La Jeunesse de Beethoven

La Jeunesse de Beethoven
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 95 (p. 418-448).
LA
JEUNESSE DE BEETHOVEN

J. Von Wasielewski, Ludwig van Beethoven, 1 vol. Berlin. 1888.

Si l’Allemagne a trop longtemps dédaigné ses vieux peintres, elle n’a, en revanche, jamais cessé d’honorer la mémoire de ses musiciens. Bach et Hæendel, Haydn et Mozart ont reçu leur tribut de monumens, de fêtes commémoratives, d’études biographiques et critiques. Entre tous, pourtant, Beethoven a été le mieux traité : sans parler des statues qui lui ont été élevées et des solennités qu’ont occasionnées les fréquentes translations de ses cendres, il a eu, pour rendre hommage à son génie, toute une bibliothèque d’ouvrages excellens. Nohl a publié ce qu’il a pu recueillir de sa correspondance ; Wegeler et Schindler, le compagnon de ses premières et celui de ses dernières années, ont raconté de leur mieux le détail de ses actions ; Lenz, Marx, Oulibischeff ont commenté sa musique ; Nottebohm a patiemment essayé de reconstituer, à l’aide des notes et des brouillons, l’histoire de chacune de ses œuvres. Un Américain, M. W. A. Thayer, s’est fixé tout exprès en Allemagne pour amasser les élémens d’une biographie minutieuse et complète, dont il fait paraître un volume tous les dix ou quinze ans. Enfui, — pour omettre une infinité d’ouvrages moins importans, — un érudit dont les travaux sur l’histoire de la musique instrumentale font désormais autorité, M. de Wasielewski, vient d’écrire une étude d’ensemble sur la vie et l’œuvre de Beethoven, où se trouvent très adroitement résumées les principales publications antérieures.

Il faut bien avouer pourtant que ni les deux volumes de M. de Wasielewski, ni aucun des livres que nous avons cités, ne parviennent à nous donner de Beethoven une idée nette et satisfaisante. Tantôt ils nous font suivre les événemens de sa vie, tantôt ils nous présentent les formes successives qu’ont revêtues ses œuvres dans son esprit, ou les diverses qualités que renferme sa musique. Mais nous ne voyons toujours pas les liens qui ont rattaché ces œuvres à cette vie, les raisons matérielles et morales, les influences de toute sorte qui ont amené Beethoven à jouer dans l’histoire de son art le rôle qu’il y a joué. D’une part, un musicien quelconque, dont la biographie est scrupuleusement reconstituée ; d’autre part, des compositions analysées et appréciées avec plus ou moins de justesse : on ne nous a donné rien de plus, et il ne semble pas que quelqu’un se soit jamais sérieusement efforcé d’éclairer l’une par l’autre ces deux études juxtaposées.

Cette biographie toute extérieure suffirait peut-être pour des musiciens comme J.-S. Bach ou comme Haydn, dont l’œuvre s’explique d’elle-même, n’étant que le développement naturel et suivi d’une forme acceptée d’avance. Elle suffirait moins déjà pour Mozart, qui a renouvelé spontanément sa manière, dans un âge assez avancé, et sous l’effet de circonstances qu’il importe de connaître. Mais si l’on songe que Beethoven a sans cesse modifié la forme de son art, et qu’il l’a modifiée dans un sens de simplification classique, exactement à l’inverse du goût de son époque, on comprendra combien il serait précieux de connaître les qualités natives, et plus tard les motifs du dehors ou du dedans qui l’ont guidé dans les diverses évolutions de son génie. Ajoutons que Beethoven n’était pas, comme affectait d’être Goethe, un artiste olympien, puisant au dehors de sa vie personnelle les élémens de son œuvre : il a toujours créé sa musique sous l’inspiration directe de ses propres sentimens, et on risque de ne pas le bien comprendre, si l’on ignore l’espèce d’homme qu’il a été.

Il y aurait donc intérêt à tenter, à l’aide de tous les faits connus, une biographie plus complète, et pour ainsi dire plus psychologique de Beethoven, expliquant les relations mutuelles de son œuvre et de sa vie. Malgré la part d’hypothèse qu’elle contiendrait toujours, une telle étude serait peut-être la plus instructive et la meilleure des critiques. Malheureusement trop de points, dans l’existence de Beethoven, et notamment dans les dernières années, restent obscurs ; trop de lettres sont encore inédites ; M. Thayer fait attendre indéfiniment la suite de son précieux ouvrage : et il y aurait témérité à entreprendre aujourd’hui un travail dont la valeur pourrait d’un jour à l’autre se trouver amoindrie par la découverte de faits nouveaux.

Du moins, qu’il nous soit permis d’esquisser l’histoire psychologique d’une période de la vie de Beethoven pour laquelle les documens abondent et dont la simplicité relative rend l’étude plus facile : de la période d’enfance et de jeunesse, que clôt naturellement l’installation définitive à Vienne, en 1792. Ce n’est pas l’époque des plus belles œuvres ; c’est, en revanche, celle où se sont formées toutes les qualités du cœur et de l’esprit de l’artiste, celle où il a acquis le germe des principes et des sentimens qui l’ont ensuite dirigé.


I

Louis van Beethoven est né à Bonn, le 16 décembre 1770. Mais avant d’étudier les premières circonstances qu’il eut à traverser et l’effet qu’il en a dû recevoir, ne convient-il pas de chercher à déterminer l’héritage intellectuel et moral que lui ont pu léguer ses parens ?

Son grand-père, Louis van Beethoven, était Flamand d’origine et de naissance. Descendant d’une famille de propriétaires campagnards des environs de Louvain, il était né à Anvers, en 1712. A dix-huit ans, il s’était enfui de la maison paternelle ; il avait été pendant trois mois chantre et maître de chapelle à Saint-Pierre de Louvain, puis était venu à Bonn, où l’archevêque-électeur de Cologne demeurait et tenait sa cour. En 1732, Louis van Beethoven obtenait le titre de musicien de la cour ; en 1736, il acquérait à Bonn le droit de cité ; en 1761, il devenait directeur de la chapelle électorale, et il s’acquittait de ses fonctions jusqu’à sa mort, avec un zèle, une conscience et une autorité dont on a conservé mainte preuve. Il est mort en 1773, trois ans après la naissance de son petit-fils Louis, qu’il adorait, et dont il s’était promis de faire l’éducation. C’était un homme de taille moyenne, sec et trapu, avec des traits fortement dessinés, des jeux clairs, mais d’une extrême vivacité. Sa science et son aptitude musicales paraissent avoir été considérables : et sans avoir lui-même écrit d’opéra, il a dû plus d’une fois faire office de compositeur pour adapter aux ressources de la chapelle de Bonn les œuvres que l’on y jouait. Une grande énergie, un sentiment très élevé du devoir, se joignaient chez lui à un bon sens et à une dignité de manières qui lui avaient valu le respect universel, dans cette ville où il était arrivé pauvre et inconnu. Il semble en outre avoir eu à un haut degré l’amour de sa famille et de son pays : sitôt installé à Bonn, il y avait fait venir ses frères, ses cousins, plusieurs musiciens de Louvain et d’Anvers : il avait formé autour de lui une petite colonie flamande.

En 1733, âgé lui-même de vingt et un ans, il s’était marié avec une jeune fille de dix-neuf ans, Maria-Josepha Poll. Après plusieurs années d’une vie qui semble avoir été calme et unie, cette femme prit des habitudes d’ivrognerie si fortes que son mari dut la faire enfermer dans un couvent de Cologne, où elle mourut en 1775. L’ivrognerie de sa femme était-elle un motif suffisant pour amener le bon et sage Flamand à prendre contre elle une mesure d’une telle rigueur ? Ne convient-il pas de supposer plutôt que la funeste passion de Maria-Josepha s’est développée sous le coup d’un dérangement de ses facultés mentales, causé peut-être par le désespoir qu’elle eut de la mort de ses deux premiers enfans et de l’inconduite du troisième ? Ainsi seulement s’expliquerait l’abandon absolu où elle fut laissée, depuis son incarcération, et l’absence de toute relation, dès cette date, entre elle et sa famille.

C’est en 1740, que naquit Jean van Beethoven, le père du compositeur. Inintelligent, incapable d’études quelconques, Jean passa son enfance hors de la maison, à courir les bals et les cabarets. Dès 1751, son père le fit recevoir dans la chapelle électorale, où il garda jusqu’au bout une position très effacée, remplissant successivement les rôles de soprano, de contralto et de ténor. Son caractère comme son intelligence peuvent se résumer d’un mot : c’était la nullité parfaite. L’habitude d’ivrognerie qu’il avait prise de bonne heure n’eut jamais chez lui un aspect passionné ou maladif. Il n’est pas vrai non plus qu’il ait été un méchant homme, comme l’ont fait croire quelques anecdotes sur sa conduite à l’égard de son fils. Paresseux, commun et niais, incapable de s’intéresser vivement à quoi que ce soit, il avait été naturellement amené à passer dans l’air abrutissant des tavernes les intervalles de loisir que lui laissait son humble métier.

Jean van Beethoven avait vingt-sept ans, en 1767, lorsqu’il se maria avec une jeune veuve, Marie-Madeleine Leym, née Keferich. C’était la fille d’un chef cuisinier d’Ehrenbreitstein : son premier mari, qu’elle avait épousé à dix-sept ans et qui était mort deux ans après, avait été valet de chambre de l’électeur de Trêves. Au moment de son second mariage, elle avait vingt et un ans : elle en avait vingt-quatre lorsqu’elle mit au monde, en 1774, son fils Louis. Elle mourut d’une phtisie en 1787. Parmi tous les ascendans de Beethoven, c’est elle qui est, à coup sûr, la figure la plus attachante ; elle seule, aussi, a exercé sur l’éducation de son fils une influence directe. « Elle a été pour moi une mère bonne et aimable, et ma meilleure amie, » écrit Beethoven au lendemain de sa mort. Condamnée par le caractère de son mari à une existence de misère où elle s’était vite résignée, elle cachait, sous l’apparence tranquille de ses yeux bleus et de son pâle visage blond, une sensibilité profonde, un intense besoin de tendresse. Tout de suite elle s’était prise d’un affectueux respect pour le vieux maître de chapelle : c’est elle qui, longtemps après, racontait à son fils préféré, Louis, les talens et les vertus du défunt grand-père.

Tels sont les parens de Beethoven, ceux qui ont pu transmettre à l’enfant quelque chose d’eux-mêmes. Essayons de définir ce qu’il a dû à chacun d’eux, ou plutôt de noter, à leur occasion, ce qu’il y a eu d’inné et de permanent dans sa nature intime.

Tout d’abord, il faut éliminer le père, Jean van Beethoven. Pas un trait de l’âme du fils ne saurait lui être attribué. On ne retrouve chez Louis aucune trace de ses défauts : ni de son incapacité pour l’étude et de son dégoût pour le travail, ni de son penchant à la boisson, ni de son amour de l’argent facilement gagné. Et pas davantage que la nature, l’éducation n’a rapproché ces deux âmes dissemblables. Contre l’exemple de Jean, l’enfant a été gardé par la maturité précoce de sa raison, par l’exemple de sa mère, par le souvenir vivant de son grand-père. Au moral aussi bien qu’au physique, la différence est absolue : Jean a été seulement l’intermédiaire par lequel est venu à son fils quelque chose de la nature physique et morale de l’aïeul, du vieux maître de chapelle flamand.

L’influence héréditaire exercée par celui-ci est au contraire incontestable. Beethoven lui a dû Le fond de son âme, de même qu’il a hérité de lui cette structure massive et nerveuse du corps, ces traits accentués, ces yeux mobiles et maints autres détails de physionomie que le père n’avait pas et que nous fait voir un portrait du vieux Louis.

La ressemblance de Beethoven avec son grand-père nous amène tout d’abord à penser que Beethoven n’a pas été un pur Allemand comme les autres compositeurs de son pays : il avait en lui une forte dose de sang flamand. Et, de fait, lorsque l’on entre dans l’étude de sa vie et de son œuvre, il est impossible de le tenir pour un Allemand. Wagner[1] a bien pu dire qu’il avait « exprimé dans son art l’essence de l’âme allemande, » et nous l’admettons volontiers avec lui. Mais si Beethoven a dû à l’Allemagne son sentiment, la profonde émotion qu’il a traduite, il est sûr que son esprit, son caractère et son apparence extérieure le différenciaient tout à fait des hommes de sa patrie. Les compositeurs allemands, comme les peintres et les poètes, ont toujours, pour accompagner leur sentimentalité, un amour des conceptions vagues, des rêves flottans et peu formés ; en même temps qu’il leur suffit de dépasser la condition de simples artisans pour qu’aussitôt ils éprouvent le besoin d’introduire dans leur art un nuageux symbolisme. Rien de pareil chez Beethoven : l’effort de son génie s’est sans cesse dirigé vers l’expression très précise. Dès le début, il cherchait à sentir avec le plus de netteté possible, à se rendre un compte scrupuleux de ses émotions ; dans ses dernières œuvres, la musique est véritablement devenue une langue, et une langue où tous les mots inutiles, tous les artifices de simple agrément, ont été éliminés pour laisser place à la traduction rigoureuse d’émotions infiniment nuancées. Lecteur assidu des philosophes et des poètes, épris des chefs-d’œuvre de la littérature classique et des plus hauts problèmes métaphysiques, il n’a jamais laissé le symbolisme pénétrer dans son art. Avec une netteté que les Allemands ne connaissent guère et qui était chez lui naturelle et instinctive, il a marché toujours vers un but très défini de simplification des moyens et de complication de l’effet. Que l’on compare un de ses lieds, — je ne dis pas avec les mélodies purement allemandes de Schumann et de Wagner, — mais avec un air de Bach ou de Mozart : on voit de suite que, si les sentimens sont les mêmes, les sont débarrassés ici de cette ombre indécise de rêve qui leur donne, chez ces musiciens, un cachet local si marqué : ils sont saisis dans leur essence et directement exprimés.

La distinction s’aperçoit mieux encore si l’on sort de la musique pour considérer les traits généraux de l’intelligence et du caractère. L’esprit de Beethoven était d’une lucidité et d’une pénétration extraordinaires. Rien d’instructif, à ce point de vue, comme les passages de ses lettres où il parle de son amour, ou de son amitié, ou de ses affections de famille : toujours des sentimens très violens, mais formulés avec une extrême précision. Sa conversation était vive, heurtée, pleine d : imprévu et d’ironie. Sa démarche saccadée, son humeur changeante et brusque, tout cela ne rappelle en rien la nature allemande. C’est que Beethoven, né on Allemagne, était resté Flamand sous le rapport intellectuel et moral.

Il avait du Flamand un premier trait caractéristique : une grande justesse de sensation. Il racontait lui-même que, jusqu’au moment de sa surdité, son ouïe était d’une délicatesse exceptionnelle et que, dès l’enfance, il souffrait à entendre une note fausse ou un instrument mal accordé. Il faut bien, du reste, qu’il ait eu l’oreille très fine pour que la surdité, qui lui est venue à trente ans, ne l’ait pas empêché de composer et de chercher sans cesse à perfectionner la technique de son art. Qu’on ne l’oublie pas, Beethoven commençait à être sourd lorsqu’il a écrit sa première symphonie, et il n’avait pas entendu un orchestre depuis des années lorsqu’il imagina, avec la symphonie en fa, une orchestration nouvelle, la plus sonore et la plus fondue qui soit. Il semble de même que, avant le temps où son art et sa condition de vie lui en ont fait perdre toute notion, Beethoven ait eu une perception très délicate des apparences visuelles. Son amour pour la nature, qui n’avait rien de lyrique et de romanesque, mais était chez lui un besoin des yeux, son goût naturel pour certaines couleurs, tout cela achève de montrer qu’il était de ce pays des peintres et des instrumentistes, de cette Flandre qui nous a laissé un art uniquement fait de sensations justes et précises.

La Flandre a encore communiqué à Beethoven son sage bon sens : c’est elle qui l’a préservé des écarts où auraient pu l’entraîner son isolement et les méditations philosophiques qu’il aimait. C’est elle qui lui a donné, d’instinct, cette direction artistique si simple et si forte, d’où rien par la suite ne l’a pu départir. C’est à elle que Beethoven a dû la faculté de jugement qui apparaît dans ses lettres ; dans ses conversations, qui l’a mis à même, illettré qu’il était, d’aborder les questions les plus hautes et les œuvres les plus abstruses. La façon dont il a compris le côté musical de Fidelio, plus tard l’histoire de ses travaux pour la Messe en , attestent encore la native sagesse d’un esprit lucide, raisonnable, marchant droit aux choses nécessaires.

Enfin nous croyons que Beethoven doit à son origine flamande le goût qu’il a toujours eu des grandes compositions bien solides, ce goût qui donne à chacune de ses œuvres un aspect de saine puissance. C’est le trait d’une race sanguine et pleine de bon sens : il était déjà dans l’âme des van Eyck : il a triomphé dans le génie de Rubens, — encore un Flamand né en Allemagne ; — il a fait plus tard, hélas ! les Wiertz et les Peter Benoit. Pour être infiniment plus nuancée et plus exempte d’artifices, l’œuvre de Beethoven rappelle d’ailleurs par plus d’un point l’œuvre immortelle de Bubons : elle en a l’entrain fougueux, la robuste verdeur, l’intense vie, et, somme toute, la joie héroïque.

C’est plus spécialement à l’influence personnelle de son grand-père que Beethoven a dû l’énergie de l’âme qui l’a soutenu dans son enfance contre la misère et les chagrins de toute sorte, qui plus tard lui a permis de continuer son chemin à travers les infirmités, les maladies, l’abandon et la pauvreté. Ses manières brusques et impérieuses, sa promptitude de décision, sa rigueur pour maintenir sa volonté, autant de qualités que le vieux Beethoven a léguées à son petit-fils. Ajoutons-y ce sentiment farouche du devoir qui a toujours rendu Beethoven si sévère pour les moindres infractions à la morale naturelle. On sait qu’il s’est fâché avec un de ses amis parce qu’il le soupçonnait d’aimer une femme mariée : la plupart de ses brouilles ont été motivées par des raisons analogues, où son intérêt personnel n’avait aucune part.

A sa mère, Beethoven a été redevable de ce qui a fait son génie, et que le sang flamand ne pouvait lui donner : l’intense émotion, le sentiment musical. La pauvre Marie-Madeleine, avec son teint pâle et ses cheveux blonds, n’a pas été en vain une femme « souffrante et sensible, » comme la définit une personne qui l’a connue. Par elle est venue à son fils une faculté d’éprouver les émotions, de voir le monde sous un aspect sentimental et passionné. Avec sa haute raison et tout son bon sens, Beethoven n’a jamais cessé d’être fortement ému. Jamais il n’a pu rester indifférent à quoi que ce soit : l’univers se divisait pour lui en choses qu’il adorait et en choses qu’il exécrait. Les témoins de sa vie ne l’ont jamais connu « sans un violent amour au cœur. » C’est à l’union exceptionnelle de cette profonde sensibilité allemande et de la justesse de l’esprit flamand que Beethoven a dû de pouvoir traduire avec une précision extraordinaire les sentimens les plus intimes et les plus pathétiques.

Enfin, si les qualités que lui avaient transmises son grand-père et sa mère se sont trouvées, chez Beethoven, poussées hors des limites ordinaires, et ainsi promues à un degré génial, peut-être la cause en a-t-elle été à l’élément de folio, tout au moins de maladie intellectuelle, que représente, dans la série des ascendans, la grand’mère, Maria-Josepha Poll ? Peut-être a-t-il fallu ce germe morbide pour donner au compositeur son extrême nervosité, le côté excentrique et singulier de sa nature ? Certes, jamais un artiste n’a été moins fou, ou si l’on veut moins malade, que Beethoven : son œuvre est l’expression dernière de la santé morale. Mais c’est la santé d’un être différent de nous, puisant sa joie et sa douleur à des sources trop profondes, et qui nous sont inconnues.

Les vices du caractère de Beethoven proviennent-ils de la même influence ? Doit-il à sa grand’mère son humeur changeante, ses subits accès de passion, ses alternatives inexplicables de folle gaité et de découragement, maints autres défauts pareils qui ont souvent contribué à aigrir sa vie ? Mais il est temps d’en finir avec les hypothèses, et de voir à l’épreuve des faits de l’existence l’âme d’artiste ainsi constituée.

II

On sait relativement peu de chose des premières années de Beethoven. Dans la sombre maison de la Bonngasse où il était né, il reçut les soins dévoués de sa mère, qui, un an auparavant, avait perdu son premier enfant, et qui ne devait jamais cesser d’avoir pour son Louis une préférence passionnée. Jusqu’à sa troisième année, l’enfant fut encore choyé par son grand-père, le maître de chapelle, qui demeurait dans la même rue. Souvent on voyait le vieillard promener son petit-fils à travers les rues de la ville, vêtu d’un beau manteau rouge et la perruque bien poudrée.

La mort du vieux Louis, en 1773, fut pour la famille un coup terrible. Jean se trouvait réduit à sa petite pension de chanteur et au faible produit de quelques leçons. Il reprenait ses anciennes habitudes de cabaret, laissant à sa pauvre femme, enceinte de nouveau, tous les soucis du ménage. Pendant l’année qui suivit, l’enfant vécut en tête-à-tête avec sa mère. Il l’écoutait raconter les souvenirs de sa jeunesse, les voyages qu’elle avait faits jadis avec la cour de l’électeur de Trêves, ou bien la belle vie et les hautes vertus de l’aïeul vénéré. Il apprenait d’elle les élémens de la religion catholique. Le soir la maison tout entière résonnait du bruit des violens et des clavecins ; au-dessus, au-dessous, en face des Beethoven, demeuraient des chanteurs, des professeurs de piano, des virtuoses. L’oreille du petit Louis s’imprégnait de musique et son cœur s’ouvrait avec une tendresse plus émue aux douces légendes et chansons du Rhin que sa mère lui redisait.

En 1774, la famille s’installait dans une maison sur le Dreieck, où Marie-Madeleine mettait au monde son fils Gaspard-Antoine ; et, en 1776, un nouveau déménagement transportait la famille Beethoven dans une maison de la Rheingasse, appartenant au boulanger Fischer. C’est là que naissait, la même année, un troisième fils, Nicolas-Jean.

Frappé sans doute des précoces dispositions de son aîné, le père décidait d’en faire un musicien. Il espérait que la protection de l’Électeur vaudrait bientôt à l’enfant un subside, ou quelque emploi bien rémunéré. Aussi, dès l’âge de cinq ans, Louis se mit-il, sous la direction de son père, à étudier simultanément le piano et le violon. Comme il était indispensable d’avancer très vite, on le forçait de passer tous les jours plusieurs heures consécutives à répéter de fastidieux exercices. Il avait beau pleurer, résister, se débattre : il lui fallait se mettre devant son instrument, avec défense de se relever avant que la leçon ne fût apprise. Il ne semble pourtant pas que, sauf cette discipline rigoureuse, son père se soit jamais montré bien cruel envers lui. Il le condamnait à ressasser des gammes et des arpèges, il lui interdisait toute improvisation ; mais il ne l’empêchait nullement de s’amuser, le travail fini. Le petit Louis allait jouer dans le sable du Schlossgarten avec ses frères et des enfans de son âge ; il faisait de lointaines promenades au bord du Rhin ; ou bien encore il se livrait, dans la cour de la maison, à d’interminables parties de balançoire, en compagnie des petits Fischer.

Il avait sept ans lorsque son père s’avisa enfin qu’il lui fallait savoir autre chose que la musique. On le mit à l’école dans un pensionnat élémentaire, puis dans une autre pension où les enfans se préparaient à passer l’examen d’admission du gymnase ou lycée. Beethoven resta dans cette école, — en qualité d’externe, — jusqu’à douze ans. Il s’y rendait tous les jours de sept heures à onze, et d’une heure et demie à sept. On lui apprenait à lire, à écrire ; on lui enseignait les rudimens du latin ; mais surtout on lui faisait étudier le catéchisme en vue de sa première communion. Les leçons s’accompagnaient d’une discipline très sévère, et la vie de l’enfant devenait réellement très dure, d’autant plus que, sitôt revenu chez lui, il devait se remettre à ses exercices détestés.

En 1779, le père de Beethoven, toujours préoccupé de hâter l’éducation musicale de son fils, lui donna un nouveau professeur, Tobias Pfeiffer, le ténor du théâtre, qui demeurait dans la même maison. C’était un assez bon musicien, mais ivrogne, lui aussi, et d’une irrégularité qui souvent forçait l’enfant à se relever la nuit pour prendre une leçon qu’il n’avait pu recevoir dans la journée. Cet enseignement dura peu : moins d’un an après, Pfeiffer quittait Bonn, et Beethoven passait aux mains d’un vieil organiste flamand, van der Eeden, ami de son défunt grand-père (1780).

Tels sont les faits principaux des dix premières années de la vie de Beethoven : il est facile de se représenter l’influence qu’ils ont dû exercer sur le développement de sa nature morale.

D’un caractère tendre et sentimental, l’enfant s’attachait profondément à sa mère, à son grand-père, qu’il voyait si empressés autour de lui. À la mort du vieillard, Mme van Beethoven, sentant l’isolement où la laissait son mari, et l’impossibilité de compter sur lui pour soutenir une famille qui menaçait de s’accroître encore, habitua son petit Louis à se considérer comme le futur chef de la maison : elle lui donnait ce sentiment de responsabilité qui ne devait plus le quitter, et dont ses frères, plus tard, devaient souvent tirer profit. Dans les longues journées qu’elle passait en tête-à-tête avec son fils, elle lui confiait les embarras de la situation, le manque d’argent, l’augmentation des charges : et l’enfant y acquérait un sérieux précoce que fortifiait encore, quelque temps après, la nécessité où le mettait son père de faire de rapides progrès en musique. Les exercices continuels de piano et de violon, l’école, qui prenait le reste de la journée, tout cela explique l’allure silencieuse et réservée qu’ont notée tous les témoins de ces premières années de Beethoven. On ne le voyait pas, dans l’intervalle des classes, prendre part aux jeux de ses camarades : il restait à l’écart, passait la plupart de ses momens libres à s’amuser seul. Il se sentait séparé de ses insoucians compagnons d’études par sa situation, par les devoirs qui pesaient sur lui et le rôle qu’il jouait dans sa famille. Peut-être aussi était-ce un sentiment de honte qui l’empêchait d’épancher au dehors sa gaîté d’enfant : il avait une nature fière et hautaine, qui devait lui permettre, plus tard, de se trouver tout de suite à l’aise dans les sociétés les plus aristocratiques, et de s’y imposer avec tous ses caprices. Il est sûr en tout cas que cette attitude renfrognée du petit écolier n’était pas l’effet d’une humeur sombre et chagrine : il lui suffit de se sentir plus libre, dès sa quinzième année, pour reprendre tout le joyeux entrain de son âge. En revanche, il ne devait pas quitter le besoin d’indépendance et de spontanéité qu’avaient fait naître en lui ces années de sujétion : il devait toujours garder aussi son ardent attachement pour sa famille, et la conscience d’avoir à soutenir les siens, à travers la vie. C’est ainsi que, somme toute, l’enfance de Beethoven ne lui a pas été funeste : elle n’altéra en rien sa bonté native ; elle mûrit de bonne heure sa faculté de sentir ; elle lui donna la notion de la gravité de sa tâche et de sa dignité personnelle.

Au point de vue intellectuel, ces premières années ne paraissent pas avoir eu d’aussi heureuses conséquences. La mère de Beethoven l’avait instruit du catéchisme et de la sévère morale qui resta toujours son dogme essentiel ; mais la pauvre femme ne pouvait lui enseigner autre chose, et il n’apprit absolument rien à l’école où il alla. Ni la grammaire, ni l’orthographe, ni l’arithmétique ne lui furent jamais révélées : il parvint à lire couramment, à écrire d’une façon à peu près lisible, voilà tout. Encore son écriture devait-elle, par la suite, cesser tout à fait d’être déchiffrable, sans que son orthographe et la construction de ses phrases soient devenues moins fantaisistes. Cette insuffisance de connaissances premières dont Beethoven ne s’est jamais consolé, n’a pas eu pourtant de trop funestes conséquences : et peut-être le sérieux préjudice qu’elle lui a causé s’est-il trouvé racheté par certains avantages. Peut-être est-ce pour n’avoir pas fréquenté trop tôt les auteurs classiques qu’il a pu recevoir d’eux, à vingt ans, lorsqu’enfin il les a rencontrés, une empreinte profonde et ineffaçable, et s’y attacher tout de suite avec un enthousiasme plein de jugement. L’éducation classique ne doit pas servir à donner des connaissances, mais à façonner des esprits capables de connaître et de créer. Par une singulière grâce de sa nature, où se sont jointes encore les circonstances de sa vie d’enfant, l’esprit de Beethoven s’est d’avance trouvé façonné et mûri : viennent les connaissances, tout à l’heure, il saura y faire le choix le plus sage, et en tirer le plus intelligent parti.

Beethoven ne fut instruit que dans une seule chose, la musique. Il est difficile de savoir exactement à quel point il profita des leçons de son père et de son professeur Pfeiller : on peut du moins présumer que son éducation se borna à des exercices tout mécaniques, que son talent de violoniste apparut dès lors très médiocre, et que sa première étude du piano lui acquit seulement l’agilité des poignets et la souplesse des doigts. Mais sitôt qu’il eut vaincu les premières résistances, cette musique qu’il entendait pratiquer tout autour de lui, et qu’il s’habituait à considérer comme l’unique objet de sa vie, il est vraisemblable qu’elle accapara toutes les forces vives de son esprit. À son insu, elle trouva en lui une résonance profonde, qui l’empêcha de tirer un parti bien excellent des leçons purement techniques qu’on lui donnait. Par un trait qui se rencontre à chaque pas de son histoire, il prit, dans la défense même qui lui en était faite, un désir plus violent de composer de la musique et de sacrifier l’assouplissement de son doigté à la libre expression de ses sentimens intérieurs. Son père lui interdisait d’improviser, de songer à autre chose qu’à ses exercices. Un soir que l’enfant avait à montrer ce qu’il avait appris dans la journée, il se met à jouer un morceau de sa composition : « Écoute cela, dit-il, n’est-ce pas joli ? » Le père refuse d’entendre, et le rappelle à son devoir. Mais le lendemain Louis ne put s’empêcher de recommencer : « Écoute ceci, dit-il, cette fois, c’est vraiment joli. » Il se promenait au bord du Rhin en rêvant des chansons. Ou bien il s’asseyait dans sa petite chambre et regardait fixement devant lui ; et lorsque la fille du boulanger, après l’avoir appelé longtemps, parvenait enfin à le faire sortir de sa méditation, l’enfant lui expliquait « qu’il avait pensé à une chose de musique si belle, qu’il en était tout heureux[2]. »

III

Van der Eeden, qui, en 1780, fut chargé, ou plutôt se chargea d’apprendre l’orgue au petit Louis, était un digne bourgeois flamand, organiste très habile. Il donna à son élève d’excellens conseils, lui apprit à se tenir droit devant son instrument, à garder ses mains en repos pendant que travaillaient les doigts. Le père, d’autre part, ne cessait d’encourager son fils à profiter de cette étude nouvelle : il espérait que, à défaut d’une brillante carrière de pianiste, le jeune homme obtiendrait un jour la succession, ou tout au moins la suppléance, de l’organiste de la cour.

L’enseignement de van der Eeden eut d’ailleurs des résultats très heureux pour le développement artistique de Beethoven. C’était la première fois qu’il avait affaire à un maître affectueux, attentif, préoccupé de l’art plus que du métier. Et puis de quel prix dut être ce premier contact avec l’orgue, pour un enfant impatient d’improviser, de donner une forme musicale à ses naïfs sentimens ! Sous l’influence de l’orgue, des œuvres qu’il y entendait et jouait, Beethoven se sentit plus vivement porté à la composition. On raconte qu’à la mort d’un consul anglais qui avait rendu maints services à ses parens, il présenta au maître de chapelle Luchesi une cantate funèbre qu’il avait écrite pour la circonstance. Luchesi la lut, mais il avoua à l’enfant qu’il n’y avait rien compris, et qu’il était par suite hors d’état d’en corriger les fautes.

Arriva-t-il à van der Eeden de complimenter Jean van Beethoven sur les rapides progrès et le génie naissant de son fils ? Toujours est-il que, en 1781, Beethoven reçut l’ordre de commencer sa carrière d’enfant prodige. Il fut envoyé en Belgique et en Hollande, avec sa mère : il donna des concerts, joua dans les salons, et revint à Bonn quelques mois après, sans rapporter assez de gloire pour encourager beaucoup son père à lui faire continuer ces tournées. Le seul résultat de ce voyage en Hollande fut le rajeunissement de l’enfant : il était petit, et avait un air souffreteux qui n’indiquait aucun âge précis. Son père résolut de lui ôter d’abord un an, puis deux. Il le fit présenter en Hollande comme âgé de dix ans, alors qu’il en avait onze : et c’est encore dix ans qu’il fit mettre sur le premier morceau publié par son fils, alors que celui-ci allait en avoir douze. Dès ce moment, toutes les indications d’âge de Bethoven doivent être rectifiées. Lui-même, avec son indifférence pour les détails pratiques et son ignorance des chiffres, vécut jusqu’à la fin sans savoir exactement son âge.

La tournée n’ayant pas réussi, le père revint à sa première idée : son fils serait organiste. Malheureusement van der Eeden, après cinquante ans de service, dut abandonner son poste en 1781, trop tôt pour que l’on pût songer à le remplacer par son petit élève. La place du vieux Flamand fut prise par un compositeur de grand mérite, Chrétien Neefe, et c’est à ce nouveau maître que fut confiée la suite de l’éducation musicale de Beethoven.

Neefe était encoro jeune. Il était né en 1748, à Chemnitz, en. Saxe. D : abord chanteur, il avait étudié la composition auprès d’Adam Miller, auteur d’opéras alors très renommé. Il avait ensuite dirigé plusieurs orchestres de théâtre, et il était lui-même devenu une des notabilités musicales de l’Allemagne à l’époque où il arriva à Bonn. C’était de plus un excellent homme, plein de méfiance pour son talent propre, plein d’enthousiasme pour l’art. Son éducation littéraire était relativement soignée. Les correspondances qu’il envoyait au Cramer’si Magazin, un peu verbeuses, n’en sont pas moins pleines de sens et de jugement. Un tel professeur était l’homme qu’il fallait pour tirer parti du génie de Beethoven.

Tout de suite il se mit à l’aimer. Il lui donna pendant plusieurs années des leçons gratuites de piano, d’orgue, d’harmonie et de contrepoint. Dans les premiers mois de 1781, il le fit nommer organiste adjoint, charge modeste et point du tout rétribuée, mais qui constituait pour lui le stage d’essai requis alors à l’entrée de toute fonction officielle. La même année, il obtint de l’électeur, pour son élève, une pension de 150 florins ; il le fit nommer aussi pianiste-accompagnateur du théâtre. L’emploi était difficile et pénible : il fallait accompagner les acteurs pendant les répétitions, les diriger au besoin. Mais enfin c’était de l’argent, et le petit Louis avait hâte de pouvoir se rendre utile à ses parens. La situation de ceux-ci devenait de plus en plus précaire : le père avait perdu sa voix et n’était gardé dans la chapelle électorale que par faveur ; la mère, désespérée de la mort d’un fils, avait encore à se débattre parmi les plus grands embarras matériels. Le fils aîné eut la joie d’apporter dans sa famille un peu de repos et de bien-être. En vérité, ses journées étaient dures, plus dures encore que celles où il faisait trois heures d’exercices en revenant de l’école. L’orgue d’abord lui prenait beaucoup de temps : il fallait suivre les messes et vêpres, les saluts, et assister aux innombrables répétitions des chanteurs. Puis c’était le théâtre, où il fallait rester des après-midi entières à déchiffrer les basses dans des partitions, à accompagner les solistes et les chœurs. Aux momens de loisir, Beethoven allait chercher Neefe, qui cultivait son jardin dans un faubourg de la ville : on revenait à Bonn et la leçon commençait : à peine s’il restait du temps à l’enfant pour préparer ses exercices de toute sorte.

N’importe, c’était pour lui une vie active. Il se rendait utile, il se sentait pris au sérieux, et il en était résulté dans son âme comme une première éclaircie de gaîté. Malgré l’extrême sévérité de Neefe, qui ne manquait pas une occasion de le rappeler à la modestie et le raillait sans scrupule, il s’attachait à lui et lui savait gré de ses leçons. Aussi bien, son attachement et sa reconnaissance étaient des plus mérités : c’est à l’enseignement de Neefe qu’il doit d’avoir pu faire fructifier ses dons naturels, et toutes les directions musicales qu’il reçut plus tard n’étaient faites que pour contrarier et atténuer l’excellent effet de celle-là.

Dans un fragment de sa Correspondance qui a été souvent publié, Neefe nous fait connaître lui-même le programme des choses qu’il apprenait à son élève. « Louis van Beethoven, écrit-il en 1782, joue du piano très vite et avec une grande force, déchiffre parfaitement, et, pour tout dire d’un mot, il joue en grande partie le Clavecin bien tempéré de J. -S. Bach, que M. Neefe lui a mis entre les mains. M. Neefe lui a aussi donné, à ses instans de loisir, quelques notions d’harmonie, et maintenant il l’exerce dans la composition. »

Les progrès de Beethoven dans l’étude du piano avaient été en effet très rapides. Les exercices qu’il avait joués si longtemps, en assouplissant ses doigts, lui avaient donné une extrême agilité et un extrême brio. Le Clavecin bien tempéré et les sonates de Philippe-Emmanuel Bach l’avaient habitué à la polyphonie, le forçant à marquer les diverses parties avec les intonations convenables. Malheureusement rien de tout cela ne pouvait lui apprendre à jouer d’une façon délicate et légère, et il ne semble pas que les leçons de Neefe soient parvenues à lui donner toutes les qualités d’un pianiste accompli. Son jeu, à cette époque, était précis, plein de force et de vie, mais toujours empreint d’une certaine dureté[3]. La lecture à vue, en revanche, sans doute sous l’influence des fonctions qu’il remplissait au théâtre, était devenue chez lui d’une rare perfection : il déchiffrait avec une aisance inouïe et réduisait tout de suite au piano les partitions les plus compliquées. Enfin, Beethoven commençait déjà dès lors à montrer ce singulier génie d’improvisation qui devait plus tard plonger dans l’étonnement les plus prévenus et les plus hostiles de ses auditeurs.

Rien n’empêche de penser que Beethoven n’ait été, aussi, un excellent organiste. Il adorait l’orgue : il ne pouvait passer devant une église, dans ses fréquentes promenades aux environs de Bonn, sans vouloir entrer et monter à l’orgue. Là encore, sans doute, il se livrait de préférence à l’improvisation. Il n’a guère écrit de morceaux d’orgue, dans la suite de sa vie : mais le rôle qu’il a donné à cet instrument dans sa Messe en ré suffirait à prouver combien il était resté au courant de ses ressources et de ses avantages.

Le père de Beethoven n’avait jamais songé à faire de son fils un compositeur : il jugeait suffisant qu’il apprît l’orgue, pour devenir organiste, et le piano, pour donner des concerts ou tout au moins des leçons. C’est Neefe qui, peut-être à la demande de l’enfant, eut l’idée de lui enseigner l’harmonie : elle était indispensable à un bon organiste, et puis Neefe n’était pas fâché de régler et d’assagir le flot impétueux d’idées musicales qu’il sentait chez son élève. L’harmonie dont il l’instruisait « à ses instans de loisir » comprenait, avant tout, la lecture des basses chiffrées, science dont Beethoven, en sa qualité de pianiste accompagnateur, avait un besoin tout particulier. Il lui expliquait les divers accords et leurs relations, d’après le système, alors en faveur, de la basse fondamentale. Les principes d’harmonie de Neefe avaient d’ailleurs, comme ceux de son maître Hiller et de son auteur préféré Kirnberger, des indulgences généralement peu admises, et dont son élève ne devait jamais cesser de se souvenir. C’est ainsi que Beethoven, à toutes les époques de sa vie, s’est permis de redoubler librement des notes prolongées.

Après la science des accords venait la science du développement. Neefe montrait à son élève le moyen d’étendre un motif, de moduler ; il lui faisait faire, suivant la mode du temps, des cycles, ou promenades d’un chant à travers tous les tons ; et il semble bien que les deux Préludes dans tous les tons majeurs, op. 39, aient été des exercices imposés à Beethoven par son professeur. Les modulations y sont correctes et assez variées, se faisant tantôt par voie chromatique, tantôt par voie diatonique : et souvent une série d’accords imprévus viennent donner à ces devoirs d’écolier une ampleur déjà toute lyrique. A l’harmonie, Neefe joignait les élémens du contrepoint. Partisan de la méthode du chant pur, qui consistait à donner pour matière au contrepoint des motifs librement pris dans les tons de la gamme, il exerçait son élève à faire marcher des parties dans un mouvement semblable ou contraire, à faire imiter par une partie le chant énoncé par une autre, à essayer les imitations spéciales que commandent les genres du canon et de la fugue.

Voilà ce que Neefe apprenait à Beethoven ; et il semble que cette science du contrepoint ne déplaisait pas au jeune musicien, car chacune des œuvres qui nous sont restées de cette époque témoigne d’un nouvel effort à introduire dans son tissu musical une polyphonie plus réelle.

Ce goût marqué pour le contrepoint n’est pas cependant sans nous surprendre un peu chez un élève de Neefe. Celui-ci était un maître sévère, nous l’avons dit : mais sa sévérité devait porter avant tout sur les leçons régulières de piano et d’orgue, et puis elle tendait principalement à corriger l’enfant de ce qu’il y avait en lui de présomptueux et d’indocile. Pour les principes mêmes de l’art, au contraire, Neefe était un homme de son temps : il respectait infiniment Bach, Hæendel, les saintes règles du contrepoint et de la fugue ; mais il leur préférait un développement plus facile, sinon plus libre, les règles alors en faveur de la sonate, toute cette gracieuse architecture de petites phrases délicatement nuancées, ramenées dans des tous déterminés, à des intervalles déterminés, avec les petites demi-conclusions, les cadences, etc. ; ce genre que Philippe-Emmanuel Bach avait inauguré avec son aimable génie, et que Haydn, Mozart, tant d’autres, s’étaient mis à pratiquer sous forme de sonates, duos, trios, quatuors, symphonies, etc. Aussi Neefe ne manquait-il pas de mettre plus de goût à ces conventions qu’à celles du vieux contrepoint rigoureux, qu’il se croyait pourtant obligé d’enseigner. Et il n’est pas impossible que Beethoven se soit attaché d’autant plus vivement à ces règles du contrepoint qu’il les voyait dédaignées par son professeur. Il devait garder jusqu’au bout une nature indépendante et rétive, impatiente de tout conseil : Haydn, Albrechtsberger, allaient bientôt en faire l’expérience. Il suffit qu’Albrechtsberger, avec sa méthode du confus firmus et la rigueur scolastique de ses principes, ait voulu le forcer à un contrepoint serré, pour que toutes ses œuvres témoignent, dès ce moment, d’un dédain croissant pour le contrepoint : jusqu’au moment où, vers 1808, il se vit obligé d’enseigner lui-même les élémens de la composition, et y trouva une occasion de revoir et de comprendre dans leur essence profonde ces règles que ses maîtres viennois lui avaient rendues odieuses.

Notre hypothèse relative à l’enseignement de Neefe est d’autant plus probable que, si les premières compositions de Beethoven attestent un goût marqué du contrepoint, elles prouvent aussi une connaissance très insuffisante des règles de ce contrepoint. Les fautes abondent, non-seulement dans la fugue à deux voix écrite à douze ans, et qui débute (dès la cinquième mesure) par une quarte impardonnable, mais aussi dans l’octette op. 103 et les Variations sur l’ariette de Righini, deux ouvrages composés dans la dernière année du séjour à Bonn. Haydn, lorsqu’il vit Beethoven à Vienne, en 1792, jugea qu’il avait tout à apprendre[4]. Son maître Neefe lui avait donné l’amour d’une science qu’il lui enseignait comme à contre-cœur et sans la moindre rigueur technique.

Mais il est un point plus important par où Neefe a exercé sur son élève une influence salutaire et durable. S’il ne lui a pas appris les règles de son art, il lui en a clairement révélé la nature et le but. Il a avoué lui-même, dans un de ses écrits, « qu’il avait toujours mis au-dessus des ouvrages techniques et formels ceux où l’art était rattaché à son fondement psychologique. » Il disait ailleurs « que le génie ne doit jamais être opprimé sous les règles, surtout lorsqu’il puise aux sources de l’émotion intérieure. » Enfin, il se vantait de ne jamais mettre de la musique sur un poème avant de l’avoir pénétré à fond, appris par cœur, soigneusement déclamé et prosodie. On peut se figurer dès lors les principes esthétiques qu’il enseignait et qui, cette fois, ne manquaient pas de séduire son jeune élève, étant l’expression du plus intime besoin de son âme. Il lui disait que la musique doit avoir pour but, non point de prouver la science ni l’adresse du musicien, et point seulement non plus de flatter agréablement l’oreille ; mais qu’elle était destinée à traduire les sentimens, comme la parole les idées. Cette conception de la musique a toujours existé plus ou moins nettement, dans l’esprit des grands musiciens. Depuis les Grecs, qui affectaient à chaque ordre d’émotion un mode particulier, jusqu’à Gluck, qui essayait de faire des expressions musicales un véritable vocabulaire, tous avaient pris pour mesure de la valeur de leurs ouvrages le degré de sentiment qui s’y trouvait traduit. Mais, chez la plupart des prédécesseurs et des contemporains de Beethoven, cette notion s’était obscurcie et s’était vue sacrifiée, dans la pratique, au désir d’amuser un auditoire d’amateurs, Neefe, comme on a pu en juger, se rendait, un compte plus précis de la destination de son art, et Beethoven a dû trouver chez lui la confirmation de son penchant naturel à faire une musique tout expressive, uniquement consacrée à restituer les profondes émotions qui agitaient son cœur. Les exigences de son métier et de sa condition le forcèrent longtemps à mêler à cette recherche d’expression la recherche d’agrémens faciles et superficiels ; mais sitôt qu’il rentra en lui-même, sous l’effet de sa surdité, il reconnut que la voie véritable était celle que lui avait montrée son maître de Bonn. Indifférent, désormais, aux questions de forme extérieure, acceptant sans embarras toutes les conventions de cadres et de genres, il s’efforça sans cesse de purifier son art par le dedans, en ôtant peu à peu tout ce qui n’était pas l’immédiate traduction de sentimens passionnés. Et loin de s’en tenir à ce travail d’épuration de la musique, comme avait fait Gluck, il y vit une occasion à noter avec plus de finesse toutes les nuances des états qu’il exprimait. Puis, lorsqu’il eut poussé son effort jusqu’à un point où nul depuis n’a su atteindre, lorsque les moindres signes de sa musique « et les pauses elles-mêmes, » comme dit Wagner, sont devenus des choses nécessaires, essentielles, reliées par un fil mystérieux et éternel, il se soucia de trouver dans cette musique sublimée les sources d’une jouissance sensuelle plus haute et plus effective que les artifices vite usés de ses prédécesseurs. Sait-on qu’il a essayé à plus de dix reprises de traduire en musique certains poèmes dont le sentiment l’attirait, qu’il a passé des années à se pénétrer des dogmes de la foi chrétienne avant d’écrire la Messe en ré, et qu’il se proposait, dans les derniers temps de sa vie, de noter, à l’usage de ses amis, la liste des poèmes, drames, lectures ou imaginations, qui avaient servi de point de départ à ses principaux ouvrages de musique instrumentale[5] ?

Le goût de l’expression fut encore développé en lui par les œuvres qu’il connut dans ces années de l’enseignement de Neefe. Le Clavecin bien tempéré lui donnait des modèles merveilleux d’une expression solidement maintenue sous les plus subtils agencemens de la forme ; les œuvres de Philippe-Emmanuel Bach lui apprenaient à traduire, dans un langage simple et large, de simples et larges émotions. Haydn, — qu’il paraît avoir alors spécialement pratiqué, — lui révélait des sentimens plus délicats et plus élégans que ne les lui fournissait d’abord sa nature un peu rude. Mais c’est surtout au théâtre que se faisait, son éducation musicale : il s’y imprégnait des chefs-d’œuvre de la musique tout expressive de Gluck, de Salieri, de Mozart et des maîtres du vieil opéra comique français.

Il nous reste à dire quelques mots des œuvres qu’il produisit pendant cette période de sa jeunesse. Quelques mots suffiront d’autant plus qu’un simple coup d’œil jeté sur ces ouvrages, les Variations sur la marche de Dressler, les trois Sonates dédiées à l’archevêque de Cologne, le Rondo en la majeur, montre assez leur insignifiance. Aucun de ces ouvrages n’offre le moindre rapport ni avec l’enseignement que recevait le jeune homme lors de leur publication, ni avec ce que l’on peut conjecturer de sa nature et de ses tendances. Les variations sont la nullité même, vides de la moindre recherche de forme ou d’expression. Les sonates, correctement imitées de Haydn, manquent d’originalité non moins que d’agrément. Il y a bien, dans le début de la seconde, une tendance à entremêler des sentimens opposés, et, dans le finale, un motif d’allure assez franche, avec quelques imitations aimables. Mais, en somme, rien de tout cela n’a une valeur quelconque, et il ne convient pas d’en donner pour seule raison les treize ans de l’auteur, si l’on songe que cet enfant de treize ans avait étudié le contrepoint, qu’il était organiste, qu’il avait une maturité d’esprit au-dessus de son âge ; enfin, qu’il avait une âme d’artiste très originale. A notre avis, toutes ces œuvres, publiées sitôt composées, avec, sur la couverture, l’âge (fictif) de l’enfant et de plates dédicaces en style irréprochable, ce sont des morceaux que le père imposait à son fils, du jour où il le voyait résolu à étudier la composition. Le digne Jean voulait que cette étude profitât du moins à son fils et à lui-même, tandis que l’âge du jeune pianiste pouvait encore attirer l’attention sur lui et la rendre indulgente. Et Beethoven, sans doute aidé par Neefe, faisait cela comme un devoir. L’idée de se voir imprimé ne lui déplaisait pas : il rédigeait avec soin et prudence, soucieux d’éviter toute excentricité.

La preuve de cette hypothèse nous paraît aisée à fournir. Avant même les trois sonates, Beethoven avait composé d’autres morceaux qu’il ne destinait pas à l’impression et qui furent publiés beaucoup plus tard, bien que l’on ait conservé les manuscrits originaux datant de ces années enfantines. Ce sont, par exemple, six des Sept Bagatelles, op. 33, éditées en 1803 à l’insu du maître, par les soins de son frère ; c’est la Fugue à deux voix pour orgue, écrite en 1782 ; ce sont encore quelques motifs des trois Quatuors pour piano, violon, alto et violoncelle, écrits en 1785.

La Fugue est une œuvre d’enfant, gauche, incorrecte, avec de mauvaises imitations et des transitions banales : mais elle est tout animée d’un souffle de forte vie, et plusieurs modulations contrastent avec la faiblesse de leur entourage par une étrangeté que l’on sent naturelle.

Quant aux Bagatelles, ce sont évidemment les compositions qui devaient attirer l’âme indépendante et naïve de l’enfant. Il se reposait des sonates et des leçons en notant comme il le sentait ses petites impressions. Chacune des six Bagatelles contient déjà quelque chose de lui. La première, une mélodie gracieuse et alerte, se teinte d’une sorte de mélancolie que l’on chercherait vainement dans les compositions pareilles de Haydn ou de Mozart ; la seconde est un scherzo rudimentaire, mais construit comme le seront plus tard les grands scherzos, avec l’effet de redite incessante d’un motif très arrêté, très court, et qui ne prend son prix qu’à être répété. La quatrième, en la majeur, est toute une fantaisie : de la pédale du premier motif, Beethoven tire un chant de basse qu’il développe en quelques lignes d’une expression très ample, et lorsqu’il reprend son motif initial, c’est pour le faire passer dans toutes les parties, toujours simplifié et rendu plus précis. La basse acquiert décidément un rôle essentiel, la voici qui cesse d’être un simple accompagnement ; bientôt c’est elle qui donnera le grand chant expressif, tandis que les autres parties auront à nuancer et à varier l’émotion. Enfin Beethoven se reconnaît tout entier dans la sixième des Bagatelles[6] : ce n’est plus, à dire vrai, un morceau, mais une simple étude, la recherche des diverses expressions qui peuvent donner les développemens d’un rythme très accentué.

Les quatuors contiennent diverses idées mélodiques tout à fait originales, dont Beethoven a tiré parti dans des ouvrages postérieurs : citons, par exemple, les pages d’un élan si robuste et si résolu qui ouvrent la première des sonates de piano, op. 2, et que Beethoven avait primitivement destinées à une symphonie.

Ainsi l’enfant, sous la direction de Neefe, ne cessait de se développer dans le sens de sa nature première ; et l’on comprend que, plus tard, parvenu à la conscience de sa destinée, il ait pu écrire à son vieux professeur : « Si je deviens quelque chose dans mon art, c’est à vous que je le devrai. »


IV

Beethoven continuait à entretenir sa famille. Son père avait vainement cherché à lui faire donner un supplément de pension, mais il avait, grâce à Neefe, trouvé quelques petites leçons, et lorsque, en 1786, Mme van Beethoven mit au monde une fille, ce fut, dans la maison, une joie exempte de soucis.

Pourtant le père se rendait bien compte que l’éducation musicale de son fils n’était pas achevée : il lui manquait la consécration d’une renommée acquise au dehors, celle aussi que confère l’approbation des maîtres glorieux. De là sans doute l’idée d’envoyer le jeune homme à Vienne, où il donnerait des concerts et se présenterait au célèbre Mozart. L’électeur, sollicite de prêter son appui à ce projet, se contenta d’accorder un congé, après les fêtes de Pâques, et d’autoriser l’avance d’un trimestre de pension. Mais Louis avait grand désir de voyager : son père y voyait l’espoir d’un bénéfice, et le départ fut décidé (1787).

A Vienne, où il se trouvait sans amis et sans ressources, Beethoven ne semble pas avoir appris grand’chose. Il ne lui était resté de ce premier séjour que deux souvenirs : celui de l’empereur Joseph II, qu’il était sans doute allé voir passer dans la rue, et celui de Mozart. Encore Mozart ne fit-il guère attention au jeune pianiste de Bonn. Des enfans prodiges, il en voyait tous les jours arriver de nouveaux, Hummel, Scheidl, maints autres que sa propre destinée avait encouragés à ce talent prématuré. On dit bien qu’il fut frappé de l’improvisation de Beethoven sur un thème qu’il lui avait donné, et l’on ajoute qu’il prononça à cette occasion un mot historique, affirmant que « la postérité entendrait parler de ce jeune homme ; » mais tout cela n’est guère certain, et, au surplus, ne signifie rien. Mozart, à peine remis du désespoir où l’avait plongé la mort de son père, était alors tout entier à la révolution qu’il essayait dans son art : il projetait une musique, ensemble voluptueuse et forte, utilisant toutes les règles de contrepoint pour la production d’une exquise jouissance sensuelle. Qu’aurait-il fait d’un sauvage de dix-sept ans, qui jouait beaucoup trop durement du piano et qui faisait mine de se croire au-dessus de lui, parce qu’il avait appris à bien improviser ? Il ne daigna pas même jouer devant lui, lui fit quelques observations générales sur l’art de la composition et retourna à son travail.

Beethoven n’avait plus d’argent ; il repartit. Il s’arrêta à Augsbourg, où il fit visite à la famille des Stein, fabricans de pianos célèbres, et où l’accueil bienveillant d’un M. de Schaden le consola un peu de son malheureux voyage. C’est grâce à M. de Schaden qu’il put continuer son chemin et revenir à Bonn.

De cruelles épreuves l’y attendaient. Sa pauvre mère était malade, tout à fait au bout de ses forces. La phtisie, qui depuis longtemps la minait, avait cette fois annoncé qu’elle n’attendrait pas plus longtemps. Et Beethoven, malade lui-même, eut à voir agoniser cet être qui avait été pour lui tout au monde, sa mère, son constant soutien. Il eut à la voir s’épuiser en souffrances terribles, à l’entendre se lamenter sur l’avenir de ceux qu’elle laissait derrière elle. Enfin elle mourut, le 17 juillet 1787. Beethoven crut devenir fou. C’est peu de temps après qu’il écrivit à son hôte d’Augsbourg, M. de Schaden, une lettre qu’il est impossible de ne pas citer[7] :


« Très noble et particulièrement digne ami,

« Ce que vous pensez de moi, je puis sans peine le deviner, et que vous ayez un juste fondement pour me juger à mon désavantage, je ne puis vous le défendre : mais je ne veux pas m’excuser avant de vous avoir montré les causes par où j’ose espère que mes excuses pourront vous sembler acceptables. Je dois donc vous faire savoir que, depuis que je suis parti d’Augsbourg, ma joie, et avec elle ma santé, ont commencé à cesser : plus je me rapprochais de ma patrie, plus je recevais des lettres de mon père de voyager plus vite que d’ordinaire, parce que ma mère n’était pas en bonne santé. Je me suis donc pressé aussi fort que je l’ai pu, car moi aussi j’étais bien impatient. Le désir de voir une fois encore ma mère malade mettait de côté tous les obstacles et m’aidait à surmonter les plus grandes difficultés. J’ai vu ma mère encore vivante, mais dans le plus misérable état de santé ; elle était poitrinaire, et enfin elle est morte, il y a à peu près sept semaines, après avoir traversé beaucoup de souffrances de corps et d’âme. Elle a été pour moi une mère si bonne et si aimable, et ma meilleure amie. Oh ! qui donc était plus heureux que moi, lorsque je pouvais encore dire le doux nom de mère et qu’il était entendu ; et maintenant, quand puis-je le dire ? aux images muettes qui lui ressemblent et que reconstitue mon imagination ! Depuis si longtemps que je suis ici, j’ai encore trouvé peu d’heures agréables ; tout le temps j’ai été pris par des étouffemens et j’ai à craindre qu’il n’en sorte une phtisie. Et là-dessus vient encore la mélancolie, qui est pour moi un mal tout aussi grave que la maladie. Pensez à présent à ma situation, et j’espère obtenir votre pardon pour mon long silence. L’extraordinaire bonté et amitié que vous avez eues de me prêter à Augsbourg trois carolins, je dois vous prier d’avoir encore un peu de patience avec moi : mon voyage m’a beaucoup coûté et je n’ai ici aucun subside, pas le moindre à espérer. La destinée ici, à Bonn, est pour moi sans pitié. « Vous excuserez que je vous vie ici retenu si longtemps avec mon bavardage, tout cela était nécessaire pour ma justification.

« Je vous prie de ne pas me refuser dès maintenant votre digne amitié, car je ne désire rien autant que de me rendre seulement digne en quelque chose de votre amitié.

« Je suis, avec tout respect, votre obéissant serviteur et ami,

« L. van BEETHOVEN,

« Organiste de cour du prince électeur de Cologne. »

Il semblait bien, en effet, que la destinée fût sans pitié pour le jeune musicien. Son père, désespéré comme lui, épouvanté à l’idée de se trouver seul à soutenir sa famille, rebuté dans ses demandes de secours, n’avait vu d’autre remède que de passer dehors ses jours et ses nuits. Beethoven était plus que jamais forcé de diriger la maison : il devait chercher l’argent, s’occuper du ménage, payer et surveiller la servante. Et l’année ne s’acheva pas sans le frapper d’un nouveau malheur. Sa petite sœur Marguerite, la seule qui lui restait, mourut le 25 novembre. C’était elle, sans doute, que sa mère, au lit de mort, lui avait recommandée avec le plus d’instance : c’est sur elle qu’il avait reporté son ardent besoin de tendresse. Désormais, tout était vide devant lui.

Il est vraisemblable que, dans ces noires journées, l’orgue dut être pour lui un consolateur précieux. C’est alors, peut-être, qu’il composa l’un de ses chefs-d’œuvre, un prélude en fa mineur, d’une facture déjà très serrée, digne, à ce point de vue, des meilleurs préludes de S. Bach. Mais quel autre que Beethoven aurait su mettre en quelques lignes d’un contrepoint simple et sans recherche, une aussi poignante expression de mélancolie ? Toujours la même phrase se déroule, lente et sombre, et parfois elle s’élève comme une plainte ou un reproche, et la voici qui revient en dessous avec sa lourde tristesse. Il faut aller jusqu’aux derniers quatuors, notamment au largo du quatuor en fa majeur (op. 135), pour retrouver un pareil accent de désolation.


V

Dans les derniers mois de cette année 1787, la situation de Beethoven s’améliora subitement. De tous côtés lui vinrent les appuis matériels et moraux, et les cinq dernières années de son séjour à Bonn doivent être comptées parmi les plus heureuses et les plus profitables de sa vie.

Il eut d’abord, pour le soutenir dans ses embarras de famille, un voisin, le violoniste Franz Ries, qui se mit tout entier à son service et ne lui épargna pas ses conseils ni son aide. Vers la même époque, Mme de Breuning, veuve d’un conseiller aulique et l’une des sommités de l’aristocratie de Bonn, pria Beethoven de donner des leçons de musique à son jeune fils, Laurent. Elle avait une fille, Éléonore, et un fils aîné, Étienne, qui avait jadis appris le violon chez Ries, en compagnie de Beethoven. Le jeune professeur fut vite apprécié de cette famille d’excellentes gens. En même temps qu’il donnait des leçons à Laurent, il dirigeait aussi l’éducation musicale de la jeune fille : et c’était lui-même qui s’instruisait, dans cette maison où tout l’invitait à se considérer comme chez lui. Il y venait tous les jours, souvent y passait des soirées entières. Il y rencontrait tout ce qu’il y avait à Bonn d’intelligent et d’instruit. Et peu à peu le voile de tristesse qui s’était abattu de bonne heure sur son âme achevait de se lever, laissant un champ libre à sa nature franche, expansive et gaie.

Il apprenait chez les Breuning les usages de la société, le charme des conversations désintéressées. Il s’habituait à l’idée qu’il y a au monde autre chose que la musique, et son esprit se jetait avidement sur ces nouvelles sources de curiosité qui se découvraient à lui.

C’est alors qu’il connut les poètes. Les Breuning étaient fort épris de la nouvelle école romantique : ils lisaient et récitaient avec enthousiasme les vers de Schiller, de Goethe, de Gellert ; l’on devine quelle saveur devait offrir au jeune musicien cette littérature toute de sentiment, qui semblait d’avance destinée à servir de thème aux mélodies. Mais ce n’est pas seulement ces poètes romantiques que Beethoven apprit à aimer. Les causeries où il prenait part chez les Breuning lui donnèrent le désir de lire l’Iliade et l’Odyssée, les drames de Shakspeare, le Paradis perdu de Milton, et tout de suite son goût se fixa à jamais sur ces œuvres immortelles. Il ne devait plus cesser, dès lors, de les lire et de les méditer : l’Odyssée, notamment, les Vies de Plutarque, les Histoires de Tacite, l’accompagnaient dans toutes ses promenades, achevant de bourrer des poches que remplissaient déjà les cahiers de notes et mille objets de rencontre.

Il faisait mieux que d’admirer les œuvres classiques : il les comprenait dans ce qu’elles avaient de fort et d’éternel. Les fréquentes observations qu’il faisait à leur sujet, si l’on en juge par celles qui nous ont été rapportées, indiquaient une justesse, une profondeur de compréhension surprenantes, il n’est pas douteux aussi que ces lectures ont exercé une influence considérable sur son œuvre musicale : c’est à elles qu’il demandait le point de départ de ses compositions ; c’est d’elles qu’il apprenait à analyser ses sentimens, à noter, comme seul il l’a su parmi les musiciens, toutes les phases et tous les détours d’une émotion. L’amour passionné de la simplicité, sa devise favorite : « Beaucoup d’effets avec peu de moyens, » n’est-ce pas dans la littérature classique qu’il a trouvé la confirmation de ces tendances que lui suggérait sa nature, mais qui allaient entièrement à l’inverse du goût de son époque ?

Son âme recevait d’autant mieux tous ces enseignemens qu’elle ne cessait pas de se détendre et de s’ouvrir sous l’effet du repos, de la sécurité, du bonheur. La causerie quotidienne avec une élégante jeune fille qui le traitait comme un frère, les fréquens voyages à la campagne en compagnie des Breuning, les conversations de tout genre avec le jeune médecin Wegeler, le futur mari de Mlle Eléonore, avec les deux oncles de cette jeune fille, membres éminens du haut clergé de Bonn, tout cela se joignait pour lui donner la sensation d’un monde ami autour de lui : il cessait de se croire seul, il se reprenait à avoir confiance dans l’avenir.

Sa situation matérielle continuait à s’améliorer. La maison était tenue par une gouvernante ; les frères étudiaient ; le père, à dire vrai, ne sortait plus des tavernes, mais il avait le vin bon enfant et paraît avoir éprouvé dès lors pour son fils la plus respectueuse gratitude. Puis Beethoven avait, pour le mettre tout à fait à l’abri des soucis d’argent, de nombreuses leçons que lui avait procurées Mme de Breuning et dont il s’acquittait avec une grande conscience, sinon avec un vif enthousiasme.

Il trouvait enfin le loisir de songer qu’il était jeune. Souvent il allait, le soir, dans une brasserie où se réunissaient des compagnons de son âge et où les beaux yeux de la fille de la maison, Babette Koch, l’excitaient à causer et à aimer la vie. Il se prenait d’un amour passionné et romanesque, successivement pour Mlle Jeanne d’Hondrath, « une vive et jolie blondine, adorant la musique, douée d’une voix très agréable, » et pour Mlle de Westerhold, qui était « belle et polie. » Des excursions sur le Rhin, notamment un joyeux voyage en bande à Mergentheim, séjour d’été de l’électeur, achevaient de faire au jeune homme une existence active, gaie, toute différente de celle qu’il avait connue autrefois.

Il faut encore mettre au premier rang des bonheurs de cette heureuse période la connaissance que fit Beethoven d’un grand seigneur autrichien, attaché à la cour de Bonn, le comte Waldstein. Musicien lui-même, cet aimable homme se prit aussitôt d’enthousiasme pour son jeune ami. Il l’aidait de toute manière, venait le voir très souvent, lui faisait don, entre autres choses, d’un magnifique piano, le chargeait de composer la musique d’un de ses ballets, que le théâtre de Bonn exécutait quelque temps après en grand apparat. Peut-être est-ce sous l’influence du comte de Waldstein que Beethoven fut amené à étudier de plus près qu’il n’avait encore fait les chefs-d’œuvre de la musique. Il s’attacha surtout aux ouvrages de J. -S. Bach, qu’il vénérait profondément et en l’honneur duquel il a, toute sa vie, projeté d’écrire une composition importante ; à ceux de Hændel, qu’il n’a jamais cessé de tenir pour le plus grand de tous, précisément parce que, suivant son expression, « c’était celui qui produisait le plus d’effet avec le moins de moyens. » Mais tandis qu’il se contentait de lire et d’admirer ces deux maîtres, il étudiait à un point de vue plus pratique les ouvrages de Mozart, et c’est depuis ce moment que l’influence de Mozart apparaît dans sa musique, pour n’en plus disparaître qu’au jour de l’affranchissement complet.

Les principales compositions de cette époque, — sans parler de cantates, danses et autres morceaux assez insignifians, — portent manifestement l’empreinte de Mozart : du moins elles la portent au dehors, conservant les divisions, la coupe générale et la plupart des procédés de développement des œuvres similaires de ce maître. Mais si l’on veut voir comment Beethoven a su se maintenir tout entier sous une apparente imitation et comment il pouvait déjà s’accommoder d’un cadre emprunté sans y rien sacrifier de lui-même, que l’on jette les yeux sur l’octette pour instrumens à vent (op. 103) et le trio pour violon, alto et violoncelle (op. 3) écrits l’un et l’autre dans la dernière année du séjour de Bonn. Tous deux sont des Parthies ou morceaux de divertissement, destinés sans doute à la musique de table de l’Électeur. Les motifs ont une verve légère avec parfois des andantes d’une mélancolie discrète, telle qu’elle convenait pour mettre en valeur les gais menuets ou finales. La facture reste très simple, plus serrée pourtant que dans les morceaux analogues de Mozart, au point de vue de l’harmonie et de la marche des parties. Mais ce qui est tout à Beethoven, c’est la netteté singulière de l’expression, c’est l’allongement de la phrase et ces modulations imprévues qui éclatent au détour d’une mélodie, et cette façon de couper un motif pour donner une vie extraordinaire à chacun de ses tronçons.

L’instrumentation, en revanche, est assez inégale. Beethoven ne s’entend pas encore à l’art, où excellait Mozart, de revêtir chacun des instrumens d’un caractère qui lui soit propre, d’en faire une personne jouant son rôle distinct dans l’ensemble harmonique. Cet art, d’ailleurs, il ne l’aura jamais à un très haut degré, et son instrumentation restera toujours un peu gauche, un peu heurtée, pleine de trouvailles et de lacunes, jusqu’au jour où il adoptera résolument une instrumentation nouvelle, toute d’ensemble, faisant de l’orchestre une voix unique.

L’octette et le trio offrent, pour cette période de la vie de Beethoven, le même intérêt que les six Bagatelles pour la période précédente. La plupart des inventions de ses derniers ouvrages s’y trouvent indiquées en germe, quelques-unes même presque entièrement réalisées. Comment ne pas citer au moins le finale de l’octette, cette mélodie alerte et joviale où vient s’entremêler mystérieusement une fuguette d’une mélancolie légère, tantôt balayée par le retour du motif principal, tantôt se faisant jour de nouveau dans quelqu’une des parties ? C’est déjà le finale de la dernière sonate de piano et violon : c’est une préparation au divin andante du quatuor en fa mineur (op. 95).

Suivant Wegeler, le comte de Waldstein aurait eu le mérite « d’apprendre à Beethoven l’art de varier un chant. » En réalité, ce mérite ne revient qu’à Beethoven lui-même. La variation a toujours été le principe essentiel de sa musique, si l’on entend par là le fait de transformer un motif, de lui faire traduire, tour à tour, tous les sentimens qu’il contient. Les derniers quatuors ne sont, à ce point de vue, que des variations, et il suffit de se rappeler l’andante du quatuor en ut dièze mineur, le finale du quatuor en la majeur, ou bien le cycle des Bagatelles, op. 126, pour apercevoir la science mystérieuse qui a permis à Beethoven de tirer d’un thème de deux ou trois notes un monde infini de nuances d’émotions. Ce que le comte de Waldstein a appris à Beethoven, c’est la variation telle qu’elle était alors à la mode, un genre tout mondain et d’aimable divertissement. Beethoven y a vite excellé, sans atteindre pourtant à la perfection de Mozart. Ici encore il lui a fallu, pour déployer à l’aise son génie, modifier de fond en comble le genre tout entier : ses 33 Variations sur une valse de Diabelli, un des chefs-d’œuvre de ses dernières années, ne sont à dire vrai qu’une immense fantaisie, un cycle de morceaux reliés par un fil invisible et nécessaire[8]. Les Variations sur une ariette de Righini et les Variations sur un air de Dittersdorf datent, au contraire, des années de Bonn et présentent tous les caractères des variations du temps : du moins se distinguent-elles de celles des années suivantes par un plus grand souci de la polyphonie et du rythme.

Mais l’occupation favorite du jeune homme à cette époque était le lied, ou mélodie chantée. Les poèmes qu’il lisait évoquaient naturellement dans son âme des chants appropriés au sentiment qu’ils exprimaient, et Beethoven était encore trop peu accoutumé à analyser ses émotions pour que la simple donnée d’un lied lui parut, comme elle devait lui paraître plus tard, insuffisante à exprimer le détail des nuances. C’est de cette époque que datent la plupart des lieds op. 52 : le Chant du repos, si sombre et si résigné, le Chant de mai, avec son adorable expression de gaîté enfantine ; le Chant de l’homme libre, tout plein d’entrain et de résolution. Le senti-mont dominant est traduit sans aucune recherche de détail, mais avec une franchise parfaite, et déjà l’on aperçoit cette pénétration directe du sujet qui va donner plus tard aux grands lieds de Beethoven un charme si particulier.

En 1793, sur les conseils du comte de Waldstein, le jeune homme résolut d’aller décidément s’installer à Vienne. Il se proposait d’étudier plus à fond son art auprès de Haydn, qu’il avait récemment rencontré à Bonn ; et puis il ne lui déplaisait pas d’étendre au-delà des limites d’un petit cercle d’amis sa renommée de pianiste et de compositeur. Il partit dans les premiers jours de novembre 1792, avec la promesse d’une petite pension de l’électeur. C’est pour toujours qu’il quittait Bonn, laissant derrière lui des conseillers et des confidens dont il aurait peut-être gagné à ne se pas séparer.


VI

Nous ne suivrons pas Beethoven dans l’existence nouvelle qui s’ouvre pour lui à Vienne. Il s’y trouve, dès le début, entouré de circonstances entièrement différentes de celles que nous lui avons vu traverser pendant sa jeunesse, et peu à peu ces circonstances influent sur son caractère et sur son génie, sans arriver jamais à les modifier complètement.

A Vienne, Beethoven, grâce à son talent de pianiste, au charme de son improvisation et à l’originalité de son génie, ne tarde pas à être apprécié et à devenir célèbre. Les représentans de la plus haute noblesse autrichienne l’invitent à loger chez eux, le traitent en égal, obéissent docilement à toutes ses fantaisies. Ses concerts ont un succès énorme ; les éditeurs se disputent ses sonates ; les belles princesses lui demandent des variations, et les théâtres des ballets. Il s’habitue de plus en plus aux jouissances de la vie mondaine, mais en même temps se développent chez lui une humeur altière et fantasque, un sentiment exagéré de sa valeur, et maints petits défauts qu’il n’est pas rare de rencontrer chez les pianistes glorieux. Dans les heures de loisir que lui laisse cette vie brillante et bruyante, il recommence ses études musicales : il a vite fait de dédaigner les leçons de Haydn, qui « ne s’occupe pas assez de lui ; » et le voici travaillant le contrepoint chez Albrechtsberger, le maître du cantus fîrmus, l’observateur inflexible des régies anciennes. Dans les salons où il va le soir, on l’invite à composer d’aimables fantaisies, des sérénades, des sonates toutes pleines des faciles et charmans artifices mis à la mode par Mozart ; le lendemain, Albrechtsberger veut le forcer à apprendre des règles, à composer des fugues sans aucune licence. Les deux directions sont exactement contraires : il faut choisir. Beethoven, insensiblement, se voit amené à choisir celle où l’attendent l’approbation des gens qui l’entourent, le succès, la gloire : il s’y voit amené d’autant plus que son professeur semble mettre à son enseignement un excès de rigueur. Le maître contrepointiste, en effet, ne paraît pas s’apercevoir que l’élève dont il corrige les fausses relations est en train de devenir une des célébrités musicales de Vienne, qu’il a de plus une âme ardente de musicien, toute au besoin d’épancher les sentimens qui l’agitent.

Les devoirs de contrepoint de Beethoven sont pour la plupart assez mauvais : il y a des fautes dont toute la discipline d’Albrechtberger ne parvient pas à le corriger. Mais le pis est que ces devoirs témoignent d’une négligence qui s’accentue de jour en jour. En même temps les compositions publiées par le jeune musicien témoignent, comme nous l’avons dit, d’un dédain croissant pour la contexture serrée de la musique classique : et les recherches de contrepoint y cèdent la place à des recherches de rythmes originaux, à des inventions pleines de fougue et d’éclat, mais faciles, en somme, et d’un charme passager. Les premières œuvres publiées à Vienne, et créées encore sous l’influence des études de Bonn (citons seulement le finale du à trio, op. 1, un des chefs-d’œuvre du maître), sont suivies bientôt d’œuvres plus larges, plus brillantes, mais d’une bien moindre perfection technique[9]. La rigueur du professeur a dégoûté l’élève de la science même qu’il lui enseignait : Beethoven tend de plus en plus à devenir un virtuose de génie.

Nous avons beau étudier tous les faits de ces premières années vécues à Vienne : nous n’y découvrons rien qui ne confirme cette conclusion pessimiste. Beethoven n’a rien gagné à quitter Bonn : il était, au moment où il en est parti, dans la voie même qui convenait à son tempérament, tandis que la vie qu’il a trouvée à Vienne n’a servi qu’à l’égarer de son chemin naturel. Et nous croyons que le mal aurait été très funeste si Beethoven n’avait pas rencontré, dans ces années, un homme qui a eu sur son esprit une influence précieuse : celui que, jusqu’aux derniers temps de sa vie (alors qu’il ne l’avait pas vu depuis plus de vingt ans), il continuait à tenir pour son unique ami, Charles Amenda. C’était un violoniste courlandais : mais c’était aussi un docteur en théologie, un philosophe et un lettré, qui occupa un poste de pasteur dans son pays, lorsqu’il revint de son voyage de France et d’Allemagne. Beethoven le connut à Vienne, quelques années après y être arrivé lui-même : Amenda était lecteur du prince Lobkowitz, emploi qu’il quitta bientôt pour devenir le précepteur des enfans de Mozart. Jusqu’en 1799, date de son retour en Courlande, il vécut avec Beethoven dans une amitié très intime. Les quelques lettres que lui a plus tard écrites son ami témoignent d’une affection pleine de respect, et comme celle d’un jeune frère pour un frère aîné. C’est que Beethoven devait probablement à Amenda l’achèvement de son éducation intellectuelle. Chez les Breuning, il avait appris à connaître les chefs-d’œuvre classiques : maintenant c’étaient les hauts problèmes de la philosophie qui lui étaient découverts. Son ami, théologien et philosophe, l’initiait au monde de la pensée spéculative : il lui expliquait Platon et Kant ; il lui apprenait à mettre sa curiosité au-delà des choses de la vie. Il laissait ainsi en lui un germe que bientôt la solitude allait faire éclore, et qui devait contribuer puissamment à remettre son art dans la droite voie. Il serait impossible de se rendre compte autrement du caractère particulier que présente l’amitié de Beethoven pour Amenda. Des violonistes plus forts, il n’allait pas manquer d’en trouver : s’il aimait celui-là, c’était pour les horizons nouveaux qu’il avait ouverts à son esprit.

Et bientôt allait venir le bienfait suprême : cette « bienheureuse surdité, » comme on l’a justement appelée. Elle devait éloigner Beethoven d’un monde où il s’égarait, le forcer à s’isoler, d’abord par honte, puis par besoin, lui donner ainsi l’occasion de mieux Voir au dedans de lui-même, et de promouvoir la musique à une destination plus haute. Peu à peu, les fâcheux effets de la vie brillante de Vienne allaient s’effacer de son œuvre, et Beethoven allait pouvoir créer en toute indépendance l’art merveilleux qu’il avait pressenti aux premières années de sa jeunesse.


T. DE WYZEMA

  1. Wagner ; qui n’a point cessé toute sa vie d’étudier les compositions de Beethoven, a écrit sur lui, en 1870, au livre malheureusement trop général, le seul pourtant où nous ayons rencontré une appréciation sérieuse et approfondie. Le rôle de Beethoven, d’après Wagner, aura été de consacrer toutes les formes musicales en les imprégnant du génie de la musique.
  2. La source où nous prenons ces trois anecdotes est, par exception, assez peu sûre : ce sont les Souvenirs de l’illettré Fischer, le fils du boulanger de la Rheingasse. rédigés en 1857. Il nous semble pourtant que les traits cités, et deux ou trois autres, se distinguent des informes bavardages qui les entourent, dans le manuscrit de Fischer, par un ton plus net et plus sincère. Il est d’ailleurs certain que la sœur de ce Fischer (Cécile), morte en 1845, a été l’amie et la camarade de jeux du petit Beethoven.
  3. La musique, pour Beethoven, a toujours consisté uniquement dans l’expression. « Lorsque, en jouant du piano, raconte son élève Ries, je manquais une note, etc., il ne disait rien ; mais si j’omettais de faire un crescendo, de marquer une expression, ou si j’altérais le caractère d’un morceau, il se mettait en fureur : il disait que le premier cas était un accident négligeable, tandis que le second dénotait un manque de sentiment. »
  4. Le compositeur Schenk, qui connut Beethoven en 1792, à Vienne, le trouva « très inexpérimenté dans l’harmonie. »
  5. « Beethoven, dit Ries, se donnait toujours un sujet dans ses compositions, bien qu’il ne cessât jamais de rire et de s’indigner des Peintures musicales. » Il n’était pas moins ennemi de ce qu’on nomme aujourd’hui la musique à programme. Sa musique avait un programme, mais tout de sentimens, et non d’événemens ou d’actions. Qu’on se rappelle, au surplus, sa note en tête de la Symphonie pastorale. « expression des sentimens, et non pas pointure. »
  6. C’est celle qui porte aujourd’hui le no 7. Le no 6, l’admirable Allegretto quasi Andante, fut composé en 1800 : le manuscrit des six autres Bagatelles, au contraire, est date de 1782.
  7. Nous avons essayé de rendre, par une traduction littérale, l’incorrecte singularité de ce style.
  8. C’est en 1802 que Beethoven inaugura, avec les Variations, op. 34 et 35, cette manière nouvelle. Il en prévint le public, suivant une habitude qui lui était chère, par l’avertissement que voici : « Comme ces Variations se distinguent essentiellement des précédentes, je les ai admises dans l’énumération de mes grandes compositions, au lieu de les numéroter à part. » Jusque-là, en effet, il n’avait jamais consenti à laisser mettre un numéro d’œuvre sur ses Variations ; il ne le permit pas davantage pour plusieurs variations qu’il publia plus tard, notamment les trente-deux Variations sur un motif original en ut mineur (1807).
  9. Avec sa clairvoyance habituelle, Beethoven ne devait pas tarder à se rendre compte de cette infériorité des œuvres de sa seconde manière. La plupart lui étaient devenues odieuses. Il disait de son Septuor et des compositions du même genre : « J’y ai bien mis du sentiment naturel, mais trop peu d’art. »