Barzaz Breiz/1846/Légende de Saint Ronan

(Redirigé depuis La Légende de St Ronan)
Barzaz Breiz/1846
Barzaz Breiz, 1846Franck2 (p. 401-409).



LÉGENDE DE SAINT RONAN.


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ARGUMENT.


Ronan vivait au cinquième siècle, sous le règne de Gradlon.

Nous ne savons si l’on doit croire, avec quelques historiens, que ce prince ait travaillé à la destruction du druidisme de concert avec saint Guénolé et saint Corantin. Ce qui paraît constant, c’est que le druidisme existait encore au commencement du siècle suivant ; il a même laissé de si profondes traces en Bretagne, que ses cérémonies semblent s’être mêlées à celles de la fête des saints personnages qui ont le plus contribué à l’abolir. Ainsi on fait tous les sept ans processionnellement le tour des monuments druidiques qui se trouvent sur la montagne au flanc de laquelle s’élevait, dans la forêt de Névet, l’ermitage de saint Ronan ; ses reliques et son image y sont portées sur un brancard richement paré, comme l’était, sur un chariot attelé de deux génisses blanches, autour de la forêt sacrée, la statue de cette déesse des Bretons dont parle Tacite.

I


LÉGENDE DE SAINT RONAN.


( Dialecte de Cornouaille. )


Le bienheureux seigneur Ronan reçut le jour dans l’île Hibernie, au pays des Saxons, au delà de la mer bleue, des chefs illustres.

Un jour qu’il était en prière, il vit une clarté et un bel ange vêtu de blanc, qui lui parla ainsi :

— Ronan, Ronan, quitte ce lieu ; Dieu l’ordonne, pour sauver ton âme, d’aller habiter dans la terre de Cornouaille, —

Ronan obéit à l’ange, et vint demeurer en basse Bretagne, non loin du rivage, d’abord dans la vallée de Léon, puis dans la forêt de Névet, en Cornouaille.

Il y avait deux ou trois ans au plus qu’il faisait en ces lieux pénitence, lorsque, étant un soir sur le seuil de sa porte, à deux genoux devant la mer,

Il vit bondir un loup dans la forêt, avec un mouton en travers dans la gueule, et à sa poursuite, un homme haletant et pleurant de douleur.

Ronan en eut pitié, et pria Dieu pour lui : — Seigneur Dieu ! je vous prie, faites que le mouton ne soit pas étranglé ! —

Sa prière n’était pas finie, que le mouton avait été déposé, sans aucun mal, sur le seuil de la porte, aux pieds de Ronan et du pauvre paysan.

Depuis ce jour, le cher homme venait souvent le voir ; il venait avec grand plaisir l'entendre parler de Dieu.

Mais il avait une épouse, une méchante femme, nommée Kéban, qui prit en haine Ronan, au sujet de son mari. Un jour elle vint le trouver, et l’accabla d’injures : — Vous avez ensorcelé les gens de ma maison, mon mari aussi bien que mes enfants :

Ils ne font tous que vous rendre visite, et mon ménage en souffre. Si vous ne faites pas plus d’attention à mes paroles, vous aurez beau dire, vous me le payerez ! —

Alors elle forma le projet d’opprimer l’homme de Dieu, et elle alla trouver le roi Gradlon, de l’autre côté de la montagne :

— Seigneur roi, je viens vous demander justice : ma petite fille a été étranglée ; c’est Ronan qui en a fait le coup, au bois de Névet ; je l’ai vu se changer en loup. —

Sur cette accusation, Ronan fut conduit à la ville de Quimper. et jeté dans un cachot profond, par ordre du seigneur roi Gradlon.

On le tira de là, on l’attacha à un arbre, et on lâcha sur lui deux chiens sauvages affamés.

Sans faire attention et sans avoir peur, il fit un signe de croix sur son cœur, et les chiens reculèrent tout d’un coup, en hurlant lamentablement, comme s’ils eussent mis le pied dans le feu.

Quand Gradlon vit cela, il dit à l’homme de Dieu : — Que voulez-vous que je vous donne, puisque Dieu est avec vous ?

— Je ne vous demande rien que la grâce de la femme Kéban ; son petit enfant n’était pas mort, elle l'avait enfermé dans un coffre. —

On apporta le coffre, et on y trouva l’enfant : il était couché sur le côté, et était mort. Saint Ronan le ressuscita.

Le seigneur Gradlon et ses gens, stupéfaits de ce miracle, se jetèrent aux genoux de saint Ronan pour lui demander pardon.

Et il revint à la forêt, et y resta jusqu’à sa mort, faisant pénitence, une pierre dure pour oreiller ;

Pour vêtement, la peau d’une génisse tachetée, une branche tordue pour ceinture ; pour boisson, l’eau noire de la mare ; et pour nourriture, du pain cuit sous la cendre.

Lorsque sa dernière heure fut venue, et qu’il eut quitté ce monde, deux bœufs blancs furent attelés à une charrette, et trois évêques le conduisirent en terre ;

Arrivés sur le bord de la rivière, ils trouvèrent Kéban, décoiffée, qui faisait la buée pour des gens du village, sans égard pour le sang de Jésus notre Sauveur[1].

Et elle de lever son battoir, et d’en frapper un des bœufs à la corne, si bien que le bœuf bondit épouvanté, et eut la corne arrachée du coup.

— Retourne, charogne, retourne à ton trou ! va pourrir avec les chiens morts ! on ne te verra plus, à cette heure, te moquer de nous. —

Elle avait encore la bouche ouverte, que la terre l’engloutit parmi des flammes et de la fumée, au lieu qu’on nomme la tombe de Kéban.

Le convoi poursuivait sa marche, lorsque les deux bœufs s’arrêtèrent tout court, sans vouloir avancer ni reculer.

C’est là qu’on enterra le saint : on supposa que telle était sa volonté ; là, dans le bois vert, au sommet de la montagne, en face de la grande mer.


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NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.


La légende populaire qu’on vient de lire nous paraît d’une haute antiquité, même dans sa forme actuelle. On remarquera qu’en décrivant les funérailles du saint et le lieu où il est enterré, le poëte ne fait aucune mention de l’église qu’on éleva, au douzième siècle, sur sen tombeau ; point très-important, et qui peut faire croire qu’elle est antérieure à la fondation de cette église.


  1. Qui fait la lessive le vendredi, cuit dans l’eau le sang du Sauveur.
    (V. la ballade de Iannik Skolan, 2e partie.)