La Hongrie en 1848
Revue des Deux Mondes, période initialetome 23 (p. 395-427).
◄  01
03  ►

LA HONGRIE.




DEUXIEME PARTIE .[1]
SAINT ETIENNE ET JOSEPH II.




Ce qui frappe d’abord dans la Hongrie, c’est la prodigieuse variété des races d’hommes qui l’habitent. Aucun pays n’en renferme un aussi grand nombre ; dans aucun surtout, cette variété, cette diversité n’est aussi incessamment rappelée à l’esprit par tout ce qui vous entoure. Types de figures profondément dissemblables, costumes étranges, langues inconnues, religions séparées ou ennemies, mœurs radicalement contraires, tout vous ramène à cette première impression ; vous n’avez pas besoin d’ouvrir les livres pour comprendre que vous êtes au milieu d’une confédération de peuples divers plutôt qu’au sein d’une nation une et simple dans son origine, ou ramenée à l’unité par la vertu d’assimilation, qui est le propre d’un gouvernement puissant.

Ouvrez les yeux ; voici les Hongrois qui ont donné leur nom au pays qu’ils ont conquis. Venus au x* siècle de l’antique patrie des Scythes[2], ils portent encore dans leurs traits, dans leur langue, dans leurs habitudes, la vivante empreinte de leur origine ; braves et intelligens, ils cachent sous la physionomie calme et réfléchie des peuples de l’Orient un cœur passionné, un esprit vif et enthousiaste. Les plus riches ont changé contre la pelisse des hussards la peau de mouton qui couvrait jadis leurs pères ; les autres l’ont gardée.

Après les Hongrois viennent les Slaves, habitans de ces contrées aux premiers temps où remonte l’histoire, race féconde et opiniâtre, fine, rusée, plus capable de suivre que de marcher seule et en tête, mais, à ce second rang, ne se laissant dépasser par personne ; — puis les Allemands, descendus avec les flots du Danube aux extrémités du pays, robustes et habiles cultivateurs, sages, économes, représentans de la civilisation occidentale, de nos habitudes, de nos coutumes, à cette frontière extrême de l’Europe. Vous retrouvez dans les charmans villages bâtis par les Saxons, dans le Banat et en Transylvanie, ces fraîches et riantes figures allemandes, ces cheveux blonds, ce teint coloré, que vous avez admirés sur les bords du Rhin, et cette même langue qui, depuis Strasbourg jusqu’à Orschova et Hermanstadt, établit un grand courant d’idées communes et fait pénétrer l’influence puissante de l’Occident plus loin encore que le Danube ne porte les produits de son industrie.

Les Valaques comptent aussi de nombreux représentans en Hongrie ; débris dégénérés des légions de Trajan, ils sont fiers de ce nom de Roumani qui atteste leur origine. Quand vous descendez le Danube, vous apercevez sous les flots, aux environs d’Orschova, les ruines d’un pont romain, et gravée sur une pierre des montagnes, au milieu desquelles le fleuve s’ouvre un étroit passage, une inscription latine où l’on lit encore les noms de Nerva et de Trajan. C’est là que la 13e légion avait établi son quartier. Si à ce moment quelque pâtre valaque, au nez aquilin, au profil de médaille, apparaît sur la pointe d’un rocher, vêtu de son sayon en poil de chèvre, coupé comme la tunique romaine, vous croyez voir un centurion aux portes du camp. Cette race, aujourd’hui servile et dégradée, peut bien descendre des soldats de César et de Trajan, puisqu’elle a donné un jour à la Hongrie deux grands hommes, Jean Huniade et le roi Mathias Corvin.

Nommons seulement les Grecs, les Arméniens à la robe traînante, les Italiens et les Croates, les Juifs, plus méprisés ici et plus utiles que partout ailleurs, tous ayant gardé leurs costumes et leur langue. N’oublions pas les Français qui, à l’époque de Marie-Thérèse, vinrent de la Lorraine et de la Champagne s’établir dans le Banat, et y fondèrent les villages de Charleville, de Saint-Hubert, et quelques autres dont les noms attirent aussitôt l’attention d’un compatriote. Enfin, au dernier degré de l’échelle sociale, se présentent les Bohémiens ou Zingares, race ennemie et mystérieuse, répandue au milieu des populations qui l’exècrent, et avec lesquelles elle a accepté la guerre, ils vivent à l’entrée des villages, repoussés et maudits, comme aux Indes les parias, dont la tradition les fait descendre, dans de misérables cabanes enterrées à moitié sous le sol, leur langue est inconnue, leurs mœurs hors des lois morales. Le vol, la magie, la musique, les métiers de forgerons, d’équarrisseurs de botes, ou de bourreaux, telle est leur industrie héréditaire[3]. Entre cette race misérable et le brillant cavalier magyar dont nous parlions tout à l’heure, nous avons parcouru toute l’échelle de la race humaine ; plus bas, l’homme finirait.

La Hongrie fut la première station des barbares qui envahirent l’Europe moderne, le premier réservoir où l’invasion, le déluge, comme on l’appelle, vint déposer les couches successives de son limon. Dans les siècles suivans, les invasions des Turcs, des Tartares, des Polonais, des Allemands, le passage des pèlerins aux temps des croisades, ajoutèrent encore de nouveaux élémens à cette population si variée ; mais chacun garda sa langue, ses mœurs, souvent son organisation particulière. Ainsi, les communes saxonnes du Banat et de Transylvanie (sedes saxonicæ), colonies fondées par l’esprit calviniste et républicain au XVIe siècle, ont rejeté toute espèce de noblesse : l’élection des magistrats s’y fait par le suffrage universel. Ces villages de bourgeois républicains, dont l’industrie rappelle les communes florissantes du moyen-âge, sont semés çà et là, au milieu des Szeklers, rejetons des premiers conquérans du pays, tous nobles et guerriers, organisés comme en un camp sur la frontière.

Si nous pouvions regarder enfin dans l’intérieur de ces hommes si différens de figure et d’aspect, nous trouverions la même variété. Les religions les plus diverses se partagent les populations que nous venons d’énumérer ; toutes les communions chrétiennes, — catholiques, luthériens, calvinistes, — y ont leurs représentans ; les Grecs unis et du rite oriental y occupent une large place ; les Juifs, les anabaptistes, quelques mahométans même doivent figurer dans ce dénombrement. Enfin, aux deux extrémités de l’esprit humain, les Bohémiens célèbrent, au fond des bois, je ne sais quel culte, ridicule ou abominable, en l’honneur d’une vache rousse, et les unitaires ou sociniens, établis ici non par tolérance seulement, mais comme religion d’état, gravent sur le fronton de leur temple cette inscription que Socrate aurait écrite : Uni Deo,

Quelques chiffres sur la population de la Hongrie en diront plus que des considérations générales. Les derniers tableaux statistiques pour la monarchie autrichienne, publiés à Vienne en 1846, donnent, pour la Hongrie, 10,500,000 habitans ; pour la Transylvanie, 2,100,000 ; pour les frontières militaires, 2,220,000. Nous avons essayé, en comparant les ouvrages de statistiques les plus accrédités, de répartir cette population par races, par religion et par classes dans les trois tableaux suivans.

DIVISION PAR RACES.
Hongrois ou Magyars 4.200,000 En grande quantité dans vingt-trois comitats, en minorité dans dix-sept.
Slaves (toutes les races d’origine slave, y compris les Croates 4,260,000 Mêlés dans le nord, en immense majorité dans le sud et la Croatie.
Valaqiues 1,000 000 En majorité dans quatre comitats, en minorité dans sept.
Allemands 700,000 En majorité dans le comitat de Weissembourg, en minorité dans trente-six autres.
Bohémiens 40,000 Campés dans les faubourgs des villes ou à l’état nomade.
Autres race, Français, Italiens, Grecs, Clémentins (Albanais). 150,000
Juifs 150,000 Fixés, en général, dans les villes, sauf les villes de mines, d’où ils sont exclus.
Total. 10,500,000
DIVISION PAR RELIGIONS.
Catholiques 5,600,000
Grecs unis 800,000
Grecs non unis 1,350,000
Luthériens. 800,000
Calvinistes 1,670,000
Unitaires 40,000
Juifs 150,000
Sectes diverses 50,000
Bohémiens 40,000
Total 10,500,000[4]

DIVISION PAR CLASSES ET PROFESSIONS.
Nobles et districts privilégiés 600,000
Clergé, 20,000
Villes libres. 650,000
Soldats 70,000
Domestiques (hommes et femmes) 200,000
Mineurs et leurs familles 200,000
Ouvriers fabricans et leurs familles 500,000
Professeurs et lettrés avec leurs familles 40,000
Employés du gouvernement 50,000
Employés des particuliers 50,000
Avocats et professions diverses 100,000
Mendians 20,000
Paysans (dont la moitié sont possession nés. 8,000,000
Total 10,500,000[5].

Le sol hongrois est, par sa fécondité comme par sa variété, en harmonie parfaite avec une population si mélangée : parcourez ce vaste royaume qui, de la Pologne, s’étend jusqu’à l’Adriatique, et des portes de Vienne jusqu’à la Valachie, turque ; partout vous retrouverez ce même caractère d’abondance et de diversité. Au nord, les monts Karpathes avec leurs défilés menaçans, où s’entrouvrent des mines d’or et d’argent, les plus riches de l’Europe ; sur leurs pentes méridionales, ces vignobles de Tokay, « dont le vin généreux, disent les chansons hongroises, a la couleur et la valeur de l’or ; » puis les lacs d’Œdenbourg et de Bâlaton, grands comme des mers intérieures ; la Theiss et le Danube, ce roi des fleuves, roulant ses eaux à travers les vertes puztas, pâturages sans limites, couverts d’innombrables troupeaux. Ce spectacle est plein de magnificence, c’est la grandeur du désert, moins son aridité ; pour ne point se perdre dans l’immensité de ces plaines, le berger cherche au ciel les étoiles qui l’aident à retrouver sa route. Au sud, vous trouvez la température et la végétation de l’Italie dans sa splendeur méridionale ; plus loin, après les cataractes, la Suisse danubienne, et les bains de Méhadia, frais et pittoresque séjour qui n’a rien à envier aux sites les plus vantés des Pyrénées et des Alpes.

Tous les géographes ont célébré l’admirable fécondité de ce sol qui, dans ses latitudes étendues, produit, sans exception, tout ce qui sert à la vie de l’homme, toutes les matières sur lesquelles s’exerce son industrie, et principalement, disent-ils, quatre choses sans lesquelles le courage n’est rien, ou n’est pas : le fer, — l’or, — le vin — et le blé. Nous ne les suivrons pas dans cette énumération des produits de la Hongrie. Les richesses de tous les règnes y abondent, et l’on comprend le proverbe : Extra Hungariam non datur vita. L’objet le plus curieux d’un voyage en Hongrie, c’est l’homme ; ce sont les hommes qu’il y faut chercher. Si leur incontestable valeur les recommande à notre sympathie, l’originalité, la singularité de leurs institutions ne les désignent pas moins à notre curiosité.

The proper study of man is Mankind.

On s’est plaint souvent, en Hongrie, que les voyageurs s’arrêtaient trop à quelques détails bizarres et négligeaient le fond même du caractère et de l’organisation nationale ; j’espère échapper à ce reproche. Je n’ai point oublié quelle hospitalité affectueuse j’ai trouvée dans ce pays ; l’on ne se méprend pas sur l’accent d’une amitié véritable : il est naturel que l’étranger s’arrête surtout aux différences qui le frappent, et ce n’est pas dans un esprit de critique qu’il met certains points en saillie ; le métier d’observateur n’est pas chose facile ; si l’étranger voit tout d’abord ce qui est extraordinaire, l’homme du pays, à son tour, trouve toutes choses simples et unies. Que les Hongrois, d’ailleurs, ne se plaignent pas de cette étrangeté qui attire sur eux l’attention de l’Europe ; qu’ils ne la dépouillent pas même entièrement, pour ne pas affaiblir cet intérêt, qui peut être pour eux un secours et une force. Lorsque Usbeck, à Paris, quitta ses habits de Persan, il fut confondu dans la foule, personne ne le regardait plus, et il se sentait moins d’esprit qu’auparavant.

Cette curiosité de l’Europe au sujet de la Hongrie a été bien tardive. Cependant, indépendamment de l’intérêt qu’offrait l’étude de ce pays pour la politique générale, il y aurait eu là une foule d’argument et d’exemples précieux pour nos écoles historiques et les divers systèmes qu’elles représentaient : on y eût retrouvé non pas seulement l’image de ce passé sur lequel disputaient leurs principaux disciples, mais ce passé lui-même, vivant tout entier. Nous le sentons bien pour notre propre temps ; les conjectures les plus ingénieuses et les plus hardies de l’érudition des âges futurs ne vaudront pas, pour ressusciter l’histoire actuelle, pour lui rendre la vérité et la vie, un jour passé dans ce milieu où nous nous agitons. Il en est de même pour les origines de notre histoire. Que de recherches savantes, par exemple, pour expliquer la manière dont s’opéra la conquête des barbares ! On n’a pas oublié la vive curiosité que la génération contemporaine de la restauration porta à ces recherches. L’histoire lui dut un de ces livres rares où la science, revêtue de la forme poétique, émeut l’imagination et pénètre jusqu’au cœur. L’Histoire de la conquête des Normands eut ce succès. On s’intéressa, à travers les siècles, aux luttes et aux combats de deux races ennemies ; mais que d’incertitudes, que de difficultés pour démêler et constater cette division des vainqueurs et des vaincus, pour retrouver les traditions sous les débris du temps ! Cette division, cette hostilité des races, on eût pu, nous le croyons, les observer en Hongrie, non pas cachées dans les livres, mais vivantes dans le cœur de chacun et au grand jour. C’est là qu’on eût pu saisir cette longue lutte du peuple conquérant et du peuple conquis, séparés entre eux par tous les signes extérieurs qui perpétuent le souvenir de la victoire d’une race et de la défaite de l’autre : l’une toujours armée, à cheval, portant les insignes du commandement, maîtresse du sol entier qu’elle a conquis ; l’autre cultivant, sous la dure domination de ses maîtres, des champs dont la moisson ne sera pas à elle, vêtue de peaux de mouton ou d’une toile grossière, enchaînée pendant huit siècles à la glèbe, par la force d’abord, plus tard par la loi, — à peine affranchie aujourd’hui, n’osant ni croire ni se fier à la destinée inespérée, subite, de sa liberté ; race sans autre tradition que celle de la servitude, sans existence légale, et dont les chroniqueurs nous ont laissé cette énergique définition : Plebs misera, egens, contribuent aut potius nulla.

Toutes ces populations, huit millions d’âmes aujourd’hui, ne comptaient pas dans la constitution politique de la Hongrie ; elles n’étaient pas : plebs nulla. Le peuple hongrois seul existe dans l’histoire et dans la loi. Sa souveraineté tient essentiellement au droit de conquête ; elle procède de la victoire, elle est la récompense des services militaires, elle se transmet par la naissance. La richesse même, cette puissance qui, partout ailleurs, a tué le système féodal, n’y fait rien. Tel individu de la race victorieuse est pauvre, et tel de la race esclave, riche : voilà tout. La condition sociale ne change pas, parce qu’elle est établie sur d’autres rapports que ceux de la fortune. Tel esclave ou affranchi à Rome, avec un million de sesterces, n’en tremblait pas moins devant un citoyen romain pauvre et mendiant. Ce nouveau peuple-roi ne s’élève qu’à un demi-million d’hommes ; c’est de lui seul cependant qu’il a été question jusqu’à présent ; les vaincus, écrasés par une longue servitude, n’avaient pas même pensé à revendiquer leurs droits, à protester contre leur destinée. Ils courbaient sans murmurer la tête sous la dure et éternelle loi du væ victis ; des spectacles douloureux qui affligeaient les regards, des contrastes choquans qui disaient plus énergiquement que tous les discours les vices de l’état social, n’excitaient de leur part ni plaintes ni colère ; il n’y avait que l’étranger qui s’étonnât.

Pour moi, je n’oublierai pas l’impression que je reçus à mon premier voyage en Hongrie, lorsqu’au pont de bateaux qui joint à Pesth les deux rives du Danube, je voyais arrêter rudement chaque paysan, chaque pauvre cultivateur. Après avoir payé pour lui, le paysan devait payer encore pour les maigres chevaux attelés à sa charrette. La taxe est forte, et c’était une somme pour ces pauvres gens ; cependant les gentilshommes magyars, montés sur leurs beaux chevaux ou traînés dans d’élégantes voitures, passaient et repassaient sans payer. J’avais bien lu que le noble hongrois était exempt de toute contribution publique, de taxe personnelle, et que tous les fardeaux retombaient sur le paysan ; mais, entre le récit de quelque injustice ancienne et le spectacle présent et provoquant d’une iniquité sociale, la différence est grande. Je sentis que je passais du côté des vaincus : je voulais payer comme eux ; mais le péager, me reconnaissant pour un étranger, refusa mon argent et me dit que la taxe ne devait peser que sur les serfs. Sans doute ce privilège était peu de chose, et la tyrannie a des pratiques plus odieuses, mais rien ne m’a étonné dès-lors dans les inégalités et les anomalies que j’ai rencontrées en continuant mon voyage ; je les avais toutes entrevues sur le pont de Pesth.

Ce sentiment que j’éprouvais, d’autres, au reste, le partageaient avec moi : dès 1836, la diète décrétait précisément que les nobles seraient soumis au péage du pont suspendu qu’on voulait construire à Pesth. Ce fut là une première brèche faite au privilège, inviolable jusqu’alors, de la noblesse, et ce fut elle qui voulut la faire. Là où je n’avais éprouvé qu’une émotion stérile, de généreux citoyens, sacrifiant sans hésiter leurs intérêts, trouvèrent l’occasion de réparer une longue injustice. Depuis, les nobles hongrois ont marché résolument dans cette voie ; ce sont eux qui, depuis vingt ans, travaillent à limer les chaînes de leurs sujets, ce sont eux qui, dans un jour solennel, ont voulu les briser pour toujours. La gloire de l’homme est de pouvoir être entraîné par les mobiles les plus contraires à ses intérêts. L’instinct de la bête ne la conduit jamais qu’à ce qui lui est bon ; la vertu de l’homme est de fouler aux pieds cet instinct égoïste, et d’aller à ce qui est bon pour les autres.

Avant d’expliquer les révolutions profondes que l’état social a subies en Hongrie dans ces dernières années, je voudrais exposer l’ancienne constitution et les lois organiques avant et depuis l’établissement de la maison d’Autriche. Comment apprécier le progrès, si l’on n’a pas fixé le point de départ ? Rien ne naît instantanément et sans passé ; nous l’avons indiqué tout à l’heure, c’est l’origine de la constitution qui explique la Hongrie de nos jours. La diversité des races victorieuses et vaincues a suscité seule la lutte qui vient d’éclater. A peine la Hongrie s’est soustraite à la domination autrichienne, qu’il lui faut combattre dans son sein les élémens étrangers qui la composent. Les Magyars se sont affranchis des lois, de la langue et des fonctionnaires allemands ; les Croates à leur tour veulent s’affranchir des Magyars ; la guerre est déjà allumée, et le ban de Croatie tient tête à la diète et au palatin. Il y a donc quelque intérêt, intérêt d’un genre sérieux, j’en préviens, à suivre les révolutions diverses qui ont passé sur la constitution de la Hongrie sans la renverser encore ; cette constitution est restée debout, victorieuse même, quand la Hongrie était asservie. Un monument qui à huit siècles de durée, qui n’a jamais été abandonné, et qui sert encore de demeure à une grande nation, mérite bien qu’on le visite avec quelque respect et qu’on perde une heure au milieu de ses ruines vénérables.


I

Les Hongrois paraissent en Europe à la fin du IXe siècle. Ils entrent en Hongrie vers 900. La tradition n’a pas cherché à déguiser l’origine d’une souveraineté qui s’est exercée ouvertement jusqu’à nos jours au nom de la conquête. Ils envoient, disent les anciennes chroniques, un messager explorer les vastes plaines entre le Danube et la Theiss : le messager rapporte un vase de l’eau du Danube, une gerbe de foin, une motte de terre. C’est ainsi que les conquérans se mettent en possession de la terre, de l’eau et des pâturages[6]. À l’heure qu’il est, ces signes servent encore de symboles, et sont nécessaires en Hongrie à la transmission de la propriété.

Le chef des Hongrois, Arpad, s’établit définitivement dans le pays. Un siècle après, saint Étienne se convertit au christianisme, et reçut du pape Sylvestre II, avec le titre de roi, la couronne d’or, qui sert encore au sacre de ses successeurs actuels, relique plus authentique que la sainte ampoule, surtout plus vénérée, à la garde de laquelle veille nuit et jour dans la citadelle de Bude un bataillon de la garde noble. Sans l’imposition de cette couronne, les publicistes hongrois estiment que la royauté n’est qu’imparfaite et précaire[7].

Saint Étienne est le Clovis et le Charlemagne de la Hongrie. C’est à lui que remonte tout ce qui existe aujourd’hui : à travers les invasions des Tartares au XIIIe siècle, les conquêtes des Turcs, les guerres contre la maison d’Autriche, les institutions de ce grand roi sont restées, non pas intactes sans doute, mais debout. Il les avait établies sur le seul fondement solide de toute législation, sur le génie national.

Saint Étienne regardait la diversité des populations soumises à ses lois comme une force pour l’autorité royale. Ce principe, si contraire à nos idées d’unité et de centralisation, a passé comme une tradition de gouvernement aux derniers successeurs de saint Étienne ; l’empereur François II, répondant à un ambassadeur de France qui lui vantait les avantages que son gouvernement retirait de l’unité de sa population, disait dans le même esprit : « Mes peuples sont étrangers l’un à l’autre, c’est pour le mieux ; ils ne prennent pas les mêmes maladies en même temps ; je me sers des uns pour contenir les autres ; je mets des Hongrois en Italie, des Bohèmes ou des Italiens en Hongrie ; chacun garde son voisin. Au contraire, vous, quand la fièvre vient, l’accès vous prend tous, et le même jour. »

Les établissemens de saint Étienne ont de tout temps excité l’admiration des historiens nationaux ; les monumens qui en restent permettent de se former une idée assez exacte des principales dispositions de ses lois. La religion et le clergé, la guerre et les hommes d’armes, occupaient le premier rang dans la société que fondait le roi nouveau chrétien : c’est l’ordre nécessaire de toute société naissante ; elle a besoin, pour se développer, pour se dégager du sein de la barbarie, de l’idée morale et religieuse, et aussi d’une force disciplinée au service de cette idée. C’est ainsi qu’elle se défend contre les agressions des barbares qui l’environnent et les instincts égoïstes et brutaux qui n’ont pas encore accepté sa loi nouvelle ; rien de plus naturel donc que cette alliance, que nous retrouvons à l’origine de toute histoire, entre le clergé et les gens de guerre, entre la croix et l’épée. Cette alliance est dans les nécessités de notre nature, portée également à faire prévaloir son droit par la force et à faire sanctionner sa force par le droit.

Saint Étienne plaça le clergé et les chefs qui l’avaient aidé à conquérir ou à pacifier le pays à la tête du gouvernement. La division fondamentale de vainqueurs et de vaincus, de la race conquérante et de la race soumise, telle qu’elle s’était déjà faite et établie d’elle-même sous le chef Arpad, ne fut point altérée d’ailleurs par ses règlement. C’était uniquement la nation, ou, si l’on veut, l’armée victorieuse, dont on organisait les cadres et la hiérarchie. Les principaux capitaines et les gouverneurs des provinces formèrent une sorte de sénat [magnum concilium regis), appelé à prendre part aux affaires du royaume. Après eux venaient les officiers et les nobles d’armes, qu’on assemblait aussi, dans les grandes occasions, pour recueillir leurs avis. Le royaume fut divisé en dix diocèses et soixante-dix circonscriptions administratives, nommées cercles ou camps (castra). Chacun de ces cercles reçut une administration indépendante : un gouverneur-général (comes supremus) fut placé à la tête de chaque circonscription et investi de tous les pouvoirs militaires, civils et judiciaires, dont la concentration était nécessaire à une époque de barbarie et de guerre. Ces cercles formèrent et forment encore, sous le nom de comitats, des centres énergiques d’action, de vraies communes, mais avec des proportions plus étendues que dans les autres pays de l’Europe. La division en comitats constitue un des élémens particuliers de la vitalité politique du pays ; elle est très chère aux Hongrois, et les écrivains nationaux n’hésitent pas à dire qu’une pensée vraiment divine présida à cette institution.

Dans chaque circonscription, des terres furent attribuées aux chefs et aux officiers comme récompense du service militaire ; c’est là l’origine de la noblesse hongroise, de ses droits et de ses devoirs : les soldats n’entrèrent point dans cette répartition, et c’est ce qui explique comment nous les retrouvons, à la suite des temps, soumis aux mêmes conditions que les paysans des autres races. Les vaincus furent attachés à la glèbe. Des enceintes fortifiées, qui sont devenues depuis les chefs lieux des comitats, servaient de refuge et de retraite aux cultivateurs et aux troupeaux. Cette organisation militaire s’est maintenue ou plutôt reproduite, avec les modifications qu’impliquait la différence des temps, dans les colonies militaires établies par Marie-Thérèse sur les frontières du pays.

En Hongrie, la possession de la terre fut, plus intimement que partout ailleurs, liée aux droits de la noblesse. Il y a deux principes généraux qu’on retrouve à travers les systèmes divers des publicistes sur les privilèges de la noblesse hongroise. Le premier, c’est que la couronne était propriétaire de toutes les terres. Dans la rigueur du droit, il n’y avait en Hongrie que des possesseurs ; ce que nous appelons le droit de propriété s’appelait droit de possession (jus possessionarium). Le second principe, c’est qu’aucun individu non noble ne pouvait posséder de terre. Le sol entier fut donc partagé entre les guerriers, les compagnons des premiers rois (servientes regis). La condition ordinaire des donations fut le service militaire ; le souverain stipulait toutefois qu’en cas d’extinction de la ligne masculine, seule capable de remplir cette condition, la terre ferait retour à la couronne.

Les impôts en argent étaient rares à l’époque de saint Étienne, ils ne consistaient guère que dans le produit des droits régaliens, comme la vente du sel, le rapport des mines, le butin : un tiers de ces impôts était attribué aux comtes suprêmes ; les deux autres tiers allaient au trésor du roi. Les dîmes, soit des produits de la terre, soit des animaux, étaient, comme elles l’ont été jusqu’à nos jours, la principale source des revenus de la Hongrie. Pour parler plus exactement, elles servaient, en nature, aux besoins divers de l’armée. La solde des troupes était payée en grains, en vin, en bœufs ou en moutons ; on montait la cavalerie avec les chevaux fournis par la dîme. Les bagages étaient transportés par des charrions mis en réquisition. Cette administration économique, si peu savante, est sans doute celle de toute société dans l’enfance ; en Hongrie, elle s’est maintenue fort au-delà du terme ordinaire, probablement par suite de la nature même des revenus du propriétaire, qui n’ont jamais consisté en une somme déterminée, mais en une certaine part dans les produits du fonds. Ainsi, encore aujourd’hui, d’après le règlement de Marie-Thérèse, une portion de la contribution militaire s’acquitte en fourrages. Il en résulte que presque toutes les garnisons de cavalerie autrichienne sont établies en Hongrie. Au lieu de les distribuer selon les besoins de la défense, on les place là où il y a des fourrages à recevoir et à consommer.

Il paraît évident que c’est aussi dans ces premiers établissemens de saint Étienne qu’il faut chercher les bases de l’institution militaire particulière à la Hongrie, et connue sous le nom de l’insurrection. L’insurrection est la levée en masse des forces militaires du pays, le service personnel que chaque détenteur de fief doit à ses propres frais pour la défense du royaume. Souvent, au moyen-âge, les règlement de l’insurrection ont varié, mais le principe s’est conservé entier. Quelquefois, au devoir personnel on a ajouté l’obligation de fournir un certain nombre de soldats armés, en raison du nombre de serfs attachés à chaque domaine[8].

Malgré la forte constitution donnée par saint Étienne à la noblesse, il s’était formé, dès le règne de ce prince, une classe intermédiaire composée soit de serfs, auxquels on avait donné la liberté après leur conversion au christianisme, soit, au contraire, d’anciens nobles restés païens, et auxquels, pour ce motif, on refusait les prérogatives dont jouissait le corps de la noblesse, car le zèle du roi ne négligeait point les moyens temporels qui pouvaient favoriser la propagation du christianisme. On appelait ces anciens nobles homines liberi ou jobagiones regii, parce qu’ils ne relevaient que du roi. Cette classe se fondit plus tard dans la petite noblesse ou s’établit dans les villes libres.

Après saint Étienne, c’est à André II (1222) que les Hongrois font remonter l’origine de la plupart de leurs libertés. Dans l’intervalle qui s’était écoulé du premier roi chrétien jusqu’à lui, l’autorité royale avait fait des progrès assez considérables, et les privilèges de la noblesse avaient été entamés sur plusieurs points ; mais André, entraîné aux croisades comme la plupart des princes de cette époque, retrouva, à son retour de Palestine, son royaume ruiné et la noblesse conjurée contre lui ; il dut céder, et renouveler, en les étendant encore, les privilèges qui lui avaient été accordés par le roi saint Étienne. Telle fui l’origine de la célèbre bulle d’or, qui est pour la Hongrie ce que la grande charte du roi Jean est pour les Anglais. Ces deux chartes et les établissemens de saint Louis en France sont à peu près contemporain.

La bulle d’or établit clairement les quatre prérogatives cardinales des nobles hongrois : 1o les nobles ne peuvent être arrêtés qu’après avoir été régulièrement appelés en jugement et condamnés 2o ils ne peuvent être soumis qu’à l’autorité légitime du roi après son couronnement ; 3* ils ne doivent jamais être troublés dans la jouissance de leurs biens ; ils sont affranchis à cet égard de toute dîme, impôt, rente, taxe, sous quelque dénomination que ce soit, sans autre obligation que le service militaire pour la défense et dans l’intérieur du royaume ; 4* enfin, ils ont le droit de résistance légale et légitime à ce qui serait tenté contre leurs privilèges. « Si quelque successeur du roi voulait jamais attenter aux droits consacrés par la présente déclaration, chaque noble peut résister à son autorité légitimement ; sans encourir aucune accusation de hante trahison. » C’est cette clause dont il est si souvent question dans l’histoire de Hongrie ; prétexte, si ce n’est cause, de toutes les rébellions, elle a été définitivement abolie dans la diète de 1687.

La dynastie des Arpad, continuée quatre siècles par une succession assez régulière dans la famille royale, s’éteignit au commencement du XIVe siècle en la personne d’André III, dit le Vénitien, et la nation, ressaisit le pouvoir d’élire elle-même son chef. Dans la période qui s’ouvrit alors, même quand la couronne passa du père au fils, ce fut par le choix, ou tout au moins par la confirmation des états. Cette époque est la partie agitée, brillante et malheureuse de l’histoire de la Hongrie ; le royaume n’en sortit que pour tomber, en 1526, moitié sous le joug des Turcs, moitié sous la domination autrichienne. Parmi les rois de la période élective dont les réformes exercèrent quelque influence sur la législation, on aime à signaler Charles et Louise d’Anjou, dit le Grand, dont la mémoire est chère encore aux Hongrois. Ils apportèrent tous deux des réformes utiles à l’état. C’est sous leur règne que s’établirent les lois sur la procédure civile qui ont subsisté jusqu’à ces derniers temps. L’esprit français, partout où il pénètre, a besoin d’établir l’ordre et la netteté, et s’inquiète presque autant de la forme que du fond.

Les décrets du roi Mathias Corvin, fils de Jean Huniade, le roi le plus populaire de l’histoire de Hongrie, introduisirent, dans le privilège des nobles relatif à l’exemption des impôts, une restriction qu’il faut noter. Le motif de cette restriction fut la guerre que Mathias soutenait contre les Turcs. Les états s’engagèrent à payer une contribution de 4 florin par porta[9] ; mais, sous le successeur de Mathias Corvin, Ladislas, à la diète de 1495, cette contribution et les autres nouveautés que le fils de Jean Huniade avait introduites furent signalées à l’animadversion publique ; le roi fut sommé d’avoir à les rétracter. L’irritation devint menaçante ; peu s’en fallut qu’on n’en vînt aux armes. Les magnats consentaient à accorder la contribution proposée par le roi ; la petite noblesse s’y refusait obstinément ; la résistance prévalut. On voit quels efforts étaient déjà tentés, à cette époque, par les rois, pour amener la noblesse à payer les impôts ; les rois se trompaient de quelques siècles, et devaient attendre jusqu’à nos jours pour que la noblesse, renonçant d’elle-même à son privilège le plus cher, acceptât généreusement sa part dans les charges publiques.

Il faut citer encore, parmi les décrets de Ladislas, les dispositions singulières prises pour la tenue des diètes[10] : « La noblesse pauvre, est-il dit dans un de ces décrets, se plaint amèrement de la lenteur des délibérations. Les prélats, les barons, les conseillers de sa majesté, perdent des journées entières dans de longs discours, et se séparent sans qu’on ait pris aucune décision. L’ennui, la dépense, obligent la pauvre noblesse à se retirer et à revenir chez elle sans avoir rien fait ; le remède à ce mal est de s’occuper d’abord des propositions indiquées dans le message royal, de les examiner avec modération, gravité et en silence. Enfin, et ceci est remarquable, s’il survient quelque différend parmi les députés, le maître du palais, magister janitorum, fera faire silence, et recueillera le vote de chacun, afin que les députés, d’après l’avis de la portion la plus éclairée, soient ramenés à la concorde et à l’unanimité. » On retrouve ici l’application d’un principe des anciens publicistes hongrois, savoir, que les votes ne doivent pas être comptés, mais pesés.

Nous touchons à la grande catastrophe de l’histoire de Hongrie. La bataille de Mohacz et l’invasion des Turcs sont encore, après trois siècles, un sujet de douleur et d’humiliation pour les patriotes hongrois. Les conséquences de ce désastre furent immenses et subsistent aujourd’hui même. C’est à Mohacz que se termine la vie nationale et indépendante de la Hongrie. Une partie du royaume est subjuguée par les Turcs, l’autre passe sous la domination des empereurs, et, après une résistance opiniâtre dont les épisodes sont d’héroïques romans, la Hongrie, acceptant des maîtres étrangers, s’ensevelit dans l’histoire et la monarchie autrichiennes. Rien d’étonnant donc si cette funeste journée, marquée d’ailleurs de tant de sang, n’est plus sortie de la mémoire des Hongrois. En descendant le Danube, vous entendez les pêcheurs et les bergers du rivage chanter, sur des notes graves et plaintives, la complainte de la bataille de Mohacz. Au milieu des révolutions sans nombre qui ont ensanglanté ces bords, le peuple hongrois ne s’est point mépris sur le coup qui l’avait frappé au cœur.

Le système de la royauté élective avait porté ses fruits : quelques grands hommes, Jean Huniade, Mathias Corvin, des prétendans nombreux, des guerres civiles, la ruine, la sédition, des confédérations secrètes dans l’état, et l’étranger fondant ses projets de conquête sur le malheur de tous ! La Transylvanie s’était déjà détachée du royaume. En face du jeune et faible Louis II, élu à la diète de Râkos, était Soliman et une innombrable armée ; derrière le malheureux prince se tenait l’archiduc Ferdinand d’Autriche, prêt à envahir la Hongrie plutôt qu’à la secourir. Louis s’efforça vainement d’intéresser la chrétienté au succès de sa cause et de l’armer contre l’ennemi commun. Il envoya des ambassades en Pologne, en France, à Venise, au souverain pontife, à l’empereur même ; il ne reçut que de stériles promesses, et la Hongrie fut abandonnée à sa destinée.

C’était au mois d’août 1526 ; Soliman s’était emparé de Belgrade, de Peterwardein, et, s’avançant le long du Danube, menaçait déjà la capitale. Louis l’attendit auprès du fleuve, dans la plaine marécageuse de Mohacz ; il ne se faisait aucune illusion. En vain il avait convoqué diète sur diète pour rassembler une armée capable d’arrêter les Turcs : l’esprit de discorde et de faction avait ruiné tous les ressorts du royaume. L’oisiveté, la débauche, avaient amolli les courages ; on s’étourdissait dans les festins, on s’enfermait dans les châteaux, tandis que l’ennemi gagnait le cœur du pays ; la noblesse ne voulait plus combattre que dans le voisinage de ses domaines ; chacun s’abandonnait à un lâche égoïsme. On voyait la catastrophe approcher, et les signes précurseurs ne trompaient personne.

La liste déplorable des évêques et des capitaines qui périrent dans la bataille de Mohacz montre assez cependant qu’au dernier moment cette veine de courage qui est au cœur hongrois s’était retrouvée. Louis avait fait promener dans les comitats, selon l’antique usage de la nation, un sabre ensanglanté, terrible et suprême appel aux armes pour la défense de la patrie. Environ trente mille hommes s’étaient réunis autour du roi. L’armée hongroise avait pour généralissime Paul Tormoré, évêque 4e Cojocza ; elle avait été adossée aux marais du Danube, de manière à ne pas être enveloppée par la multitude des ennemis. Cette précaution deyait tourner contre elle. Le roi était au centre avec la cavalerie et les principaux seigneurs ; les escadrons turcs se précipitèrent sur ce point. Dans le premier choc, il tomba d’abord plus d’ennemis que de Hongrois ; mais bientôt l’aile droite plia sous la terreur du canon des Turcs, et la petite troupe où se trouvait le roi disparut au milieu de la mêlée : la déroute fut complète ; ce qui échappait au cimeterre périssait dans les marais.

Les évêques qui avaient pris part à cette guerre sainte, les nobles qui s’étaient rendus au dernier appel, furent ou massacrés dans la fuite ou égorgés après la victoire ; la liste des morts, que l’évêque de Bude nous a conservée, est un martyrologe des noms les plus illustres de la noblesse hongroise ; on y compte deux archevêques, cinq évêques et cinq cents magnats, qui expièrent ainsi leurs premières hésitations. Le corps du roi fut retrouvé par son écuyer trois jours après la bataille : Louis avait été entraîné à travers la campagne ; arrivé au bord d’un ruisseau fangeux, le Kârasso, il avait voulu lancer son cheval sur l’autre rive, mais il était retombé au milieu du fossé et avait été étouffé dans le limon sous le poids du cheval et de son armure.

II.

La bataille de Mohacz est, je l’ai dit, pour la constitution de la Hongrie, une époque décisive. Non-seulement le principe de l’hérédité va prévaloir sur celui de l’élection ; mais c’est à dater de cette époque qu’apparaît, dans la législation de la Hongrie, un élément qu’on ne rencontre que là, et qui complique singulièrement l’organisation constitutionnelle. Le roi de Hongrie n’est plus un prince national, c’est un souverain étranger ; il a d’autres états, des intérêts quelquefois contraires à ceux du pays ; il réside au loin ; il peut au besoin, avec ses propres soldats et les subsides de ses autres provinces, se passer du concours des états. Les diètes ont à se garder contre lui, non pas seulement comme une assemblée jalouse de ses libertés vis-à-vis du pouvoir exécutif, mais comme une nation indépendante contre l’ambition d’un conquérant voisin. Le caractère des lois se modifie profondément dans cette nouvelle période ; les états usent de leur influence pour introduire dans la législation des garanties de toute sorte. Ils ne veulent souffrir dans leur sein d’autres étrangers que le seul souverain ; ils s’attachent à tout ce qui manifeste la vie propre et nationale de la Hongrie ; sa langue, ses usages, et jusqu’à la chronologie particulière de ses rois, tout ce la devient une affaire d’état. C’est ainsi que de nos jours nous avons vu l’empereur Ferdinand Ier à Vienne s’appeler à Pesth Ferdinand V. Il serait trop long d’énumérer toutes les singularités qui découlent en Hongrie de cette unique cause, une royauté étrangère et absente.

La défaite de Mohacz laissait la Hongrie dans un état désespéré. Bude était au pouvoir des Turcs, Vienne investie par Soliman, le pays tout entier livré à la ruine et à la servitude. Quelques seigneurs réunis à Neutra élurent pour roi Jean Zapolya, waïvode de Transylvanie : la reine et les autres seigneurs proclamèrent à Presbourg Ferdinand Ier, archiduc d’Autriche, frère de Charles-Quint, qui devait lui succéder comme empereur. Ferdinand négocia et se battit successivement avec les Turcs et avec son compétiteur ; il fut enfin élu et couronné roi de Hongrie dans une diète générale, qui déclara le waïvode Zapolya traître à la patrie, à cause de son alliance avec les Turcs. Soliman n’en continua pas moins à occuper toute la Hongrie inférieure. Il y eut des pachas turcs à Temeswar, à Bude, et cet état de choses se maintint jusqu’à la levée du siège de Vienne sous Léopold (1683). La Hongrie supérieure seulement et les comitats voisins de Vienne appartinrent aux princes de la maison d’Autriche.

La première collection officielle, le code des lois et libertés de la Hongrie, date pourtant de cette époque si funeste à l’indépendance du royaume. Chaque jour, les nécessités qu’avait amenées la domination étrangère faisaient sentir plus vivement à la noblesse hongroise le besoin de voir réunis dans un seul corps d’ouvrage les constitutions et privilèges de ses anciens rois. Il n’en existait alors qu’un petit nombre de copies, altérées, souvent oubliées ou perdues. L’évêque de Neutra, Mossoczy, aidé de seize jurisconsultes, réunit, sous Rodolphe et Maximilien, vers 1580, tous les décrets et constitutions des rois de Hongrie depuis saint Étienne jusqu’à cette époque ; c’est la partie principale du Corpus juris hungarici, auquel sont venus s’adjoindre successivement les décrets rendus par les diètes postérieures. Déjà cependant, en 1514, le soin de composer un corps général de droit public avait été confié par les états à un jurisconsulte éminent, nommé Verbôczy ; son ouvrage, connu sous le nom de Opus tripartitum, parce qu’il se divise en trois parties, est resté le fondement solide et respecté de toute la jurisprudence hongroise. Confirmé successivement par toutes les diètes, il est encore enseigné dans les écoles, et à force de loi devant les tribunaux[11].

Jusqu’à ces derniers temps, les lois hongroises avaient été rédigées et imprimées en langue latine. C’était en latin que les discussions avaient lieu. Après la diète de 1825, la traduction hongroise fut insérée à côté du texte latin. Enfin, depuis 1840, le latin a disparu, et le texte hongrois figure seul désormais dans le recueil officiel. Il est aisé de comprendre que, si l’ensemble de ces décrets, rangés chronologiquement depuis l’an 1000 jusqu’à l’année dernière, peut exciter l’admiration de l’historien, il doit faire le désespoir du jurisconsulte. Ces lois, rendues sous l’empire de circonstances ou de besoins qui n’existent plus, promulguées souvent au milieu des guerres civiles, sont plutôt le reflet curieux et animé de l’histoire de la nation hongroise qu’un code de décisions sages et uniformes. Il y a dans le Corpus juris hungarici une longue table des antinomies, des cas douteux (contrarietatum et dubietatum centuria), et cette table pourrait être facilement augmentée [12] ; aussi ce corps de droit a-t-il été, surtout dans ces derniers temps, l’objet des plus violentes attaques. Pendant que le parti de l’ancienne constitution, représentant de l’école historique, le maintenait avec opiniâtreté comme le palladium de ses libertés, comme une place d’armes contre les envahissement de l’Autriche, le parti philosophique et libéral le poursuivait de son anathème et de ses critiques. « Voyez, » me disait un député en me montrant ces deux énormes volumes in-folio, ornement obligé de tout cabinet hongrois, « voilà ce que l’on veut nous forcer d’admirer comme le monument de la raison humaine ; c’est un dédale où les vieux praticiens se perdent. On ne gouverne pas un peuple avec des in-folio ; il y a là des armes pour tous les systèmes : voulez-vous du despotisme ? en voici ; de la licence ? en voilà. Tout s’y rencontre ; c’est la vraie Babel des législations. En vertu de tel décret, de telle loi, le gouvernement m’ordonne ceci ou cela, et moi, en vertu de tel autre décret, de telle autre loi, je lui résiste et lui prouve qu’il est en flagrante usurpation contre mes libertés. Il a raison à cette page, et moi raison au verso. Pascal a dit : « Vérité en-deçà des Pyrénées, erreur au-delà ; » ici, la vérité et l’erreur ne sont séparées que par l’épaisseur d’une feuille de papier. »

Depuis l’avènement de la maison d’Autriche jusqu’au règne de Joseph II (1526-1780), les premiers rois de la maison d’Autriche qui se succédèrent en Hongrie à partir de l’année 1526 se préoccupèrent, avant tout, de perpétuer leur dynastie dans la possession du royaume. Les révoltes de Béthlen, du premier Râkoczy, de Tékély, et les vengeances cruelles qui les suivent, ensanglantent toutes les pages de l’histoire de la Hongrie pendant la plus grande partie du XVIIe siècle. Les Turcs s’étendent chaque jour et s’avancent vers Vienne, qu’ils vont assiéger en 1683. Les décrets de cette époque roulent presque tous sur les moyens de continuer la guerre ou de punir les rebelles : c’est l’histoire la plus lamentable qui puisse être écrite de ces temps désastreux. La licence et les brigandages des soldats impériaux, que les diètes appellent toujours la soldatesque étrangère et dont elles demandent éloignement, dépassent toute imagination. Entre les Turcs, qui les réduisaient en esclavage, et les Autrichiens, qui voulaient détruire toutes leurs libertés, les Hongrois ne faisaient guère de différence, ou plutôt c’était le maître présent qu’ils détestaient le plus et contre lequel ils s’alliaient avec l’autre. Les écrivains nationaux n’ont pas d’accens assez énergiques pour raconter, comme ils disent, cette Iliade de malheurs. La misère des paysans, tour à tour opprimés par chaque parti, était surtout intolérable. Les états de 1587 ne doutent pas que ces excès n’aient attiré la vengeance divine sur la Hongrie. Ils signalent des bandes d’hommes à demi nus qui se répandaient dans les campagnes, rançonnaient les seigneurs et pillaient les châteaux ; chose horrible ! ils parlent même de marchés où l’on osait vendre publiquement de la chair humaine : humana caro in nundinis vendebatur.

La tenue, la composition des diètes, se ressentaient de ces désordres, et l’absence de toute règle provoquait des réclamations perpétuelles. Sous Mathias II (1608), on chercha par un décret à débrouiller ce chaos. Aujourd’hui même, au moment où l’on remet en question l’organisation entière des états, ce document présente des détails curieux. « La diète, est-il dit dans le décret de Mathias II, se compose des quatre états du royaume, savoir : les prélats, les magnats, la noblesse et les villes libres. » Cette admission des villes libres dans la diète, où elles forment le quatrième ordre des états du royaume, était soumise à des restrictions qui aujourd’hui sont l’objet d’une vive polémique. Le décret de Mathias II ne reconnaît de droit de représentation à la diète qu’aux quinze villes libres dont un ancien décret du roi Ladislas a reconnu les privilèges. Il écarte les villes libres non mentionnées dans le décret de Ladislas. Ce grief des villes royales, aujourd’hui au nombre de quarante-neuf, et qui toutes ensemble n’ont qu’une voix dans le parlement hongrois, est une des réformes radicales sur lesquelles la diète qui vient de s’ouvrir à Pesth aura à se prononcer.

Malgré les chances favorables qu’offraient à l’ambition autrichienne les agitations intérieures de la Hongrie, le but que poursuivait l’Autriche, l’hérédité, ne put être atteint complètement par les premiers princes qui gouvernèrent le royaume après la bataille de Mohacz. Ces princes se bornèrent à faire nommer de leur vivant leur fils roi de Hongrie, en dépit du droit d’élection encore existant. C’est Léopold Ier qui consomma l’œuvre et seulement à la fin de son règne. Les Hongrois résistèrent long-temps à main armée contre les prétentions de l’Autriche, tantôt avec le secours des Turcs, tantôt avec l’appui des Français. Il est évident que, fatigué de ces résistances et des encouragement qu’elles rencontraient dans les libertés et les privilèges de la noblesse, l’empereur Léopold méditait un changement complet dans la constitution, qu’il voulait ramener à la simplicité du pouvoir absolu. Toute sa politique et son génie patient étaient dirigés vers ce but. A leur tour, les Hongrois étaient décidés à n’abandonner rien de leurs antiques franchises ; ils s’irritaient des réformes même utiles qu’on voulait leur imposer arbitrairement, ils voyaient en frémissant les armées étrangères occuper le royaume comme un pays ennemi. Les plaintes éclataient à chaque diète. — Les commandemens militaires et civils, disait-on, sont conférés aux étrangers. Non-seulement on ne fait pas sortir les troupes allemandes du royaume (ce que Léopold promettait sans cesse), mais on en augmente le nombre, on les loge jusque dans les demeures des ecclésiastiques et des nobles. La charge de palatin est abolie par le fait ; un Allemand remplit comme gouverneur-général ces fonctions si éminentes. On impose aux nobles des contributions inaccoutumées sous le titre d’accises et droits royaux. Les protestans sont troublés dans l’exercice de leur religion. Mieux vaudrait le régime des pachas.

Enfin la défaite des Turcs par Sobieski (1683) rendit de nouveau Léopold maître de Bude ; la mort de Tékély le délivrait de tout ennemi intérieur. C’est alors qu’il convoqua à Presbourg la célèbre diète de 1687, qui reconnut pour la première fois le droit héréditaire de la maison d’Autriche à la couronne de Hongrie. La même diète abolit la clause du décret d’André II qui autorisait la résistance des nobles contre tout souverain violateur de leurs privilèges.

Immédiatement après la proclamation de l’hérédité dans la maison d’Autriche, éclate la dernière tentative des Hongrois pour leur affranchissement. Au commencement du dernier siècle (1705), Râkôczy renouvelle contre Léopold les efforts en vain tentés par Râkôczy Ier, son grand-père, et par son beau-père Tèkély. Un instant appuyé par Louis XIV, qui lui envoya de l’argent, des troupes, des ambassadeurs, il put espérer la victoire ; mais les secours de la France l’abandonnèrent à la suite des revers de nos propres armées. Après la guerre de la succession, la Hongrie resta définitivement acquise à la maison d’Autriche : en 1723, sous le règne de l’empereur Charles VI (Charles III en Hongrie), l’hérédité de la couronne, qui n’avait d’abord été assurée qu’aux mâles de la maison impériale, fut étendue à la ligne féminine.

Après avoir fait si belle la part de la royauté, il fallait assurer aux états quelques compensations. On leur accorda la confirmation de la plupart des privilèges qu’on s’efforçait de leur arracher depuis un siècle. Il fut arrêté que « les prérogatives fondamentales de la noblesse, établies par la bulle d’or d’André II, seraient maintenues comme partie intégrante de la constitution, à l’exception de la prérogative indiquée dans l’article 4 » (la clause de résistance dont nous avons parlé). 11 fut arrêté aussi que les diètes auraient lieu à des époques régulièrement fixées, qu’on y traiterait les affaires publiques, cum moderamin et sub silentio. Toutefois la plus importante de ces compensations accordées alors à la Hongrie fut l’établissement d’une sorte de grand conseil d’état qui tient encore aujourd’hui une place considérable dans l’administration du royaume sous le nom d’excelsum concilium locum tenentiale hungaricum. Les états exposèrent que ce conseil, fondé par saint Étienne lui-même, restauré par Ferdinand II, mais aboli depuis par les malheurs des temps, était nécessaire à l’administration du royaume. Il devait siéger sous la présidence du palatin ou du juge de la cour {judex curiæ), et se composer de vingt-deux conseillers pris dans toutes les parties du royaume parmi les prélats, les magnats et les nobles. Ses attributions étaient de veiller à l’exécution des lois, à l’instruction publique, à la tutelle des fils de familles nobles et à la gestion de leurs biens, à la colonisation des terres incultes, à la protection du commerce et de l’industrie, aux précautions à prendre contre l’incendie et les inondations. Ce conseil, qui, nous l’avons dit, subsiste encore, va se trouver, par les nouveaux événemens qui isoleront plus ou moins la Hongrie de l’Autriche, le centre et le principal instrument de l’autorité nationale. Avec cette institution et les attributions légales du palatin, les Hongrois ont sous la main une machine de gouvernement qui peut fonctionner librement, sans compromettre leur union avec l’Autriche, et sans les exposer aux chances des révolutions ou des guerres. Au-dessous de ce conseil d’état, mais indépendantes dans leur sphère, les congrégations (conseils provinciaux) établies dans chaque comitat auprès du comte suprême, pour régler les affaires politiques et judiciaires, réélire tous les trois ans les magistrats, défendre au besoin les intérêts des paysans contre leurs seigneurs, complétaient un système de garanties contre la puissance que la succession, désormais héréditaire, devait mettre aux mains du souverain.

L’union que la Hongrie venait de conclure avec la maison d’Autriche ne fut jamais plus intime et plus féconde, pour la gloire et le bonheur du pays, que sous le règne de Marie-Thérèse (1741-1780). Nous n’avons pas à rappeler ici les prodiges que le courage el le dévouement des Hongrois accomplirent pour la cause de cette grande reine. Les Hongrois sont dans leur droit, quand ils disent que c’est à eux que la maison d’Autriche doit la conservation de la monarchie. Hs en sont justement fiers ; le moriamur pro rege nostro Mariâ-Theresâ est souvent invoqué, dans leurs assemblées, comme une preuve des sentimens loyaux qui les animeront toujours, lorsqu’on fera appel à leur libre fidélité.

Les sacrifices des Hongrois touchèrent le cœur de Marie-Thérèse. La diète de 1765 contient, tant dans son préambule que dans ses dispositions, des preuves non équivoques des sentimens du souverain à l’égard d’une nation si fidèle et si brave. « Sa majesté, animée envers ses fidèles sujets par une sollicitude vraiment royale, ou plutôt par la tendresse d’une mère pour ses enfans, promet de se rendre à la plupart de leurs désirs. Elle résidera le plus long- temps possible en Hongrie ; les diètes seront tenues dorénavant à Bude. Le banat de Temeswar, le Littoral et divers autres districts du royaume lui seront restitués ; toutes les charges civiles et militaires seront confiées à des nationaux. Marie-Thôrèse ne se contenta pas de faire droit aux plaintes des états ; elle rechercha tout ce qui pouvait augmenter la prospérité du pays et écarter surtout l’idée blessante d’une tutelle étrangère. C’est à Marie-Thérèse que la Hongrie doit la plupart de ses établissemens d’instruction publique. Elle fonda une école militaire pour la jeune noblesse ; enfin, elle voulut confier la garde de sa personne à ceux dont elle avait si bien éprouvé la fidélité : elle créa la garde noble hongroise, un des plus brillans ornemens de la cour impériale. Elle posa à Bude la première pierre du château qui sert aujourd’hui de demeure au palatin ; elle se promettait sincèrement de venir souvent y résider au milieu d’une nation qui l’aimait et dont elle était fière. Mais, parmi les décrets de Marie-Thérèse, un de ceux qui lui font le plus d’honneur, c’est la loi connue sous le nom de l’urbarium ; l’urbarium est le code qui règle les rapports si difficiles et si souvent bouleversés entre les paysans et les seigneurs, entre les colons et les propriétaires des terres. Le règlement de Marie-Thérèse, rendu en 1767 et accepté depuis par les congrégations de chaque comitat, a été observé jusqu’aux dernières diètes de 1837 et de 1847.

La mémoire de Marie-Thérèse est chérie et vénérée dans toute la Hongrie ; son règne est une époque dont la nation et le souverain peuvent être également fiers, et dont la pensée doit les unir. La Hongrie a pu voir que sa grandeur n’est pas incompatible avec une royauté étrangère, et la maison impériale, reconnaître aussi qu’en s’attachant à mériter la confiance des Hongrois par ses paroles et par ses actes, elle trouverait en eux des sujets dévoués. Marie-Thérèse est, dans les temps modernes, ce que saint Étienne est au début de la monarchie, une figure historique et nationale, à laquelle tous les partis rendent hommage.

III.

Léopold Ier avait attaqué les libertés des Hongrois ; il avait voulu ruiner la constitution au profit du pouvoir royal ; une domination nouvelle, un règne rempli de séditions et de guerres civiles, expliquent sa politique. Rien n’explique au contraire ni ne justifie celle de Joseph II ; rien ne l’absout de la crise révolutionnaire dans laquelle il jeta la Hongrie. Marie-Thérèse laissait à son fils un royaume florissant, et surtout un peuple dévoué ; il n’était plus question de conspirations ni de révoltes. La Hongrie s’était attachée à ses nouveaux maîtres du jour où elle avait combattu pour eux, elle les aimait ; en les sauvant, elle s’était relevée à ses propres yeux ; elle sentait qu’elle marchait maintenant de pair avec eux. L’esclave qui a sauvé la vie à son maître est affranchi.

Joseph II ne comprenait rien à ces sentimens. La Hongrie l’offusquait. Depuis long-temps il supportait avec impatience ses libertés et ses privilèges ; ce qu’il lui reprochait surtout, c’était d’échapper, par sa constitution particulière, aux règles uniformes, au nivellement que son esprit systématique voulait imposer à l’empire. Certes il y avait d’utiles réformes à introduire en Hongrie, mais il fallait faire ces réformes avec elle et par elle. Il la traita en pays conquis. Il ne voulait rien laisser subsister du passé. L’ancienne division en comitats fut supprimée, et le royaume divisé en dix cercles. J’ai déjà dit combien l’existence de ces petites républiques fédératives, ayant leurs magistrats, leur police, leurs tribunaux, leurs assemblées politiques, est nationale en Hongrie ; abolir cette division, c’était abolir les relations d’affaires, de propriété, les habitudes de famille, que le cours des temps crie dans les agglomérations d’individus. Des commissaires royaux investis d’attributions extraordinaires, ou, comme on dit aujourd’hui, de pouvoirs illimités, furent placés à la tête de ces nouvelles divisions. Toute franchise locale et communale fut supprimée ; les congrégations des comitats furent dissoutes. Les villes libres, les districts particuliers durent renoncer aux lois et aux juridictions spéciales qui leur étaient légalement assurées : on leva des contributions publiques, on changea ou on accrut les impôts sans le concours des états. Tous les privilèges de la noblesse à ce sujet furent abolis par un simple édit royal. La conscription militaire se fit sans distinction de personnes, avec une rigueur inconnue jusqu’alors, à main armée. L’administration de la justice fut bouleversée, trente-huit tribunaux de première instance furent établis pour juger les causes criminelles et civiles ; leurs décisions étaient soumises à cinq cours d’appel, au-dessus desquelles fut placée la table septemvirale.

Quant à la souveraineté même du pays et de la diète, Joseph II se montra résolu à n’en tenir aucun compte ; il ne voulait pas, disait-il, qu’on attaquât ses réformes, tant qu’on ne les aurait point appliquées ; il était sûr que l’avenir lui donnerait raison, pourvu qu’on ne disputât pas avec lui. Les dix années de son règne s’écoulèrent sans qu’aucune diète fût convoquée. La religion ne fut pas mieux traitée que la souveraineté nationale. On sait avec quel acharnement Joseph, dès les premiers jours de son règne, s’était attaqué à l’église et au clergé ; les représentations de Pie VI, le voyage de ce pontife à Vienne (1792), ne changèrent point ses dispositions. Il supprima, selon son bon plaisir, certains ordres religieux, en conserva certains autres, prit les biens de ceux-ci, les laissa à ceux-là, changea la circonscription des évêchés, défendit tout appel à Rome, même pour les causes purement spirituelles, et établit de son autorité privée le divorce. Ces réformes profitaient du moins aux intérêts de la puissance civile ; mais tout à coup il se mit à régler aussi les cérémonies, l’ordre des processions, le mode des enterrement, toutes choses enfin, et cela sans droit, sans prétexte ; sans grandeur, uniquement par cette fureur de réglementer que Frédéric II caractérisait plaisamment quand il disait de lui : « Mon frère le sacristain. » Joseph II aimait l’uniformité jusqu’à la passion. La régularité administrative est la manie de tous ceux qui étudient sur le papier, et veulent avoir un gouvernement bien aligné en tableaux. Il y a de certaines idées d’uniformité, dit Montesquieu, qui saisissent quelquefois les grands esprits, mais qui frappent infailliblement les petits. Les mêmes poids dans la police, les mêmes mesures dans le commerce, les mêmes lois dans l’état, la même religion dans toutes ses parties ; mais le mal de changer est-il toujours moins grand que celui de souffrir ? Lorsque les citoyens suivent les lois, qu’importe qu’ils suivent la même ? »

Veut-on savoir jusqu’où Joseph II poussa son extravagante manie ? Un seul exemple suffira. Un décret de ce prince ordonnait que, pour ménager le bois et les ressources des forêts, on n’enterrerait plus dorénavant les morts dans un cercueil, mais dans un sac de toile. Ne croirait-on pas lire l’histoire de quelque ancien tyran de l’Égypte prescrivant quelles herbes seront employées dans les embaumement, ou un décret d’hier sur la coupe des gilets et la forme des chapeaux ? Les populations se soulevèrent contre cette ordonnance.

Parmi tant de mesures étranges, parmi tant de violations de la loi politique, il en est deux pourtant qui révoltèrent plus particulièrement le patriotisme hongrois. Ce n’est pas seulement en raison du bien ou du mal qu’on fait aux peuples que se détermine leur affection ou leur haine ; ils pardonnent plus volontiers quelque grave dommage apporté à leurs intérêts que le dédain d’un préjugé national. Joseph II voulut qu’avec la maison d’Autriche, la langue allemande régnât aussi en Hongrie ; il fallait que rien ne gênât ni ne dérangeât l’unité de son œuvre. Obéir en hongrois n’était déjà plus suffisant : la langue allemande fut imposée comme le sceau de la conquête. Dans les actes publics, dans les leçons des écoles, dans les commandemens militaires, partout enfin, l’allemand remplaça le hongrois. On n’accorda ni délai, ni exception. Il en était de la l’allemand comme de la loi, que personne n’est censé ignorer.

L’autre atteinte portée par Joseph au culte des traditions nationales de la Hongrie ne fut pas moins grave.. J’ai parlé de la couronne de saint Étienne, j’ai dit quel respect environnait cette relique de la foi politique des Hongrois ; ils y attachent tout ensemble une valeur religieuse et une sorte de vertu constitutionnelle. La garde de cette couronne constitue une des grandes charges du royaume. Joseph II la fit tout à coup enlever de la citadelle de Bude e transporté à Vienne ; il la relégua avec les joyaux et ornemens du garde-meuble impérial, sans motif, sans prétexte, par une fantaisie de sa raison contre ce qu’elle jugeait une pratique superstitieuse. Tel se croit supérieur à son siècle parce qu’il attaque un préjugé ancien, respecté, point dangereux d’ailleurs, qui montre seulement qu’il y a des parties entières de l’esprit de l’homme qui lui sont inconnues. Le genre humain n’est pas une assemblée de philosophes que la raison seule détermine, et qui n’accepte que ce qui lui est prouvé. Si l’on admet un tel principe de gouvernement, on se trompe nécessairement et l’on fait fausse route. A quoi servent donc la philosophie et la tolérance, si ce n’est précisément à vous apprendre à faire respecter ce qu’on ne croit pas soi-même dans les croyances des autres ?

Malheureusement Joseph était surtout un esprit despotique, et le despotisme ne s’arrête pas en chemin ; quand il a contraint les actes, il veut dompter aussi la volonté. Au milieu du silence universel, il s’irrite que la pensée, les sentimens intimes du cœur, les préjugés même de l’esprit, puissent échapper à son action. Quand Napoléon se plaignait du clergé, « qui lui laissait, disait-il, les corps et gardant l’empire des âmes, » il exprimait le regret caché au fond de tout despotisme.

Il y avait dans l’Europe du XVIIIe siècle une école de rois et de princes, sorte d’avant-garde insensée de la révolution française, qui s’était prise de mauvaise humeur contre l’ordre social tout entier ; jusqu’à eux (et hors eux, bien entendu), tout avait été abus et usurpation, il fallait remettre les choses à leur vraie place, et refaire la société, Rien n’excitait plus leur colère ou leur mépris que ces classes, ces pouvoirs intermédiaires, qui, en s’associant à l’autorité suprême, en tempéraient et en corrigeaient l’action : les parlemens, la noblesse, le clergé. Ils rêvaient ce que la convention a réalisé, on sait par quels moyens, le pouvoir sans contrôle et sans frottement : le frottement en mécanique, n’est-ce pas une résistance ? Avec tout leur esprit, ils ne se doutaient pas des liens secrets qui rattachaient ensemble les diverses parties de la hiérarchie sociale ; ils ne comprenaient pas la solidarité redoutable de la royauté avec tout ce qu’ils voulaient renverser. On peut voir quelles railleries spirituelles ces rois par la grâce de Dieu gardaient pour ces nobles « qui s’étaient donné la peine de naître, » pour cette église de Rome qui empiétait sur les libertés de leurs sujets, ou pour ces parlementaires qui avaient acheté le droit de rendre la justice.

La longue attente du pouvoir suprême n’avait fait d’ailleurs qu’irriter l’impatience de Joseph II. Associé par sa mère à l’empire, il n’avait, par le fait, jamais pris part au pouvoir. Marie-Thérèse n’avait pas entendu abdiquer, elle n’avait voulu que partager l’empire, et Joseph ne le voulait que tout entier. La mère et le fils s’étaient séparés ; Marie-Thérèse avait continué son grand règne ; le comte de Falkenslein avait porté à travers l’Europe son impatience, sa curiosité, ses ennuis, et l’affectation d’une simplicité qu’admiraient ses partisans. Contradiction bizarre, mais qui n’est qu’apparente ! il voulait gouverner en despote, et être traité comme un particulier, parce que les respects rendus au rang suprême gênent aussi quelquefois. Louis XIV se gênait pour la royauté, Joseph la sacrifiait à lui-même. Au lieu de rechercher dans le caractère et dans l’histoire des Hongrois ce qui pouvait convenir à cette nation, il étudiait, en parcourant l’Europe, des systèmes nouveaux et des théories de gouvernement. Il revint, à la mort de Marie-Thérèse, avec un trésor de rancune et d’hostilité. Au lieu de profiter des suprêmes lumières et de cet horizon supérieur qui s’ouvre quand on est placé au sommet, il se hâta d’accomplir les réformes méditées dans l’exil et loin de tout contradicteur ; il reçut l’empire des mains de sa glorieuse mère comme un héritier avide qui, depuis long-temps, en se promenant dans les domaines qu’il convoite, s’est dit : J’abattrai cet arbre, ou je raserai cette maison. A peine sur le trône, il mit le marteau de démolisseur à l’édifice ; il s’attaqua à tous les intérêts en même temps. Il avait gagné dans ses voyages cette demi-science présomptueuse et téméraire qui trouve tout mal et qui veut tout détruire, parce qu’elle n’a point connu les raisons de ce qui existe et se croit les lumières nécessaires pour tout remplacer. Joseph II ne s’inquiétait pas de l’importance relative des questions, il devait suffire à tout, et, dans son amour pour l’unité, pour l’uniformité, il faisait tomber résolument les clés des voûtes, parce qu’elles font saillie au milieu des pierres qu’elles retiennent. C’est ainsi qu’il mérita ce juste reproche que le grand Frédéric lui adresse dans ses mémoires : « Il voulait tout apprendre et n’avait pas la patience de s’instruire. »

La patience, et ce qui en découle, la possession pleine de l’œuvre qu’on entreprend, voilà ce qui manquait au génie de Joseph II. Ce n’était pas tant un esprit réformateur qu’un esprit révolutionnaire ; il en avait toutes les allures, les procédés violens. Il ne comprenait pas l’idée du droit individuel : devant un certain mirage de justice et d’égalité qui lui apparaissait, tous les autres principes des gouvernemens, la religion, la propriété, la liberté, n’étaient plus rien. Certains yeux ne voient que certaines couleurs ; certains esprits, dans cette harmonie variée, multiple, infinie, qui forme l’ordre des sociétés humaines, et résulte non-seulement de l’assemblage, mais du contraste souvent et de l’opposition des principes, n’en saisissent qu’un seul, auquel ils rapportent et sacrifient tout. C’est ainsi que le peuple comprend le système du monde ; pour lui, la terre est le centre de l’univers, ou même tout l’univers ; le soleil et les étoiles fixes ne sont que des flambeaux allumes pour éclairer sa planète. Chaque réformateur a ainsi sa petite planète ; mais les réformateurs couronnés sont les plus dangereux ; la tête leur tourne plus vite, parce que la contradiction ne les arrête pas au début. Ils ne s’amusent pas long-temps aux théories, et tendent de toute la violence de leur pouvoir à la pratique de leurs doctrines ; ils persécutent pour le bien, comme les tyrans pour le mal, et, si la postérité ne les met pas sur la même ligne, la génération contemporaine souffre autant sous leur règne. Quel orgueil de se croire le droit de pousser ainsi le genre humain malgré lui, et d’assurer, par la tyrannie, le bonheur universel ! Croire que la fin sanctifie les moyens, et qu’on peut employer le mal pour en faire sortir le bien, est une doctrine perverse que la conscience publique a toujours flétrie. Bien de moins infaillible d’ailleurs que de telles recettes ; on peut parier, au contraire, que les violences ne conduiront qu’à un mauvais but ; les chemins. semés de rochers et de fondrières mènent aux précipices ; les torrens versent leurs eaux dans les abîmes ; tout gouvernement violent est mauvais, non pas seulement dans la forme, mais dans le fond. Dieu seul a pu dire : « Contrains-les d’entrer, » parce qu’il savait certainement où il menait les hommes.

Que nos éloges n’encouragent donc jamais le despotisme, même quand par hasard il a raison. Sans doute Joseph avait raison, sur quelques points, dans les réformes qu’il entreprenait ; ce qui le prouve, c’est que plusieurs ont été reprises cinquante ans plus tard, et ont passé dans la nouvelle législation. Ses admirateurs, car il en a, et de passionnés, triomphent de cet aveu. « Joseph avait donc raison, disent-ils ; il était dans le vrai, et son génie avait devancé son siècle. » Un tel éloge pourrait convenir à un philosophe ; il ne vaut pas pour un souverain, qui doit être l’homme du présent et de la pratique. On ne supprime pas dans ce monde un de ses élémens essentiels, le temps, qui ne se règle pas sur l’impatience des esprits despotiques ; le temps, qui ne se mesure pas aux nations comme aux individus ; le temps, que Dieu même voulut accepter comme un élément de sa création. Les historiens, pour lesquels la vie des peuples se résume en quelques pages, ont eu souvent trop de faible et de partialité pour ces caractères qui leur ont para avoir je ne sais quelle prescience et quelle intuition de l’avenir. Laissons ce don aux prophètes ; contentons-nous de demander aux rois et à ceux qui sont à la tête des nations l’intelligence de leur propre temps ; c’est à nous et à notre époque qu’ils doivent songer ; l’horizon est assez vaste et le but assez élevé ; on ne gouverne pas pour les races futures. Il y a plusieurs manières de voir mal, plusieurs sortes de mauvaises vues : les vues trop longues ne sont pas meilleures que les vues courtes ; elles trompent aussi sur les vraies proportions et le rapport des objets. Dieu nous garde des gens qui voudraient mener le monde, les yeux armés d’un télescope : ils ne sont jamais dans le milieu commun ; pour eux, il fait jour quand tout reste ici sous les ombres et le repos de la nuit ; malheur à vous s’ils conduisent le vaisseau qui porte la patrie et sa fortune ! Les astres qu’ils aperçoivent déjà ne se lèveront que demain ; la manœuvre s’ordonne et s’exécute pour des latitudes où vous n êtes pas encore. « Voilà le port, » s’écrient-ils, et vous périssez au milieu des écueils !

Qu’arriva-t-il de Joseph et des révolutions qu’il avait semées autour de lui ? La vérité, la réalité, qu’il avait voulu violer et contraindre, se vengèrent énergiquement et avant même qu’il eût disparu. Il vit la révolte des Pays-Bas préparer à l’Autriche la perte de ces riches provinces ; la répulsion universelle de la Hongrie contre ses réformes l’obligea à les retirer lui-même. Découragé, malade, doutant pour la première fois de lui et de ses systèmes, il signa d’une main tremblante le décret qui abolissait toutes ses réformes ; il le signa en hongrois, dans cette langue qu’il avait proscrite ; on montre encore à la chancellerie de Bude, comme un trophée pour l’orgueil national, cette signature mal assurée, témoignant d’un tardif repentir.

Joseph mourut sans illusion. Il sentait que ses peuples attendaient sa fin comme une heure d’affranchissement ; mais sa plus vive douleur fut la certitude que, lui mort, chaque chose allait reprendre sa place, et que son règne ne serait, dans l’histoire, qu’une expérience chimérique déconcertée par l’événement. On a dit de lui qu’en inoculant le révolution à l’empire, il l’en avait préservé. On voit aujourd’hui ce que valent les remèdes appliqués avant le temps. L’empire eut l’inoculation, et il a aujourd’hui la révolution, deux maladies au lieu d’une. L’histoire, qui a porté des intentions de Joseph un jugement plus favorable que de ses actes, ne peut qu’enregistrer la sentence qu’il rendit sur lui-même. A son heure dernière il demandait qu’on écrivît sur sa tombe : « Ci gît Joseph II, qui fut malheureux dans ses meilleures entreprises. »

Joseph II léguait à son successeur une guerre mal engagée avec les Turcs, les Belges en pleine révolte, la Hongrie irritée et menaçante ; à l’horizon, la guerre près d’éclater avec la révolution française. Tous les périls d’une telle situation ne devaient pas. sans doute, lui être attribués ; la triste part que son caractère avait eue dans les malheurs de l’empire est assez clairement marquée néanmoins par la facilité avec laquelle son successeur remit tout dans l’ordre en y rentrant lui-même.

La révolte était au moment de soulever la Hongrie ; les concessions in extremis de Joseph II n’avaient fait que donner le secret de sa faiblesse : c’était l’aveu du droit des mécontens et de la légitimité de leurs plaintes. Un parti nombreux se regardait comme affranchi du serment de fidélité par la violation de la constitution. Léopold II se hâta de convoquer les états à Pesth. Malgré la réputation populaire que lui avaient acquise vingt ans de règne en Toscane, malgré les proclamations qu’il s’empressa de publier pour abolir les nouveautés introduites par Joseph II, la diète fut orageuse : il se trouva un grand nombre de députés qui, tout en protestant de leur dévouement pour la personne de Léopold, se refusaient à admettre ses droits comme successeur d’un roi parjure. Ils demandaient une élection nouvelle ; ils voulaient bien le déclarer roi de Hongrie, mais en vertu du droit primitif qu’avait la nation de pourvoir à l’élection de son souverain, et non en vertu du droit héréditaire de la maison d’Autriche, reconnu en 1687. Léopold fut obligé de temporiser ; il ne fut reconnu roi héréditaire de Hongrie qu’à une seconde diète, lorsqu’il eut pleinement convaincu les Hongrois de sa volonté sincère de ne rien conserver de l’œuvre de Joseph II. Alors le primat du royaume plaça sur son front la couronne de saint Étienne au milieu des acclamations des états, avec lesquels « Léopold venait s’entretenir, dit-il, non comme un roi et un maître, mais comme un père. » Les états, après sa mort, lui confirmèrent ce nom, et le préambule de la diète de 1792 l’appelle le père de la patrie.

Pour énumérer les actes législatifs qui valurent ce titre à Léopold, il suffirait presque de prendre le contre-pied des réformes de Joseph II. Tous les décrets, tous les privilèges accordés par Joseph II qui n’avait pu être couronné roi de Hongrie, furent déclares abolis, ceux même qui étaient conformes aux lois ne devant valoir qu’après avoir obtenu la confirmation du nouveau roi. L’ancienne division du royaume en comitats fut rétablie, les anciennes juridictions reprirent leur exercice. La couronne de saint Étienne fut replacée à Bude ; on décréta, en outre, qu’elle « ne pourrait en être retirée qu’en cas de péril extrême, et que le nouveau roi devrait se faire couronner dans le délai de six mois après la mort de son prédécesseur. » Il fut de nouveau reconnu « que le pouvoir de porter des lois, de les expliquer, abroger, n’appartenait qu’au roi et aux états réunis en diète. » Enfin, la convocation de la diète fut déclarée obligatoire « au moins tous les trois ans, » et l’emploi de la langue hongroise dans les écoles et les actes publics fut de nouveau autorisé.

Replacée par Léopold II dans ses anciennes voies et rendue au régime constitutionnel, la Hongrie, comme le reste de l’Europe, fut enveloppée, sous le règne de François II (1792), dans les grandes guerres de la révolution et de l’empire. Peut-être dut-elle à ces guerres mêmes d’échapper à la contagion révolutionnaire. Les émissaires des jacobins de Paris avaient poussé leur propagande jusque dans ce lointain pays ; un prêtre démagogue, nommé Martinowitz, organisa des sociétés secrètes qui se mirent en rapport avec celles de France et d’Allemagne. Le Catéchisme démocrate de 93 fut traduit en hongrois et répandu parmi le peuple. Tout est resté obscur sur les forces et la portée de cette conjuration ; son chef périt par la main du bourreau, et l’horreur qu’inspirèrent alors les crimes et les excès des jacobins rejeta la nation dans les bras de son souverain. C’est à la diète de 1796 que l’archiduc Joseph fut nommé palatin. Sous ce chef, déjà respecté, la diète se montra disposée à renouveler, pour le salut de l’empire, les sacrifices que la Hongrie avait faits pour Marie-Thérèse. L’insurrection, décrétée à plusieurs reprises, versa successivement dans les rangs de l’armée impériale de nombreux bataillons, qui réparaient les pertes causées par l’impéritie ou la faiblesse des généraux autrichiens. Hommes, argent, chevaux, les états accordèrent alors tout ce qui leur était demandé ; la seule condition qu’ils mirent à leur concours fut que les troupes seraient commandées par des officiers hongrois.

Cependant ces sacrifices d’hommes et d’argent, qui épuisaient à la longue le pays, restaient sans compensation aux yeux des patriotes hongrois. Un nouveau grief vint enflammer les esprits. Le général Vay, orateur distingué de l’opposition, fut tout à coup privé de son grade par un décret royal. Cette mesure souleva les plus vives clameurs. La diète, par représailles, discuta une proposition portant que le roi ne pourrait déclarer la guerre sans l’assentiment des états. Le gouvernement autrichien fut contraint de replacer Vay (1807) ; mais cette concession n’apaisa point les esprits. L’irritation se montra plus grande encore à l’ouverture de la dicte suivante. On attribuait à la crainte les sentimens plus modérés que montrait le gouvernement autrichien. Celui-ci redoutait, en effet, que les mécontens hongrois ne s’entendissent, comme ils l’avaient fait un siècle auparavant, avec la France : des indices très sérieux l’avaient alarmé sur ce point. Il est certain que l’empereur Napoléon, encouragé par les déclamations des principaux chefs de l’opposition, avait essayé d’entamer avec eux quelques négociations. On ne voit point, dans les documens ou les mémoires de cette époque, que les choses soient allées au-delà de projets coupables. J’ai vu moi-même, en Hongrie, entre les mains d’un vieux soldat de l’insurrection hongroise, une proclamation de l’empereur Napoléon. Cette proclamation, adressée aux mécontens, est imprimée sur trois colonnes, en français, en allemand et en hongrois, et contresignée du nom populaire et hongrois de Sàndor[13]. « Hongrois, y est-il dit, les Français ne sont point en guerre avec votre brave nation ; ils viennent vous arracher à l’oppression de la maison d’Autriche, contre laquelle vos pères ont si long-temps combattu. Assemblez-vous de nouveau dans les plaines de Râkôs, et choisissez librement, selon votre antique constitution, un gouvernement national dont la France sera la plus sûre alliée. » Ces appels à la révolte, ces procédés peu conformes au droit des gens, rencontrèrent une résistance énergique dans la masse fidèle de la nation. La diète oublia même ses griefs pour repousser l’ennemi commun, et l’insurrection hongroise soutint vaillamment, le 14 juillet 1809, au combat de Raab, l’effort de l’avant garde des armées françaises.

De plus grands sacrifices furent consentis en 1812, grâce à l’influence décisive du palatin ; dans un discours interrompu plusieurs fois par l’émotion de l’assemblée, il déclara à la diète qu’il fallait « que la Hongrie sauvât encore l’empire, comme au temps de Marie-Thérèse, et que l’empereur ne voulait pas invoquer ses droits, mais en appeler au dévouement de ses sujets. » Les événemens de 1814 et de 1815 se précipitèrent ; la Hongrie fut mal récompensée des sacrifices de tout genre qu’elle avait faits pour la cause de l’Europe, et de la maison d’Autriche en particulier. On n’avait plus besoin d’elle, et on ne se souvint guère que des dispositions hostiles que l’opposition avait manifestées dans les dernières diètes. D’ailleurs les esprits, à cette époque, et en Autriche surtout, n’étaient guère favorables au développement des idées constitutionnelles. L’Autriche s’opposait à ce que les souverains allemands accordassent à leurs états les chartes qu’ils avaient promises pour stimuler l’ardeur du patriotisme ; elle ce souciait encore moins de réveiller chez elle la vie et les agitations parlementaires. Depuis 1812 jusqu’en 1855, le pays fut administré par des commissaires royaux qui, dans les comitats remplacèrent, comme au temps de Joseph II,les comtes suprêmes. Pour contenir le mécontentement public, il fallut toute l’habileté du palatin Joseph, son esprit de fermeté et de conciliation, surtout l’influence dont le gouvernement autrichien jouissait alors dans les conseils de l’Europe, et les assurances, souvent répétées dans les décrets impériaux, que ce régime était purement provisoire. Çà et là éclatèrent cependant des résistances partielle. Cette période récente, qu’on appelle interrègne diétal, est déplorée par les écrivains nationaux, qui en parlent comme les juifs de la captivité de Babylone. On a vu avec quelle vivacité et quelle amertume éclatèrent les plaintes et les accusations à la diète de 1825, lorsque le gouvernement autrichien se décida enfin à rentrer dans les voies légales et à convoquer la diète justement signalée sous le nom de diète de la renaissance. On doit dire, en effet, que la nouvelle Hongrie date de la diète de 1825,

Ce fut un vrai parlement de réforme que cette assemblée où brillèrent tant de nobles talens, tant de généreux caractères, où comme aux premiers beaux jours de l’assemblée constituante an France, on accomplissait de grands sacrifices avec l’ardeur que les autres mettent d’ordinaire à les demander. Désormais la féodalité et ses lois bizarres, les rapports compliqués qu’elle entraîne avec elle, ces divisions hostiles et inhumaines entre des peuples vivant sur le même sol, tout cela va être battu en brèche. Partout on réclame le droit commun. La constitution, chose inouïe, n’est pas seulement attaquée par le gouvernement : il y a des patriotes qui osent dire qu’on peut imaginer quelque chose de plus libéral que la bulle d’or, et que si les états réussissent à entraîner la chancellerie de Hongrie dans la voie des réformes, il n’est pas besoin de rêver, comme au moyen-âge, des conspirations et des révoltes. L’esprit moderne a pénétré dans le vieil édifice ; hâtons-nous, cet ancien monde va bientôt disparaître : son organisation si curieuse, ses institutions, sa hiérarchie, tout cela n’existera bientôt plus que dans les vieux livre où nous sommes allé le chercher. On ne veut plus des franchises du moyen-âge ; tous réclament, et pour tous, les liberté des temps modernes. Encore un pays (et il avait résisté long-temps) que la révolution de 1789 conquiert à ses irrésistibles doctrines. De ce moment, la Hongrie entre dans le monde nouveau.

Nous la suivrons dans ces voies plus larges, plus faciles, plus familières à tous. Qu’on nous excuse cependant d’avoir insisté avec quelques détail sur un état passé qui n’est pas bien loin encore, puisque nous l’avons vu de nos yeux, qui nous a intéressé vivement, où nous avons trouvé plus de grandeur dans les caractères, d’énergie individuelle, de physionomies originales que l’histoire de l’avenir n’en réserve à nos enfans. Quand le voyageur descend sur quelque radeau de bois la rivière du Waag, qui, à travers les dernières vallées des monts Karpathes, se jette dans le Danube, près de la forteresse de Komorn, il s’arrête un instant à cette limite des montagnes et de la plaine : il regrette ces paysages sévères qu’il vient de parcourir, ces forêts sombres, cette nature imposante ; il voudrait voir encore les ruines des châteaux attachés aux flancs des montagnes, ces forteresses féodales qui marquent toute l’histoire de la Hongrie : Monkatz, resplendissant encore du souvenir de ce siège glorieux que la veuve de Tékély soutint trois années contre l’armée impériale ; Éperies, théâtre sanglant des vengeances de Léopold ; la citadelle imprenable de Trentchin, livrée par la trahison à l’Autriche, et où la fortune de Râkôczy trouva son tombeau. Partout, dans les vallons, sur les rochers, planent les images singulières ou grandes du passé. Il faut partir cependant, la plaine est devant nous ; le bateau à vapeur est prêt pour emporter doucement le voyageur à travers ce riche pays. En descendant le fleuve, il verra Pesth, qui, comme une grande cité du nouveau monde, étend les lignes de ses maisons à travers des prairies vertes et sans limites ; Pesth, où l’Orient échange ses trésors avec l’Europe, où il retrouvera les idées, le langage, l’élégance et le luxe des grandes capitales européennes, et aussi les journaux, les partis, le bruit de la place publique et des tribunes. Le voyage sera plus facile : y trouvera-t-il le même plaisir ?


Ë. DE LANGSDORFF.

  1. Voyez, dans la livraison du 1er juin 1848, l’étude sur l’Ancien et le Nouveau palatin, qui ouvre cette série.
  2. L’origine des Hongrois a donné lieu, dans ces derniers temps, à une controverse active et passionnée même. Les Magyars veulent descendre d’Attila et des Huns ; la plupart des historiens allemands et des écrivains partisans de la Russie se sont efforcés de prouver, par des textes d’histoire et des affinités de langue très équivoques, que les Hongrois ont la même origine que les Finnois. Pierre-le-Grand, parlant au premier Rakoczj de l’origine des Hongrois, affirmait que c’était une tribu dépendante de la grande horde de Russie, qui avait conquis la Hongrie. Le savant Müller (Allgemeine Geschichte, 2 vol.) croit que les Hongrois ou Magyars venaient du sud de la Sibérie et des monts Ourals, avec les Petschenèques, leurs voisins. On peut consulter sur cette question, qui est presque devenue une question politique, un remarquable écrit de M. A. de Gérando (Essai historique sur l’Origine des Hongrois). L’auteur expose et discute sur ce point, avec une grande sagacité, les diverses opinions des historiens. Ses argumens paraissent concluans en faveur de l’opinion nationale, à laquelle nous nous sommes rangé.
  3. Voyez Greellman, Histoire ded Bohémiens, préface et chap. xiv.
  4. Il faut observer d’une mamère générale que les calvinistes sont presque tous Magyars, les luthériens Allemands, les grecs non unis Valaques ; les catholiques dominenf parmi les races slaves, et presque exclusivement dans la Croatie, où les protestans ne peuvent remplir aucun emploi
  5. Je n’ai point fait entrer dans ces tableau^c la population de la Transylvanie, qui jusqu’à ce jour avait un gouvernement et une diète séparés. Les affinités de tout genre qu’elle avait d’ailleurs avec la Hongrie viennent d’opérer sa réunion définitive avec ce royaume. La répartition de ses deux millions d’habit ans ne modifierait guère les proportions que nous venons d’établir.
  6. Historia septem ducum, anonymi Belœjregis notarii, cap. 5 et 6.
  7. Les décrets de Joseph II, par exemple, qui n’a, jamais porté cette couronne, ne figurent pas dans le code des lois.
  8. Le nombre a varié depuis un pour vingt jusqu’à un pour neuf. En général, on devait fournir un soldat armé pour vingt serfs ; de là, pour compléter et rectifier une explication donnée dans notre première étude sur la Hongrie, le nom de hussard. Ce nom signifiait primitivement, non pas cavalier, comme nous l’avons dit, mais le cavalier pris sur vingt hommes. Les rois, et notamment Joseph II, ont souvent essayé de remplacer ce service par une contribution de guerre qui aurait permis d’entretenir un plus grand nombre de troupes. Les nobles hongrois s’y sont constamment refusés ; ils ne voient pas là seulement une charge, mais un droit de la noblesse. Dans la première guerre de la révolution, l’insurrection, placée sous le commandement du palatin, s’éleva à 50,000 hommes. En 1809, elle donna 40,000 hommes de troupes actives, 50,000 hommes de gardes sédentaires pour l’intérieur, indépendamment de 30,000 hommes de recrues. Dans les temps ordinaires, le recrutement s’effectue d’ailleurs, parmi les paysan, dans les proportions fixées par la diète.
  9. On appelle Porta, du nom des portes par lesquelles un char pouvait entrer, la portion contributive de chaque noble dans le don royal. La régularisation de ces portes, qui constitue un véritable recensement des propriétés, a toujours rencontré les plus grandes difficultés ; on n’est guère arrivé à quelque exactitude que dans ces dernières années. En 1830, la diète a fixé le nombre des portes à 6,346 ; pour chaque porte, on compte quatre paysans avec quatre ou six attelages, ou huit paysans avec deux attelages, ou seize paysans sans attelage. Voyez Blaskowitz, Status politico-juridiques, p. 22.
  10. Voyez 1495, Decretum 2, art. 25.
  11. Verbôczy le Tribonien et l’Ulpien hongrois, comme l’appellent ses compatriotes, joua un rôle important dans sa patrie au commencement du XVIe siècle. Il termina une vie politique très agitée à Bude, alors placée sous la domination des Turcs. Le pacha lui confia le soin de rendre la justice aux chrétiens, et on acceptait même son jugement dans les causes où les Turcs se trouvaient mêlés, tant était grande sa réputation de justice et d’habileté. Il mourut en 1542 et fut enterré dans les honneurs de la sépulture chrétienne dans le cimetière des Juifs. Sa fille Elisabeth fut mariée à un des comtes d’Aspremont, dont l’héritier épousa plus tard la sœur du prince Ràkoczy. La maison d’Autriche voyait alors se perpétuer contre elle comme des dynasties de conspirateurs. Pour ceux qui croient à certaines prédestinations, on peut remarquer le nom de la mère de Verboczy, Apollonia Deack de Deack Falva, ce qui ferait supposer quelque parenté entre sa famille et le député Deack, chef de l’opposition dans les dernières diètes, aujourd’hui ministre du palatin.
  12. Au milieu des contradictions du code hongrois, c’est l’usage le plus souvent qui décide. Une formule qu’aujourd’hui encore on conserve dans toutes les mois, salvo jure consuetudinario, montre quelle place importante et vraiment exceptionnelle est attribuée à l’usage parmi les sources du droit hongrois.
  13. Saudor (Alexandre), nom du prince de Wagram, Alexandre Berthier.