La Grande Morale/Livre I/Chapitre 16

CHAPITRE XVI.

§ 1. Il nous reste encore à examiner si la préférence réfléchie qui détermine notre choix, doit, ou non, passer pour un appétit. L’appétit se retrouve dans les autres animaux comme dans l’homme ; mais la préférence qui choisit, n’y apparaît pas. C’est que la préférence est toujours accompagnée de la raison, et que la raison n’est accordée à aucun autre animal. Ainsi donc, on pourrait conclure que la préférence n'est pas un appétit.

§ 2. Mais du moins, est-elle la volonté ? Ou bien, n'est-elle même pas davantage la volonté? La volonté peut s'appliquer même aux choses impossibles ; et, par exemple, nous voudrions être immortels. Mais nous ne le préférons pas par un choix réfléchi. En outre, la préférence ne s'applique pas au but lui-même qu'on poursuit, mais aux moyens qui peuvent y mener; et par exemple, on. ne peut pas dire qu'on préfère la santé ; mais on préfère, entre les choses, celles qui la procurent, la promenade, l'exercice, etc. ; et de que nous voulons, c'est la fin même ; car nous voulons la santé.

§ 3. Cette distinction nous indique évidemment la différence profonde de la volonté, et de la préférence réfléchie, qui décide notre choix. La préférence, comme son nom même l'exprime assez clairement, signifie que nous préférons telle chose à telle autre ; et, par exemple, le meilleur au moins bon. Lorsque nous comparons le moins bon au meilleur, et que nous avons la liberté du choix, c'est en ce sens spécial que l'on peut dire proprement qu'il y a préférence.

§ 4. Ainsi,. la préférence ne se confond, ni avec l'appétit, ni avec la volonté. Mais la pensée est-elle au fond la préférence ? On bien, la préférence n'est-elle pas non plus la pensée ? Nous pensons, et nous imaginons une foule de choses dans notre pensée. Mais ce que nous pensons, peut-il être aussi l'objet de notre référencé et de notre choix? Ou ne le peut-il pas ? Ainsi, par exemple, nous pensons souvent aux évènements qui se passent chez les Indiens ; pouvons-nous y appliquer notre préférence, comme nous y appliquons notre pensée ? Par là, on voit que la préférence ne se confond pas du tout avec la pensée.

§ 5. Puis donc que la préférence ne se rapporte isolément à aucune des facultés de l'esprit que nous venons d'énumérer, et que ce sont là tous les phénomènes de l'âme, il faut nécessairement que la préférence soit la combinaison de quelques-unes de ces facultés, prises deux à deux. Mais comme la préférence ou le choix s'applique, ainsi que je viens de le dire, non pas à la fin même qu'on poursuit, mais seulement aux moyens qui y mènent ; comme en outre elle ne s'applique qu'à des choses qui nous sont possibles, et dans les cas où l'on peut se poser la question de savoir si telle ou telle chose doit être choisie, il est clair qu'il faut préalablement penser à ces choses et délibérer sur elles, et que c'est seulement après que l'un des deux partis nous a semblé préférable à l'autre, toute réflexion faite; qu'il se produit en nous une certaine impulsion qui nous porte à faire la chose. Alors, en agissant ainsi, nous paraissons agir par préférence.

§ 6. Si donc la préférence est une sorte d'appétit et de désir, précédé et accompagné d'une pensée réfléchie, l'acte volontaire n'est pas un acte de préférence. En effet, il est une foule d'actes que nous faisons de notre plein gré, avant d'y avoir pensé et réfléchi. Nous nous asseyons, nous nous levons, et nous accomplissons mille autres actions volontaires, sans y penser le moins du monde, tandis que, d'après ce qu'on vient de voir, tout acte qui se fait par préférence est toujours accompagné de pensée.

§ 7. Ainsi donc, l'acte volontaire n'est pas un acte de préférence ; mais l'acte de préférence est toujours volontaire ; et si nous préférons faire telle ou telle chose après mûre délibération, nous la faisons de notre pleine et entière volonté. On a même vu des législateurs, en petit nombre il est vrai, distinguer profondément entre l'acte volontaire et l'acte prémédité, qu'ils plaçaient dans une tout autre classe, en établissant de moindres peines pour les actes de volonté que pour ceux de préméditation.

§ 8. La préférence ne peut donc avoir lieu que dans les choses que l'homme peut faire, et dans les cas où il dépend de nous d'agir ou de ne pas agir, de faire de telle façon ou de telle autre ; en un mot, dans toutes les choses où l'on peut savoir le pourquoi de ce que l'on fait.

§ 9. Mais le pourquoi, la cause n'est pas du tout simple. En géométrie, quand on dit que le quadrilatère a ses quatre angles aux à quatre angles droits, et qu'on demande pourquoi, on répond : C'est que le triangle a ses trois angles égaux à deux droits. Dans les choses de cette espèce, en remontant à un principe déterminé, on en tire le pourquoi. Mais dans les cas où il faut agir et où il y a possibilité de choix et de préférence, il n'en est plus ainsi ; car aucune préférence n'est déterminée. Mais si l'on demande : Pourquoi avez-vous fait cela? Un ne peut que répondre : Parce que je ne pouvais pas faire autrement ; ou bien : Parce que c'était mieux ainsi. C'est uniquement d'après les circonstances qu'on choisit le parti qui semble le meilleur, et ce sont elles qui nous décident.

§ 10. Aussi dans les choses de ce genre, la délibération est possible pour savoir comment il faut agir. Mais il en est tout autrement dans les choses que l’on sait de science certaine. On ne va pas délibérer pour savoir comment il faut écrire le nom d’Archiclès, parce que l’orthographe en est déterminée, et qu’on sait positivement comment il faut l’écrire. Si l’on fait une faute, elle n’est pas dans l’esprit ; elle est uniquement dans l’acte même d’écrire. C’est que dans tous les cas où il ne peut y avoir d’erreur possible pour d’esprit, on ne délibère pas ; et c’est seulement dans les choses où la manière dont elles doivent être n’est pas déterminée exactement, qu’il y a possibilité d’erreur.

§ 11. Mais l’indétermination se trouve dans toutes les choses que l’homme peut faire, et dans toutes celles où la faute peut être double et en deux sens différents. Nous nous trompons donc dans les choses d’action, et par suite également dans les choses qui se rapportent aux vertus. Tout en visant à la vertu, nous nous égarons dans les chemins qui nous sont naturels et ordinaires. La faute alors peut se trouver également et dans l’excès et dans le défaut, et nous pouvons être entraînés à l’un et à l’autre de ces extrêmes par le plaisir ou par la douleur. Le plaisir nous pousse à faire mal, et la douleur nous porte à fuir le devoir et le bien.