Librairie G. Jacques & Cie (p. 17-22).




Chapitre 1


Le premier juin 1885 Paris célébrait les plus magnifiques funérailles du siècle : il enterrait Victor Hugo il poeta sovrano. Pendant dix jours, la presse tout entière prépara l’opinion publique de France et d’Europe. Paris, un instant ému, par la promenade du drapeau rouge et les charges policières du Père Lachaise, qui revivifiaient les souvenirs de la Semaine sanglante, se remit à ne s’occuper que de celui qui fut « le plus illustre représentant de la conscience humaine ». Les journaux n’avaient pas assez de leurs trois pages — la quatrième étant prise par les annonces, — pour exalter « le génie en qui vivait l’idée humaine ». La langue que Victor Hugo avait cependant enrichie de si nombreuses expressions laudatives, semblait pauvre aux journalistes, du moment qu’elle était appelée à traduire leur admiration pour « le plus gigantesque penseur de l’univers », on recourut à l’image. Une feuille du soir, à court de vocables, représenta sur sa première page, le soleil plongeant dans l’océan. La mort de Hugo était la mort d’un astre. « L’art était fini ! ».

La population, brassée par l’enthousiasme journalistique, jeta trois cent mille hommes, femmes et enfants, derrière le char du pauvre qui emportait le poète au Panthéon, et un million sur les places, les rues et les trottoirs par où il passait.

Un vélum noir voilait de deuil l’Arc de Triomphe de la gloire impériale ; la lumière des becs de gaz et des lampadaires filtrait, lugubre, à travers le crêpe ; des couronnes d’immortelles et de peluches, des portraits de Hugo sur son lit de mort, des médailles de bronze, portant gravé : Deuil national..., enfin tous les symboles de la douleur désespérée avaient été réquisitionnés, et pourtant la multitude immense n’avait ni regrets pour le mort, ni souvenirs pour l’écrivain : Hugo lui était indifférent. Elle paraissait ignorer que l’on menait, sous ses yeux, au Panthéon « le plus grand poète qui eût jamais existé ».

La foule houleuse et de belle humeur témoignait bruyamment sa satisfaction du temps et du spectacle ; elle s’enquérait du nom des célébrités et des délégations de villes et de pays qui défilaient pour son plaisir ; elle admirait les monumentales couronnes de fleurs portées sur des chars ; elle applaudissait les fifres des sociétés de tir, déchirant les oreilles de leurs airs discordants ; elle saluait de rires ironiques Déroulède et son sérieux en redingote verte ; et pour mettre le comble à sa joie, il ne manquait que le blason des Benni-bouffe-toujours du cortège, — le lapin sauté et leur arme, — la colossale seringue de carton.

Acteurs et spectateurs jubilaient. Il est vrai que les habitants des grands boulevards, désappointés de ce que l’on ne promenait pas le cadavre devant leurs portes, supputaient avec aigreur les sommes rondelettes qu’ils n’auraient pas manqué d’empocher ; le cœur ulcéré, ils se racontaient que des fenêtres et des balcons avaient été loués des centaines et des milliers de francs ; qu’en trois heures d’horloge on gagnait deux fois et plus le loyer de six mois. Mais le chagrin des grincheux disparaissait dans la réjouissance générale. Les brasseries à femmes du boulevard Saint-Michel débordaient sur le trottoir en échafaudage ; on achetait au poids de l’or le droit d’y cuire au soleil, en s’arrosant de bière frelatée. Les petites gens, installées aux bons endroits, dès la pointe du jour, qui avec une chaise, qui avec une table, un banc, une échelle, les cédaient aux curieux pour le prix de deux journées de rigolade et de vie de rentier. Les hôteliers, les cabaretiers, les fricoteurs de la race goulue souriaient d’allégresse en palpant dans leurs poches les pièces de cent sous que la fête rapportait : l’un d’eux disait d’un air très convaincu : « il faudrait qu’il meure toutes les semaines un Victor Hugo pour faire aller le commerce ! » Le commerce marchait en effet ! Commerce de fleurs et d’emblèmes mortuaires ; commerce de journaux, de gravures, de lyres en zinc bronzé, doré, argenté, de médailles en galvano, d’effigies montées en épingle ; commerce de crêpe noir et de brassards, d’écharpes, de rubans tricolores et multicolores ; commerce de bière, de vin, de charcuterie ; les gens affamés mangeaient et buvaient debout dans la rue, devant les comptoirs, n’importe quoi et à n’importe quel prix ; commerce d’amour, — les provinciaux et les étrangers, venus des quatre coins de l’horizon, honoraient le mort en festoyant avec les horizontales.

Les funérailles du premier juin ont été dignes du mort qu’on panthéonisait et dignes de la classe qui escortait le cadavre.

Les organisations socialistes révolutionnaires de France et de l’Étranger, qui sont la partie consciente du prolétariat, ne s’étaient pas fait représenter aux obsèques de Victor Hugo. Les anarchistes faisaient exception et pour se distinguer une fois de plus des socialistes révolutionnaires, ils essayèrent de mêler leur drapeau noir aux drapeaux multicolores du cortège ; Élisée Reclus, leur homme remarquable, pria son ami Nadar d’inscrire son nom sur le registre mortuaire. Cependant le gouvernement en frappant d’interdit le déploiement du drapeau rouge ; M. Vacquerie[1] en déclarant que dans l’exil, Hugo avait toujours marché derrière le drapeau rouge toutes les fois qu’on portait en terre une des victimes du coup d’État, et la presse radicale en réclamant le droit à la rue pour l’étendard de la Commune et en rappelant qu’en 1871 le proscrit de l’Empire avait ouvert sa maison de Bruxelles aux vaincus de Paris, tous semblaient à l’envie convier les révolutionnaires à s’assembler autour du cercueil de Victor Hugo, comme centre de ralliement des partis républicains. Mais les révolutionnaires socialistes refusèrent de prendre part à la promenade carnavalesque du premier juin.

La Cité de Londres, invitée, n’envoya pas de délégation aux funérailles du poète : des membres de son conseil prétendirent qu’ils n’avaient rien compris à la lecture de ses ouvrages ; c’était en effet bien mal comprendre Victor Hugo que de motiver son refus par de telles raisons. Sans nul doute, les honorables Michelin, Ruel et Lyon Allemand de Londres s’imaginèrent que l’écrivain, qui venait de trépasser, était un de ces prolétaires de la plume, qui louent à la semaine et à l’année leurs cervelles aux Hachette de l’éditorat et aux Villemessant de la presse. Mais si on leur avait appris que le mort avait son compte chez Rothschild, qu’il était le plus fort actionnaire de la Banque belge, qu’en homme prévoyant, il avait placé ses fonds hors de France, où l’on fait des révolutions et où l’on parle de brûler le Grand livre, et qu’il ne se départit de sa prudence et n’acheta de l’emprunt de cinq milliards pour la libération de sa patrie, que parce que le placement était à six pour cent ; si on leur avait fait entendre que le poète avait amassé cinq millions en vendant des phrases et des mots, qu’il avait été un habile commerçant de lettres, un maître dans l’art de débattre et de dresser un contrat à son avantage, qu’il s’était enrichi en ruinant ses éditeurs, ce qui ne s’était jamais vu ; si on avait ainsi énuméré les titres du mort, certes les honorables représentants de la Cité de Londres, ce cœur commercial des deux mondes, n’auraient pas marchandé leur adhésion à l’importante cérémonie ; ils auraient, au contraire, tenu à honorer le millionnaire qui sut allier la poésie au doit et avoir.

La bourgeoisie de France, mieux renseignée, voyait dans Victor Hugo une des plus parfaites et des plus brillantes personnifications de ses instincts, de ses passions et de ses pensées.

La presse bourgeoise, grisée par les louanges hyperboliques qu’elle jetait à pleines colonnes sur le mort, négligea de mettre en relief le côté représentatif de Victor Hugo, qui sera peut-être son titre le plus réel aux yeux de la postérité. Je vais essayer de réparer cet oubli.

Notes :

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  1. Auguste Vacquerie, frère de Charles Vacquerie, mari de Léopoldine Hugo. Journaliste à l'Évènement et poète. Il a accompagné Victor Hugo en exil à Jersey. (Note de Wikisource)