La guerre vue d’une ambulance
Félix Klien

Revue des Deux Mondes tome 24, 1914


LA GUERRE VUE D’UNE AMBULANCE

II.[1]


18 septembre.

Toute la journée d’hier nous sont arrivés, pris à la gare de Villeneuve-Saint-Georges, des Anglais de la bataille de l’Aisne, la plupart blessés grièvement, les uns de la veille, les autres de trois, quatre et même cinq jours.

Ceux de l’après-midi faisaient bonne contenance. Soit à cause de la fièvre plus forte, soit pour avoir attendu plus longtemps, ceux qui sont venus à huit et surtout à onze heures du soir ne pouvaient rien tirer de leur grand courage qu’une stoïque résignation. Un, même, quand on lève son brancard, laisse échapper un cri qui nous fait frémir ; puis il ferme les yeux et se tait. On emporte d’abord les plus grièvement atteints, sans autre formalité que de prendre les noms sur leur médaille. Du reste, il y en a qui ne pourraient parler, ayant les dents, les lèvres, la mâchoire fracassées.

« Où êtes-vous blessé ? » interrogeons-nous, penchés sur les couvertures qui enveloppent ces pauvres corps sanglans : « Aux deux jambes et aux bras, » répond celui-ci. Un autre : « A la main, à la hanche, au pied. » Plusieurs montrent en silence leur gorge, leur tête, leur côté. Quelques-uns, pour toute réponse, soulèvent leur couverture, et l’on aperçoit de grosses taches noires entourées de rouges éclaboussures ; un pied, un mollet énormes, dont l’enflure parait davantage, au contraste de l’autre jambe si maigre ; des bandages traversés de sang. Sur ceux qui doivent attendre plus longtemps (notre antichambre est toute remplie), nous étendons serviettes et draps propres : en quelques minutes le sang les traverse. Nous achevons notre travail en silence, accablés de fatigue et de pitié.


19 septembre.

Les impressions, parfois, sont telles, qu’elles dépassent les mots. Peut-être je m’habituerai.

Cette nuit, j’ai été réveillé à 2 heures pour un soldat anglais qui venait de mourir. C’était m’appeler un peu tard. Et, de plus, il était anglican, comme j’ai pu le voir à sa médaille militaire : (C. E., Church à of England ; R. C, Roman Catholic). J’ai béni ce pauvre corps et l’ai accompagné, en priant, à la chambre mortuaire avec la nurse et le surveillant de nuit. On éteignait les lumières devant nous, pour ne pas émouvoir les malades des salles que nous traversions. Ensuite, dans les corridors sombres, ce fut le contraire ; on alluma l’électricité. Et j’aimais mieux cela : la mort n’est pas une chute dans les ténèbres. Arrivés à la salle funèbre, nous y avons trouvé un autre Anglais, mort après une opération. Il était là, seul, dans la nuit. J’ai prié pour lui.

Ce matin, j’ai absous un soldat qui n’a guère de chance d’échapper à la mort, la cervelle à nu, la moitié du corps paralysé, mais doué encore de toute sa raison et pouvant répondre par oui et par non aux questions qu’on lui pose. Une nuance de gratitude se trahissait, quoique difficilement, dans ses yeux immobiles, et des larmes, qui semblaient douces, à la fin, y sont apparues.

À midi, j’apprends que les docteurs ont travaillé jusqu’à 3 heures du matin. Il a fallu amputer bras et jambes atteints de la gangrène. La salle d’opérations n’était qu’une mare de sang, me dit un aide-infirmier.

Cet après-midi, j’ai donné l’absolution et l’extrême-onction à un Irlandais, qui n’a pas repris connaissance depuis qu’on l’a apporté. Il avait dans son portefeuille une lettre à l’adresse de sa mère. La nurse va y ajouter un mot, pour dire qu’il a reçu les derniers sacremens. Une espérance chrétienne adoucira l’affreuse nouvelle. Empereurs d’Autriche et d’Allemagne, si vous étiez là quand la mort s’annoncera dans ce pauvre foyer d’Irlande, et dans des milliers, des centaines de milliers d’autres, en Angleterre, en France, en Russie, en Serbie, en Belgique, dans vos propres États, dans toute l’Europe, et jusqu’en Afrique, en Asie… Que Dieu éclaire votre conscience !

Cette sombre journée a pourtant eu ses momens de douceur, ceux que j’ai passés auprès des blessés en voie de guérison, qui m’accueillaient en ami et dont plusieurs se sont confessés. J’aime ce petit Irlandais si à plaindre et si résigné, toujours un chapelet autour de son bras. Grièvement blessé à la cuisse et laissé deux jours dans un bois, la gangrène l’a pris ; il a fallu l’amputer dès son arrivée. L’opération a réussi ; il regagne des forces ; il sourit chaque fois qu’on le visite.

Aujourd’hui aussi, j’ai eu un entretien rapide, mais intéressant avec M. Bacon, l’ancien ambassadeur des États-Unis, qui est venu dès le début de la guerre nous apporter sa fidèle sympathie. Il a ramené ces jours-ci un bon nombre de blessés des pays où l’on s’est battu, et il a pu, de ses yeux, constater les traces que laisse l’armée allemande. Son témoignage nous servira, ou plutôt il nous sert, devant l’opinion américaine. Encore plus précieuse, la présence parmi nous de M. Herrick, l’ambassadeur actuel, qui n’a pas voulu quitter Paris et qui sait y rendre tant de services. Bien que ses fonctions ne doivent commencer qu’à la fin de la guerre, M. Sharpe, son successeur désigné, a tenu à être des nôtres au moment de l’épreuve. Dès lors que tous s’accordent, et que tous aiment la France, réjouissons-nous d’avoir en même temps trois ambassadeurs des États-Unis.


20 septembre.

9 heures du soir. — A la messe de ce matin assistaient une vingtaine de soldats et deux officiers, tous ceux à qui leurs blessures permettaient de se lever. Ce n’était, ai-je besoin de le dire ? obligatoire pour personne ; mais l’accomplissement des devoirs religieux semble être redevenu dans notre armée, comme il n’a cessé de l’être chez celle des autres nations, un acte tout à fait normal. En ce troisième dimanche de septembre, fête de la Compassion de la Vierge, il n’y a eu qu’à leur rappeler, avec un commentaire de moins de dix minutes, les lignes de l’Evangile qui nous montrent Marie, debout au pied de la Croix, voyant souffrir, agoniser, mourir son Fils bien-aimé. Le rapprochement était trop facile avec tant d’autres mères qui redoutent ou qui reçoivent des nouvelles funestes, avec la France et les autres patries qui voient succomber leurs meilleurs enfans, avec l’Église qui assiste, impuissante, aux discordes mortelles de ses fils. Au nom de la Victime divine qui s’offre au Sacrifice de la Messe, comme elle s’offrit sur le Calvaire, nous avons ensemble prié Dieu d’abréger ces jours de douleur, de les faire servir au progrès de (nos âmes et a l’avancement de l’humanité.

11 heures du soir. — Je viens d’assister un soldat irlandais mourant et un officier français atteint de tétanos, tous deux en salles isolées. L’après-midi, avaient eu lieu nos deux premiers enterremens. Les décès commencent. Il est à craindre qu’on n’en ait beaucoup, puisqu’en raison des secours dont dispose l’hôpital comme chirurgiens et salles d’opérations, nous sommes outillés pour les cas les plus graves.


22 septembre. Quatre enterremens aujourd’hui ! Tous d’Anglais. L’un d’eux était catholique. J’ai suivi le convoi et béni la tombe. Le long trajet d’ici au nouveau cimetière était spécialement lugubre : ces quatre corbillards, suivis d’une foule sympathique sans doute, mais cependant étrangère, et finalement, la sépulture en cette fosse commune.

Comme je montais dans ma chambre tout à l’heure, après souper, j’ai rencontré le corps d’un de ceux que j’avais assistés hier soir. Les infirmiers avaient dû le déposer un instant dans le couloir, pour ouvrir des portes. La forme blanche était là par terre, complètement enveloppée. Je me suis agenouillé près d’elle pour une bénédiction et pour une prière.

C’est l’atmosphère que la guerre nous fait et où nous allons vivre, pendant combien de mois ? On y a peu de temps et peu de courage pour écrire. Ce matin, cependant, dans ma tournée de visites, j’ai entendu et noté un récit, bien vivant, qu’il me suffira de reproduire. Il est tout à fait « nature ; » tout au plus, guiderai-je un peu le narrateur pour maintenir l’ordre chronologique. Quant à l’authenticité absolue, elle ne peut faire doute. Mon soldat était né à Paris et avait passé quatorze ans à Bordeaux ; mais son récit fut contrôlé et à l’occasion complété par un camarade, son voisin immédiat, qui avait suivi, ou subi, les mêmes événemens :

« Le lundi 7, nous descendons à la gare de Nanteuil. Nous traversons un village pillé par les Allemands. Nous nous formons en ligne de tirailleurs. Les obus arrivent. La terre volait : des trous à enterrer un bœuf ! On les voyait venir : zzz… boum ! On avait presque le temps de se garer.

« Arrivés à la lisière du bois, nous partons en éclaireurs. On nous avait dit d’avancer. Mais va te faire fiche ! Ils nous avaient déjà repérés. L’artillerie faisait rage. Mon clairon, près de moi, est tué net ; il n’a pas dit une parole, le pauvre garçon ! Je suis blessé à la jambe. Il était environ deux heures. Comme je ne peux plus me traîner, un camarade, avant de partir, me cache sous trois bottes de paille et la tête sous mon sac. Les éclats d’obus l’ont tout déchiqueté, ce pauvre sac. Sans lui !… A dix mètres, un camarade qui avait la jambe cassée et un éclat d’obus dans le bras, reçoit encore sept ou huit blessures. Je suis resté toute la journée là. Le soir, des soldats du 101e me mettent sous le bois, où se trouvaient plusieurs blessés français et un capitaine allemand, blessé de la veille. Il souffrait, lui aussi, le pauvre malheureux.

« Vers minuit, des soldats français sont venus chercher ceux qui étaient transportables. Nous ne restons que mon camarade, moi et le capitaine allemand. Il y avait d’autres blessés plus loin, car nous entendions des plaintes. C’était lugubre.

« Nous passons là deux jours entiers sans aucun secours. Mercredi, vers les trois heures, voilà les Allemands qui arrivent. : Je dis : « Nous sommes perdus. » Il y en avait qui nous regardaient de travers. Mais le capitaine leur dit que nous avions été bons pour lui. Le premier soir, j’avais encore un peu de pain dans ma musette et de l’alcool de menthe ; on a partagé. Je ne pouvais pas lui donner à boire, on n’en avait pas.

« Le capitaine leur dit de nous soigner. Ils l’emportent et nous restons seuls ; mais bientôt ils reviennent. Un infirmier m’attache la jambe à un manche de pelle-bêche, parce que ça s’en allait de tous les côtés. Ils nous emportent un peu plus loin, sur une autre lisière du bois, à 15 ou 20 mètres de leurs batteries : comme d’ici au fond de la salle ; on les voyait tirer.

« Voilà qu’au bout de cinq minutes, l’artillerie française donne. C’est là encore qu’on s’est cru perdu ! Ça tombait ! Ça tombait ! Les Boches se sauvent et nous laissent tout seuls ; ils laissaient aussi.leurs canons. Une heure après, les pièces françaises se taisent. Les Allemands reviennent chercher leurs canons et nous emmènent avec ; trois ou quatre kilomètres sur des civières, avant d’atteindre la grande route. Là, ils nous chargent sur une voiture. Nous étions bien 25 Allemands et quelques Français, serrés, serrés. Ma jambe n’était pas étendue ; je souffrais. Il y avait un sous-officier français qui s’est trouvé mal deux fois. »

Ici le narrateur interpelle son compagnon de misère, à présent son voisin de lit : « Comment s’appelait ce village qui était tout en feu ? — Je ne sais pas, dit-il, mais je me rappelle que ça nous chauffait. »

Le récit reprend : « Sur toute la route ça sentait le cadavre : une vraie infection. Vers les minuit, une heure, on arrive au village de Cuvergnon où ils avaient leur ambulance. Les majors nous ont défaits et bien pansés. Puis ils m’ont mis sous un hangar, en plein air. Il pleuvait ; moi, j’étais mouillé parce que j’étais sur le bord. Mais ils ne nous ont pas donné à manger. Rien de toute la journée, excepté un peu d’eau à boire.

« Nous y passons la nuit et le jeudi matin. L’après-midi, sur les 3 ou 4 heures, ils nous mettent tous, Français et Allemands pêle-mêle, dans une ferme qui n’était pas loin. Dans la soirée, ils nous ont donné des os, rien après. Pas de pain ; ils n’en avaient seulement pas pour eux.

« Dans la nuit du jeudi, ils partent sans rien dire. On avait vu un soldat qui faisait son sac dans la chambre. Ils laissent tous les blessés là : six Français et trente-cinq Allemands, dont quatre officiers.

« Le vendredi matin, pour commencer, nous voyons arriver les gendarmes qui vont aussitôt prévenir le maire. On nous met dans une autre maison, les Français à part. Quelques instans après, nous voyons arriver un régiment français. Ah ! quelle joie, vous pouvez le dire ! Le colonel nous félicite, nous embrasse, nous promet qu’on va nous prendre dans les ambulances. Les gens de l’endroit nous font manger. Une dame du pays nous lave, nous panse, en attendant les ambulanciers. Ce qu’elle était brave, cette dame ! Une sainte femme.

« Alors, c’est le samedi qu’une ambulance est venue pour les premiers convois. Nous, on nous conduit le soir, avec un officier allemand, à Crépy-en-Valois, où il y avait de bonnes religieuses. De là, le dimanche, les automobiles américains nous ont amenés à Neuilly. La route est un peu longue. Une fois ici, on a été bien, ah ! oui. C’est le paradis. Maintenant l’on est sauvé.

« Mais les choses qu’on a vues ! Le plus triste, c’est la nuit. On entend des cris : « Au secours ! » Il y en a qui appellent leur mère. Personne ne répond. »


22 septembre.

11 heures 30. — Funérailles, ce matin, d’un capitaine anglais. Une compagnie de la Garde républicaine a rendu les honneurs militaires. Sa femme, partie aussitôt prévenue, est arrivée une heure trop tard.

Un zouave est mort tout à l’heure.

Et la bataille où ils furent frappés l’autre semaine n’est pas encore finie. Dieu soit loué de ce qu’elle tourne peu à peu à notre avantage !

6 heures. — Vraie après-midi d’ambulance : des mourans, des cas graves, des guérisons avancées.

A une heure, en sortant de table, je suis appelé dans une chambre au second, où trois Anglais, dont un catholique, meurent du tétanos. L’implacable maladie ! Si les secours avaient pu être moins tardifs !

Après, je visite les grandes salles d’en bas. Il y a là nombre de cas sérieux, mais un seul malade en danger prochain et il dort. J’en vois d’autres, un Écossais notamment, qui est catholique et si heureux de parler au prêtre. J’en étais fort touché moi-même. L’émotion, à peine je l’avais quitté, s’effaça dans un mouvement de rire, chose plutôt rare par le temps qui court. Comme je venais de parler anglais, j’aborde en la même langue le malade suivant : « Any better ? Un peu mieux ? — Ah ! oui, pouvez le dire, que c’est embêtant ! » me répond une belle voix de Marseille. En quatre lits de blessés, on passe d’Irlande en Afrique, des lacs d’Ecosse à la Cannebière.

Ma tournée s’achève par une petite salle où je trouve des Français, une douzaine peut-être, presque tous assis ou couchés sur leur lit, en confortables pyjamas. Deux me crient, dès l’arrivée, qu’ils viendront à la messe demain. Je m’asseois sur la table du milieu, et la conversation devient générale. Tous, à bâtons rompus, content leurs souvenirs. Il eût fallu un phonographe, ou du moins que je pusse écrire, mais cela aurait éteint le feu sacré. On parle surtout de la poursuite qui a suivi les batailles de la Marne :

« Des Alboches, on en trouvait partout, même au bout de plusieurs jours : dans un grenier, dans le foin, derrière les haricots. Il y en a de petites bandes plein les bois. Ils sortent, la nuit, pour attraper des betteraves, des carottes, des pommes. Nous entrons dans l’église d’un village abandonné. Il y en avait un pauvre vieux, les cheveux tout gris. Le voilà qui se met à genoux, faisant signe qu’il a trois enfans. On l’emmène, on le traite comme nous.

« Une autre fois, — c’était une tranchée, — il y en avait beaucoup de morts, et quatre vivans ; ils mouraient de faim. Ce qu’ils se sont jetés sur notre pain !… Une autre fois, nous étions seulement quatre. On trouve quinze Allemands. Ils jettent leurs fusils et l’un d’eux explique en français qu’ils veulent être prisonniers, qu’ils n’ont pas mangé de trois jours, qu’ils en ont assez d’une guerre pareille ! » — Ce dernier trait est universel, et je l’ai entendu vingt fois. Les Allemands encadrés tiennent bon, comme un mur épais ; dispersés, ils ne songent qu’à se rendre, surtout s’ils ont faim.


23 septembre, soir.

Ma chambrée d’hier m’a fait une jolie surprise. Ce n’est pas deux, mais dix qui sont venus à la messe ce matin, tous ceux qui pouvaient se lever. Jugez de ma satisfaction ! Aussi les ai-je salués, après l’Évangile, d’un petit sermon de trois minutes qui eut l’air d’aller à leur cœur, aussi droit qu’il partait du mien.

Nouvel enterrement, cet après-midi, d’un Anglais protestant et d’un Français catholique. Au cimetière, un rédacteur de Neuilly-Journal a prononcé un excellent discours d’union patriotique ; il a montré, en terminant, la consolation vraie dans l’éternité de bonheur que Dieu accorde aux martyrs du devoir., Je n’ai pu m’empêcher de m’associer de quelques paroles à ce qu’il avait dit. En temps de guerre, décidément, toutes choses vont d’une autre allure, et quelques-unes beaucoup mieux.


24 septembre.

Nous avons reçu, aujourd’hui, la visite de Son Eminence le cardinal Amette. Le président et les membres du Comité lui ont montré tous les services importans et il les a félicités d’une si parfaite organisation.

Il s’est arrêté auprès des blessés, paternellement, amicalement, trouvant pour chacun les mots de sympathie et de réconfort. Nos Bretons et nos Irlandais semblaient les plus ravis de sa bénédiction ; mais il n’était personne qui ne fût heureux de lui toucher la main. Il m’a promis en partant une généreuse coopération de l’Archevêché pour les livres et objets de piété qui pourraient faire plaisir à nos chers blessés. La station prolongée à chaque lit des grandes salles n’a pas laissé le temps de visiter toutes les petites. C’était fort touchant d’entendre se plaindre de cette abstention bien involontaire les Anglais protestans et de braves Marocains : « Nous aussi, Français, » disaient ces derniers.


25 septembre.

C’est beau, une salle de blessés, avec ces lits d’une parfaite blancheur, ces tables de verre, ces grandes baies remplies de lumière, ces parquets et ces murs sans tache ; avec ces roulantes étagères de pansemens, de remèdes, de liquides purificateurs ; avec ces infirmières, à la fois empressées et calmes, toujours souriantes et pourtant si graves, qui veillent à tout, qui volent d’une place à l’autre sans qu’on les entende ; avec ces malades, enfin, bien peignés et lavés, rasés de frais, détendus, reposés, les uns assoupis, les autres distraits par une lecture facile, ou souriant de loin au visiteur. Mais ce qui se cache de souffrance et de résignation sous ces apparences tranquilles, et au prix de quelle force d’âme elles se peuvent maintenir, trahies, ça et là seulement, par un gémissement étouffé, par l’involontaire contraction de traits qu’amène le moindre mouvement, le passant, même au cœur le plus tendre, n’en saurait rien deviner, s’il n’a pas eu le privilège douloureux de rester là aux heures de pansement.

Ce privilège, hier je l’ai demandé, non pas, ai-je besoin de le dire ? par curiosité vaine, — on en serait assez puni par l’horreur du spectacle, — mais avec la pensée d’entrer plus avant dans l’âme de mes pauvres amis et de mieux connaître leurs maux pour y mieux compatir. De telles choses ne se décrivent pas ! Quelques mots seulement, toujours avec le même but : fortifier chez nous tous la volonté que cette guerre soit poussée au point d’être la dernière, — assez à fond, du moins, pour que l’ennemi ne la recommence pas de plusieurs siècles.

La plaie la plus grave est soignée d’abord : un trou creusé dans le bras par un éclat d’obus, et large à y mettre le poing. Oh ! quand, après l’enlèvement des ouates et des bandes, il apparaît béant, dans le cercle de ses boursouflures, ce cratère de sang rouge, de sang noir, de matières purulentes ! la figure du patient, tandis que la plaie vive est badigeonnée de teinture d’iode ! Sous la morsure, il se crispe, il appuie sa nuque au bras de la vaillante nurse ; et il se tait.

Il se tait aussi, cet autre qui a reçu dans la jambe une balle et un schrapnel ; tandis qu’on le panse au-dessus du pied, un trou suppure à son mollet, et tout à. l’heure il faudra le panser entre les côtes.

Il fait mieux que se taire, il sourit, ce troisième blessé, aux traits si fins, si délicats, qui n’a pas moins de cinq ou six schrapnels dans les cuisses. Pendant qu’on nettoie ses drains et qu’on change ses compresses, il ne peut retenir quelques soubresauts, mais il parle d’autre chose. Le cher petit, qui a juste vingt ans, fut blessé dans la compagnie que commandait son père, et celui-ci l’a été à son tour. Autour des admirables Castelnau, combien d’autres familles paient d’un héroïsme égal ton salut, ô France !

Quelquefois la douleur est telle, que l’âme la plus forte ne peut imposer silence au corps trop martyrisé. Chez celui-ci, une balle a traversé la malléole entièrement et fait éclater les os de la jambe ; il a fallu extraire le péroné en morceaux. Quand on enlève le pansement du pied monstrueux, quand on lave à l’eau oxygénée le trou central et les crevasses, des gémîssemens, des « oh ! » plaintifs et prolongés échappent au malheureux ; et de voir l’aspect du mal, d’en respirer l’odeur, d’entendre crier cet homme jeune et fort, cela vous fend l’âme. Affreuse guerre ! Affreuse guerre !

J’en parlais le soir avec un docteur et lui disais que je n’avais rien vu de pire. « C’est que vous n’êtes pas allé, m’a-t-il répondu, sur les champs de bataille. Vous n’avez pas vu ces morts, ces mourans, ces blessés, qui réclament à boire ! » La soif des blessés durant de longues heures et parfois des jours… Autrefois, pour les secourir, pour les emporter, il y avait des heures d’armistice ; il y en a encore entre Autrichiens et Russes. Avec les Allemands, ce n’est plus possible ; ils en proliféraient pour nous attaquer. Des batailles qui se prolongent au-delà d’une semaine ; et pas de trêve pour ensevelir les morts, pour relever les blessés ! On s’y efforce pourtant sous la pluie des schrapnels et des balles, mais ils sont trop ; et, si l’on ne reste maître du terrain, il faut en abandonner. L’ennemi parfois s’occupe d’eux. Il en achève ; il en soigne aussi. Parfois il s’éloigne lui-même, et de longtemps personne ne vient. Combien de jours en a-t-on glané, aux environs de Meaux, dans les maisons désertes, sur les collines et dans les bois !

J’ai noté, à la date du 21, un récit qui jette quelques lueurs sur cet abandon. Encore, celui qui y parle avait-il non loin de lui des compagnons de souffrance et une promesse de secours. Mais ceux qui ne voient personne, ceux que personne n’entend, ceux qui ne savent pas si quelqu’un viendra, ceux qui se sentent mourir complètement seuls, ou parmi des morts…


26 septembre.

Une vingtaine de blessés nous sont venus hier des batailles de l’Aisne. Décidément, l’on nous réserve les plus mauvais cas, et l’on a bien raison de ne pas les expédier trop loin.

Un brave petit zouave, cultivateur des environs du Puy, blessé aux deux jambes il y a quatre jours, raconte son histoire avec beaucoup de calme :

« Je suis tombé du côté de Soissons, quand on essayait de chasser les Allemands. Ils sont retranchés dans des carrières. Nous commençons à y envoyer des obus.

« J’ai fait dix-huit mois de Maroc. J’ai été blessé le 4 juin à la cuisse gauche ; guéri après trois semaines d’hôpital. On est parti le 1er septembre. Débarqué à Cette ; passé par Bordeaux, Rouen, Amiens, Clermont de l’Oise, où l’on est descendu de chemin de fer. Après une journée de marche et une nuit d’étape, on est parti pour les déloger de Noyon. On les a trouvés le soir. Tout de suite on a enlevé un village. — Vous étiez contens de les rencontrer ? — Ah ! oui, surtout qu’on avait envie d’en sabrer quelques-uns. Nous, on était en seconde ligne, pour la contre-attaque, si bien que cette première fois, je n’ai seulement pas pu tirer un coup de fusil. On a couché dans les tranchées. On s’est encore battu six jours. — Il faut bien s’interrompre pour manger ? — Voilà : quand on peut, c’est chacun son tour à l’arrière-garde pour manger et se reposer ; parce qu’on ne mange pas sur la ligne de front, excepté un peu de singe. — Qu’est-ce que c’est ? — Du bœuf de conserve, en boîtes de 300 grammes. On se met à deux pour manger ça. Quand on a fini, on avalerait bien encore quelque chose ; mais ça permet d’aller jusqu’au soir.

« Le septième jour, j’ai écopé. D’un éclat d’obus, nous sommes tombés quatre. Dans ma section, sur 52, il en reste 8, la plupart blessés, quatre ou cinq de morts. Faudrait bien qu’on revoie sa famille après la guerre.

« Je suis resté vingt-quatre heures sur le terrain, de onze heures du matin au lendemain, même heure. Les obus empêchaient tout le monde d’approcher. Quand on a vu les infirmiers, ah ! qu’on était contens ! Et pas une goutte d’eau pour boire. Tous ceux qui passaient on leur demandait s’ils en avaient ; ils disaient non. De suite qu’on est blessé, on demande à boire, et ça augmente. Toute la nuit, on est là, qu’on appelle-les brancardiers. Le froid, la soif, on ne peut pas dormir. »


27 septembre.

Ce matin à trois heures, quinze ou vingt blessés graves, des réservistes français, sont apportés de la bataille de l’Aisne, ou plutôt, ce nom-là ne suffit pas, car ils sont tombas, eux, entre Noyon et Péronne, entre l’Oise et la Somme, et ils arrivaient de Lorraine. Les journaux anglais disent « Bataille des Rivières. ; » L’échiquier s’agrandit toujours. La bataille de Mons nous semblait incommensurable comme durée, comme nombre de combattans ; elle fut dépassée par celle de la Marne. Celle qui se livre depuis une quinzaine de jours, — une quinzaine de jours ! — l’emporte sur l’une et l’autre. Et l’on entrevoit pire (que sera-ce donc ? ) — pour le temps où l’Allemagne, sur son propre sol, opposera aux forces alliées une suprême résistance !

Des cas graves ne sont pas toujours des cas désespérés. La plupart des blessés qui viennent d’arriver, grâce à Dieu, se relèveront. Ils sont pris à temps, n’étant tombés que d’avant-hier, plusieurs même d’hier ; avec l’absence d’armistice, avec l’habitude allemande de ne pas respecter même les ambulances, on ne peut pas faire mieux. La moitié sont des officiers, dont un de mes amis, que je n’ai pas reconnu d’abord. Le village qu’il avait reçu l’ordre d’occuper avait été éclairé par la cavalerie, et déclaré vide. A quelques centaines de mètres, un peu défiant quand même, il prend formation de combat ; aussitôt l’artillerie allemande l’inonde de schrapnels. Il tomba des premiers, en avant de sa troupe. C’est l’habitude de nos officiers ; à la fin, nous n’en aurons plus. Il faudrait imposer des règles à leur héroïsme.

Officiers et soldats, tous, étendus dans notre salle d’attente, saluent de leur bon regard la présence de l’aumônier. Ils se sont confessés juste avant de se battre. C’est la France d’autrefois, aussi chrétienne que brave. Un sous-lieutenant séminariste, promu sur le champ de bataille, est blessé à l’épaule, au mollet, à la hanche. Il est content comme cela. « Tout ce que je demandais à Dieu, me confie-t-il, était de ne pas perdre les doigts de la main droite, afin de pouvoir être prêtre. »

Dès six heures et demie, allant dire ma messe, je vois arriver le père et la mère de l’ami blessé. Jamais je n’oublierai le regard dont ils m’interrogent. Quel bonheur de pouvoir leur crier tout de suite que ce n’est pas dangereux !

Je n’en dirais pas autant de tous, hélas ! Dans la chambre des gangrenés qui ne laissent guère d’espoir, je visite de bonne heure deux nouveaux venus. Comme les deux autres qui s’y trouvent déjà, ils se croient mieux, ils souffrent moins, ils ne se plaignent que de ne pas pouvoir remuer leur pauvre jambe. Ils sont bien tranquilles. Mon ministère, grâce à Dieu, peut s’exercer sans que je les inquiète. L’un d’eux s’est confessé avant la bataille ; l’autre, au moment de partir. Je leur propose simplement, et ils acceptent avec joie, de communier demain. ! Le troisième consent à suivre leur exemple. Quant au quatrième, pauvre Marocain, je ne peux que lui serrer la main, le regarder tendrement, et prier pour lui. Il est, comme tous ses compatriotes, admirable de courage. Nous avons là de fameux soldats et d’un dévouement ! Comment nos officiers ont-ils déjà pu leur faire tant aimer la France ?


30 septembre.

La vie, même ici, commence à prendre un courant. Des arrivées de blessés, les adieux touchans de quelques guéris, la visite quotidienne aux salles parmi les douleurs étouffées et les bons sourires, quelques décès, les enterremens loin de la famille… Sur tout cela, les nouvelles de la guerre, uniformes, elles aussi, dans leur terrible brièveté : La bataille continue. Et sans doute nous sentons qu’elle évolue à notre avantage. Mais la victoire qui est au bout, de quel prix il faut la payer !

Nous n’avons plus d’Allemands ici. Ils se trouveront mieux d’être soignés ensemble ; et nous devons, nous, rester ouverts aux blessés anglais. J’ai vu plusieurs fois avant leur départ, qui n’a pas tardé, les deux dont j’ai signalé l’entrée. C’étaient des réservistes d’Anbalt. Ils se montraient si fermés, si impénétrables, et mon allemand est si imparfait, que les visites sont restées, malgré moi, on ne peut plus banales : une poignée de mains, des nouvelles de leurs blessures, des souhaits de guérison. Ils paraissaient d’une nature bien fruste ; et peut-être qu’en ne disant rien, ils se livraient tout entiers. Il en est venu un plus jeune, du Sleswig, a-t-il dit, fort distingué celui-là, et parlant bien anglais ; mais pas plus que la grosse nature de ses compagnons, je n’aimais ses manières, à lui, où semblaient s’unir, en un mélange peu attirant, l’excès de politesse et un secret dédain.


2 octobre.

Plusieurs de nos blessés, — une vingtaine, — ont déjà quitté l’Ambulance. Parmi eux, trois officiers, dont un proposé pour la croix de la Légion d’honneur : « C’est toujours comme cela que j’avais rêvé de la recevoir, » nous dit-il, rayonnant.

Avant leur départ, nous restituons à nos chers hôtes ce qu’ils ont apporté. Généralement, c’est peu, même chez ceux qui avaient conservé leur sac : des vestiges d’équipement, un képi de forme invraisemblable, une capote en guenilles, un pantalon déchiqueté par l’éclat d’obus ; tout cela désinfecté, mais laissé en l’état. C’est à l’Intendance d’y pourvoir. Sous cette misère, du reste, nos amis partent revêtus, au civil, de linge immaculé et de lainages confortables. Chandail, ceinture et chemise de flanelle, bonnet de nuit, chaussettes, caleçon, à la fois chauds et légers, voilà qui leur permettra de se rappeler l’ambulance, d’autant mieux qu’ils en tiennent le double en un petit paquet bien serré. Si respectables, si glorieuses même, qu’elles puissent être, leurs loques militaires forment avec ce bien-être un contraste pittoresque, et l’on ne peut s’empêcher de sourire, lorsqu’on voit ces braves gueux prendre place dans le plus élégant des automobiles.


4 octobre.

Reçu hier et ce matin vingt-trois blessés des batailles du Nord : les plus favorisés atteints depuis deux jours seulement, un ou deux même depuis la veille ; les autres depuis trois, quatre et cinq jours avec des pansemens sommaires.

On sent, à les entendre, que la guerre devient de plus en plus rude :

« Nous sommes dans des tranchées ; les Allemands aussi. J’y ai passé trois jours sans bouger ; dès qu’on se soulève, c’est la mitraille. — Mais comment se nourrit-on ? — Il y a des cuisiniers à distance. Quand c’est possible, ils viennent à plat ventre, et nous jettent, de loin, des morceaux de pain et de viande ; après quoi, ils se sauvent, s’ils ne sont pas tués. »

« Et vous ? — Moi, j’étais là depuis le 24 septembre. — En quel endroit ? — Je ne sais pas au juste : du côté d’Amiens ou d’Arras. On nous y avait menés en automobile. Chacun fait son trou le plus vite possible. Quand le génie peut avancer, il creuse des tranchées, mais l’ennemi les repère plus facilement. Les meilleures sont celles que font leurs boulets : deux mètres de diamètre et un mètre de profondeur. Ils nous mitraillent même là-dedans, mais sans grand succès ; s’ils n’avaient pas leurs canons à longue portée, ça irait bien. Notre artillerie fait des ravages dans leurs tranchées, mais pas d’aussi loin. Je crois que, si nous essayons de les tourner, c’est pour les prendre en enfilade ; quand on les tient dans le sens de la longueur, on en tue tellement, qu’ils arrivent à ne plus tomber. Nous étions restés là cinq jours, les coudes contre les genoux ; regardez, j’en porte la marque. Un soir la canonnade a eu l’air de se calmer. J’ai été envoyé en reconnaissance. Dès que nous sommes dehors, ça recommence. Un obus m’attrape le bras. Les quatre qui étaient avec moi sont tombés. »

Sans doute parce qu’ils se sentent perdus, les Allemands deviennent de plus en plus féroces. Je laisse la parole à un sergent parisien :

« Je ne voulais pas croire à ce qu’on disait d’eux. Pour moi, c’étaient des exagérations de journalistes. Eh bien ! non, c’est vrai, ou plutôt c’est au-dessous de la vérité. Ils détruisent absolument tout. Les villages où ils passent, ils y mettent le feu avant de les quitter Tenez, voilà un camarade qui a sauvé quatre personnes dans un pays où nous arrivions. Elles étaient dans la cave d’une maison qui achevait de brûler et de s’écrouler ; il a fait un trou et les a sorties.

« Ils bombardent les maisons et les églises, même s’il n’y a pas de troupes. Tous les soirs, ils envoient des bombes-fusées pour allumer les villages, afin de repérer leur tir. La nuit, ça brûle sur tout l’horizon ; on est entouré d’un cirque d’incendies. »

Un soldat du même groupe me donne son impression des premiers combats : « Tant qu’on a pas tiré, on reste, mais on s’effraie d’avance de ce qui va arriver. Une fois le feu commencé, on n’est même plus assez prudent. » Je lui demande ce qu’il pense de cette terrible bataille de trois semaines, et s’il croit que la fin approche : « Je n’en sais rien, répond-il. On est là ; on a un objectif ; on s’y applique. On ne sait pas ce qui se passe à trois ou quatre cents mètres. »


5 octobre.

On apprend avec satisfaction que le Président de la République, le ministre de la Guerre, et M. Viviani sont partis rendre visite aux armées. Il est de bon augure que « les circonstances permettent aujourd’hui ce déplacement. »

Un petit trait que j’ai constaté ce matin met assez bien en relief l’excellence des rapports qui règnent entre nos soldats et leurs officiers, l’affection et le dévouement dont ils les entourent.

Parmi les objets qu’a retirés de ses poches un chef de bataillon grièvement blessé, je remarque une noix : « Ça vous étonne ? me dit-il. C’est un soldat qui me l’aura donnée. Aux périodes de bataille, les officiers n’ont pas le temps de songer à la nourriture ; nos soldats y pourvoient. Quand on passe dans un village, ils ont le temps de faire de petits achats. Alors, tantôt l’un, tantôt l’autre, nous offre spontanément de ce qu’il a : un bout de pain, du chocolat, des fruits, du sucre. Vous n’avez pas idée de ce qu’ils sont gentils pour nous. Mais c’est surtout quand nous sommes blessés ! Sous n’importe quelle mitraille ils se précipitent pour nous ramasser. Moi, par exemple, aussitôt tombé, ils m’ont enlevé et transporté sur deux fusils pendant 5 kilomètres, sous une pluie d’obus. C’est réciproque, d’ailleurs, et leur confiance égale leur dévouement. Dès qu’ils sont blessés, ils recourent à nous, ils appellent leur chef de section : « Ne « me laissez pas ! » Ah ! les braves enfans ! »

Et les braves chefs aussi ! Voici une réflexion qui échappe à mon chef de bataillon. Recueillons-la avec soin, car jamais ils ne parlent d’eux : « C’est terrible, mais c’est beau, la bataille. A partir du moment où il reçoit l’ordre de mener ses hommes au combat, le chef perd tout sentiment de danger personnel ; il lui faut un effort énorme de raison pour se garer, quelquefois, pendant une seconde. Le souci du commandement, la responsabilité, empêchent absolument que l’on pense à soi. »


6 octobre.

L’ambassadeur des Etats-Unis nous a donné aujourd’hui une nouvelle marque de sympathie en amenant à l’ambulance le marquis de Valtierra, ambassadeur d’Espagne, et le ministre de Norvège, M. Vedel-Jarsberg. Il a semblé prendre plaisir à leur montrer lui-même ce dont sont capables ses compatriotes.


7 octobre.

Le Président de la République a traversé Paris, et il est venu à notre ambulance. Il était accompagné de M. Viviani et du général Galliéni, avec lequel il avait fait une tournée, ce matin, dans le camp retranché. Salué au dehors par la foule, d’une ovation discrète, comme il convient à des temps si graves, il a été reçu ici par l’ambassadeur, M. Herrick, et par les membres du Comité. Il a vu les services principaux et traversé les salles de malades, rapidement sans doute, mais en paraissant se rendre compte de tout et avec les marques d’un vif intérêt. Blessés, médecins, membres du Comité, garderont le souvenir de ses félicitations et de la sympathie qu’il leur a témoignée. :

En nous quittant, le chef de l’Etat s’est rendu au Val-de-Grâce et à un hôpital de la Croix-Rouge. Il était, hier, au quartier général et près de nos combattans. Visite aux ambulances ; visite aux armées : c’est fidèlement traduire la pensée du pays, tout entière avec nos soldats. Pleine de fierté, de confiance et de tendresse, la France les suit et les admire, partout où ils luttent et ils souffrent pour elle, au lit de douleur des ambulances comme dans le péril des champs de bataille.


FELIX KLEIN, Aumônier de l’Ambulance américaine.


  1. Voyez la Revue du 15 octobre 1914.