La Guerre de France en 1870-71
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 105 (p. 241-274).
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V.

LE SIEGE DE PARIS ET LE GENERAL TROCHU[1].


I. Histoire de la défense de Paris en 1870-1871, par le major de Sarrepont, 1 vol. in-8o. — II. Journal du siège de Paris, par M. George d’Heylli, 3 vol. in-8o. — III. L’Empire et la défense de Paris devant le jury de la Seine, par M. le général Trochu, 1 vol. in-8o. — IV. Gouvernement de la défense nationale, par M. Jules Favre, 2 vol. in-8o. — V. Le Siège de Paris, opérations du 13e corps et de la troisième armée, par M. le général Vinoy, 1 vol. in-8o. — VI. La Marine au siège de Paris, par M. le vice-amiral de La Roncière Le Noury, 1 vol. in-8o. — VII. Le Moniteur prussien de Versailles, 2 vol. in-8o. — VIII. Opérations des armées allemandes depuis la bataille de Sedan jusqu’à la fin de la guerre, par W. Blume, major au grand état-major prussien, traduction du capitaine Costa de Cerda, etc.

I

L’INVESTISSEMENT.

Tandis que la France, foulée par l’invasion jusqu’à la Loire, se redresse dans une convulsion suprême pour soutenir avec des forces improvisées une lutte désormais inégale, Paris, retranché tout à coup du monde, livré à lui-même, Paris reste, à partir de la mi-septembre 1870, le théâtre du plus dramatique et je peux dire du plus mémorable épisode de cette funeste guerre. Là pendant cinq mois, est le point central de la défense, le nœud de toutes ces opérations poursuivies ou tentées au sud et au nord, à l’ouest comme à l’est. Pour l’ennemi, c’est le gage de la victoire définitive à saisir sur les remparts de la cité souveraine. Pour les armées levées à la hâte en province, c’est la grande ville, tête et cœur de la France, à délivrer. Pour tous, pour l’Europe elle-même, spectatrice étonnée et troublée de ce puissant conflit, c’est un événement unique par la durée et le caractère de la lutte, par la nouveauté de ce spectacle d’une population de 2 millions d’âmes réduite à vivre en armes au milieu de ses monumens, de ses musées et de ses bibliothèques, à se disputer aux passions qui l’agitent, aux souffrances qui l’éprouvent, à l’ennemi qui la presse, qui commence par l’affamer pour finir par la bombarder.

Que Paris pût être appelé à jouer un rôle décisif dans une guerre avec l’Allemagne, ce n’était point assurément un fait nouveau ni imprévu. Ce rôle est en quelque sorte le résultat nécessaire de l’histoire, de la situation stratégique de la grande ville placée au confluent des vallées par où se sont précipitées toutes les invasions, de ces traditions politiques de centralisation qui, en mettant le sort de la France entre les mains du maître de la capitale, ont fait de Paris l’éternelle tentation d’un ennemi victorieux. C’est là pour ainsi dire la première et invariable préoccupation de tous ceux qui ont songé à organiser la défense française. Vauban déjà de son temps rêvait de fortifier Paris, d’en faire le réduit de la vaste et multiple citadelle qu’il élevait aux frontières. Napoléon, refoulé et débordé de toutes parts en 1814, en était à regretter amèrement les quelques jours de répit que Paris, mieux fortifié, aurait pu lui donner et qu’il ne lui donnait pas, faute de moyens suffisans de résistance. Ce qui avait été le rêve de Vauban, le regret de Napoléon, le gouvernement de 1830 en faisait une réalité en élevant ces fortifications qui semblaient changer toutes les conditions d’une guerre d’invasion. Désormais on se croyait garanti, et assurément on était au moins à l’abri d’une surprise. Avec ses bastions et ses forts, avec un armement proportionné à l’extension et à la puissance d’une place de guerre ainsi faite, avec des approvisionnemens tels qu’on pouvait les avoir, avec des forces de secours étendant et complétant la défense, Paris était en état de défier toute insulte ; il pouvait tenir au moins deux mois, on n’allait guère au-delà et laisser à la France le temps de se reconnaître. Il restait dans tous les cas l’inexpugnable base d’opérations, le refuge assuré de nos armées, qui, même éprouvées par le malheur, pouvaient se replier sous ses murs pour se reconstituer et reprendre la campagne en maintenant les communications avec la France.

C’était là le rôle militaire réservé à Paris dans la pensée de ceux qui le cuirassaient de bastions et qui en définitive ne voyaient eux-mêmes dans cette force de résistance constituée au cœur du pays qu’un obstacle momentanément opposé à une invasion trop entreprenante, un point d’appui pour des armées bientôt ramenées au combat, pour une réorganisation de la défense nationale. Ce que ni Vauban, ni Napoléon, ni les auteurs des fortifications n’avaient prévu, c’est qu’un jour viendrait où tout ce qu’il y avait de forces régulières aurait disparu dans un gouffre, où Paris resterait seul bloqué comme une bicoque des Vosges, coupé de la France, réduit à tout tirer de son propre sein, à improviser même un gouvernement, et où malgré tout Paris tiendrait encore près de cinq mois ; c’est là cependant ce qui est arrivé ! En quelques semaines, l’armée française disparaît, désorganisée, détruite, enlevée ou cernée. L’invasion, n’ayant plus rien devant elle, peut s’avancer tranquillement, venir allumer les feux de ses bivouacs sur les coteaux de Meuden et de Saint-Cloud. Les événemens se précipitent en désordre, et presque avant qu’on ait pu avoir le temps d’y songer, ce drame prodigieux, émouvant, héroïque, du siège de Paris se noue en quelque sorte dans les désastres militaires les plus imprévus et dans une révolution politique.


I

Comment cette situation s’est-elle produite ? C’est l’histoire de ce cruel mois d’août 1870 pendant lequel s’accumulent les déceptions et les catastrophes, qui ressemble à un prologue douloureux et agité d’événemens plus douloureux encore. A partir du 7 août, à dater de ce jour où éclate brusquement sur Paris le double coup de foudre de Wœrth et de Forbach, il est clair que, si tout n’est point déjà perdu, toutes les extrémités deviennent possibles. Dès ce moment, la guerre a changé de caractère, la défense n’est plus seulement aux frontières, elle est partout, elle peut être d’un instant à l’autre à Paris. La veille encore, on en était aux illusions les plus folles, aux marches sur Berlin, aux victoires étourdissantes enlevant vingt-cinq mille prisonniers et un prince de Prusse ; le lendemain, on se réveille en face de ces premiers revers qui montrent tout à coup notre intégrité nationale entamée et un empire s’affaissant sous le poids de ses fautes. La crise militaire et politique s’ouvre brusquement dans toute son intensité, dans une sorte de trouble mêlé de stupeur où la France cherche à tâtons une direction, une autorité qu’elle ne trouve nulle part, où Paris ému, défiant, irrité, reste livré au péril de toutes les excitations soudaines.

C’était assurément une situation terrible, qui contenait déjà tout ce qui allait arriver, Sedan et le 4 septembre. Aurait-on pu conjurer cette fatalité ? Dans tous les cas, on ne le pouvait qu’en retrouvant la netteté de coup d’œil et de résolution qu’on n’avait pas eue jusque-là en se ramassant pour ainsi dire sur soi-même dans un énergique effort de concentration, en ayant le courage de rompre avec toutes les illusions, de ramener sans perdre un instant les forces de la France sur des lignes encore intactes. Malheureusement ce qui eût été nécessaire était à peu près impossible avec un gouvernement qui fléchissait sous les défaites préparées par son imprévoyance, et qui ne savait qu’ajouter aux alarmes publiques par l’expression effarée de son propre abattement. Le désordre et la confusion étaient partout, — à Metz, où se traînait un empereur discrédité, presque découronné, — aux Tuileries, où s’agitait une régence impuissante, — dans le corps législatif lui-même, qu’on réunissait à la hâte et dont les délibérations fiévreuses ne faisaient que refléter les émotions nationales. Ce qu’il y avait encore de pouvoir était ou paraissait être entre les mains d’un ministère nouveau, presque improvisé, montant sur la brèche le 9 août à la place du frivole cabinet qui avait allumé la guerre et qui disparaissait dans la bourrasque des premiers désastres ; mais ce ministère nouveau, auquel le général de Palikao donnait son nom de soldat, qu’on soutenait par patriotisme comme un pouvoir de défense nationale, — le mot était déjà prononcé, — ce ministère se trouvait lui-même dans la condition la plus fausse. Il avait à se débrouiller au milieu de toutes les incohérences ; il passait sa vie, — une vie de vingt-quatre jours, — à pallier les tergiversations du quartier-général de Metz ou de Châlons, à couvrir une régence représentée par une femme qui avait la séduction du courage et du malheur sans le prestige d’une autorité sérieuse, à faire patienter le corps législatif et l’opinion sans dire toujours la vérité, — et, il faut aussi lui rendre cette justice, ce qui lui restait de temps, il le passait à l’action, à la préparation de nouveaux moyens de guerre. La question militaire était tout en effet pour le moment, et cette question, elle se résumait dans ce qui allait se passer entre Metz et Châlons, dans ce qui allait arriver aussi à Paris, déjà menacé par l’armée du prince royal de Prusse, qui commençait à montrer ses têtes de colonne en Champagne.

La défense de Paris prenait nécessairement désormais le premier rang dans les préoccupations militaires ; elle naissait invinciblement des circonstances, et, chose étrange, par une imprévoyance de plus, on y avait à peine pensé jusque-là On s’était borné par une sorte de précaution à rappeler de la réserve au mois de juillet, et à replacer à la tête du service des fortifications un des plus éminens officiers du génie, le général de Chabaud-Latour, sans lui donner d’ailleurs les moyens d’agir d’une manière sérieuse, Au 9 août, c’est un des ministres du temps, M. Jérôme David, qui l’assure dans l’enquête sur le 4 septembre, rien n’avait été préparé. Aucune disposition d’armement n’avait été prise dans les forts. Les ouvrages complémentaires de défense n’étaient point ébauchés. On comptait si naïvement sur le succès qu’on n’avait pas même songé à se prémunir contre les premiers dangers d’une invasion, à mettre en sûreté cette ville de plaisirs qui, avant six semaines, allait être réduite à la dure condition de la ville de guerre la plus menacée.

Former un comité de défense où entraient successivement des officiers éprouvés, puis des membres du corps législatif et M. Thiers lui-même, hâter l’armement de l’enceinte et des forts, élever au plus vite des redoutes nouvelles sur les points extérieurs les plus vulnérables du périmètre de la place, appeler des ports la puissante artillerie de la marine avec un personnel militaire des plus solides, accumuler dans Paris des approvisionnemens de toute sorte pour quarante-cinq jours d’abord, c’étaient là les premiers soins du ministère du 9 août. Cette préparation intérieure d’un siège devenu possible n’était cependant encore qu’une partie de la défense, qui elle-même se liait à la marche et aux opérations de la guerre. Paris armé, cuirassé, approvisionné, ne pouvait arrêter l’ennemi d’une façon efficace qu’avec le concours d’une force active suffisante. Cette force, où la trouver ? Elle était peut-être déjà vers le 18 août à Châlons, où le maréchal Bazaine, retenu sous Metz, n’avait pu arriver, mars où se réunissaient les débris du corps de Mac-Mahon, si cruellement éprouvé à Wœrth, le 5e corps du général-de Failly, qui, sans avoir combattu, n’était pas le moins démoralisé, le 7e corps du général Félix Douay, appelé de Belfort, le 12e corps, qu’on expédiait de Paris et dont le noyau le plus vigoureux était une division d’infanterie de marine. Avec un 13e corps organisé sous le général Vinoy et dont on allait pouvoir disposer d’une heure à l’autre, puis enfin avec un 14e corps en formation sous le général Renault, c’était une force qui pouvait s’élever rapidement à près de 150,000 hommes, qui était pour l’instant de plus de 100,000 hommes, et qui, sagement conduite, énergiquement raffermie sous un chef tel que le maréchal de Mac-Mahon, pouvait peut-être encore changer la fortune de la guerre.

Le nœud de la situation militaire à ce moment était dans la destination de l’armée de Châlons, placée entre la frontière et Paris. Je n’ai point à suivre ici dans ses détails la réalisation de l’idée stratégique du général de Palikao décidant tout à coup, comme ministre de la guerre, l’envoi de cette armée sur la Meuse et sur la Moselle au secours du maréchal Bazaine, définitivement enfermé à Metz après les sanglantes batailles du 14, du 16 et du 18 août. Au point de vue de la défense parisienne, un fait est de toute évidence : si à l’heure décisive Paris avait eu cette armée sous ses murs ou dans un rayon assez rapproché, il aurait pu certainement organiser une résistance d’une tout autre nature, échapper à un investissement, rester en communication avec la France, et par cela même les conditions de la guerre se trouvaient singulièrement modifiées. Le comité de défense ne s’y était pas mépris ; depuis le premier instant, il avait senti la nécessité d’une force de secours, et il avait fixé le chiffre de 120,000 hommes. Aussi insistait-il successivement d’abord pour qu’on rappelât l’armée de Châlons sous Paris, puis pour qu’on retînt le 13e corps, bientôt envoyé à Mézières, enfin pour qu’on gardât tout au moins le 14e corps, à peine formé. Un des membres du comité de défense, le général de Chabaud-Latour, l’a dit depuis d’un accent dramatique et émouvant : «… Ce fut notre suprême demande, demande faite les larmes aux yeux et le cœur gonflé ; nous avons fait les instances les plus vives pour que l’armée du maréchal Mac-Mahon fût ramenée sous Paris… Nous avons cru alors, et je le crois encore aujourd’hui, — deux ans après, — que, si l’armée du maréchal était venue sous Paris, avec des vivres pour un an et une armée de secours comme celle-là la résistance eût pu être indéfinie… » M. Thiers lui-même, dès son entrée au comité, fortifiait cette opinion de toute la vivacité pressante de son patriotisme alarmé.

Situation redoutable, pleine de contradictions mortelles ! Le comité de défense répétait sans cesse et sous toutes les formes qu’il fallait une armée de secours, que la résistance de Paris était à ce prix, que sans cela « le siège serait une affreuse famine destinée à finir par une reddition à merci et miséricorde. » Le ministre de la guerre de son côté, tout entier à son projet, brûlant d’aller chercher sur la Meuse le dénoûment de toutes ces affreuses perplexités, le général de Palikao écoutait peu ce qu’on disait au comité de défense, s’impatientait de retrouver les mêmes idées au quartier-général de Châlons, et harcelait le maréchal de Mac-Mahon en lui écrivant : « Si vous abandonnez Bazaine, la révolution est dans Paris… Au nom du conseil des ministres et du conseil privé, je vous demande de porter secours à Bazaine… » La révolution dans Paris, si on n’allait pas au secours de Bazaine, une révolution bien plus assurée encore et de plus la France et Paris absolument découverts devant l’ennemi, si, au lieu de réussir à dégager l’armée de Bazaine, on allait exposer la dernière armée qu’on avait à quelque catastrophe nouvelle, une attente fiévreuse de toutes parts au milieu d’une désorganisation croissante, — on en était là même avant le 18 août, et surtout après le 18 août !

Il y avait à ce moment un homme dont le rôle semblait grandir d’heure en heure, à qui se rattachait l’opinion, mobile et désespérée, dans cette crise confuse, c’était le général Trochu. Physionomie originale, un peu compliquée de soldat courageux et instruit, brillant d’imagination, séduisant de parole, mieux fait pour la critique et le raisonnement que pour l’initiative, scrupuleux de conscience et naïvement imbu de lui-même, soigneux de son attitude jusque dans le dévoûment patriotique ! Les circonstances, une réputation d’indépendance et d’esprit, un livre d’une sérieuse et clairvoyante sincérité sur l’Armée française en 1867, une apparence de disgrâce imméritée dans les dernières années de l’empire, tout s’était réuni pour faire au général Trochu une sorte de popularité en lui créant une de ces situations où un chef militaire peut être l’arbitre et la victime des événemens. Oublié ou négligé au début de la guerre, appelé d’abord à un commandement presque dérisoire sur les Pyrénées, puis à la direction supérieure et tout aussi fictive d’une expédition dans la Baltique qui n’était même pas préparée, puis enfin au commandement du 12e corps envoyé à l’armée active, il s’était rendu à Châlons pour en revenir aussitôt, dans la nuit du 17 au 18 août, avec un décret de l’empereur qui l’élevait au poste de gouverneur de Paris chargé de la défense de la capitale. C’était un vrai coup de théâtre improvisé à Châlons sous la pression des circonstances, dans une pensée politique autant que militaire. Aux yeux de ceux qui avaient conseillé la mesure, le nouveau gouverneur était destiné à couvrir l’empereur et l’empire de sa popularité. Cette nomination soudaine, imprévue, était assurément le signe le plus sensible de la marche des choses.

Qu’est-ce qu’était le général Trochu à Paris dans ces conditions ? C’était un homme qui avait la cruelle fortune de devoir un poste exceptionnel à des désastres qu’il avait eu le mérite et le malheur de prévoir, dont il avait essayé de tempérer les premiers effets par des conseils peu écoutés. Au mois de juillet, avant qu’un coup de fusil eût été tiré, il avait déposé ses impressions et ses craintes dans un acte tout intime, dans ce testament tant raillé depuis, où il disait : « Ce qui remplit mon âme de douloureux pressentimens, c’est que l’armée n’est pas aussi prête qu’on le dit à courir les hasards d’une telle entreprise… Je termine en demandant à Dieu d’écarter de mon pays les épreuves qui semblent le menacer. Elles différeront peu quant à leur origine de celles qui accablèrent le premier empire, et dans les deux cas la France et plus encore son gouvernement les auront méritées… » Dès le 10 août, au lendemain même de Wœrth et de Forbach, sans avoir été consulté et sans se laisser décourager, il avait écrit au général Waubert de Genlis, aide-de-camp de l’empereur à Metz, une lettre où il résumait la situation militaire en traits saisissans de précision et de clarté. Dans sa pensée, puisqu’on avait été rompu entre Metz et Nancy, il n’y avait plus une minute à perdre : il fallait se replier en combattant, venir chercher un appui à Paris, où l’on serait en mesure de se rallier, de s’organiser, de faire repentir l’ennemi engagé trop avant dans le cœur du pays. C’était justement l’idée qu’il avait maintenant à réaliser pour sa part dans des conditions bien aggravées en peu de jours, et il ne pouvait réaliser cette idée que si on lui donnait cette armée de secours dont il croyait avoir décidé le rappel dans son court passage à Châlons, qu’il réclamait plus que jamais après son retour avec M. Thiers, avec le général. Chabaud-Latour, — si on lui assurait les moyens de défendre une place de guerre qui ne cessait point d’être en même temps une grande capitale, le siège du gouvernement, le foyer central de toutes les émotions patriotiques depuis quelques semaines. Comme chef militaire, il avait fait de cette défense de Paris son rôle, son devoir personnel dans le devoir national.

Politiquement la position du général Trochu était des plus délicates au milieu de ces désolantes complications. C’est un fait indubitable que cette autorité nouvelle d’un gouverneur choisi pour sa popularité avait à lutter dès le premier instant contre des préventions à peine déguisées, contre toutes les impossibilités ou les difficultés qu’on lui créait. Le général Trochu, en rentrant à Paris, croyait précéder seulement de quelques heures l’empereur, puis le maréchal de Mac-Mahon, et la première nouvelle qu’il eut à son arrivée était qu’il ne serait suivi ni de l’empereur ni de l’armée du maréchal. Il venait de recevoir la plus grave mission du souverain lui-même, et à peine débarqué il rencontrait une méfiance évidente aux Tuileries ou parmi les ministres, surpris d’avoir sur les bras un gouverneur de Paris qu’ils n’avaient pas demandé. L’impératrice le recevait en lui disant : « Général, si nous rappelions les princes d’Orléans ? » Au conseil, où il paraissait quelquefois, il se voyait assailli de questions injurieuses. On lui demandait ce qu’il ferait s’il y avait des désordres dans la rue, si l’émeute menaçait les Tuileries ou le corps législatif. Dans sa sphère de gouverneur, il restait à peu près isolé, presque sans rapport avec le ministère de la guerre, sans communications de confiance avec le gouvernement ; en un mot, le général Trochu était considéré comme un ennemi introduit subrepticement dans la place avec une popularité suspecte et des desseins énigmatiques. On se trompait, le général Trochu ne songeait nullement à trahir l’empire ; il était trop préoccupé pour lui-même d’échapper au renom douloureux d’un Marmont. Il jugeait seulement les choses sans illusion, et après avoir prévu à la veille de la guerre des malheurs que personne ne croyait possibles, il comprenait maintenant que l’empire était absolument à la merci d’un nouveau revers militaire. Il pensait que ce n’était plus le moment d’employer la force matérielle contre les émotions et les explosions de la rue, qu’on ne pouvait agir désormais que par ce qu’il appelait la « force morale, » en cherchant à « entraîner l’esprit public dans le sens du patriotisme. » Il se flattait d’être cette force morale, et il le disait avec une expansion un peu naïve qui, en ajoutant à sa popularité, en gagnant l’opinion, redoublait les défiances du gouvernement. Voilà la vérité vraie. On voyait avec ombrage l’ascendant du général Trochu, qui à son tour se trouvait dans cette position assez bizarre d’un chef militaire employé ou subi par un gouvernement et ménagé, caressé par tout ce qui était opposition. Au fond, dans cette situation évidemment fausse pour tout le monde, il y avait une fatalité qui emportait hommes et choses : fatalité pour le gouvernement, livré aux chances d’un inconnu redoutable qui pouvait éclater d’une heure à l’autre, fatalité pour le général Trochu lui-même, exposé à devenir sans le vouloir, par nécessité, le premier dans une révolution après avoir été, un instant auparavant, gouverneur de Paris au nom de l’empire, fatalité enfin pour l’opposition menacée d’être jetée au pouvoir par une commotion intérieure devant la défaite et l’invasion. Le résumé de toutes ces fatalités, c’est le 4 septembre, contre-coup irrésistible du désastre de Sedan.

Journée singulière, révolution sans combat, effondrement soudain d’un régime politique sous le poids d’une catastrophe inouïe ! Le soir du 3 septembre, la nouvelle se répand et devient aussitôt le signal de la crise définitive. Dans la nuit, le corps législatif se rassemble sans prendre aucun parti. Le lendemain, toute une population est debout, frémissante, irritée, inquiète, dominée surtout par le sentiment de l’humiliation patriotique et du péril, excitée aussi par les agitateurs prêts à saisir l’occasion, — et on va vers les Tuileries, vers le Palais-Bourbon, où se décidera la question. Avec l’empereur prisonnier, l’empire a évidemment disparu, on le sent ; le ministère lui-même efface son nom dans la proposition qu’il prépare pour suppléer à la vacance du pouvoir, le corps législatif hésite entre la combinaison ministérielle et une simple proposition de déchéance. On a perdu déjà une nuit, on perd encore quelques heures du jour. Pendant ce temps, la foule s’amasse, s’agite autour du Palais-Bourbon. Chose facile à prévoir, la défense, une défense faiblement organisée, faiblement commandée, plie sous la multitude. Le corps législatif est aussitôt envahi ; au même instant, l’impératrice quitte les Tuileries sous la sauvegarde du prince de Metternich, de M. Nigra, qui la mettent dans une voiture de place aux abords du Louvre, et avant quatre heures du soir tout est accompli sans une apparence de collision, sans qu’un coup de feu soit tiré, sans qu’il y ait une résistance des derniers défenseurs de l’empire. Un immense vide s’est fait tout à coup, et dans ce vide surgit un gouvernement nouveau qu’on appellera la république ou le gouvernement de la défense nationale, dont la première pensée est d’aller chercher le général Trochu, dernière autorité militaire demeurée, intacte dans sa popularité, au milieu de la débâcle du régime impérial.

Qui pouvait empêcher le 4 septembre ? Ce n’est point le dénoûment d’un conflit meurtrier entre un gouvernement et une insurrection de parti ; ce n’est point le dernier mot d’un complot dont tout le succès serait dû à l’inaction ou à la prétendue complicité d’un général appelé à en recueillir le bénéfice assurément peu enviable. C’est le fatal et cruel résultat de Sedan, d’une irrésistible émotion publique et de la confusion, du déclin des pouvoirs depuis cinq semaines. Que le général Trochu se fût trouvé de sa personne aux Tuileries ou au corps législatif au lieu d’être au Louvre ou de chevaucher sur les quais à travers la foule, rien n’eût été sensiblement changé. Sans doute il eût mieux valu s’en tenir à cette sorte de révolution légale que proposait M. Thiers en conseillant, comme il l’a dit dans l’enquête sur le 4 septembre, de se servir du corps législatif pour déclarer le trône vacant, nommer une commission de gouvernement et préparer la convocation d’une assemblée nationale. Les événemens marchaient plus vite que toutes les réflexions et toutes les délibérations. La révolution était faite avant qu’on eût pris des mesures pour l’arrêter ou la régulariser. C’était inévitable, et ce n’était pas moins un nouveau péril au milieu de tant de malheurs.

Ce soir-là qui ne s’en souvient ? Paris offrait un spectacle étrange, le spectacle d’une population répandue de toutes parts, promenant la frivolité de ses impressions, oubliant ou paraissant oublier la défaite, parce qu’elle venait d’assister par un beau soleil d’automne à la fin d’un empire. Si « Paris ne fut jamais plus joyeux, » selon le mot de M. Jules Favre, cette joie insouciante et légère gardait je ne sais quoi de poignant, car derrière l’empire disparu il y avait l’invasion s’avançant à grands pas au cœur de la France ; derrière cette révolution si facilement victorieuse, il y avait une guerre plus terrible que jamais, un siège désormais imminent, et, pour faire face à tant de complications à la fois, on avait un gouvernement sorti d’une explosion populaire, à peine reconnu, assurément peu préparé à une si rude tâche, déjà menacé enfin par des passions et des fanatismes qui, en croyant l’avoir fait, prétendaient le dominer ou le renverser.


II

La révolution du 4 septembre, tout en étant une inévitable fatalité, ne simplifiait donc nullement le problème. Elle compliquait étrangement au contraire cette crise nationale où un gouvernement improvisé par un coup d’état de l’impatience, de l’exaspération publique, se trouvait avoir tout à faire, la France à rallier dans le péril, Paris à maintenir et à conduire dans les épreuves qui l’attendaient, l’ennemi à combattre, l’Europe à rassurer. Les difficultés étaient en effet immenses, de toute nature ; elles naissaient de la situation, de la désorganisation universelle, de l’origine, de la composition même de ce gouvernement nouveau qui restait la dernière ombre de pouvoir. Elles se pressaient de toutes parts, et en définitive elles tournaient invinciblement autour de ce fait aussi redoutable que simple : Paris, à son réveil le 5 septembre, n’avait plus que treize jours de liberté avant un investissement auquel on n’avait pas cru jusque-là Au moment où la révolution s’accomplissait ici, l’armée allemande, victorieuse à Sedan, sûre d’avoir désormais les routes libres devant elle, avait déjà commencé son mouvement sur Paris. On pouvait compter les marches de l’ennemi sans pouvoir s’y opposer.

Le problème était là tout entier. Qu’allait-on faire pour essayer de le résoudre ? Comment allait-on aborder la formidable épreuve ? Tout pouvait dépendre jusqu’à un certain point non d’une surexcitation tumultueuse de patriotisme et d’une infatuation révolutionnaire succédant à l’infatuation impériale, mais de la netteté des desseins et de l’action, de l’esprit de suite, de la prévoyance, de la méthodique énergie qu’on saurait déployer soit pour réorganiser les forces du pays, soit pour combiner et diriger cette défense devant laquelle on ne pouvait reculer. C’était surtout l’œuvre de ce gouvernement nouveau qui venait d’entrer à l’Hôtel de Ville, où M. Jules Favre, M. Ernest Picard, M. Gambetta, M. Jules Simon et quelques autres représentaient la victoire d’une révolution, où le général Trochu, accepté, appelé aussitôt comme président, portait l’autorité de son nom et son prestige de chef militaire[2]. Tel qu’il apparaissait, ce gouvernement, si maltraité depuis, si peu contesté à sa naissance même par ceux qu’il remplaçait, ce gouvernement avait certes raison de dire dans sa première proclamation qu’il était « non au pouvoir, mais au péril. » Lorsqu’il disait qu’il voulait être « non le gouvernement d’un parti, mais le gouvernement de la défense nationale, » il pensait ce qu’il disait, et il aurait dû s’en tenir invariablement à cette inspiration supérieure faite pour rallier toutes les volontés. Malheureusement il subissait ce que j’appellerai une fatalité d’origine et de tendances. Il était ce que pouvait être un gouvernement où se mêlaient et se neutralisaient tous ces hommes, — M. Picard montrant dès le premier jour une prudence avisée, s’efforçant de contenir le mouvement, — M. Jules Favre, plus sensible au côté moral des événemens qu’aux nécessités pratiques des choses, représentant la diplomatie de l’émotion patriotique, — le général Trochu, homme d’instinct conservateur et de règle, Breton de caractère, catholique de foi, — M. Gambetta, préoccupé de mettre partout le sceau de la république, nommant des maires et des préfets de parti, croyant aux forces irrégulières, aux moyens révolutionnaires. Uni par le patriotisme, divisé par la politique, ce conseil de l’Hôtel de Ville se trouvait dans la condition d’un pouvoir novice, incohérent, placé en face de l’inconnu, et à chaque instant obligé de payer, par des fautes qu’il ne pouvait pas toujours éviter, la rançon de ses propres faiblesses, bien souvent aussi la rançon d’une situation violente dont il avait hérité.

Je vais droit aux deux ou trois questions essentielles, caractéristiques, sur lesquelles on avait à prendre un parti sans plus attendre. Pourquoi le gouvernement restait-il à Paris ? Assurément c’était une faute grave de s’enfermer dans une place de guerre à l’approche de l’ennemi, à la veille d’un blocus dont on ne pouvait prévoir ni la durée, ni le caractère, ni le dénoûment. On s’exposait ainsi à être au premier jour des prisonniers, détenteurs inutiles d’une autorité sans communication avec la France, à laisser le pays tout entier sans direction, désorganisé, à la merci des agitations et des paniques. Sans doute, rien ne semble plus clair ; mais, d’un autre côté, on était un gouvernement improvisé par Paris et pour Paris. On disait dans des proclamations, et on le croyait, que la lutte allait se concentrer à Paris, que là où étaient le combat et le danger, là devait être le pouvoir. On voulait partager la fortune de cette ville qu’on représentait, qui semblait être en ce moment le dernier refuge de la résistance nationale, où le départ du gouvernement serait considéré comme une désertion décourageante. Notez qu’il y avait du vrai, que, si en restant à Paris on compromettait l’intérêt de la province, en partant, en abandonnant Paris à lui-même, sous un simple gouverneur militaire, on rendait peut-être impossible ou du moins on abrégeait d’avance un siège qui était pourtant encore le suprême espoir. On le sentait, et alors pour tout concilier, en restant à Paris, on envoyait en province deux médiocres vieillards sans prestige, sauf à expédier bientôt, pour compléter le triumvirat, un jeune agitateur sans expérience et sans prévoyance.

Autre question, la convocation d’une assemblée. C’était évidemment la plus pressante nécessité d’appeler le pays à prendre la direction de ses destinées dans une si tragique aventure. On le devait pour rentrer dans le droit, par un sentiment d’honneur et de prévoyance, et de plus il y avait un intérêt diplomatique, national, de premier ordre. D’un instant à l’autre, on pouvait avoir des démarches à tenter auprès de l’Europe, peut-être des négociations à ouvrir : quel moyen avait-on d’engager une action diplomatique à demi sérieuse ? On n’était qu’un pouvoir dénué de toute sanction légale, plénipotentiaire sans titre reconnu, que les cabinets étrangers pouvaient écouter avec les sympathies dues aux malheurs de la France, et dont ils pouvaient aussi décliner les ouvertures, éluder les propositions. Lord Granville le disait peu après à M. Thiers : « Rien encore n’a donné au gouvernement établi à Paris le 4 septembre un caractère régulier… Pourquoi tant différer les élections prochaines ? » On n’avait pas encore atteint le 15 septembre. — D’un autre côté cependant ne pouvait-on pas avoir quelques doutes sur la possibilité, sur l’opportunité de ces élections nécessairement faites au milieu d’une certaine confusion, dans un pays où l’invasion s’étendait de jour en jour ? Ces agitations, qui allaient se donner rendez-vous autour du scrutin, ne risquaient-elles pas de paralyser la résistance, de devenir une diversion favorable à l’ennemi, désastreuse pour la nation[3] ? On se trouvait ainsi entre deux dangers. L’hésitation n’avait rien d’étonnant. Les avis étaient très partagés dans le gouvernement lui-même. C’est M. Ernest Picard qui le dit : « Je professais la théorie qu’il nous fallait réunir une assemblée le plus tôt possible… Je l’avais demandé le 5 septembre, je le demandai le 6, puis le 7, enfin le 8, je l’obtins… » Seulement ici, comme en tout, on avait l’air de faire plus qu’on ne faisait. On décrétait les élections en principe, et on les ajournait au 16 octobre, à une date où elles pouvaient être plus difficiles, sinon impossibles. On éludait, on réservait l’imprévu. Comme politique, ce n’était pas brillant, quoique ce fût presque inévitable ; mais on était à un moment où tout se perdait désormais dans le bruit des armes, où tout s’effaçait devant l’intérêt dominant, unique, de la défense militaire, de ce choc terrible que toute une ville attendait à l’abri de ses murs, avec un mélange d’anxiété et de courageuse confiance, peut-être encore avec d’inépuisables illusions survivant à tous les désastres.

Où en était définitivement cette défense au mois de septembre 1870 ? Sans soupçonner entièrement la gravité de l’épreuve qui le menaçait, Paris se préparait à son rôle de camp retranché de la France. Il avait tout d’abord pour le défendre cette ceinture de fortifications élevées il y a trente ans et qui se composent d’une enceinte bastionnée, protégée elle-même à l’extérieur par des forts avancés gardant le pourtour de la place. Au nord, entre la Seine du côté de Saint-Denis et les hauteurs de Romainville, les forts de La Briche, de la Double-Couronne, de l’Est, d’Aubervilliers, — à l’est, les forts de Romainville, de Noisy, de Rosny, de Nogent, de Charenton, avec une série d’ouvrages complémentaires depuis la redoute de La Boissière jusqu’aux redoutes de la Faisanderie, de Gravelle, qui ferment la presqu’île de Saint-Maur, et en arrière le réduit de Vincennes, — à l’ouest, le Mont-Valérien, puissant et solide, unique gardien de cette partie extérieure de la place, — au sud enfin, les forts d’Ivry, de Bicêtre, de Montrouge, de Vanves et d’Issy. Malheureusement ces fortifications, œuvre savante des plus habiles ingénieurs militaires, ont été faites dans les conditions d’un temps où l’artillerie de siège portait à 1,600 mètres, l’artillerie de campagne à 800 mètres, la mousqueterie à 300 ou 400 mètres. Aujourd’hui la révolution de l’artillerie a tout changé en donnant au canon une portée de 8,000 mètres, et Paris, même avec ses forts, peut se voir menacé par une série de hauteurs qui l’environnent, Ormesson, la butte Pinson au nord, Montretout à l’ouest, Avron à l’est, Châtillon au midi, surtout ce coteau de Châtillon, du haut duquel on dirait qu’il n’y a qu’à jeter de la main les obus dans la ville. De plus, les fortifications de Paris ont toujours offert des lacunes, des points vulnérables, bien connus des ingénieurs, si connus qu’ils étaient indiqués dans les cours de nos écoles militaires. Entre le Mont-Valérien et Saint-Denis, il y a une trouée de 12 kilomètres, couverte il est vrai par les replis de la Seine, de même que l’est, à l’extrémité opposée, se trouve gardé par les sinuosités de la Marne. Entre le Mont-Valérien et Issy, il y a un autre espace de près de 8 kilomètres, où se trouvent sans défense la percée de Sèvres, les hauteurs de Meudon. Malgré tout, Paris était certainement en mesure de faire face à l’orage, pourvu qu’on réparât le temps perdu au début de la guerre, à la condition qu’on se hâtât d’armer les forts et l’enceinte, d’approvisionner la ville, de fortifier les points faibles de la défense extérieure par des ouvrages complémentaires d’une nécessité démontrée.

C’était là une des premières préoccupations du ministère Palikao à son arrivée au pouvoir. En réalité, avant la fin d’août les plus sérieux efforts avaient été faits pour l’armement des forts et de l’enceinte. Le général de Chabaud-Latour, plus libre désormais, avait pu mettre la main à l’œuvre, poussant autant que possible les travaux dans la presqu’île de Gennevilliers, sur les hauteurs de Montretout, Meudon, à Châtillon, aux Hautes-Bruyères, sur le plateau de Villejuif. Il était arrivé, non sans de grands efforts, à réunir plus de 12,000 ouvriers, employés à construire les nouvelles redoutes. Le gouvernement avait surtout fait deux choses des plus utiles. Il avait d’abord largement préparé, et on peut même dire assuré l’approvisionnement de Paris pour soixante jours par l’action directe de l’état, sans compter les réserves de la boulangerie, les approvisionnemens du commerce et des particuliers. Le parc de bestiaux qui a suffi si longtemps aux besoins du siège était déjà rassemblé. D’un autre côté, le gouvernement avait donné à la défense de Paris la plus solide et la plus précieuse des forces ; il avait fait venir des ports, avec une artillerie de plus de 200 pièces de gros calibre, près de 14,000 marins qui, selon le mot du général Trochu, ont été depuis « le personnel d’élite du siège. » C’était une compensation réelle dans le vide laissé par le départ de presque toutes les troupes régulières. Le 13e corps, à peine organisé, avait été envoyé sur Mézières à l’appui de Mac-Mahon. Si le 14e corps n’avait pas pris la même route, c’est qu’il n’était pas encore prêt ; on se disposait à le faire partir. En dehors de cela, il restait des dépôts de la garde ou de quelques autres régimens. Sans pouvoir suffire à tout, les marins devenaient dans ces conditions une inestimable ressource ; ils restaient un instant la seule force sérieuse de cette défense qu’on préparait.

Au 4 septembre, tout n’était point assurément achevé, et désormais la situation devenait pressante. On ne pouvait plus compter que par jours et par heures. Il fallait se hâter à tout prix, compléter les approvisionnemens en faisant rentrer dans Paris les récoltes de tous les environs, donner une organisation régulière et méthodique à la défense, activer la construction des ouvrages nouveaux. Ce n’était pas facile dans le trouble du lendemain d’une révolution. Le général de Chabaud-Latour avait la plus grande peine à reconstituer ses ateliers, à retrouver ses ouvriers, que le moindre prétexte éloignait du travail, et il en résultait de désolans retards. Ce qui manquait plus que jamais et plus que tout le reste, c’était le nerf de la guerre, — non pas l’argent, on allait en avoir pour tout, même pour les choses inutiles, — mais une armée, sans laquelle le siège ne pouvait être que le plus périlleux problème. Heureusement on recueillait dès le 7 septembre une des dernières épaves de nos armées, ce 13e corps, qui n’avait pas eu le temps d’aller s’engouffrer à Sedan, qui s’était arrêté à Mézières et que le général Vinoy ramenait prudemment, habilement, à travers toutes les difficultés, échappant aux poursuites de l’ennemi qui le pressait. Par sa retraite, accomplie avec autant de décision que de dextérité, avec succès en définitive, le général Vinoy rendait à Paris un noyau de forces régulières.

Je résume cette situation au 15 septembre. L’approvisionnement pouvait passer pour assuré sans qu’on pût au juste en préciser les ressources. L’armement en matériel semblait puissant et abondant, puisqu’on avait fait refluer à Paris tout ce qu’on avait pu tirer de la province ; il restait encore par malheur confus et décousu. La défense de l’enceinte, habilement organisée, avait été distribuée en neuf secteurs placés sous le commandement d’officiers-généraux, principalement d’officiers de marine en communication directe avec le gouvernement central au Louvre. Pour la défense extérieure, six forts avaient été confiés à la marine, — trois au nord-est, Romainville, Noisy, Rosny, groupés sous le contre-amiral Saisset, — trois au sud, Ivry, Bicêtre, Montrouge, réunis sous le contre-amiral Pothuau, les uns et les autres sous la direction supérieure du vice-amiral La Roncière Le Noury, chargé dès l’origine du commandement de tous les marins du siège. Les autres forts avaient pour défenseurs des gardes mobiles et des compagnies de marche improvisées.

Ce qu’on pouvait appeler l’armée active se composait du 13e corps avec les divisions Blanchard, d’Exéa, Maud’huy, et du 14e corps du général Renault avec les divisions de Caussade, d’Hugues, de Maussion. Ces deux corps formaient un ensemble de 50,000 hommes qu’on pouvait grossir avec un peu de temps de quelques dépôts, des hommes de la classe de 1870 et des échappés de l’armée du Rhin ou de Sedan. Ce n’était pas tout encore, il est vrai, on avait fait venir quatre-vingt-dix bataillons de gardes mobiles de province, un peu plus de 100,000 hommes tirés de vingt-cinq départemens de toutes les régions de la France, et on travaillait à constituer la garde nationale nouvelle de Paris ; mais dans tout cela il y avait plus d’apparence que de réalité. L’armée régulière elle-même était novice, troublée, peu aguerrie ; elle ne comptait que deux vieux régimens du 13e corps, le 35e et le 42e dont Vinoy venait de se servir bravement dans sa retraite, et qui sont restés le nerf et l’honneur du siège. La garde mobile n’était ni équipée, ni sérieusement armée, elle n’avait aucune habitude militaire, et le gouvernement ajoutait à la confusion par un absurde décret contre lequel le général Trochu se débattait vainement, qui ébranlait le peu de discipline qu’il y avait en mettant tous les grades à l’élection. Quant à la garde nationale parisienne, elle en était encore à s’organiser ou à se désorganiser, comme on voudra, reflétant les impressions et les mobilités d’une ville fiévreuse qui assistait à l’enfantement ou au débrouillement de sa propre défense.

Cependant l’ennemi s’approchait d’heure en heure par toutes les routes. Il n’avait pas perdu de temps. La capitulation de Sedan avait été signée le 2 septembre avant midi, et une demi-heure après partaient du quartier-général du roi de Prusse les premiers ordres pour la marche sur Paris. Le VIe corps prussien, qui n’avait pu arriver assez tôt pour combattre à Sedan, et la 5e division de cavalerie, prenaient la tête du mouvement dirigé sur Reims. Le 4 septembre, les forces allemandes s’ébranlaient en deux armées, — l’une, formée après les affaires de Metz sous le nom d’armée de la Meuse, placée aux ordres du prince royal de Saxe, composée de la garde, du IVe corps prussien, du XIIe corps saxon, des 5e et 6e divisions de cavalerie, — l’autre, la IIIe armée, celle du prince royal de Prusse, comprenant le Ve corps, le VIe corps, qui tenait la tête, le ne corps bavarois, une division wurtembergeoise, les 2e et 4e divisions de cavalerie. Le Ier corps bavarois de von der Tann, laissé un instant à la garde des prisonniers français, devait rejoindre le mouvement presque aussitôt, et d’autres forces devaient suivre sans aucun retard, notamment le XIe corps. L’armée de la Meuse avait sa direction par Laon, qu’on enlevait au passage, par Soissons, qu’on ne pouvait prendre d’un coup de main et qu’on était réduit à investir, par Compiègne, pour arriver au nord de Paris par Beaumont et Pontoise. L’armée du prince de Prusse, à partir de Reims, se dirigeait par Épernay, Château-Thierry, suivant la Marne, pour arriver à la Seine par l’est de Paris.

Le 15 septembre, les Allemands étaient déjà fort avancés, ils dépassaient Meaux et Senlis. Le quartier-général du roi était le 14 à Château-Thierry, le 15, dans l’après-midi, à Meaux. Les deux armées avaient désormais pour mission arrêtée d’investir Paris, le prince de Prusse passant la Seine à Villeneuve-Saint-George, à Ris, à Juvisy, pour se replier sur Versailles, le prince de Saxe détendant au nord, de la Marne à la Seine au-dessous de Paris, passant le fleuve et jetant vers Chevreuse de la cavalerie qui, en se rejoignant à la IIIe armée, devait compléter le cercle dans lequel on prétendait nous enfermer. A partir du 16, tous ces mouvemens s’exécutaient ; l’approche des Allemands se faisait sentir à l’interruption successive des communications par le nord, par le chemin de Lyon. Dès le 17, les première coups de canon retentissaient entre la Marne et la Seine. C’était un engagement du général Vinoy, qui, de Neuilly où il avait campé d’abord, s’était transporté à Vincennes, et qui en s’avançant sur Créteil se heurtait contre les têtes de colonne de l’armée du prince de Prusse, déjà occupée à jeter un pont de bateaux au-dessus de Villeneuve-Saint-George.

On en était là : moment décisif pour le gouvernement qui avait pris la charge de défendre Paris et la France, pour le général qui attendait d’un cœur ferme, résolu, quoique sans illusions, pour cette population elle-même ébranlée à ce mot de guerre qui éclatait tout à coup : « l’ennemi est en vue ! « Il n’y avait plus de doute, la situation se précisait, elle se dévoilait tout entière dans sa netteté tragique par deux faits, l’un politique, l’autre militaire, qui s’accomplissaient à cette heure même simultanément : double et inutile effort pour arrêter les Prussiens, soit par la diplomatie, soit par les armes. Ces deux faits, c’étaient tout simplement le voyage de M. Jules Favre à Ferrières et le combat de Châtillon.

III

D’où venait à M. Jules Favre la pensée de cette démarche tentée dans les conditions les plus douloureuses, les plus délicates et les plus impossibles ? Lorsque M. Jules Favre était entré au ministère des affaires étrangères le 5 septembre au matin, il n’avait pu se méprendre un instant sur l’état des relations de la France, sur son isolement profond en Europe, isolement préparé par les faux calculs de l’empire, aggravé tout à coup par des revers qui venaient crier à notre pays vaincu le fatal solus eris ! Dans ses premiers rapports avec les représentans des puissances étrangères, à commencer par lord Lyons, M. Jules Favre avait trouvé de l’intérêt, de la sympathie, et en définitive une complète réserve. L’Europe était visiblement émue, inquiète, surprise, déconcertée ; elle était en même temps décidée à s’abstenir, et elle se sentait confirmée dans ses résolutions par la rapidité foudroyante des événemens. La France avait devant elle ou autour d’elle la coalition de l’inertie sous le nom de la ligue des neutres. Compter sur une intervention réelle, effective, coopération directe ou médiation armée dans l’intérêt de la paix et de la France, c’était le plus vain des calculs. A défaut d’une action matérielle qu’on ne pouvait se flatter d’obtenir, dont aucune puissance n’admettait l’idée, ne pouvait-on du moins se promettre un certain appui moral, un certain concours diplomatique, préparant quelque négociation utile, peut-être la paix ou une trêve conduisant à la paix ? M. Jules Favre mettait là un dernier et fragile espoir. Il se créait, il est vrai, une grave difficulté en engageant d’avance la politique du gouvernement qu’il représentait, en jetant aux passions nationales qui l’encouraient cette phrase retentissante et fière d’une circulaire du 8 septembre : « nous ne céderons ni un pouce de notre territoire ni une pierre de nos forteresses. » C’était un mot d’une bien grande témérité pour la circonstance, et M. Ernest Picard en montrait avec sagacité la dangereuse exagération lorsqu’à la lecture de la circulaire dans le conseil il s’écriait : « L’intégrité du territoire, bien ;… mais une pierre de nos forteresses ! J’en donnerais beaucoup pour que nous fussions délivrés à ce moment-ci… »

Au fond, M. Jules Favre le sentait lui-même, et en parlant ainsi comme pour sauvegarder l’honneur de la situation il ne laissait pas de sonder secrètement les diverses puissances, de chercher à tirer parti des sympathies dont il recevait l’assurance, des bonnes intentions que les agens étrangers lui témoignaient. Il ne désespérait pas d’intéresser l’Europe à notre cause, de la trouver sensible aux troubles dont les prodigieux succès de l’Allemagne menaçaient l’équilibre public, de l’amener à parler, à faire quelque manifestation. Il s’adressait surtout à l’Angleterre, dont l’ambassadeur, lord Lyons, se montrait plein de bonne volonté ; mais cette action diplomatique, sur quoi la fonder ? comment l’engager ? Le péril se rapprochait d’heure en heure cependant ; il n’y avait plus un moment à perdre, et on ne savait encore ni ce que voudrait faire l’Europe, ni même quelles étaient désormais les vues de la Prusse, qui s’avançait victorieusement sur Paris.

C’est alors que M. Jules Favre, pressé par les circonstances, se décidait à deux actes qui étaient dans cette extrémité le dernier mot de sa diplomatie. D’abord il allait chez M. Thiers pour faire appel à son dévoûment, pour lui demander de se rendre en Angleterre comme plénipotentiaire de la France. « Nous avons la plus grande peine, lui disait-il, à nous faire écouter, notamment à Londres ; si vous consentiez à vous y rendre, vous parviendriez peut-être à nous faire ouvrir des voies aujourd’hui fermées. » Au premier instant, M. Thiers, navré, désolé, malade, déclinait le rôle qu’on venait lui offrir. Bientôt cependant, touché dans son patriotisme, ranimé par cette pensée de rendre un service à son pays malheureux, il acceptait et il proposait lui-même de se rendre non plus seulement à Londres, mais à Vienne, à Saint-Pétersbourg, à Florence, partout où il faudrait. Il partait par le dernier train du Nord, le pont de Creil sautait après son passage. C’était le commencement de ce voyage pendant lequel il allait recueillir des sympathies, quelques marques de bonne volonté, quelques facilités de négociations, sans pouvoir obtenir rien qui ait ressemblé jamais à une intervention ou à une médiation réelle. D’un autre côté, M. Jules Favre, d’accord avec M. Thiers, qui l’approuvait, s’était réservé pour lui-même une tâche bien autrement dure, une mission cruelle, poignante, honorable pourtant, celle d’aller, s’il le fallait, droit à M. de Bismarck pour avoir son dernier mot. M. Jules Favre, sans en parler à ses collègues du gouvernement, s’était promis dès le premier jour de ne pas laisser s’engager la lutte devant Paris sans faire une tentative suprême. Il était encouragé dans cette idée par lord Lyons, il devait être précédé au camp prussien par une sorte de lettre d’introduction de l’Angleterre, exprimant modestement « le vœu de voir bientôt cesser l’effusion du sang et le calme se rétablir en Europe au moyen d’une paix également honorable pour les deux parties. »

Malheureusement la démarche de M. Jules Favre, vaguement recommandée par le cabinet anglais « au nom de l’humanité, » — M. Thiers, malgré toutes ses instances, ne pouvait obtenir qu’on parlât au nom de « l’équilibre européen, » — cette démarche se fondait en elle-même sur une de ces méprises ou une de ces fantaisies d’interprétation trop fréquentes en France. M. Jules Favre partait de ce point, que la révolution du 4 septembre, en faisant disparaître l’empire, avait pu désintéresser l’Allemagne, que la paix était possible sans de trop graves sacrifices, puisque le roi Guillaume aurait déclaré dans ses proclamations qu’il faisait la guerre à l’empereur Napoléon, non à la nation française. C’était une traduction très libre, complaisamment propagée par les journaux, de la proclamation du roi, qui avait dit tout bonnement : « Je fais la guerre aux soldats et non aux citoyens français. » Notre ministre des affaires étrangères ne savait pas encore que, le jour même de la capitulation de Sedan, M. de Bismarck avait pris son parti dans l’orgueil de la victoire, qu’il avait adressé au général de Wimpfen ces menaçantes paroles : « Aujourd’hui c’en est assez… Il faut que nous ayons entre la France et nous un glacis ; il faut un territoire, des forteresses et des frontières qui nous mettent pour toujours à l’abri de toute attaque de sa part. »

La pensée contenue dans ces paroles, M. Jules Favre allait la retrouver à Ferrières. Le 18 septembre au matin, il quittait secrètement Paris à moitié investi, par Charenton et Créteil ; il avait été obligé de mettre dans sa confidence le général Trochu et le général Le Flô, dont il ne pouvait se passer pour franchir nos avant-postes, mais il gardait toujours pour lui seul la responsabilité de ce qu’il faisait. Conduit à Villeneuve-Saint-George auprès d’un général prussien, il s’acheminait bientôt au milieu des colonnes de l’armée allemande, qui se croisaient de toutes parts, à travers des villages et des campagnes qui offraient déjà le spectacle désolé de l’invasion et de la ruine aux portes de Paris. M. Jules Favre se rencontrait d’abord avec M. de Bismarck sur la route, dans une habitation isolée, à la Haute-Maison, puis au château de Ferrières, où le roi Guillaume venait d’établir son quartier-général.

Cette entrevue de Ferrières, c’était après tout le dialogue d’un vainqueur et d’un vaincu, — d’un vainqueur hautain, habile, rusé, familier, inexorable, et d’un vaincu réduit à se défendre par la dignité morale de son attitude. Au fond, de quoi s’agissait-il ? La paix, une paix définitive, M. de Bismarck laissait parfaitement entrevoir à quel prix il la mettait désormais, lorsqu’il appelait Strasbourg « la clé de sa maison ; » mais on n’en pouvait parler que d’une façon « académique, » selon le mot du chancelier allemand. M. Jules Favre n’avait aucun titre, il n’était que le plénipotentiaire de bonne volonté d’un gouvernement dont il ne portait pas l’autorisation, que M. de Bismarck ne reconnaissait même pas, ou qu’il considérait comme un pouvoir révolutionnaire destiné à être emporté d’un moment à l’autre par la « populace » de Paris. L’unique question était dans la possibilité d’un armistice qui permettrait la réunion d’une assemblée nationale prenant en main les affaires de la France. Cet armistice, M. Jules Favre le demandait, M. de Bismarck ne le refusait pas absolument ; il y mettait tout au plus quelques conditions indispensables qu’il résumait négligemment, impitoyablement : reddition des places des Vosges qui pouvaient gêner les communications de l’armée d’invasion avec l’Allemagne, reddition de Strasbourg, qui tenait encore, et de sa garnison, qui se constituerait prisonnière de guerre, continuation des hostilités autour de Metz ; à Paris, on livrerait une position dominant les défenses, « le Mont-Valérien par exemple, » et la ville garderait la liberté de ravitaillement, — ou bien, si on ne voulait pas livrer la position, le statu quo militaire serait maintenu devant Paris, l’investissement s’achèverait et resterait complet, tandis que l’assemblée qu’on pourrait élire se réunirait à Tours. C’étaient là les conditions que, peu de jours après, une circulaire du diplomate de l’invasion appelait « très conciliantes. »

M. de Bismarck prenait-il au sérieux la démarche de M. Jules Favre ? On en douterait presque, tant il se plaisait à faire sentir la pointe de l’épée victorieuse, tant il semblait jouer avec les émotions et les susceptibilités du représentant de la France. M. Jules Favre, peu accoutumé à de telles épreuves, n’était pas sans ressentir quelque saisissement, et, après avoir épuisé jusqu’au bout l’amertume d’un si cruel entretien, il se levait en disant : « Monsieur le comte, je me suis trompé en venant ici. » Il s’était trompé en effet. Assurément il avait peu réussi, il n’avait pas trouvé la paix qu’il cherchait. L’entrevue de Ferrières avait cependant un dernier avantage : elle dissipait toutes les incertitudes, s’il en restait encore, et simplifiait douloureusement la situation en révélant les implacables exigences de la Prusse, en montrant à Paris qu’il n’avait plus qu’à faire son devoir de ville assiégée, à la France qu’il ne lui restait plus qu’à rassembler ses forces pour continuer une lutte corps à corps où elle était désormais réduite à combattre pour l’indépendance de ses foyers, pour son intégrité nationale.

C’était le 19 septembre, et au moment même où M. Jules Favre rentrait à Paris, n’ayant à rapporter au gouvernement de l’Hôtel de Ville que la déception de sa diplomatie, la défense militaire de son côté venait, elle aussi, de faire sa tentative et d’essuyer son premier mécompte en livrant sa première bataille pour empêcher ou pour retarder l’investissement définitif. Depuis plusieurs jours, le général Trochu suivait avec attention les progrès de l’ennemi, qui s’étendait déjà de toutes parts, et il en était à se demander ce qu’il avait à faire, s’il serait obligé de se replier du premier coup sous le canon de la place ou s’il pourrait défendre encore les positions avancées de la ligne extérieure. Cette question, il l’examinait particulièrement avec un autre chef militaire, le général Ducrot, qui, après avoir combattu à Wœrth et à Sedan, après avoir subi le sort de tous ses compagnons d’armes à la suite de cette dernière journée, avait réussi à s’échapper des mains de l’ennemi, était arrivé à Paris le 15 septembre, et s’était aussitôt rendu au Louvre portant à la défense un concours aussi précieux qu’inattendu. Le gouverneur, retrouvant en Ducrot un vieil ami qu’il savait résolu et actif, s’était hâté de lui donner le commandement supérieur du 13e et du 14e corps dans l’intérêt de l’unité des opérations, au risque de quelques froissemens qui par malheur n’ont pas laissé d’avoir un rôle pendant le siège. Les deux généraux, dès leur première entrevue, après un examen rapide de la situation, convenaient de se rendre ensemble sur les positions extérieures, et ils s’y rendaient en effet le lendemain matin. Ils trouvaient les travaux inachevés et incomplets un peu sur tous les points, à Montretout, à Sèvres, à Meudon, à Châtillon, où ils s’arrêtaient de préférence.

Pouvait-on abandonner ces positions sans combat et pour ainsi dire à la première sommation de l’ennemi ? Ici se dessinaient tout de suite les caractères des deux chefs. Le général Trochu, préoccupé de l’immensité de la tâche qui pesait sur lui, sentant la faiblesse de ses moyens réels pour une défense si étendue et si complexe, hésitait à s’engager à fond sur un seul point, à tout risquer dans une action décisive qui pouvait avoir les plus graves conséquences au point de vue politique aussi bien qu’au point de vue militaire, si on ne réussissait pas. Le général Ducrot, n’écoutant que son ardeur, brûlant d’impatience à la pensée que les Prussiens allaient pouvoir défiler tranquillement autour de Paris, frappé aussi du désavantage qu’il y avait dans cet état perpétuel de défensive et de surprise où nous étions depuis le commencement de la guerre, Ducrot demandait à se jeter sur l’ennemi. On convenait en effet qu’il fallait agir sur-le-champ avant que l’investissement fût accompli.

Châtillon avait nécessairement fixé tout d’abord l’attention. Avec le plateau de Villejuif, qui est plus loin vers la Seine, en avant du fort de Bicêtre, c’est la clé des défenses du sud. D’un côté, le plateau de Châtillon a la vue directe sur Paris, vers lequel il s’abaisse rapidement par une rampe où se déroule le village même de ce nom ; de l’autre côté, dans la direction du sud, il s’étend à une distance de cinq ou six kilomètres, flanqué à l’est par Bagneux, touchant par l’ouest au vallon de Clamart, se reliant à Meudon, allant couronner de ses crêtes la vallée de la Bièvre qu’il domine, et traversé par la grande route de Choisy-le-Roi à Versailles, qui se croise à la hauteur du Petit-Bicêtre avec la route dite de Chevreuse, venant de Châtillon. Maîtres de ces positions, les Allemands n’avaient plus qu’à patienter, tenant sous leur canon le sud de Paris jusqu’à la Seine, jusqu’à l’île Saint-Louis. Si au contraire les chefs de la défense parisienne réussissaient à les garder, ils détournaient de Paris la menace d’un bombardement prochain, ils éloignaient de beaucoup la ligne de l’investissement possible, et pour l’instant ils pouvaient troubler singulièrement l’armée allemande dans sa marche circulaire sur Versailles. La redoute dont on avait commencé la construction au-dessus du village de Châtillon, au bord du plateau tourné vers Paris, se trouvait encore, il est vrai, dans des conditions fort insuffisantes, et on peut même dire que pour une sûreté complète elle aurait dû être reportée beaucoup plus loin, ou il aurait fallu la combiner avec d’autres ouvrages plus avancés vers la Bièvre. Telle qu’elle était cependant, elle pouvait être un abri assez solide et devenir le point d’appui d’une action offensive.

C’est là que le général Ducrot mettait son camp, résolu à se jeter sur l’ennemi prêt à défiler devant lui. Il s’était transporté à Châtillon avec les trois divisions du 14e corps, la première sous le général de Caussade, établie à Clamart, la deuxième sous le général d’Hugues, placée à portée de la redoute, la troisième sous le général de Maussion, appelée à Bagneux et remplacée elle-même à Villejuif, où elle se trouvait, par la division de Maud’huy du 13e corps, qu’on faisait venir de Vincennes. C’était une force de plus de 30,000 hommes, avec 12 escadrons de cavalerie et une artillerie assez nombreuse. La redoute était en même temps armée, et pour la soutenir on disposait une batterie sur la gauche, dans une bonne position, à la tour du Télégraphe, d’où la vue s’étendait vers Fontenay-aux-Roses, Sceaux, Bourg-la-Reine.

Dès l’après-midi du 18 septembre, le général Ducrot faisait battra le pays par deux reconnaissances, l’une envoyée dans la direction de Versailles et de Saint-Germain, l’autre lancée en avant du côté de Verrières. La première n’avait rien trouvé. Les Allemands qui avaient dû passer la Seine au-dessous de Paris s’étaient trouvés retardés par la rupture des ponts et ne paraissaient pas encore. La seconde reconnaissance rencontrait partout l’ennemi. Les allemands de la IIIe armée qui passaient la Seine à Choisy, à Villeneuve-Saint-George, à Juvisy, arrivaient en effet de tous les côtés. Le Ve corps prussien avec les 9e et 10e divisions sous le général de Kirchbach marchait par Palaiseau et Bièvre. Le IIe corps bavarois du général Hartmann remontait de Longjumeau vers Châtenay pour reprendre la route directe de Versailles. C’était tout cela que nos éclaireurs rencontraient. Dès lors il n’y avait plus de temps à perdre, si l’on voulait essayer de rompre ces colonnes en marche. Le général Ducrot prenait aussitôt ses dispositions dans la soirée du 18, faisant occuper en avant le parc de Plessis-Piquet par le 15e de marche du colonel Bonnet, et il attendait lui-même la fin de la nuit pour s’élancer ; tout était réglé. Tandis que le général de Maud’huy restait à Villejuif, faisant face à l’ennemi qu’il avait devant lui à Thiais, et que le général de Maussion se plaçait à Bagneux, le vrai mouvement offensif était indiqué par le plateau de Châtillon. La division d’Hugues, formant la gauche, devait s’avancer sur Petit-Bicêtre, puis, si on n’était pas arrêté, sur Verrières. La division de droite, partant de Clamart sous le général de Caussade, avait la mission de gagner Vélisy, Villacoublay sur la route de Versailles, en passant par la ferme de Dame-Rose, par la ferme de Trivaux ; elle devait être appuyée par le régiment provisoire de zouaves qui était à Meudon, et qui avait l’ordre de la rejoindre en marche. Entre les deux ailes, au centre, la cavalerie devait se former en six colonnes de deux escadrons, couvrant le plateau, reliant les deux divisions. Chaque colonne était suivie de deux batteries d’artillerie qui, au premier signal, devaient passer dans les intervalles des escadrons, se déployer, et, s’il se pouvait, gagner les crêtes du ravin de la Bièvre, d’où l’on pourrait foudroyer les Prussiens. Le plan était fort simple, restait malheureusement l’imprévu.

A cinq heures du matin, le 19, on s’ébranlait, et jusqu’à sept heures les choses ne semblaient pas défavorables. On était déjà aux prises avec l’ennemi ; l’artillerie avait pu se déployer, se porter en avant et ouvrir un feu des plus sérieux sans être arrêtée par les Prussiens. La division d’Hugues, ayant en tête le 7e bataillon de mobiles de la Seine, atteignait les premières maisons de Petit-Bicêtre, lorsque tout à coup retentissaient sur la droite des cris aigus se mêlant au bruit de la fusillade. Une affreuse panique venait de s’emparer des zouaves, qui entraient à peine en ligne vers Trivaux et qui se débandaient follement avant d’avoir combattu, malgré tous les efforts de leurs chefs. Le général Ducrot, s’apercevant aussitôt de ce qui arrivait, se précipitait avec ses officiers pour essayer de rallier tout ce monde éperdu. Un instant les zouaves semblaient se laisser ramener : aux premiers obus qui blessaient quelques hommes, ils prenaient de nouveau et cette fois définitivement la fuite à travers les bois de Clamart, pour ne s’arrêter qu’à Paris, où ils allaient dès le matin propager une panique dont ils étaient les seuls auteurs ; 300 d’entre eux seulement se repliaient vers Meudon et y restaient jusqu’au soir. Il faut dire que ces zouaves n’étaient point encore de vrais zouaves ; c’étaient des conscrits de la veille, rassemblés, habillés en toute hâte, qui depuis pendant tout le siège se sont vaillamment relevés de cette défaillance de leur première affaire.

Le gros de la division Caussade néanmoins tenait encore et gagnait du terrain du côté de Villacoublay ; mais ces régimens, très nouveaux, très inexpérimentés eux-mêmes, vivement impressionnés de la fuite et des cris des zouaves, commençaient à s’émouvoir ; ils flottaient. Les tirailleurs finissaient par reculer, se rejetant sur la ligne de bataille qu’ils rompaient, et ici encore le désordre apparaissait. Le général en chef revenait à la charge, s’efforçant de raffermir ces malheureux soldats, qui se massaient autour de lui comme un troupeau effaré. La débandade était moins grande que parmi les zouaves, elle devenait pourtant sensible. Évidemment on ne pouvait plus songer à poursuivre le mouvement offensif qu’on avait commencé. Ordre était donné au général de Caussade de reprendre ses positions de Clamart, au général d’Hugues de revenir en arrière du Télégraphe, dans la direction de Fontenay-aux-Roses. L’artillerie à son tour se repliait par le plateau, mais elle se repliait lentement, combattant toujours et opposant la plus ferme contenance au feu de l’ennemi, qui s’animait par degrés. A dix heures, on se retrouvait dans la redoute.

Rien n’était encore désespéré cependant. On n’avait pas réussi dans la marche offensive du matin, on rentrait dans ses positions, et on n’avait pas perdu trop de monde. Le général Ducrot, sans se laisser ébranler, ne songeait qu’à se mettre en défense. La redoute était armée de huit pièces, les six de la batterie du capitaine Buloz, deux détachées d’une batterie qu’on avait placée au Télégraphe ; à cela, on joignait des mitrailleuses, et le reste de l’artillerie était distribué à droite et à gauche du plateau, de façon à faire face à tout ce qui pouvait survenir. Ce n’était plus maintenant une affaire d’infanterie, c’était un duel d’artillerie engagé avec les batteries allemandes, et ce duel, nos canonniers le soutenaient vigoureusement, habilement, sans désavantage ; on arrivait même un instant à éteindre le feu des Prussiens ou des Bavarois et à les arrêter dans les mouvemens dont ils nous menaçaient. Entre midi et une heure, la situation semblait encore assez bonne, lorsque le commandant en chef, établi lui-même dans la redoute, apprenait avec surprise que le général de Caussade, qu’il supposait toujours à Clamart, était déjà rentré dans Paris. Ce vieux et honnête divisionnaire, accoutumé à faire son devoir, mais un peu troublé sans doute par tous les événemens auxquels il assistait depuis quelque temps, avait cru que tout était fini, et qu’il n’avait rien de mieux à faire que de ramener ses soldats dans Paris. Il en résultait que la droite de l’armée n’existait plus, et d’un autre côté la gauche elle-même aurait commencé à être en péril, si le général d’Hugues, se mettant vaillamment à la tête de ses troupes, ne les eût reportées un peu en avant. C’était assurément une complication grave.

Pendant ce temps que se passait-il dans Paris ? La rentrée un peu confuse de la division Caussade avait naturellement confirmé l’idée qu’on avait essuyé un désastre. Le général Trochu, qui s’était fait annoncer à Châtillon, avait rencontré sur sa route les troupes qui revenaient, et, sans aller plus loin, vers midi, il s’était hâté d’appeler à la défense du front sud de l’enceinte une des deux divisions du 13e corps qui restaient encore à Vincennes. Le général Vinoy lui-même venait à deux heures s’établir à la gare Montparnasse, pressant autant que possible l’arrivée de ses troupes. On croyait presque en vérité voir d’un instant à l’autre déboucher les Prussiens. Le général Vinoy dit dans son récit qu’il « attendait avec impatience l’arrivée de la tête de colonne de la division Blanchard, afin d’opposer une résistance sérieuse à l’ennemi dans le cas où il tenterait de poursuivre son avantage jusqu’à attaquer peut-être Paris de vive force… »

Chose étrange, à une si petite distance on ne savait même pas ce qui se passait sur ce champ de bataille de Châtillon, et on ne prenait pas des moyens trop efficaces pour le savoir. On voyait des fuyards, et cela paraissait trancher la question. On croyait le général Ducrot positivement perdu ; à coup sûr, il n’était point à l’aise. Il ne se sentait pas pourtant aussi compromis qu’on le pensait à Paris, et au moment où l’on croyait déjà voir l’ennemi arriver sur l’enceinte, il le tenait à distance par ce combat de canon que nos officiers et nos artilleurs soutenaient toujours avec la plus grande fermeté, qu’ils ne suspendaient un instant vers une heure que parce que le canon allemand se taisait. Le colonel Bonnet avec le 15e de marche occupait même encore le Plessis-Piquet, criblant les Bavarois de sa fusillade. Le général Ducrot était si pénétré de l’importance de la position qu’il songeait à s’enfermer avec quelques centaines d’hommes dans la redoute pour s’y défendre jusqu’à la dernière extrémité. C’était tout risquer, il est vrai, et même dépasser les intentions du gouverneur de Paris. D’un autre côté, on s’aperçut d’un détail assez vulgaire : on n’avait pas d’eau pour les besoins des hommes et des chevaux, on n’en pouvait trouver ni sur le plateau, ni dans le village de Châtillon, où toutes les conduites avaient été coupées.

Tout se réunissait ; on ne pouvait arrêter indéfiniment les Bavarois, qui commençaient à s’avancer en fortes masses, et dès lors il fallait bien se résigner à lâcher prise. Un peu après quatre heures, le général Ducrot s’y décidait non sans peine. Par un contre-temps de plus, lorsqu’il fallut en venir là les conducteurs d’artillerie qu’on avait laissés en arrière s’étaient repliés dans la plaine jusque sous les forts ; il n’y avait plus moyen d’enlever les canons de la redoute, qui sans cela n’auraient point été perdus. Les mitrailleuses furent sauvées avec des chevaux d’officiers ; on encloua avec chagrin les canons qu’on se voyait obligé d’abandonner, et le général en chef quittait la redoute avec tout son monde, notamment avec une compagnie de mobiles d’Ille-et-Vilaine qui était restée auprès de lui jusqu’au bout. Il partait le dernier sans être nullement inquiété. Au moment où il arrivait à Vanves, vers cinq heures et demie, le commandant du fort recevait du gouvernement une dépêche par laquelle on lui demandait s’il n’avait pas de nouvelles de la « personne » du général Ducrot. On n’en savait pas plus que cela ; on croyait l’affaire terminée depuis longtemps lorsqu’elle finissait à peine, lorsque le commandant des opérations revenait du combat ramenant les divisions d’Hugues et de Maussion sous les forts de Vanves et de Montrouge.


IV

C’était la première bataille du siège de Paris. Par elle-même, elle n’avait assurément rien que d’honorable. Il y avait eu, il est vrai, dès le matin un certain désordre, des défaillances de jeunes troupes, cette fuite des zouaves à travers les bois de Clamart que M. Gambetta, en homme d’imagination et préludant à ses bulletins de Tours, prétendait avoir vue à sept heures du matin, du haut des remparts du fort de Bicêtre[4]. En réalité, ces désordres n’avaient été que partiels. D’autres troupes avaient montré de la bonne volonté et de la fidélité au devoir. L’artillerie surtout, l’artillerie, qui avait eu le principal rôle, avait déployé la plus intelligente fermeté, et on n’avait quitté la redoute, à quatre heures, qu’après avoir combattu toute la journée. Les historiens allemands, qui ont attribué la prise de Châtillon à « l’impétuosité bavaroise, » ont oublié d’ajouter que ces « impétueux Bavarois » n’avaient eu à prendre qu’un ouvrage abandonné, et qu’ils n’étaient entrés dans cet ouvrage que quelques heures après le départ du dernier soldat français. Le résultat définitif n’était pas moins d’une triste gravité, puisque dans ce jour de combat on venait de perdre une position maîtresse, dominant les routes de Versailles aussi bien que les murs de Paris, et le résultat s’aggravait encore de toutes les exagérations, de toutes les excitations qui se répandaient aussitôt dans la grande ville, de cette idée de la démoralisation de l’armée qui s’attachait à cette malheureuse affaire. L’épreuve était réelle, et on y ajoutait le trouble de l’imagination. On vivait sous une de ces impressions maladives qui se composent d’exaspération et de défiance. Rien ne peint mieux l’état moral de Paris dans cette journée que cette anxiété d’un instant partagée par les chefs militaires eux-mêmes, cette crainte d’une irruption de l’ennemi sur les remparts, et depuis en effet, au camp des vainqueurs comme au camp des vaincus, au souvenir d’une occasion semblable perdue par les Anglo-Français devant Sébastopol, on s’est bien souvent fait cette question : pourquoi les Prussiens n’essayaient-ils pas le 19 septembre d’entrer de vive force dans Paris ?

C’est là peut-être l’éternelle méprise de ceux qui croient que l’audace suffit à tout ou qui mettent leur imagination à la place des faits. Certainement les Prussiens auraient tenté l’aventure, s’ils avaient cru le pouvoir, et s’ils ne l’ont pas fait, c’est qu’ils ne le pouvaient pas, c’est que ce n’était pas aussi simple qu’on le croit. Était-il donc si facile de se jeter sur une ville comme Paris pour l’enlever d’un seul coup, par une sorte de surprise ? Sans être aussi efficacement protégés par des tranchées et aussi puissamment armés qu’ils l’ont été plus tard, les forts avaient déjà tout ce qu’il fallait pour se faire respecter, pour briser une attaque de leur feu ou pour la rendre tout au moins singulièrement meurtrière. Ils auraient fait mentir M. de Bismarck, qui affectait plus de confiance qu’il n’en ressentait peut-être, ou qui parlait fort à la légère lorsqu’il disait à M. Jules Favre que, si on le voulait, on prendrait un fort en quatre jours. L’enceinte elle-même commençait à être dans un suffisant état de défense, de façon à ne pas se laisser aborder impunément. Avec tout ce qu’on avait, on aurait bien trouvé de 60,000 à 80,000 soldats, dont quelques-uns pouvaient faiblir en rase campagne, mais qui à l’abri des défenses accumulées auraient tenu avec fermeté, appuyés par 100,000 mobiles, puis par cette dernière et puissante réserve de la garde nationale, incohérente si l’on veut, enflammée en définitive par la passion de combattre pour ses foyers, pour l’honneur de la grande cité.

Tourner le fort de Montrouge, ou forcer le passage entre Vanves et Issy, venir se jeter sur l’enceinte avec la chance de se heurter contre des masses protégées par la position, c’était assurément une grosse entreprise, et pour tenter si violemment, si témérairement la fortune, de quoi disposaient les chefs de l’armée allemande ? Ils n’avaient pas encore toutes les forces qu’ils ont eues depuis. Ils arrivaient devant Paris avec 122,000 hommes d’infanterie, 24,000 cavaliers et 632 bouches à feu. Une moitié de cette armée occupait le nord de Paris ; c’était donc avec ce qui restait qu’il fallait risquer ce coup d’audace qu’on a pu croire possible, brusquer l’assaut du front sud ! Si on réussissait, même au prix de torrens de sang, rien de mieux, la question était tranchée ; si on échouait, et il y avait certes beaucoup de chances contraires, l’effet pouvait être immense et changer la face de la guerre en réveillant la confiance dans le pays tout entier comme à Paris, en permettant peut-être à l’Europe d’offrir sa médiation, éventualité que la Prusse tenait à écarter par-dessus tout.

La vérité est que les Allemands ne se préoccupaient pas extrêmement de jouer cette dangereuse partie, et ce combat même de Châtillon qu’ils se voyaient obligés de soutenir dans leur mouvement sur Versailles leur prouvait que, si Paris n’avait pas une armée des plus complètes, des plus aguerries, il avait encore des forces régulières en état de combattre. Peu de jours après, M. de Chaudordy, délégué des affaires étrangères à Tours, écrivait à M. Jules Favre : « Il paraît certain que les Prussiens ont beaucoup souffert devant Issy (combat de Châtillon), qu’ils ne s’attendaient pas à la défense de Paris, et qu’ils en sont troublés… » Je ne crois pas que les Prussiens fussent bien troublés, puisque le 19 septembre un peu après midi le Ve corps reprenait sa marche sur Versailles, laissant les Bavarois seuls en face de nous. Ils comprenaient du moins qu’ils ne devaient rien risquer, et la meilleure preuve qu’ils n’avaient pas la pensée de se jeter à notre poursuite jusque sous le rempart, c’est qu’ils ne nous remplaçaient pas même immédiatement à Châtillon : ils laissaient venir la nuit ; mais à Paris on ne savait pas tout cela. L’incertitude et l’obscurité grossissaient les événemens. On voyait déjà l’ennemi aux portes, et la première conséquence de cet ébranlement moral aussi bien que de l’incident militaire de la journée était l’abandon de toutes les défenses extérieures. La chute de Châtillon déterminait l’évacuation de Meudon, de Brimborion, de Montretout, même de Gennevilliers. Toutes les troupes étaient immédiatement ramenées dans Paris. La division de Maud’huy, qui n’avait été nullement entamée dans ses positions de Villejuif, était rappelée en ville comme les autres. Du même coup, on faisait sauter les ponts de Billancourt, de Sèvres, de Saint-Cloud, d’Asnières, de Clichy, de Saint-Ouen. Le Mont-Valérien restait notre seule sentinelle extérieure, et la dernière communication laissée intacte entre les deux rives de la Seine était le pont de Neuilly.

Jusque-là rien n’est plus vrai, on n’avait pas cru à la possibilité de cette opération extraordinaire d’un investissement aussi complet, aussi absolu, dépassant la mesure de toutes les combinaisons militaires connues. On considérait presque comme une chimère ambitieuse et vaine cette idée du siège ou du blocus d’une place défendue par une enceinte d’un développement de plus de 30 kilomètres, protégée par des forts décrivant une ligne circulaire de 60 à 80 kilomètres. On s’était dit, sur la foi des calculs ordinaires, que pour faire un tel siège il faudrait un matériel d’artillerie colossal qu’une armée traînerait difficilement après elle à 600 kilomètres de sa base d’opérations, que pour accomplir un tel investissement il faudrait 500,000 ou 600,000 hommes au moins. Qu’on pût réussir à empêcher les grands convois de ravitaillement d’arriver à la place assiégée, ce n’était point impossible, et c’était déjà beaucoup ; on n’imaginait pas un blocus tel qu’il pût interdire la plus simple communication. Toutes ces difficultés n’avaient point échappé aux chefs de l’armée allemande ; ils avaient remué le problème dans tous les sens, ils l’étudiaient depuis longtemps, et lorsqu’en 1867, à l’époque de l’exposition, les ministres de l’empire conduisaient M. de Moltke sur la butte Chaumont pour lui offrir le spectacle de Paris et de ses splendeurs, ils ne se doutaient pas qu’ils lui montraient un champ de bataille, que trois ans après ces campagnes déployées autour de Paris seraient occupées par les armées allemandes, que ces monumens qui se dessinaient à l’horizon recevraient des obus allemands. M. de Moltke, lui, regardait peut-être le spectacle moins en amateur du pittoresque qu’en stratégiste.

Même avant Sedan et à plus forte raison après Sedan, les chefs de l’armée allemande n’avaient point hésité un instant à marcher sur Paris. Seulement seraient-ils obligés de faire un siège régulier ? se borneraient-ils à un investissement ? Toute la question était là pour eux. Elle ne les prenait certes au dépourvu d’aucune manière. Ils avaient préparé un immense parc de siège qui n’attendait qu’un ordre de départ à Mayence ; mais on n’était pas maître des chemins de fer. Toul, qui tenait encore, quoique près de tomber, gênait singulièrement le passage sur la ligne de Nancy ; les transports étaient difficiles, il faudrait du temps pour amener sous Paris un attirail de siège qui ne pourrait pas être de moins de 600 pièces d’artillerie, qui nécessiterait de gigantesques approvisionnemens de munitions. On n’y renonçait pas, et en attendant on s’était décidé pour l’investissement. On comptait un peu sur les agitations intérieures, qui dévoreraient Paris, sur la famine, qui arriverait bientôt ; on ne croyait pas que Paris eût pour plus de six semaines et à la dernière extrémité pour plus de dix semaines de vivres. M. de Bismarck le disait lestement à M. Jules Favre dans l’entrevue de Ferrières. « Je ne vous dis pas que nous livrions un assaut à Paris, il nous sera peut-être plus commode de l’affamer en nous répandant dans vos provinces ;… nous empêcherons les arrivages avec 80,000 hommes de cavalerie, et nous sommes résignés à rester chez vous tout le temps nécessaire… » Qu’en résulterait-il ? M. de Bismarck lui-même s’en effrayait d’avance. Dès les premières semaines, par des circulaires ou par des mémoires, il s’efforçait de décliner aux yeux de l’Europe la responsabilité des affreux malheurs qui pourraient arriver dans Paris, à la fois affamé et bombardé. Il disait au roi : « Je m’attends pour ma part à voir un dénoûment qui dépassera en fureurs et en désastres tout ce que les historiens ont raconté de la prise de Jérusalem. Plusieurs centaines de mille habitans peuvent périr dans les horreurs de la faim ou dans un vaste incendie. » On ne pouvait pas dire du moins qu’on ignorait ce qui pouvait arriver ; mais la résolution était prise, et le combat de Châtillon suspendait à peine pour quelques heures l’exécution d’un plan qui réussissait absolument comme on l’avait prévu, peut-être même encore plus qu’on ne l’avait prévu.

Le 19 septembre au soir en effet, les Allemands avaient accompli avec une rigueur méthodique, au nord comme au sud de Paris, tous les mouvemens fixés dès le 15. L’armée de la Meuse, opérant au nord, avait eu à peine quelques petits engagemens avec des forces françaises à Pierrefitte, à Montmagny, et avait pris ses positions. Le IVe corps poussait jusque vers la Seine au-dessous d’Argenteuil, tandis que la 5e et la 6e division de cavalerie, un peu retardées, passaient bientôt le fleuve pour aller se relier à la IIIe armée dans la direction de Versailles. À la gauche du IVe corps, au-dessus de Saint-Denis, la garde, ayant son quartier-général à Gonesse, occupait la ligne de Garges, Blanc-Mesnil, Aulnay-lès-Bondy, et elle se couvrait aussitôt en dérivant le canal de l’Ourcq, dont on utilisait les eaux pour former une inondation entre Dugny et Sevran. Le XIIe corps, inclinant vers l’est et la Marne, s’établissait sur la ligne de Sevran, Livry, Montfermeil, Chelles. La division wurtembergeoise, venant à la suite, devait rester d’abord entre la Marne et la Seine. Cette occupation du nord, allant de l’ouest à l’est, s’était faite, à vrai dire, sans difficultés sérieuses, sans autres accidens que quelques escarmouches d’éclaireurs ou quelques canonnades de nos forts, destinées à tenir en respect les partis allemands trop avancés en montrant à l’ennemi jusqu’où il pouvait aller. Pendant ce temps, la IIIe armée, passant la Seine, décrivait de son côté son mouvement vers le sud. Le Ve corps, qui tenait la tête et qui se trouvait le 19 au matin à Bièvre, s’était heurté contre nos divisions en avant de Châtillon ; mais bientôt, voyant l’attaque française arrêtée, il continuait sa marche sur Versailles, laissant en position devant nous le IIe corps bavarois, qui était suivi à son tour du VIe corps, appuyé à Choisy-le-Roi et venant prendre dans cette région des postes qu’il n’a pas cessé d’occuper pendant tout le siège. Le Ve corps touchait déjà par ses têtes de colonne à Versailles vers deux-heures, et de ces troupes, qui défilaient incessamment jusqu’au soir, une partie restait dans la ville, qui ne s’appartenait plus désormais, l’autre partie s’écoulait vers Saint-Germain, puis vers la Seine, dans la direction de Chatou, pour rejoindre le IVe corps, venant du côté de Saint-Denis.

Dès lors la jonction était faite. Les forces allemandes se reliaient de tous côtés au nord et au sud, sur la haute et la basse Seine. Chaque corps avait sa zone d’investissement tracée et son rôle défini d’avance. Versailles restait le grand campement de l’invasion, et c’était, surtout le premier jour, un campement bizarre, bruyant, confus en apparence et au fond très rigoureusement, très méthodiquement ordonné. On sentait la puissance inflexible de la discipline dans ces premiers désordres de la prise de possession d’une ville inconnue par des troupes qui sortaient d’un nouveau combat, qui arrivaient exténuées de fatigue et exaltées par le triomphe. Réquisitions, brutalités, déprédations, rien ne manquait, rien ne troublait le service. Ils étaient à peine arrivés que déjà les bivouacs se rangeaient dans les avenues, les forges de campagne fonctionnaient sur la Place d’Armes, les voitures étaient en réparation. C’est un récit fait sous les auspices des autorités municipales de Versailles qui le dit : « tout, même la violence, avait sa règle tracée d’avance, de façon à laisser les passions mauvaises du soldat se satisfaire sans troubler l’ordre nécessaire à l’ensemble. » Si Paris était investi, Versailles était occupé, et entre les deux villes s’élevait désormais un mur d’airain.

C’était assurément une opération hardie de venir cerner Paris, s’établir à Versailles, non pas avec les 80,000 hommes de cavalerie dont M. de Bismarck parlait à M. Jules Favre, mais avec 24,000 cavaliers et 125,000 hommes d’infanterie. En se mettant aussitôt à l’œuvre pour organiser l’investissement et assurer leurs positions, en poussant leurs avant-postes sur les hauteurs de Saint-Cloud, à Sèvres, à Meudon, les Prussiens sentaient bien eux-mêmes leur faiblesse. Le Ve corps particulièrement ne pouvait suffire à défendre l’intervalle de Chatou à Meudon avec l’obligation d’occuper Versailles. Aussi les chefs de l’armée allemande pressaient-ils l’arrivée de forces nouvelles. Ils appelaient le Ier corps bavarois, qui se plaçait à Montlhéry pour marcher bientôt de là sur Orléans, le XIe corps, qui venait prendre sa place dans les lignes d’investissement vers Sèvres, une division d’infanterie qui était avec le grand-duc de Mecklembourg à Reims, une division de landwehr de la garde que la chute de Strasbourg rendait libre le 28 septembre. Bref, en peu de jours, les Allemands allaient avoir autour de Paris, pour assurer l’investissement ou pour le protéger à l’extérieur, un peu plus de 200,000 hommes d’infanterie et 35,000 hommes de cavalerie. C’était l’œuvre des premières semaines, c’était tout ce qu’on pouvait faire pour le moment, et ici, au début d’une si colossale entreprise, commencée avec de si faibles moyens, il est bien facile de voir ce qu’on aurait pu se promettre de la défense de Paris, si on avait eu, non pas même l’armée de Bazaine, qui en tenant encore à Metz rendait le service d’immobiliser devant elle plus de 200,000 Prussiens, mais l’armée qui était allée se perdre à Sedan. Évidemment, si le maréchal de Mac-Mahon eût été autour de Paris avec son armée, les Allemands n’auraient pu passer la Seine ni avec les 150,000 hommes qu’ils avaient le premier jour, ni avec les 240,000 hommes qu’ils avaient quelques jours plus tard. L’investissement eût été impossible. Tout ce qu’on avait pu faire avec les modestes forces dont on disposait avait été ce combat de Châtillon, qu’on venait de livrer, et qui n’avait pu rien empêcher.

Ainsi le soir du 19 septembre tout s’accomplissait à la fois. Au moment où M. Jules Favre revenait de Ferrières avec la conviction qu’il n’y avait point de paix possible, sauf par la soumission au vainqueur, le combat de Châtillon était le dernier effort de la défense extérieure et le signal du véritable siège. Les Allemands avaient la clé de la grande ville, autour de laquelle se resserrait d’un seul coup le cercle de l’investissement, et Paris, violemment rejeté en lui-même, restait désormais cerné de toutes parts, emprisonné avec ses émotions, ses incohérences, ses agitations, mais aussi avec cette inépuisable ardeur d’espérance et d’illusion qui allait le soutenir pendant cinq mois.


CHARLES DE MAZADE.

  1. Voyez la Revue du 15 septembre, du 15 octobre, du 15 décembre 1872, et du 1er mars 1873.
  2. Le gouvernement de la défense nationale, je me borne à le rappeler, se composait des députés de Paris et de ceux qui étaient considérés comme tels quoique ayant opté pour la province après une double élection à Paris et dans les départemens. Ils étaient au nombre de onze, MM. Jules Favre, Gambetta, Jules Simon, Ernest Picard, Jules Ferry, Emmanuel Arago, Eugène Pelletan, Garnier-Pagès, Crémieux, Glais-Bizoin et Rochefort. Le général Trochu était nommé président du gouvernement, il l’avait du reste exigé, avec de pleins pouvoirs militaires. Le ministère se composait ainsi : M. Jules Favre aux affaires étrangères, M. Gambetta à l’intérieur, M. Picard aux finances, M. Crémieux à la justice, M. Jules Simon à l’instruction publique, le général Le Flô à la guerre, M. Dorian aux travaux publics, M. Magnin au commerce. La question ministérielle ne fut pas décidée sans un vif débat. M. Ernest Picard soutenait qu’on devait être avant tout un gouvernement de défense nationale, sans exclusion, sans esprit de parti, et il disputait le ministère de l’intérieur à M. Gambetta, qu’il ne pouvait considérer comme représentant cette politique. Il demanda qu’on votât par bulletin. M. Gambetta eut une voix de majorité. Vaincu, M. Picard semblait vouloir se retirer. On insista pour le retenir en l’envoyant aux finances. Il répondit : « Si c’est une consigne, et si vous me considérez comme un soldat que vous envoyez à un poste, j’obéirai. »
  3. On invoquait d’autres raisons, il faut l’avouer, et les meilleures n’étaient peut-être pas celles qui avaient le plus de puissance. Les procès-verbaux des délibérations du gouvernement de la défense contiennent ceci à la date du 8 septembre : « M. Garnier-Pages fait observer que la question pour ses collègues est de savoir si les élections seront républicaines. Si on en était sûr, on n’hésiterait plus. Or sa conviction est que les élections seront d’autant plus républicaines qu’elles seront faites plus vite. Elles le seront bien moins, si on en vient là après une capitulation. Il résume son opinion : « les élections, la levée en masse et une revue générale. » Ainsi voilà des hommes, placés en face de l’invasion et d’une armée ennemie formidable-mont organisée, qui en sont à discuter pour savoir si les élections seront plus ou moins républicaines, et à découvrir ces merveilleux spécifiques : la levée en masse et une revue générale ! — Autre opinion : « Si l’ennemi n’était pas là M. Simon serait d’avis de convoquer une assemblée ; mais aujourd’hui elle affaiblirait le gouvernement, traiterait avec l’ennemi pendant que l’on combattrait à Paris, et ne profiterait qu’à l’orléanisme… » Rapport de M. Chaper, au nom de la commission d’enquête sur les actes du gouvernement de la défense nationale.
  4. Voyez les procès-verbaux des délibérations du gouvernement de la défense nationale. — Rapport de M. Chaper.