance cosmique, qui le hantait depuis son enfance, qui l’avait comme cueilli dans sa vallée pour le porter à sa cime, que l’Invisible et l’Innommable allaient se manifester à son intelligence dans le langage par lequel les dieux parlent aux hommes. Le Seigneur des esprits, le roi des rois, Ormuz, le verbe solaire, lui apparut sous forme humaine. Vêtu de beauté, de force et de lumière, il fulgurait sur un trône de feu. Un taureau et un lion ailés supportaient son trône des deux côtés et un aigle gigantesque étendait ses ailes sous sa base. Autour de lui resplendissaient, en trois demi-cercles, sept Kéroubim aux ailes d’or, sept Elohim aux ailes d’azur et sept Archanges aux ailes de pourpre[12]. D’instant en instant, un éclair partait d’Ormuz et pénétrait les trois mondes de sa lumière. Alors les Kéroubim, les Elohim et les Archanges reluisaient comme Ormuz lui-même de l’éclat de la neige, pour reprendre aussitôt leur couleur propre. Noyés dans la gloire d’Ormuz, ils manifestaient l’unité de Dieu ; brillans comme l’or, l’azur et la pourpre, ils devenaient son prisme. Et Zoroastre entendit une voix formidable, mais mélodieuse et vaste comme l’univers. Elle disait :

— Je suis Ahoura-Mazda, celui qui t’a créé, celui qui t’a élu. Maintenant, écoute ma voix, ô Zarathoustra, le meilleur des hommes. Ma voix te parlera jour et nuit et te dictera la parole vivante[13].

Alors il y eut une fulguration aveuglante d’Ormuz avec ses trois cercles d’Archanges, d’Elohim et de Kéroubim. Le groupe, devenu colossal, occupait toute la largeur du gouffre et cachait les cimes hérissées de l’Albordj. Mais il pâlit en s’éloignant pour envahir le firmament. Pendant quelques instans, les constellations scintillèrent à travers les ailes des Kéroubim, puis la vision se dilua dans l’immensité. Mais l’écho de la voix d’Ahoura-Mazda retentissait encore dans la montagne comme un tonnerre lointain et s’éteignit avec le frémissement d’un bouclier d’airain.

Zoroastre était tombé la face contre terre. Quand il s’éveilla, il était tellement anéanti qu’il se retira dans le coin le plus obscur de la grotte. Alors l’aigle qui nichait au-dessus de la caverne et qui sortait ce matin-là du gouffre, où il avait vainement cherché sa proie, vint se poser familièrement à quelques pas du solitaire, comme si l’oiseau royal d’Ormuz reconnaissait enfin son prophète. Le dos de l’oiseau ruisselait de pluie. Il lissa du bec ses plumes fauves, puis, comme l’astre du jour sortait d’un nuage, il étendit ses ailes pour les sécher et regarda fixement le soleil.

A partir de ce moment, Zoroastre entendit journellement la voix d’Ormuz. Elle lui parlait la nuit et le jour comme une voix intérieure ou par des images ardentes qui étaient comme les pensées vivantes de son Dieu. Ormuz lui enseigna la création du monde et sa propre origine, c’est-à-dire la manifestation du verbe vivant dans l’univers[14], les hiérarchies ou forces cosmiques, la lutte nécessaire contre Ahrimane, déchet de l’œuvre créatrice, esprit du mal et de la destruction, les moyens de le combattre par la prière et le culte du feu. Il lui enseigna le combat contre les démons par la pensée vigilante et contre les Impurs (les Touraniens) par les armes consacrées. Il lui apprit l’amour de l’homme pour la terre et l’amour de la terre pour l’homme qui sait la cultiver, la part qu’elle prend à la splendeur des moissons et sa joie d’être labourée, et ses forces secrètes qui émanent en bénédictions sur la famille du laboureur. Tout le Zend-Avesta n’est qu’une longue conversation entre Ormuz et Zoroastre. « Quelle est la chose la plus agréable à cette terre ? Ahoura-Mazda répondit : — C’est lorsqu’un homme pur marche sur elle. — Qu’y a-t-il en second lieu de plus agréable à cette terre ? — C’est lorsqu’un homme pur construit une demeure pourvue de feu, pourvue de bétail, où il y a une femme, des enfans et de beaux troupeaux. Car il y a en cette maison abondance de droiture[15]. » Et Zoroastre, par la voix d’Ormuz, entendit la réponse que la terre fait à l’homme qui la respecte et la cultive. Elle dit : « Homme, » je te soutiendrai toujours et je viendrai à toi. » Et la terre vient à lui avec sa bonne odeur et sa bonne fumée, et la pointe du blé vert qui pousse et la moisson resplendissante. Tout au contraire du pessimisme bouddhiste et de la doctrine de la non-résistance, il y a dans le Zend-Avesta (écho des révélations intimes de Zoroastre) un optimisme sain et une combativité énergique. Ormuz condamne la violence et l’injustice, mais impose le courage comme la vertu première de l’homme. Dans la pensée de Zoroastre, on sent la présence continue du monde invisible, des hiérarchies cosmiques, mais toute l’attention est portée sur l’action, sur la conquête de la terre, par la discipline de l’âme et l’énergie de la volonté.

Le prophète inspiré de l’Albordj prit l’habitude de noter ses révélations intérieures sur une peau de mouton avec un stylet de bois trempé dans le feu, sous la forme des caractères sacrés que lui avait enseignés Vahoumano. Plus tard des disciples notèrent ses pensées ultérieures sous sa dictée, et cela devint le Zend-Avesta, écrit d’abord sur des peaux de bêtes comme devait l’être le Koran des Arabes, et conservé dans une sorte d’arche sainte en bois de cèdre, renfermant la cosmogonie, les prières et les lois avec les cérémonies du culte.


III. — LE GRAND COMBAT ET L’ANGE DE LA VICTOIRE

Lorsque, après dix ans de solitude et de méditation, Zoroastre revint dans sa tribu natale, les siens le reconnurent à peine. Une flamme guerrière sortait du mystère de ses grands yeux, et une autorité souveraine émanait de sa parole. Il convoqua sa tribu et les tribus aryennes voisines pour les inciter à la guerre contre les Touraniens, mais en même temps il leur annonça sa révélation, le Zend-Avesta, le verbe vivant, la parole d’Ormuz. Cette parole devint le centre animateur de son œuvre. Purification, travail et combat, telles en furent les trois disciplines. Purification de l’esprit et du corps par la prière et le culte du feu, « ce fils d’Ormuz, » comme il l’appelle, du feu qui renferme le premier souffle de Dieu. Travail de la terre par la charrue et culture des arbres sacrés, cyprès, cèdre, oranger ; travail couronné d’amour, avec l’épouse prêtresse au foyer. Combat contre Ahrimane et les Touraniens. La vie des Aryas sous Zoroastre fut ainsi une perpétuelle veillée des armes, une lutte incessante, adoucie et rythmée par les travaux des champs et les joies mâles du foyer. Les hymnes à Ormuz embellissaient le sacrifice quotidien du feu. La cité primitive fondée par Zoroastre fut une cité en marche, une cité de combat. On semait l’arc en main et le javelot fixé à la ceinture, on labourait sur le champ de bataille, on moissonnait aux jours de repos. On n’avançait que pas à pas. Sur chaque terre conquise Zoroastre faisait planter le camp formé de palissades, germe d’une cité future. Au centre, l’autel du feu sous un portique entouré de cyprès, souvent près d’une source. Des mobeds, ou prêtres, furent institués, et des destours, ou docteurs de la loi. Défense, sous peine de mort, à ceux de la religion mazdéenne de donner leurs filles aux Touraniens ou d’épouser des Touraniennes. Zoroastre donnait pour exemple, à ses laboureurs guerriers, les animaux sacrés, leurs compagnons et collaborateurs, le chien fidèle, le cheval alerte, le coq vigilant. « Que dit le chant du coq ? Il dit : Tiens-toi debout, il fait jour. Celui qui se lève le premier, entre en paradis. » Comme tous les vrais initiés, Zoroastre n’ignorait pas la loi de la réincarnation, mais il n’en parlait point. Il n’entrait pas dans sa mission de la révéler. Cette idée eût détourné la race aryenne de son œuvre prochaine, la conquête du sol par l’agriculture et la cristallisation de la famille. Mais il enseignait à ses adeptes le principe du Karma sous sa forme élémentaire, à savoir que l’autre vie est la conséquence de celle-ci. Les impurs vont au royaume d’Ahrimane. Les purs s’en vont, sur un pont de lumière, construit par Ormuz, brillant comme le diamant, aigu comme le tranchant d’une épée. Au haut de ce pont, les attend un ange ailé, beau comme une vierge de quinze ans et cette vierge leur dit : « Je suis ton œuvre, je suis ton vrai moi, je suis ta propre âme sculptée par toi-même[16] ! »

Toutefois Zoroastre portait au fond de lui-même une tristesse indicible. La terrible mélancolie des prophètes, rançon de leurs extases, l’accablait quelquefois. Son œuvre était vaste comme les horizons de l’Iran, où les montagnes fuient derrière les montagnes, et les plaines au bout des plaines. Mais plus Ahoura-Mazda l’attirait à lui, et plus la grandeur du prophète le séparait du cœur des hommes, quoiqu’il vécût au milieu d’eux dans la lutte. Parfois, aux soirs d’automne, les femmes portant leurs gerbes de moisson défilaient devant lui. Quelques-unes s’agenouillaient et présentaient leur gerbe de blé au prophète assis sur une pierre, près de l’autel des champs. Il étendait les bras sur chacune en prononçant quelques mots. Il regardait ces nuques robustes et ces bras bronzés par le soleil. L’une ou l’autre de ces femmes lui rappelait Ardouizour, mais aucune n’avait la blancheur éclatante de la Vierge, puiseuse de lumière à la source d’azur, aucune n’avait la fierté de son port, aucune son visage de fille de roi, aucune son regard d’aigle blessé qui perçait comme un javelot, aucune le son de sa voix qui submergeait comme un flot de cristal. Il entendait encore son cri : « Sauve-moi ! » et il n’avait pu la sauver… C’est ce cri terrible qui avait poussé le fougueux jeune homme vers le sage Vahoumano, lequel Ardjasp était devenu Zoroastre. C’est grâce à ce cri qu’il avait soulevé sa tribu et toute la race des Aryas à la conscience d’elle-même pour une lutte à la vie, à la mort. De ce cri d’une femme en détresse était née son œuvre. Mais Elle… Ardouizour… où languissait-elle… vivante ou morte ? Zoroastre, qui savait tant de choses, ne le savait pas. Malgré toutes ses prières, Ahoura-Mazda ne le lui avait pas révélé. Un nuage de sombre douleur lui masquait ce secret.

Après quarante ans de luttes tumultueuses aux nombreuses péripéties, Zohak, roi des Touraniens, qui n’avait cessé de harceler les vainqueurs, fut tué, et sa forteresse prise par les Aryas. Zoroastre proclama Lorasp roi des Aryas et instaura le culte d’Ormuz à Baktra, après avoir fait couper en morceaux les deux serpens, puis combler de sable et de blocs de pierre la caverne qui avait servi au culte infâme d’Ahrimane. Ayant ainsi parfait son œuvre, il voulut se retirer dans sa caverne, pour savoir d’Ormuz l’avenir de sa race et transmettre cette révélation aux siens. Il donna ordre à ses trois meilleurs disciples de le rejoindre au mont Albordj, au bout d’un mois, pour recevoir ses dernières instructions. Zoroastre voulait finir sa vie sur la montagne où il avait entendu pour la première fois la voix d’Ormuz, et il savait que son Dieu lui dirait là une dernière parole. Mais, avant de quitter le monde, voici la recommandation qu’il laissa à ses fidèles comme conclusion et résumé du Zend-Avesta : « Que ceux qui m’écoutent ne considèrent pas Ahrimane, l’apparence des choses et des ténèbres, mais le Feu originaire, la Parole, Ahoura-Mazda — et qu’ils y vivent. Ceux qui ne m’écoutent pas s’en repentiront à la fin des temps[17]. »

Quand Zoroastre parvint à sa caverne, aux premiers jours du printemps, il neigeait encore dans l’Albordj, et le vent était rude, sous les cimes blanches, dans la forêt de cèdres. Les pâtres qui l’avaient conduit lui firent du feu, puis le laissèrent seul. Et le prophète fatigué et rassasié de jours se mit à songer en contemplant la danse des flammes rouges et claires sur le bois résineux. Il repensa toute sa vie et la contempla comme un seul tableau. Il la revit comme un grand fleuve aux cent détours, aux mille affluens, il la vit de la source à l’embouchure. Le clair ruisseau des hauteurs était devenu une large rivière, et la rivière un fleuve roulant sur le sable, écumant contre les falaises. Des cités avaient surgi sur ses bords et des navires glissaient à sa surface. Et voici que la majesté du fleuve allait se perdre dans l’immensité de l’Océan !… La tâche était faite, les Aryas étaient libres. Mais maintenant, qu’allait devenir sa race ?

La nuit tombait, il faisait froid. Le vieux prophète grelottait près de son feu. Alors il s’écria : « O divin seigneur Ormuz, me voici près de ma fin. Je me suis dépouillé, j’ai tout sacrifié à mon peuple, j’ai obéi à ta voix. Pour devenir Zoroastre, Ardjasp a renoncé-à la divine Ardouizour ; et Zoroastre ne l’a plus revue. Elle s’est évanouie dans les limbes de l’espace et le seigneur Ormuz ne l’a point rendue à son prophète. J’ai tout sacrifié à mon peuple pour qu’il ait des hommes libres et de fières épouses. Mais aucune d’elles n’a la splendeur d’Ardouizour, la flamme dorée qui tombait de ses yeux… Que du moins je connaisse l’avenir de ma race !… »

En murmurant ces mots, Zoroastre entendit le roulement d’un tonnerre lointain, accompagné du frémissement de mille boucliers de bronze. Le bruit grandit en se rapprochant et devint terrible. Toutes les montagnes tremblaient, et la voix du Dieu irrité semblait vouloir déraciner la chaîne de l’Albordj.

Zoroastre ne put que s’écrier : « Ahoura-Mazda ! Ahoura-Mazda ! » Et le prophète épouvanté s’évanouit, la face contre terre, sous la voix grondante du ciel.

Aussitôt Zoroastre revit Ormuz dans toute sa splendeur, tel qu’il l’avait vu au premier jour de sa révélation, mais sans sa couronne de Férouers et d’Amsohapands. Seuls les trois animaux sacrés, le taureau, le lion et l’aigle, soutenant son trône de feu, fulguraient sous lui. Et Zoroastre entendit la voix d’Ormuz rouler à travers l’espace et vibrer à travers son cœur.

— Pourquoi, disait-elle, veux-tu connaître ce qui n’appartient qu’à ton Dieu ? Aucun prophète ne connaît toutes les pensées du Verbe. Ne doute pas d’Ahoura-Mazda, Zoroastre, ô toi le meilleur des hommes, car je porte dans ma balance le destin de tous les êtres et le tien propre. Tu veux savoir le destin de ta race ? Regarde donc ce que les peuples d’Asie vont faire des trois animaux qui soutiennent mon trône.

La vision fulgurante d’Ormuz disparut, et Zoroastre fut transporté en esprit dans les temps futurs. Volant à travers l’espace, il vit défiler à ses pieds le tumulte des montagnes et la fuite éperdue des plaines comme le rouleau d’un grand livre qui se déroule. Il aperçut l’Iran jusqu’à la mer Caspienne, la Perse jusqu’au Taurus et au Caucase, la Mésopotamie jusqu’au golfe Persique. Il vit d’abord un flot de Touraniens reprendre la forteresse de Baktra et profaner le temple d’Ormuz. Puis il vit, sur les bords du Tigre, se dresser l’orgueilleuse Ninive, palais, tours et temples. Un taureau gigantesque, ailé, à tête humaine, symbole de sa puissance, posait au sommet de la ville. Et Zoroastre vit ce taureau se changer en un buffle sauvage et ravager les plaines et piétiner les peuples d’alentour, au milieu desquels les purs Aryas fuyaient en masse vers le Nord. Puis il vit, cité plus vaste encore, sur les bords de l’Euphrate, s’élever, avec sa double enceinte et ses pyramides, la monstrueuse Babylone. Dans un de ses sanctuaires, dormait roulé sur lui-même un serpent colossal. L’aigle d’Ormuz, qui volait par les airs, voulut l’attaquer. Mais le serpent lové le chassa d’un souffle de feu, et s’en alla baver son poison sur tous les peuples d’alentour. Enfin Zoroastre vit le lion ailé marcher victorieux à la tête d’une armée de Perses et de Mèdes. Mais soudain le roi du désert se changea en un tigre féroce qui dévorait les peuples et déchirait les prêtres jusqu’au fond du temple du soleil, aux bords du Nil.

Et Zoroastre s’éveilla de son rêve avec un cri d’horreur : « Si tel est l’avenir qui menace les Aryas, de la race des purs et des forts, s’écria le prophète, j’ai combattu en vain. S’il en est ainsi, je m’en vais receindre mon épée, qui jusqu’à ce jour est restée vierge de sang ennemi et la tremper jusqu’à la garde dans le sang touranien. Moi, vieillard, j’irai seul vers l’Iran, pour exterminer jusqu’au dernier les fils de Zohak, afin qu’ils ne détruisent pas mon peuple, dussé-je devenir la proie d’Ahrimane… comme la noble Ardouizour !

Alors la voix d’Ormuz s’éleva comme un léger murmure, comme un souffle de brise dans les branches des grands cèdres et dit : « Arrête, mon fils, arrête, grand Zoroastre. Ta main ne doit plus toucher une épée, tes jours sont révolus. Gagne le haut de la montagne où l’on voit le soleil se lever sur les cimes du mont Berezaïti. Tu viens de voir l’avenir avec l’œil des hommes ; tu vas le voir avec l’œil des Dieux. Là-haut reluit la justice d’Ormuz et t’attend l’Ange de la Victoire. »

Et Zoroastre gravit la montagne au-dessus de la grotte. Au sommet, il s’assit épuisé sous un cèdre et attendit le jour. Quand le soleil parut derrière la forêt des cimes blanches, le vieux lutteur sentit un grand frisson secouer son corps.

— C’est la mort ! dit la voix d’Ahrimane dans le gouffre ténébreux.

— C’est la résurrection ! dit la voix d’Ormuz dans le ciel.

Aussitôt Zoroastre aperçut comme une arche de lumière, qui parlait de ses pieds pour s’élancer au ciel. Elle était aiguë comme le tranchant d’un glaive et brillait comme le diamant.

Son âme, arrachée de son corps et comme emportée par un aigle, s’élança par-dessus.

Au haut de l’arche, une femme superbe, drapée de lumière, était debout sur le pont de Tinegad. Elle rayonnait de fierté et de joie surhumaine. Comme deux éclairs blancs, deux ailes jaillissaient de ses épaules. Elle tendait au prophète une coupe d’or d’où débordait un breuvage écumant. Il sembla à Zoroastre qu’il la connaissait depuis toujours, et pourtant il ne put la nommer, tant son sourire merveilleux l’éblouissait de son éclat.

— Qui es-tu, ô prodige ?

— O mon maître, ne me reconnais-tu pas ? Je suis Ardouizour… Je suis ta création, je suis plus que toi-même, je suis ton âme divine. Car c’est toi qui m’as sauvée, c’est toi qui m’as suscitée à la vie ! Quand, prise d’horreur et de colère, j’ai tué mon ravisseur, le chef touranien, et quand ses frères m’eurent poignardée, mon âme erra longtemps dans les ténèbres. J’étais l’ombre qui te hanta. Je t’ai persécuté de mon désespoir, de mes remords, de mon désir… Mais ce sont tes prières, tes larmes, tes appels qui m’ont soulevée peu à peu du royaume d’Ahrimane. Sur l’encens de ton amour, sur l’éclair de ta pensée, je me suis approchée, moi aussi, de la splendeur d’Ormuz. Enfin nous allons boire la coupe de la vie immortelle à la source de la lumière !…

Et la belle Ardouizour, transfigurée en l’Ange de la Victoire, se jeta au cou de Zoroastre comme l’épouse se jette au cou de l’époux, lui présentant à boire la coupe écumante de l’éternelle jeunesse. Alors il sembla au prophète qu’une onde de lumière et de feu le submergeait tout entier. Du même coup, Ardouizour avait disparu, mais elle avait pénétré de part en part son sauveur. Maintenant Ardouizour vibrait au cœur de Zoroastre. Elle regardait par ses yeux ; il regardait par les siens, et tous deux voyaient la gloire d’Ormuz. Désormais ils étaient un. Zoroastre sentait qu’Ardouizour pouvait s’envoler au loin sans se séparer de lui, — ou se fondre à son essence sans cesser d’être elle-même.

Et tout à coup, abaissant ses yeux vers la terre, le prophète vit les Aryas s’avancer en longues caravanes, par tribus et par peuples. Ardouizour marchait à leur tête et les conduisait vers l’Occident… Ardouizour devenue… l’âme de la race blanche.


* * *

Quand les trois disciples voulurent rejoindre leur maître, ils ne le trouvèrent plus. Dans la grotte, il n’y avait que son bâton de voyage et le gobelet d’or qui lui servait pour verser la liqueur fermentée dans le feu. Ils cherchèrent partout, mais en vain. Au sommet de la montagne, il n’y avait aucune trace du prophète. Son aigle familier planait seul sur le gouffre et lorsqu’il frôlait les flancs de la caverne, d’un fort battement d’aile, il semblait y chercher encore le frère de sa solitude, le seul homme qui avait osé — comme lui — regarder le soleil en face.


EDOUARD SCHURE.

  1. Voyez dans la Revue du 1er février, le Mystère de l’Inde ; — la Vie de Bouddha.
  2. Gobineau, Trois ans en Asie ; Plon.
  3. Pline dit Zoroastre de 1 000 ans antérieur à Moïse. Hermippe, qui traduisit ses livres en grec, le faisait remonter à 5 000 ans avant la prise de Troie, Eudoxe à 6 000 ans avant la mort de Platon. La science moderne, après les savantes études d’Eugène Burnouf, de Spiegel, de James Darmesteter et de Harlez, déclare qu’il n’est pas possible de fixer la date où vécut le grand prophète iranien, auteur du Zend-Avesta, mais la recule en tout cas à 2 500 ans avant J.-C. La date indiquée par Pline correspond à peu près à la date approximative admise par les modernes orientalistes. Mais Hermippe, qui s’occupa spécialement de ce sujet, devait posséder sur la Perse des documens et des traditions aujourd’hui perdues. La date de 5 000 ans avant J.-C. n’a rien d’improbable, étant donné l’antiquité préhistorique de la race aryenne.
  4. Le Rama indou, dont il est question au début du Zend-Avesta sous le nom de Yima et qui reparait dans la légende persane sous le nom de Djemchyd.
  5. L’actuelle Balk, en Baktryane.
  6. De là vient que, dans les traditions persanes du Zerduscht-Natnèh et du Schah-Namèh, le roi Zohak est représenté avec deux serpens qui lui sortent des épaules.
  7. Zarathoustra est le nom zend dont Zoroastre est la forme grecque postérieure. Les Parsis donnent au grand prophète aryen le nom de Zerduscht.
  8. Certains kabalistes juifs, quelques Gnostiques et les Rosicruciens du moyen âge identifiaient Vahoumano, l’initiateur de Zoroastre, avec Melchisédec, l’initiateur d’Abraham.
  9. En zend : Angra-Mayniou. J’ai adopté dans ce récit la plupart des noms de la tradition gréco-latine parce qu’ils sont plus conformes à notre oreille et plus évocateurs de souvenirs.
  10. Nous le retrouverons sous ce nom dans la tradition assyrienne de Ninive et chaldéenne de Babylone.
  11. La conception de Méphistophélès dans le Faust de Goethe correspond exactement à celle d’Ahrimane avec en plus l’ironie et le scepticisme modernes.
  12. Les Kéroubim s’appellent dans le Zend-Avesta Amschapands, les Elohim des kzeds et les Archanges des Férouers.
  13. Zend Avesta signifie la parole vivante dans la langue zend.
  14. « Dans la religion de Zoroastre, dit Silvestre de Sacy, il est évident qu’à l’exception du temps tout a été créé ; le créateur c’est le temps, car le temps n’a point de bornes ; il n’a ni hauteur, ni racine ; il a toujours été et il sera toujours. Malgré ces excellentes prérogatives que possédait le temps, il n’y avait personne qui lui donnât le nom de créateur. Pourquoi cela ? Parce qu’il n’avait rien créé. Ensuite il créa le feu et l’eau et quand il les eut mis en contact, Ormuz reçut l’existence. Alors le temps fut et créateur et seigneur, à cause de la création qu’il avait exercée. »
  15. Troisième Fargard du Vendidad-Sadé (1-17).
  16. Voyez dans le Zend-Avesta (traduction d’Anquetil-Duperron, l’héroïque découvreur de la langue zend et de la religion persane primitive) le récit d’une sorte de tentation de Zoroastre par Agra-Mayniou (Ahrimane). Suivent les moyens de combattre Ahrimane par des prières et des invocations. Le chapitre se termine par une description du jugement de l’âme entrevu par Zoroastre en une sorte de vision (Vendidad-Sadé, 19e Fargard).
  17. Ahoura-Mazda, l’auréole du soleil, représente ici la couronne d’esprits divins qui ont créé le soleil et forment son aura et dont Ormuz est l’animateur. Cette auréole spirituelle est en quelque sorte l’âme vivante du soleil dans la pensée du mazdéisme.