La Jeunesse miraculeuse

La Jeunesse miraculeuse
Revue des Deux Mondes6e période, tome 14 (p. 839-850).
LA JEUNESSE MIRACULEUSE

Sous ce titre Miracle de la jeunesse et sous la signature Agathon, je trouve dans un journal très répandu, entre autres pensées considérables, la déclaration suivante : « La jeunesse française sent obscurément qu’elle verra de grandes choses, que de grandes choses se feront par elle. Et son optimisme patriotique, sa confiance, elle les a imposés à tous, avec une force invincible. Bien plus, elle a réagi sur ceux-là mêmes qu’avait séduits jadis l’illusion humanitaire. Avoir redonné à ses aînés le sens des réalités françaises, c’est ce qu’on pourrait appeler le miracle de la jeunesse. »

Cela m’a donné le désir de lire le dernier livre du même Agathon qui est intitulé : Les jeunes gens d’aujourd’hui (et, comme on le verra, il faudrait ajouter : de demain). C’est une enquête faite sur l’état d’esprit et l’état d’âme de la jeunesse contemporaine, suivie d’une contre-enquête qui a consisté à demander à d’autres jeunes gens et à quelques vieillards : « Que pensez-vous de notre enquête ? » et qui forme ainsi un supplément à l’enquête elle-même ; et cela n’est point du tout d’une mauvaise méthode.

Cette enquête est fort intéressante. Elle a quelques défauts. Le premier, inévitable, est que ces sortes de recueils d’opinions ne laissent jamais tout à fait de prendre, à certains momens, l’aspect de sottisiers. On réunit trop d’avis pour que parmi eux ne se glissent pas quelques bizarreries singulières, pensées peu méditées, ou coupées de ce qui en atténuerait l’étrangeté.

On cite ici quelqu’un qui dit : « Soyons d’abord des vivans... Ne heurtons pas la vie, laissons-nous faire par elle. » Ce fatalisme est bien surprenant chez des Occidentaux et des modernes. Ce serait la devise de ceux qui non eunt, sed feruntur. Voilà un propos qu’il fallait, ou expliquer, ou faire expliquer par son auteur, ou laisser sur le vert.

Un des jeunes gens enquêtes nous confie qu’il a quitté Gœthe pour Racine et Mallarmé, Tolstoï pour Balzac et Stendhal, et le rapport, — qui seul serait intéressant, — entre Racine et Mallarmé échappe un peu ; et le rapport entre l’épicurien Stendhal et l’autoritaire Balzac n’apparaît pas de manière à montrer la logique intérieure de celui qui nous fait cette confidence ; et dès lors, que nous importe ?

Un autre dit : « Le sens du divin est une forme supérieure du sens du réel. » Je ne dis pas non. Je ne crois pas ; mais je ne dis pas non ; mais encore faudrait-il expliquer cela et, en cherchant consciencieusement, je n’en vois nulle part, dans le contexte, aucune explication.

Agathon a maintenu dans son livre cette pensée d’un tout jeune homme qu’il avait inscrite dans un journal et qui avait provoqué une douce hilarité : « Ah ! Rousseau, tu n’as jamais parlé de cela, la Patrie ! » — Pourquoi, quand on fait une enquête, paraître s’attacher à mettre en lumière l’ignorance divertissante des enquêtes ?

Un autre jeune homme nous dit, en parlant du même Rousseau : « Son système d’éducation me répugne... » Eh bien : il est dégoûté. « Sa morale me blesse... » On peut ne pas contre-signer la morale de Rousseau, mais en être blessé, c’est trouver blessante la morale de l’Evangile, ce qui est un peu paradoxal. u Sa façon d’aimer me convient, mais je l’ai reçue d’autres que lui. » Et l’on s’étonne que la seule chose de Rousseau qui soit décidément détestable et lamentable soit précisément la seule... Tout cela est bien peu mûr.

Un autre jeune homme, très partisan des sports, s’échauffe particulièrement sur la boxe et en fait ainsi l’apologie : « Elle nous enseigna le courage et le sang-froid ; elle nous apprit à souffrir, à encaisser, à réserver nos forces, à deviner dans les yeux de l’autre la défaillance fatale ; elle nous redonna enfin le goût du sang (c’est lui qui souligne). »

Le livre est tout plein ou de ces assertions baroques sans démonstration ou de ces outrances. Cela compromet un peu la thèse que l’on veut soutenir, à savoir que la jeunesse de 1913 est miraculeuse


Un autre défaut, inévitable aussi dans ce genre d’enquêtes, ce sont entre les enquêtes des divergences qui sont telles, nécessairement, que le lecteur, le livre fini, sait tout, peut-être, excepté ce que c’est que la jeunesse actuelle. A faire un sommaire des opinions émises, on trouverait que la jeunesse actuelle est anti-intellectualiste et met l’intelligence au-dessus de tout ; qu’elle est « militaire » et qu’elle est « mystique ; » qu’elle est sanguinaire et « idéaliste ; » qu’elle est merveilleusement désintéressée et qu’elle ne songe qu’aux belles places dans l’administration et dans les banques. On perd pied un peu dans ce labyrinthe et dans ces sables mouvans ; on est fort intéressé précisément par ces conflits d’idées et de tendances ; mais pour ce qui est d’avoir devant soi ce que l’auteur a promis, le visage émerveillé de la jeunesse miraculeuse, non ; on ne l’a qu’un peu trouble ; et l’on se dit : « Pour savoir ce qu’ils sont, j’attendrai qu’ils s’accordent. »


Ils ont pourtant un point commun, c’est le mépris immensurable de la génération qui les précède. Jamais, — sans en souffrir du reste, — je ne me suis senti si méprisé. Jamais le mépris des enfans pour les pères, phénomène continuel d’ailleurs et peut-être nécessaire, et je me suis parfois expliqué là-dessus, n’a été ni poussé plus loin ni exprimé avec plus de cordialité. Les pères de ces jeunes gens ont été, selon eux, désespérés, abandonnés, lâches, inertes devant l’œuvre à accomplir, effroyablement neurasthéniques, pessimistes, antipatriotes, en un mot des énervés de Jumièges ; et pour leur redonner l’énergie il faut un miracle, dont est capable, du reste, et c’est ce qui rassure, la jeunesse d’aujourd’hui.

Je m’étonne d’abord que des jeunes gens qui sont traditionnistes, et ceux que nous présente Agathon me paraissent l’être tous, aient pour premier geste traditionniste de casser la planche entre leurs pères et eux et de déclarer à leurs aînés : « Nous ne vous devons absolument rien. » C’est un geste de révolutionnaires et non de traditionnistes ; c’est un geste de 1789 et non de 1913.

Comme ces messieurs me répondront sans doute qu’ils vont chercher la tradition par delà la tradition et que, par delà le bourbier de 1870-1900, ils vont trouver le terrain ferme de 1860, ou de 1825 ou de 1792 ou de 1640, je passe.

Mais, vraiment, leur dégoût à l’égard des générations de 1870-1890 et de 1890-1910, car ils les englobent, me paraît justifié, certes, car toutes les générations peuvent être méprisées, mais justifié insuffisamment.

Parce que quelques « penseurs » vers 1880 ont signalé la fameuse antinomie de la pensée et de faction, faut-il tant les lapider ? Cette antinomie existe chez un certain nombre d’hommes, et il est juste dans cette mesure d’affirmer qu’elle existe ; elle est surtout, non essentielle, mais imposée par nos institutions politiques qui interdisent le plus souvent aux penseurs l’accès à l’action et les forcent à penser tout le temps ; mais encore elle se résout assez facilement par ceci, et que l’intellectuel lui-même arrive assez souvent à forcer les portes du domaine de l’action, et que les hommes d’action, le plus souvent, mettent dans l’action les idées précisément qu’ils ont empruntées aux penseurs, d’où suit que le penseur aurait mauvaise grâce à se plaindre. Et pour avoir signalé cette sorte de division du travail, non, je ne pense pas que les trois ou quatre philosophes de 1880 dont je parlais soient de très grands misérables.

Reproche plus grave : nous avons été des antipatriotes. De quoi ces jeunes gens donnent trois ou quatre exemples. Parce que M. Rémy de Gourmont a écrit en 1891, dans une revue alors obscure, et qui tirait des coups de pistolet pour cesser de l’être : « Je ne donnerais pas en échange de ces terres oubliées (l’Alsace-Lorraine) ni le petit doigt de ma main droite... ni le petit doigt de ma main gauche... Il me paraît qu’elle a assez duré la plaisanterie des deux petites sœurs esclaves, agenouillées dans leurs crêpes au pied d’un poteau frontière, pleurant comme des génisses au lieu d’aller traire leurs vaches... Nous ne sommes pas patriotes ; » — parce que Jules Renard a écrit : « J’espère que bientôt la guerre de 1870-1871 sera considérée comme un événement de moindre importance que l’apparition du Cid ou d’une fable de La Fontaine ; » — parce qu’un professeur de philosophie resté sans gloire, et dont je ne crois pas que le retentissement ait été immense, M. Rauh, demandait à ses élèves « si le patriotisme est une idée raisonnable et s’il résiste à l’épreuve des faits ; » — à cause de cela ces jeunes gens accusent toute la génération de 1870-1890 et toute celle de 1890-1910 d’avoir été antipatriotes et se posent en inventeurs du patriotisme et s’écrient : « Le patriotisme date de nous ; » n’oubliant que les Liard et les Lavisse et leur immense effort de quarante ans pour reconstituer tout l’enseignement en France ; n’oubliant que toute la reconstitution de l’armée nationale et les cent mille efforts à la refaire et à la remettre à la hauteur de la plus forte des armées européennes ; n’oubliant que les diplomates qui ont abouti à faire l’alliance russe et l’entente anglaise ; et tout cela ne compte pas, puisque M. de Gourmont et Jules Renard... et, de 1870 à 1910, le patriotisme a attendu pour renaître Agathon et ses amis.

Je ne sais ; mais cette vue me semble presque étroite.

D’autant plus qu’Agathon parlant en son nom entend le relèvement, quelquefois, de façon qui m’étonne. Il honnit Amiel et il préconise Stendhal : « Nulle trace d’amour, d’amitié, d’enthousiasme, d’un sentiment humain chez Amiel. ». Cela est d’une digestion difficile ; mais passons ; Amiel n’a pas « visé à l’action, » donc il est au-dessous de tout et il n’est pas permis d’être un artiste en idées. Soit, passons ; d’autant plus qu’Amiel n’était pas Français et que je ne sais pas ce que son nom vient faire dans ce réquisitoire.

Mais honnir Amiel et proposer Stendhal comme un professeur d’énergie, cela me parait prodigieux. Stendhal, cet éternel voluptueux, cet éternel épicurien, cet éternel théoricien (et praticien, du reste) de la « chasse au bonheur, » toujours athée, toujours immoraliste, cynique souvent, le proposer comme modèle à la génération miraculeuse ; je comprends si peu que je me fusse attendu plutôt à ce que l’on nous reprochât le culte (que du reste j’ai toujours trouvé ridicule) que notre génération a eu pour Stendhal.

« Le voilà, — j’attendais cela, — l’homme qui a énervé les énergies, débilité les courages, incliné les hommes vers la seule recherche de la volupté et que cet homme presque inconnu de son temps, oublié depuis, la génération de 1870-1880 l’ait ressuscité, c’est la marque même de sa dégradation et de sa misère morale ! »

J’attendais cela. Point du tout. Amiel est un énerveur et Stendhal un tonifiant. Pourquoi (car l’auteur donne une raison) ? Pourquoi ? Parce qu’Amiel rêve et que Stendhal songe toujours au réel, parce que : « la sensibilité d’Amiel s’exerce sur des chimères, et celle de Stendhal sur des objets réels, proches, concrets... tout est humain chez Stendhal. » Oui, certes, « humain, trop humain, » dirait Nietzsche : oui, certes, la sensibilité de Stendhal s’exerce sur le réel, si l’on peut écrire ainsi, mais sur un réel, volupté et ambition, que je ne croyais pas qui fût l’idéal d’une jeunesse si contemptrice de ses aînés.

De même, et cette fois vous vous y attendiez, une partie au moins de cette jeunesse trouve M. Anatole France « ennuyeux, » parce qu’il est une pure intelligence, et ici je comprends beaucoup mieux ; mais je crois qu’il y aurait beaucoup à craindre d’une génération que l’intelligence poussée jusqu’au génie rebuterait et qui n’aurait de sympathie que pour ceux qui mettent en fuite les idées. Des peuples très forts, très conquérans, très dominans, ont eu pour le jeu des idées une véritable passion, n’ont pas cessé de l’avoir et ne me paraissent pas en être très profondément débilités.

Dans le même ordre d’idées, ces jeunes gens, rapprochant du reste les noms les plus étonnés de se voir accouplés, estiment que « le dilettantisme d’un Renan, d’un Goncourt, n’était qu’une impuissance d’aimer et de choisir, » oubliant que Renan savait « choisir » et choisir non sans un certain péril et par conséquent non sans un certain mérite ; et que, s’il comprenait tout, ce que je souhaite à nos jeunes gens, parmi les choses qu’il comprenait, il y en avait qu’il préférait. On dirait qu’Agathon n’a lu de Renan que les toasts du « Diner Celtique » et ne se doute pas de la Réforme intellectuelle et morale.


N’y a-t-il donc que des enfances ou des juvenilia dans ce petit livre ? Il s’en faut de beaucoup. Il y a des constatations qui sont un peu plus des affirmations, à vrai dire, que des constats, mais qui, ne fussent-elles que des affirmations, feraient plaisir et, pouvant être répétées par beaucoup de jeunes hommes, donneraient de très vastes espérances. D’après les enquêtes, d’après les renseignemens qui sont venus spontanément à lui et d’après ce que lui fait croire ce qu’il souhaite, l’auteur attribue à la jeunesse actuelle cinq vertus cardinales : le goût de l’action, entraînant le mépris de la pensée ; la foi religieuse et particulièrement catholique ; le retour au goût classique ; la chasteté ; le patriotisme ; — et sur chacun de ces points il y a, soit de l’auteur, soit de ses correspondans, des professions de foi, des déclarations, des exposés qui sont très réconfortans et quelquefois même d’une très haute beauté morale.

On voit avec plaisir le goût d’agir être une passion, et en même temps, et ce qui vaut mieux, une volonté chez les nouveaux venus. Ce qui les gène, c’est la question de savoir si pour agir il faut renoncer à penser et, disons-le, comme ce qui précède nous l’annonçait, la plupart inclinent à croire que c’est en effet le parti à prendre. Agir sans principe d’action, réaliser une idée (car agir n’est autre chose) sans avoir aucune idée ; agir pour agir et c’est-à-dire faire, quoi ? rien ; telle semble être, plus ou moins confuse, leur idée générale.

Cependant quelques-uns ne poussent pas jusque-là le mépris de l’intelligence. M. Psichari, homme d’action s’il en est, puisque, après avoir étudié en lettres, il est devenu officier colonial, proteste contre l’anti-intellectualisme avec une vivacité singulière : « Quoi que nous fassions, écrit-il, nous mettrons toujours l’intelligence au-dessus de tout. Il est possible que la pureté de cœur vaille mieux, mais... « On n’est pas pour rien le petit-fils de M. Renan et l’on retrouve de temps en temps sur son bureau la plume et dans son cerveau l’esprit de son aïeul... « mais un Français croira toujours que le péché est plus agréable à Dieu que la bêtise. » Moi, je n’en sais rien, mais j’estime, d’abord que c’est bien spirituel, et ensuite, que c’est une idée vraisemblable, comme disaient les académistes qui étaient très prudens, et une opinion probable, comme disent les Jésuites, qui sont les plus prudens de tous les hommes.

Avec moins d’esprit, mais presque aussi vivement, d’autres le disent dans ce volume : « ... Je m’étonne de voir opposer la pensée pure à l’action ; l’une est pour moi l’envers (le verso, et si je corrige, c’est pour mieux faire comprendre et non pas que l’expression soit fausse, car elle est très juste), l’envers de l’autre. » Et c’est ceci qui est la vérité même.

Un autre : » On ne saurait nier que les jeunes gens d’aujourd’hui soient dans une large mesure pragmatistes, de ceux pour qui, selon le mot de Boutroux, « la science tend à l’action et n’a pas d’autre objet que l’action. »

L’auteur lui-même, après avoir dit : « Cette génération, consciemment ou d’instinct, est anti-intellectualiste, » et ne l’en avoir pas blâmée et au contraire, en arrive soixante pages plus loin à écrire : « Cette génération se défie de l’intellectualisme... mais elle n’entend pas s’abandonner aveuglément à l’instinct... ni restreindre les droits légitimes de l’intelligence. La métaphysique même reprend essor... M. Edouard Le Roy dit : « Un effort pour convertir toute idée en action, pour régler l’idée sur l’action autant que l’action sur l’idée, pour vivre ce que l’on pense et penser ce que l’on vit... » — A la bonne heure et admirable ! S’il s’agit d’anti-intellectualistes de cette sorte, j’en suis.


La seconde vertu de la Grande Génération, c’est la foi religieuse. Si le fait est vrai, je n’hésiterai pas sur le mot : j’en suis charmé. Depuis trente ans, je défends les catholiques de toutes mes forces et souvent contrairement à mes intérêts (ce qui, du reste, est l’orthographe) parce qu’ils étaient persécutés. J’espère n’avoir plus à les défendre. Je ne suis pourtant pas formellement des leurs ; mais j’estime que dans tout pays il est immoral et anti-national de détruire les religions. Les religions sont une forme de la morale dont certains esprits et certaines consciences ne peuvent pas se passer pour être moraux. Détruisez la religion, et ces esprits-là et ces consciences -là tomberont dans l’immoralisme. Ne croyez pas que je répète le mot de l’archi-aristocrate Voltaire : « Il faut une religion pour le peuple. » Point du tout ! Je dis que dans le peuple il y a de très honnêtes gens qui peuvent l’être sans religion, et d’autres qui sans religion seraient immoraux, et qu’aussi dans les hautes classes et parmi les plus intellectuels il y a également des hommes qui peuvent avoir une morale sans religion, et d’autres qui ont besoin d’avoir une religion pour avoir une morale. Je dis qu’il y a des esprits, partout, pour qui une religion est la forme nécessaire de la morale et que, par ainsi, ruiner une religion est, en quelque pays que ce soit, une immoralité et un acte anti-national. Le retour à la foi chez une grande partie, dit-on, de la jeunesse intellectuelle me parait donc une chose dont tout patriote devrait se louer.

Il est vrai, et l’auteur le reconnaît, que contre cette affirmation que la jeunesse actuelle est éprise d’action et revient à la religion, il y a une objection assez sérieuse : c’est que le recrutement de Saint-Cyr devient difficile et que le recrutement des séminaires le devient pareillement. Mais notre auteur a réponse à tout, et il nous assure que, tant au point de vue du goût de l’action qu’au point de vue du « goût de Dieu, » comme disait Bossuet, la jeunesse actuelle commence seulement une évolution dont les effets viendront plus tard, commence à dessiner une courbe qui aboutira prochainement au repeuplement des séminaires laïques et des séminaires religieux. Cela s’entend : quoique actionnistes, nos jeunes gens en sont encore, et pour l’action et pour la foi, à l’amour platonique ; et l’amour platonique amènera assez vite l’amour réalisateur. J’admets, avec bienveillance.


Une autre vertu de la jeunesse contemporaine, déjà signalée par M. Marcel Prévost et que pour mon compte je constate tous les jours, — et ici je ne mettrai aucune réserve ironique, — c’est la régularité des mœurs et le mariage jeune. J’ai assez préconisé le mariage jeune pour voir cela avec la plus chaude satisfaction. C’est là que serait, là, vraiment, plus peut-être que dans le mépris de l’intelligence, le salut de la nation et le gage de sa grandeur future. Ici, et j’estime que l’auteur a raison en raison, et aussi qu’il signale un fait vrai.


Une autre vertu de la génération nouvelle est le retour au classicisme. Je ne crois pas véhémentement à la fameuse » vertu éducatrice » d’aucune littérature, et les littératures sont un art, et la culture qu’elles donnent est un art aussi et n’est que très peu autre chose. Je ne. crois pas non plus que la littérature d’un Tibulle ni même d’un Virgile, d’un André Chénier, d’un Racine ou même d’un Corneille soit plus moralisante que celle d’un Victor Hugo ou d’un Lamartine. Ce sont les prêtres et les philosophes qui enseignent la morale et qui en donnent le goût et non point du tout les poètes, classiques, romantiques ou autres. Mais les classiques donnant du goût, généralement, et le goût étant une bonne chose pour savourer sainement et les classiques et les romantiques et les littérateurs étrangers, je ne saurais qu’être satisfait de savoir, et de voir du reste, que la jeunesse devient classique. Cela lui donnera du goût et suppose qu’elle en a déjà. « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé. » Voilà qui n’est que très bien.

À la vérité cette jeunesse classique va se trouver et déjà se trouve dans une position difficile. À l’heure actuelle, tous les critiques sont classiques et tous les poètes sont romantiques. Cela fait que la jeunesse ne pourra trouver satisfaction à ses instincts que dans les poètes d’il y a deux cent cinquante ans et dans les critiques d’aujourd’hui. Mais elle se tirera de ce pas. Un trop puissant démon veille sur ses années pour qu’elle ne s’en tire point, et fata viam invenient, comme il convient qu’on dise quand on parle d’humanistes.


Et la plus grande vertu de la jeunesse contemporaine, c’est qu’elle est ardemment patriote. Il va sans dire que je ne m’étendrai pas longuement sur ce point et que je n’ai qu’à être ravi. La jeunesse actuelle est patriote, avec cette illusion que ses pères ne l’étaient point et qu’elle a inventé le patriotisme. Non seulement, si l’on était sage, il faudrait ne pas la railler de cette illusion ; mais il faudrait la lui laisser et l’entretenir. On ne tient qu’à ce qu’on se flatte d’avoir trouvé, et on ne s’attache énergiquement à une vérité que si l’on croit l’avoir découverte ; et si l’on prouvait à ces jeunes gens que leurs pères ont été patriotes, le mépris qu’ils ont d’eux les inclinerait à ne l’être point. Ici ne touchons donc à rien ; ne remuons point, je ne dirai pas Camarine, Dieu m’en garde ; mais les terres saines et fécondes où germe, pour la première fois, croient-elles, l’amour de la sainte patrie.


Si ce livre, bon, en somme, et instructif, et dont le succès de propagande est souhaitable, contient tant de choses contestables ou étonnantes ou divertissantes, c’est qu’il a été fait d’après une méthode générale qui ne me semble pas très heureuse. Qui Agathon a-t-il consulté ? Il l’a dit : « l’élite de la jeunesse contemporaine. » Mais qu’appelle-t-il l’élite ? La jeunesse intellectuelle. Nous voici au point ; uniquement la jeunesse « penseuse, » la jeunesse qui étudie en philosophie ou en lettres et qui se destine au métier d’écrivain, en un mot ce que j’appelle la jeunesse section-lettres.

Or il y a beaucoup d’autres jeunesses que celle-ci. Il y a les jeunes gens qui se proposent d’être avocats, médecins, industriels, commerçans, agronomes, ingénieurs, soldats, etc. Et cette jeunesse n’est pas « intellectuelle » professionnellement ; mais elle est tout aussi intellectuelle que l’autre, et tracer un portrait de la jeunesse en excluant celle-ci et en ne peignant que celle-là, c’est comme faire la gageure d’un portrait faux.

Or Agathon a systématiquement exclu toute la jeunesse qui n’est pas la jeunesse section-lettres. Pourquoi ? parce qu’il croit que seule la jeunesse section-lettres constitue l’élite. Il le dit formellement. J’avais rendu compte d’une précédente enquête sur la jeunesse où avaient été interrogés des jeunes gens appartenant à toutes les professions, et j’avais remarqué que la jeunesse section-lettres était très évidemment sous l’influence de MM. Bergson, Barrès, Bourget et Maurras et que la jeunesse en dehors de la section-lettres semblait ne pas se ressentir de cette influence et en être encore à Auguste Comte, Renan et Taine ; et j’avais fini en disant : « Il y aurait à conclure, et c’est un peu ce que je tends à croire, que médecins, avocats, hommes d’affaires, hommes de science, agronomes, soldats, que toute cette jeune bourgeoisie française est en retard sur la jeunesse philosophe et littéraire, sur la jeunesse « penseuse » et n’arrivera que plus tard, si elle doit y arriver, au point où est maintenant celle-ci. »

Agathon ne comprit pas l’ironie, et je veux dire ne la voulut pas comprendre, et écrivit dans son journal et transcrit dans son livre : « C’est sur ce retard naturel et prévu que nous avons fondé notre enquête. Admettrait-on même que la jeunesse intellectuelle n’exerçât qu’une action restreinte sur le pays, il faudrait reconnaître qu’elle a, plus que toute autre, le pressentiment, la divination des courans prochains, et qu’elle est infiniment moins lente à se mouvoir. »

Évidemment ! Si elle est miraculeuse, elle doit être divinatrice. Cela est très logique ; mais ce qui n’est pas vrai, mais où est l’erreur profonde, c’est de croire, avec une manière d’orgueil de caste ou d’orgueil ecclésiastique, que la seule « jeunesse intellectuelle » soit la jeunesse qui se destine à la littérature. Cela, c’est une aberration. La jeunesse qui se destine au barreau, à la médecine, au grand commerce, à la grande industrie, à l’armée et à la construction des chemins de fer et aux inventions de navigation aérienne est aussi intellectuelle que toute autre ; il ne faudrait pas me pousser beaucoup pour me faire dire... ; et elle ne se distingue de la jeunesse section des lettres qu’en ce que celle-ci, ou une partie de celle-ci, est un peu plus prétentieuse.

Faire porter une enquête seulement sur la jeunesse littéraire, à l’exclusion des autres jeunesses intellectuelles, c’est comme si, vers 1830, on eût fait une enquête relative à l’avenir du pays en en excluant la jeunesse contenant ceux qui devaient devenir Auguste Comte, Claude Bernard, Michel Chevalier, Jules Favre, Lesseps, Cavaignac, Berryer, Thiers, Rémusat, Niel, et en ne la faisant porter que sur ceux qui devaient devenir Hégésippe Moreau, Gérard de Nerval et Lachambaudie. Cette enquête d’un Agathon de 1830 eût été certes très intéressante comme document littéraire, mais eût été nulle comme pronostic de l’avenir du pays et même comme diagnostic de l’état des esprits penseurs de 1830.

Ceci est l’erreur immense qui est au fond de l’enquête actuelle et le vice médullaire qui la ruine.


Il n’en est pas moins, je l’ai loyalement assez montré, que cette enquête contient, sur une partie trop restreinte de la jeune France, mais qu’encore il n’est pas superflu de connaître, des documens intéressans, curieux, aussi agréables qu’utiles ; et qu’elle nous présente, encore qu’en traits un peu brouillés, un portrait fort sympathique, en somme, d’une fraction de la génération où nous mettons nos espérances. Les jeunes gens que connaît Agathon sont purs, pleins de sentimens élevés, ardens, courageux, amoureux de la vie et confians en elle, dévoués à la patrie ; et tout cela doit nous enchanter et rendre moins mélancolique notre prochain départ.

Mais, par Saint Georges ! ils ne sont pas modestes !


ÉMlLE FAGUET.