Plon (p. 113-127).


VII

LA VIE CHEZ LES MAMMOUTHS


Nam avait bien gardé le Feu. Il brûlait clair et pur dans sa cage lorsque Naoh le retrouva. Et quoique son harassement fût extrême, que la blessure mordît sa chair comme un loup, que sa tête bourdonnât de fièvre, le fils du Léopard eut un grand moment de bonheur. Dans sa large poitrine battait toute l’espérance humaine, plus belle de ce que, sans l’ignorer, il ne songeait pas à la mort. La jeunesse palpitait en lui et, pour sa courte prévoyance, c’était l’Éternité. Il vit le marécage au printemps, lorsque les roseaux dardent tous ensemble leurs flèches tendres, lorsque les peupliers, les aulnes et les saules revêtent leur fourrure verte et blanche, lorsque les sarcelles, les hérons, les ramiers, les mésanges s’interpellent, lorsque la pluie tombe si allègre que c’est comme si la vie même tombait sur la terre. Et devant les eaux, et sur les herbes et parmi les arbres, la face de la postérité était la face de Gammla ; toute la joie des hommes était le corps flexible, les bras fins et le ventre rond de la nièce de Faouhm.

Quand Naoh eut rêvé devant le Feu, il cueillit des racines et des plantes tendres, pour en faire hommage au chef des mammouths, car il concevait que l’alliance, pour être durable, devait chaque jour être renouvelée. Alors seulement, Nam prenant la garde, il alla choisir une retraite, au centre du grand troupeau, et s’y étendit.

— Si les mammouths quittent le pâturage, fit Nam, je réveillerai le fils du Léopard.

— Le pâturage est abondant, répondit Naoh ; les mammouths y paîtront jusqu’au soir.

Il tomba dans un sommeil profond comme la mort.

Quand il s’éveilla, le soleil s’inclinait sur la savane. Des nuages couleur de schiste s’amoncelaient et, doucement, ils ensevelissaient le disque jaune, pareil à une vaste fleur de nénuphar. Naoh se sentit les membres brisés aux jointures ; la fièvre courait au travers de son crâne et de son échine ; mais le bourdonnement s’affaiblissait dans ses oreilles et la douleur de son épaule reculait.

Il se leva, regarda d’abord le Feu, puis demanda au veilleur :

— Les Kzamms sont-ils revenus ?

— Ils ne se sont pas éloignés encore… Ils attendent, sur le bord du fleuve, devant l’île aux hauts peupliers…

— C’est bien ! répondit le fils du Léopard. Ils n’auront pas de Feu pendant les nuits humides ; ils perdront courage et retourneront vers leur horde. Que Nam dorme à son tour.

Tandis que Nam s’étendait sur les feuilles et le lichen, Naoh examina Gaw, qui s’agitait dans un rêve. Le jeune homme était faible, la peau ardente ; son souffle passait avec rudesse, mais le sang ne coulait plus de sa poitrine. Le chef, songeant qu’il ne rentrerait pas encore dans les racines de la terre profonde, se pencha sur le Feu, avec un grand désir de le voir croître dans un brasier de branches sèches.

Mais il repoussa ce désir vers les journées suivantes. Car il fallait d’abord obtenir que le chef des mammouths permît aux Oulhamr de passer la nuit dans son camp. Naoh le chercha du regard. Il l’aperçut, solitaire, selon son habitude, pour mieux veiller sur le troupeau et mieux scruter l’étendue. Il paissait des arbrisseaux dont la tête dépassait à peine le sol. Le fils du Léopard cueillit des racines de fougère comestible ; il trouva aussi des fèves de marais ; puis il se dirigea vers le grand mammouth. La bête, à son approche, cessa de ronger les arbrisseaux tendres ; elle agita doucement sa trompe velue ; même, elle fit quelques pas vers Naoh. En lui voyant les mains chargées de nourriture, elle montra du contentement, et elle commençait aussi à éprouver de la tendresse pour l’homme. Le nomade tendit la provende qu’il tenait contre sa poitrine et murmura :

— Chef des mammouths, les Kzamms n’ont pas encore quitté le fleuve. Les Oulhamr sont plus forts que les Kzamms, mais ils ne sont que trois, tandis qu’eux sont plus de trois fois deux mains. Ils nous tueront si nous nous éloignons des mammouths !

Le mammouth, rassasié par une journée de pâture, mangeait lentement les racines et les fèves. Quand il eut fini, il regarda le soleil couchant, puis il se coucha sur le sol, tandis que sa trompe s’enroulait à demi autour du torse de l’homme. Naoh en conclut que l’alliance était complète, qu’il pourrait attendre sa guérison et celle de Gaw dans le camp des mammouths, à l’abri des Kzamms, du lion, du tigre et de l’ours gris. Peut-être même lui serait-il accordé d’allumer le Feu dévorant et de goûter la douceur des racines, des châtaignes et des viandes rôties.

Or le soleil s’ensanglanta dans le vaste occident, puis il alluma les nuages magnifiques. Ce fut un soir rouge comme la fleur de basilier, jaune comme une prairie de renoncules, lilas comme les veilleuses sur une rive d’automne, et ses feux fouillaient la profondeur du fleuve : ce fut un des beaux soirs de la terre mortelle. Il ne creusa pas des contrées incommensurables comme les crépuscules d’été ; mais il y eut des lacs, des îles et des cavernes pétris de la lueur des magnolias, des glaïeuls et des églantines, dont l’éclat touchait l’âme sauvage de Naoh. Il se demanda qui donc allumait ces étendues innombrables, quels hommes et quelles bêtes vivaient derrière la montagne du Ciel.

Il y avait trois jours que Naoh, Gaw et Nam vivaient dans le camp des mammouths. Les Kzamms vindicatifs continuaient à rôder au bord du Grand Fleuve, dans l’espoir de capturer et de dévorer les hommes qui avaient déjoué leur ruse, défié leur force et pris leur Feu.

Naoh ne les redoutait pas, son alliance avec les mammouths était devenue parfaite. Chaque matin, sa force était plus sûre. Son crâne ne bourdonnait plus ; la blessure de son épaule, peu profonde, se fermait avec rapidité, toute fièvre avait cessé. Gaw aussi guérissait. Souvent les trois Oulhamr, montés sur un tertre, défiaient les adversaires.

Naoh criait :

— Pourquoi rôdez-vous autour des mammouths et des Oulhamr ? Vous êtes devant les mammouths comme des chacals devant le grand ours. Ni la massue ni la hache d’aucun Kzamm ne peuvent résister à la massue et à la hache de Naoh ! Si vous ne partez pas vers vos terres de chasse, nous vous dresserons des pièges et nous vous tuerons.

Nam et Gaw poussaient leur cri de guerre en brandissant leurs sagaies ; mais les Kzamms rôdaient dans la brousse, parmi les roseaux, sur la savane, ou sous les érables, les sycomores, les frênes et les peupliers. On apercevait brusquement un torse velu, une tête aux grands cheveux ; ou bien des silhouettes confuses se glissaient dans les pénombres. Et, quoiqu’ils fussent sans crainte, les Oulhamr détestaient cette présence mauvaise. Elle les empêchait de s’éloigner pour reconnaître le pays ; elle menaçait l’avenir, car il faudrait bientôt quitter les mammouths pour retourner vers le nord.

Le fils du Léopard songeait aux moyens d’éloigner l’ennemi de sa piste.

Il continuait à rendre hommage au chef des mammouths. Trois fois par jour, il rassemblait pour lui des nourritures tendres, et il passait de grands moments, assis auprès de lui, à tenter de comprendre son langage et de lui faire entendre le sien. Le mammouth écoutait volontiers la parole humaine, il secouait la tête et semblait pensif ; quelquefois une lueur singulière étincelait dans son œil brun ou bien il plissait la paupière comme s’il riait. Alors, Naoh songeait :

« Le grand mammouth comprend Naoh, mais Naoh ne le comprend pas encore. »

Cependant, ils échangeaient des gestes dont le sens n’était pas douteux, et qui se rapportaient à la nourriture. Quand le nomade criait :

— Voici !

Le mammouth approchait tout de suite, même si Naoh était caché : car il savait qu’il y avait des racines, des tiges fraîches ou des fruits. Peu à peu, ils apprirent à s’appeler, même sans motif. Le mammouth poussait un barrit adouci ; Naoh articulait une ou deux syllabes. Ils étaient contents d’être à côté l’un de l’autre. L’homme s’asseyait sur la terre ; le mammouth rôdait autour de lui, et quelquefois, par jeu, il le soulevait dans sa trompe enroulée, délicatement.

Pour arriver à son but, Naoh avait ordonné à ses guerriers de rendre hommage à deux autres mammouths, qui étaient chefs après le colosse. Comme ils étaient maintenant familiers avec les nomades, ils avaient donné l’affection qui leur était demandée. Ensuite, Naoh avait appris aux jeunes hommes comment il fallait habituer les géants à leur voix, si bien que, le cinquième jour, les mammouths accouraient au cri de Nam et de Gaw.

Les Oulhamr eurent un grand bonheur. Un soir, avant la fin du crépuscule, Naoh, ayant accumulé des branches et des herbes sèches, osa y mettre le Feu. L’air était frais, assez sec, la brise très lente. Et la flamme avait crû, d’abord noire de fumée, puis pure, grondante et couleur d’aurore.

De toutes parts, les mammouths accoururent. On voyait leurs grosses têtes s’avancer et leurs yeux luire d’inquiétude. Les nerveux barrissaient. Car ils connaissaient le Feu ! Ils l’avaient rencontré sur la savane et dans la forêt, quand la foudre s’était abattue ; il les avait poursuivis, avec des craquements épouvantables ; son haleine leur cuisait la chair, ses dents perçaient leur peau invulnérable ; les vieux se souvenaient de compagnons saisis par cette chose terrible et qui n’étaient plus revenus. Aussi considéraient-ils avec crainte et menace cette flamme autour de laquelle se tenaient les petites bêtes verticales.

Naoh, sentant leur déplaisir, se rendit auprès du grand mammouth et lui dit :

— Le Feu des Oulhamr ne peut pas fuir ; il ne peut pas croître à travers les plantes ; il ne peut pas se jeter sur les mammouths. Naoh l’a emprisonné dans un sol où il ne trouverait aucune nourriture.

Le colosse, emmené à dix pas de la flamme, la contemplait, et, plus curieux que ses semblables, pénétré aussi d’une confiance obscure en voyant ses faibles amis si tranquilles, il se rassura. Comme son agitation ou son calme réglaient, depuis de longues années, l’agitation et le calme du troupeau, tous, peu à peu, ne redoutèrent plus le feu immobile des Oulhamr comme ils redoutaient le feu formidable qui galope sur la steppe.

Ainsi, Naoh put nourrir la flamme et refouler les ténèbres. Ce soir-là, il goûta la viande, les racines, les champignons rôtis, et il s’en délecta.

Le sixième jour, la présence des Kzamms devint plus insupportable. Naoh avait maintenant repris toute sa force ; l’inaction lui pesait ; l’étendue l’appelait vers le nord. Ayant vu plusieurs torses velus apparaître parmi des platanes, il fut saisi de colère. Il s’exclama :

— Les Kzamms ne se nourriront pas de la chair de Naoh, de Gaw et de Nam !

Puis il fit venir ses compagnons et leur dit :

— Vous appellerez les mammouths avec lesquels vous avez fait alliance, et, moi, je me ferai suivre du grand chef. Ainsi, nous pourrons combattre les Dévoreurs d’Hommes.

Ayant caché le Feu en lieu sûr, les Oulhamr se mirent en route. À mesure qu’ils s’éloignaient du camp, ils offraient des aliments aux mammouths, et Naoh, par intervalles, parlait d’une voix douce. Cependant, à une certaine distance, les colosses hésitèrent. Le sentiment de leur responsabilité envers le troupeau s’accroissait à chaque enjambée. Ils s’arrêtaient, ils tournaient la tête vers l’occident. Puis ils cessèrent d’avancer. Et, lorsque Naoh fit entendre le cri d’appel, le chef des mammouths y riposta en appelant à son tour. Le fils du Léopard revint sur ses pas, il passa la main sur la trompe de son allié, disant :

— Les Kzamms sont cachés parmi les arbustes ! Si les mammouths nous aidaient à les combattre, ils n’oseraient plus rôder autour du camp !

Le chef des mammouths demeurait impassible. Il ne cessait de considérer, à l’arrière, le troupeau lointain dont il menait les destinées. Naoh, sachant que les Kzamms étaient cachés à quelques portées de flèche, ne put se résoudre à abandonner l’attaque. Il se glissa, suivi de Nam et de Gaw, à travers les végétaux. Des javelots sifflèrent ; plusieurs Kzamms se dressèrent sur la broussaille pour mieux viser l’ennemi ; et Naoh poussa un long, un strident cri d’appel.

Alors, le chef des mammouths parut comprendre. Il lança dans l’espace le barrit formidable qui rassemblait le troupeau, il fonça, suivi des deux autres mâles, sur les Dévoreurs d’Hommes. Naoh, brandissant sa massue, Nam et Gaw, tenant la hache dans leur main gauche, un dard de la main droite, s’élançaient en clamant belliqueusement. Les Kzamms, épouvantés, se dispersèrent à travers la brousse ; mais la fureur avait saisi les mammouths ; ils chargeaient les fugitifs comme ils auraient chargé des rhinocéros, tandis que, de la rive du Grand Fleuve, on voyait le troupeau accourir par masses fauves. Tout craquait sur le passage des bêtes formidables ; les animaux cachés, loups, chacals, chevreuils, cerfs, élaphes, chevaux, saïgas, sangliers, se levaient à travers l’horizon et fuyaient comme devant la crue d’un fleuve.

Le grand mammouth atteignit le premier un fugitif. Le Kzamm se jeta sur le sol en hurlant de terreur, mais la trompe musculeuse se replia pour le saisir ; elle lança l’homme verticalement, à dix coudées de terre, et, lorsqu’il retomba, une des vastes pattes l’écrasa comme un insecte. Ensuite, un autre Dévoreur d’Hommes expira sous les défenses du deuxième mâle, puis l’on vit un guerrier, tout jeune encore, se tordre, hurlant et sanglotant, dans une étreinte mortelle.

Le troupeau arrivait. Son flux monta sur la broussaille ; un mascaret de muscles engloutit la plaine ; la terre palpita comme une poitrine ; tous les Kzamms qui se trouvaient sur le passage, depuis le Grand Fleuve jusqu’aux tertres et jusqu’au bois de frênes, furent réduits en boue sanglante. Alors seulement la fureur des mammouths s’apaisa. Le chef, arrêté au pied d’un mamelon, donna le signal de la paix : tous s’arrêtèrent, les yeux encore étincelants, les flancs secoués de frissons.

Les Kzamms échappés au désastre fuyaient éperdument vers le midi. Il n’y avait plus à craindre leurs embûches : ils renonçaient pour toujours à traquer les Oulhamr et à les dévorer ; ils portaient à leur horde l’étonnante nouvelle de l’alliance des hommes du nord et des mammouths, dont la légende allait se perpétuer à travers les générations innombrables.

Pendant dix jours, les mammouths descendirent vers les terres basses, en longeant la rive du fleuve. Leur vie était belle. Parfaitement adaptés à leurs pâturages, la force emplissait leurs flancs lourds ; une nourriture abondante s’offrait à tous les détours du fleuve, dans les limons palustres, sur l’humus des plaines, parmi les vieilles futaies vénérables.

Aucune bête ne troublait leur voie. Souverains de l’étendue, maîtres de leurs exodes et de leurs repos, les ancêtres avaient assuré leur victoire, parfait leur instinct, assoupli leurs coutumes sociales, réglé leur marche, leur tactique, leur campement et leur hiérarchie, pourvu à la défense des faibles et à l’entente des puissants. La structure de leur cerveau était délicate, leurs sens pleins de subtilité : ils avaient une vision précise, et non la prunelle vague des chevaux ou des urus, l’odorat fin, le tact sûr, l’ouïe vive.

Énormes mais flexibles, pesants mais agiles, ils exploraient les eaux et la terre, palpaient les obstacles, flairaient, cueillaient, déracinaient, pétrissaient, avec cette trompe aux fines nervures qui s’enroulait comme un serpent, étreignait comme un ours, travaillait comme une main d’homme. Leurs défenses fouissaient le sol ; d’un coup de leurs pieds circulaires, ils écrasaient le lion.

Rien ne limitait la victoire de leur race. Le temps leur appartenait comme l’étendue. Qui aurait pu troubler leur repos ? Qui les empêcherait de se perpétuer par des générations aussi nombreuses que celles dont ils étaient la descendance ?

Ainsi rêvait Naoh, tandis qu’il accompagnait le peuple des colosses. Il écoutait avec bonheur la terre craquer à leur marche, il considérait orgueilleusement leurs longues files pacifiques, échelonnées devant le fleuve ou sous les ramures d’automne ; toutes les bêtes s’écartaient à leur approche et les oiseaux, pour les voir, descendaient du ciel ou s’élevaient parmi les roseaux. Ce furent des jours si doux de sécurité et d’abondance que, sans le souvenir de Gammla, Naoh n’en aurait pas désiré la fin. Car, maintenant qu’il connaissait les mammouths, il les trouvait moins durs, moins incertains, plus équitables que les hommes. Leur chef n’était pas, tel Faouhm, redoutable à ses amis mêmes : il conduisait le troupeau sans menaces et sans perfidie. Il n’y avait pas un mammouth qui eût l’humeur féroce d’Aghoo et de ses frères…

Dès l’aube, lorsque le fleuve grisonnait devant l’orient, les mammouths se levaient sur la terre humide. Le Feu craquait, gorgé de pin ou de sycomore, de peuplier ou de tilleul, et dans la profondeur sylvestre, sur la rive brumeuse, les bêtes savaient que la vie du monde avait reparu.

Elle s’élargissait dans les nuées, elle y inscrivait le symbole de tout ce qu’elle faisait jaillir du néant des ténèbres, où, sans elle, les porphyres, les quartz, les gneiss, les micas, les minerais, les gemmes, les marbres dormiraient, incolores et glacials, de tout ce qu’elle créait de formes et de couleurs en brassant la mer tumultueuse et en la volatilisant dans l’espace, en s’unissant à l’eau pour tisser les plantes et pour pétrir la chair des bêtes.

Quand elle emplissait le ciel lourd d’automne, les mammouths barrissaient en levant leurs trompes et goûtaient cette jeunesse qui est dans le matin et qui fait oublier le soir. Ils se poursuivaient aux sinuosités des havres et jusqu’à la pointe des promontoires ; ils s’assemblaient en groupes, émus du plaisir simple et profond de se sentir les mêmes structures, les mêmes instincts, les mêmes gestes. Puis, sans hâte et sans peine, ils déterraient les racines, arrachaient les tiges fraîches, paissaient l’herbe, croquaient les châtaignes et les glands, dégustaient le mousseron, le bolet, la morille, la chanterelle et la truffe. Ils aimaient descendre tous ensemble à l’abreuvoir. Alors, leur peuple paraissait plus nombreux, leur masse plus impressionnante.

Naoh gravissait quelque tertre ou escaladait une roche pour les voir rouler vers la rive.

Leurs dos se succédaient comme les vagues d’une crue, leurs pieds larges trouaient l’argile, leurs oreilles semblaient des chauves-souris géantes, toujours prêtes à s’envoler ; ils agitaient leurs trompes ainsi que des troncs de cytises couverts d’une mousse boueuse, et les défenses, par centaines, allongeaient leurs épieux lisses, étincelants et courbes.

Le soir revenait. De nouveau, les nuages résumaient la splendeur des choses, la nuit carnivore s’abattait comme un brouillard violâtre et le Feu se mettait à croître. Les Oulhamr lui servaient une nourriture copieuse. Il dévorait goulûment le bois de pin et les herbes sèches, il haletait en rongeant le saule, son haleine devenait âcre en traversant les tiges et les feuilles humides. À mesure qu’il grandissait, son corps devenait plus clair, sa voix plus ronflante ; il séchait la terre froide et repoussait les ténèbres jusqu’à mille coudées. Tandis qu’il ajoutait aux viandes, aux châtaignes et aux racines une saveur pénétrante, le grand mammouth venait le regarder. Il s’y accoutumait, il prenait plaisir à sa caresse et à son éclat, il fixait sur lui des yeux pensifs et considérait les gestes de Naoh, de Nam ou de Gaw, jetant des rameaux, des branches ou des gramens dans ses gueules écarlates. Peut-être entrevoyait-il, vaguement, que la race des mammouths serait plus forte encore si elle pouvait s’en servir.

Un soir, il vint plus près que de coutume, avançant la trompe et flairant les souffles qui s’élevaient de cette bête aux formes changeantes. Il s’arrêta, si immobile qu’il semblait un roc de schiste ; puis, saisissant une grosse branche, il la tint un moment suspendue et la jeta au milieu des flammes. Elle fit jaillir un vol d’étincelles, craqua, siffla, fuma et s’enflamma. Alors, secouant la tête avec un air de contentement, il vint poser sa trompe sur l’épaule de Naoh, qui n’avait pas fait un geste. Saisi de stupeur et d’admiration, il crut que les mammouths savaient entretenir le Feu, comme les hommes, et il se demanda pourquoi ils passaient leurs nuits dans le froid et dans l’humidité.

Depuis ce soir, le grand mammouth se rapprocha encore des nomades. Il aidait à ramasser la provision de bois, il alimentait le feu avec sagacité et prudence, il rêvait dans la clarté cuivreuse, pourpre ou cramoisie, selon les phases de la flamme. Des notions neuves grossissaient dans son énorme crâne, qui établissaient un lien mental entre lui et les Oulhamr. Il comprenait plusieurs paroles et beaucoup de gestes ; il savait lui-même se faire comprendre : en ce temps, les propos qu’échangeaient les hommes ne dépassaient pas des actions immédiates et très prochaines ; la prévoyance des mammouths et leur connaissance des choses avaient atteint à leur apogée. Ainsi, leur chef réglait quelque temps à l’avance la mise en marche de la peuplade, lorsqu’on entrait dans des territoires suspects ou énigmatiques, il se faisait précéder d’éclaireurs ; son expérience, guidée par une mémoire tenace, nourrie par la réflexion, avait de la variété et de l’envergure. Avec moins de précision que Naoh, il n’en avait pas moins certaines conceptions sur les eaux, les plantes et les bêtes : il entrevoyait la succession des périodes mornes et des périodes fertiles de l’année ; il discernait grossièrement le cours du soleil et ne le confondait pas avec celui de la lune. S’il avait parlé la langue des hommes il n’eut guère paru plus fruste qu’Aghoo et ses frères il aurait même exprimé certaines choses que le vieux Goûn lui-même ne concevait point.

Car si les hommes, depuis des milliers de siècles, accroissaient et affinaient leur entendement par tout ce qu’avaient palpé et transformé leurs mains, les mammouths développaient, à l’aide de leur trompe ingénieuse, maintes notions qui demeuraient étrangères aux hommes. Mais, réduit à quelques intonations et à quelques signes, le langage des colosses ne pouvait traduire tout ce qu’ils savaient ; les plus subtils restaient murés dans une solitude cérébrale ; aucune réflexion multiple ne pouvait se combiner avec une autre, ou se répandre par ce fleuve de la tradition orale qui, chez les hommes, emportait, rassemblait, variait intarissablement l’expérience, l’invention et les images… Néanmoins, la distance n’était pas encore infranchissable. Si la tradition des mammouths se bornait à l’imitation d’actes et de gestes millénaires, à la transmission de ruses et de tactiques, à une éducation simple sur l’usage des objets ou les devoirs envers la communauté et les individus, ils avaient l’avantage d’un instinct social plus ancien que celui des hommes et d’une longévité qui favorisait l’expérience individuelle. Car l’homme n’était pas construit pour vivre autant de saisons qu’un mammouth, et il était beaucoup plus sujet à périr accidentellement : il ne pouvait pas compter sur une protection très efficace ; la haine de ses semblables le menaçait non seulement au-dehors, mais au sein de la horde même. Aussi existait-il moins d’hommes que de mammouths ayant reçu de la vie une leçon à la fois durable et nombreuse. Et Naoh percevait chez son colossal compagnon, dont une longue existence laissait intactes la vigueur, la souplesse et la mémoire, dont l’œil, l’ouïe et l’odorat gardaient leur jeunesse, une intelligence qu’il jugeait supérieure à celle du vieux Goûn, dont les souvenirs étaient vastes, mais dont les jointures devenaient raides, les mouvements lents et indécis, l’ouïe dure et la vue trouble…

Cependant, les mammouths continuaient à descendre le cours du Grand Fleuve et, déjà, leur route s’éloignait de celle qui devait ramener les Oulhamr vers la horde. Car le fleuve, qui d’abord suivait la route du nord, s’infléchissait à l’orient et allait bientôt remonter vers le sud. Naoh s’inquiétait. À moins que le troupeau ne consentît à abandonner le voisinage des rives, il allait falloir le quitter. Et c’était une très douce habitude que de vivre parmi ces compagnons énormes et bénévoles. Après tant de sécurité, les solitudes semblaient plus féroces. Là-bas, sous l’automne pluvieux, dans la forêt des fauves, sur l’immense prairie pourrissante, ce serait jour et nuit l’embûche et le guet, la brutalité de l’élément et la perfidie du félin.

Naoh, un matin, s’arrêta devant le chef des mammouths et lui dit :

— Le fils du Léopard a fait alliance avec la horde des mammouths. Son cœur est content avec eux. Il les suivrait pendant les saisons sans nombre. Mais il doit revoir Gammla au bord du grand marécage. Sa route est au nord et vers l’occident. Pourquoi les mammouths ne quitteraient-ils pas les bords du fleuve ?

Il s’était appuyé contre une des défenses du mammouth ; la bête, pressentant son trouble et la gravité de ses desseins, l’écoutait, immobile. Puis elle balança lentement sa tête pesante, elle se remit en route pour guider le troupeau qui continuait à suivre la rive. Naoh pensa que c’était la réponse du colosse. Il se dit :

« Les mammouths ont besoin des eaux… Les Oulhamr aussi préféreraient aller avec le fleuve… »

La nécessité était devant lui. Il poussa un long soupir et appela ses compagnons. Puis, ayant vu disparaître la fin du troupeau, il monta sur un tertre. Il contemplait, au loin, le chef qui l’avait accueilli et sauvé des Kzamms. Sa poitrine était grosse ; la douleur et la crainte l’habitaient ; et, dirigeant les yeux, au nord-occident, sur la steppe et la brousse d’automne, il sentit sa faiblesse d’homme, son cœur s’éleva, plein de tendresse, vers les mammouths et vers leur force.