Librairie des Publications populaires (p. 261-268).
Une grâce  ►
Deuxième partie


XX

SUR LA ROUTE DE GÊNAC


Pendant que les passions ennemies couvaient dans Mersey, prêtes à exploser furieusement à la première occasion, Albert Détras s’éloignait de la petite ville.

Il avait passé une nuit à l’auberge Chenet, revivant là tous ses souvenirs, et le lendemain, au petit jour il s’était mis en route dans la direction de Gênac.

Les paroles de Justin : « J’ai rencontré, il n’y a pas huit mois, sur la route de Gênac un bonhomme ressemblant bougrement à Panuel, et qui accompagnait une petite écolière de l’âge de Berthe », ces paroles, qui l’avaient fait revivre au moment même où il désespérait, lui bourdonnaient continuellement dans la tête.

« Sur la route de Gênac ! » Il eût voulu amener le petit-fils de la mère Bichu à préciser, mais il se retint. Ses questions eussent pu intriguer le jeune homme et, avant tout, il importait de n’éveiller les soupçons de personne.

D’ailleurs, il n’y avait que dix lieues de Mersey à Gênac. Détras se chargeait bien de ne pas laisser un pouce de terrain inexploré sur ce parcours jusqu’à ce qu’il eût retrouvé ceux qu’il cherchait.

Il était impossible que trois personnes vivant ensemble dans la contrée pussent échapper à sa recherche.

Puis il possédait cette indication : « une petite écolière ». Détras n’avait qu’à diriger son exploration vers tous les établissements scolaires du pays. Cela demanderait peut-être du temps et surtout de la circonspection pour ne pas se faire remarquer, mais à la fin il arriverait.

Si Geneviève et Panuel, en butte aux calomnies perfides et lâches, avaient quitté Mersey, c’était vraisemblablement pour se mettre hors de portée des malveillants. Ils devaient donc habiter maintenant à bonne distance de la petite ville, sans doute plus près de Gênac que de Mersey.

Détras résolut de suivre d’abord la route de Mersey à Gênac en explorant les communes et les hameaux situés à l’ouest de cette route, puis de revenir de Gênac à Mersey, en opérant les mêmes recherches à l’est.

Rapidement, il franchit le bois de Varne, longea celui de Faillan et, après avoir traversé quelques hameaux isolés, se dirigea sur Véran.

Le village n’avait guère changé d’aspect depuis le jour où Céleste s’était enfuie de la ferme de Pierre Mayré ; mais, à côté de ce bâtiment, s’élevait maintenant un petit cabaret, un bouchon aux murs lie de vin et aux volets verts.

Au-dessus de la porte s’étalait une enseigne portant en lettres blanches :

Vins et liqueur. On serre à mangé.

Cette invitation, rédigée par un peintre partisan de la réforme de l’orthographe, fit réfléchir Détras. Il était près de midi ; peut-être, en se reposant et cassant une croûte, pourrait-il se renseigner sur le sujet qui le tenait tant à cœur.

Il entra. Une femme hommasse, paraissant à peu près la quarantaine, si tant est qu’on eût pu mettre un âge sur sa figure criblée de taches de rousseur et entourée de cheveux ébouriffés, se leva du comptoir où elle tricotait et vint à lui.

— Qu’est-ce qu’il faut vous servir ? demanda-t-elle.

C’était la Martine qui, maintenant, ne portait plus son nom.

Nous l’avons abandonnée aux bras de Jean Mayré qui, dans un affolement fait à la fois d’exaspération et de rut, s’était précipité sur elle inconsciemment. Peut-être l’eût-il battue, cette servante qui surgissait comme une espionne au moment même où, dans l’obscurité, il cherchait Céleste. Sa ruée sur elle avait été brutale, mais tout de suite le contact de la chair l’aveugla : il assouvit sur la Martine la rage d’amour qu’il n’avait pu satisfaire sur la fugitive.

D’instinct, la servante était allée au-devant de cet outrage, heureuse de le subir après l’avoir longtemps attendu en vain.

Ce n’était pas seulement le sexe qui parlait en elle, réclamant la satisfaction d’un besoin aussi impérieux chez la fille des champs que chez la mondaine des grandes villes.

C’était aussi une revanche de jalousie et d’orgueil. Pendant des mois, Céleste l’avait éclipsée de sa beauté et de sa grâce naturelle ; pendant des semaines, Jean avait donné la préférence à cette étrangère, humiliant la Martine de ses dédains, la trouvant laide. Maintenant, elle le tenait contre sa poitrine, dans ses bras, lui, le maître, anéanti, tout son orgueil, toute sa colère s’étant fondus en accablement. Dans sa prostration, c’était le mâle impérieux qui demeurait vaincu.

Jean s’éloigna, stupide, de cette fille qu’il avait violée, mais la chose ne devait pas en rester là.

Une idée d’ambition démesurée germait dans la tête de la Martine, celle de devenir la femme du jeune fermier.

Toujours aux aguets, elle avait su jusqu’où était allée la passion de Jean pour l’autre, à une demande en mariage que la Lucette avait été assez folle pour rejeter.

Puisque le fils Mayré était capable de s’abaisser jusqu’à épouser une servante, pourquoi ne serait-ce pas elle aussi bien que cette autre ? Est-ce qu’elle ne la valait pas pour le travail ? Si jamais cette ferme devenait à elle par son mariage avec Jean, on verrait si elle ne s’acharnerait pas à faire produire les pierres mêmes.

Elle était laide, c’est vrai, on le lui avait dit et fait sentir peu généreusement. Mais est-ce que, aux champs, il faut faire tant de manières, rechercher comme à la ville la blancheur des dents et la finesse de la taille ? On n’a pas le choix et elle se répétait, en l’appliquant à Jean, un proverbe vulgaire : « Chien enragé mord partout. »

Et puis, à défaut de beauté, elle était d’une famille honorable. Dieu merci ! on n’eût pu dire d’elle comme de la Lucette qu’on ne savait d’où elle venait. Outre son père et sa mère, journaliers pauvres, morts à la peine après toute une vie de travail au service des mêmes maîtres, elle avait eu un grand-oncle garde champêtre à Saint-Ambre — les registres de la commune en faisaient foi — et même un frère aîné, sorti des zouaves caporal-fourrier, et entré au service de l’État, dans la police de sûreté. À la vérité, depuis de longues années, elle n’avait eu de nouvelles de ce frère qu’elle pouvait revendiquer comme une gloire de la famille, mais elle le retrouverait s’il le fallait. Voilà une filiation qui valait bien quelques écus au soleil !

La Martine connaissait Pierre Mayré et n’était pas sans appréhensions sur la façon dont il accueillerait son désir de l’avoir pour beau-père. Pourtant, puisqu’il avait consenti à un mariage avec une sans-le-sou comme la Lucette, il ne pouvait se montrer intraitable : il n’y a que le premier pas qui coûte.

Deux jours se passèrent sans que Jean adressât la parole à la Martine ; mais le troisième jour, ce fut elle qui alla à lui.

Elle le guettait et tout d’un coup, au milieu du champ elle surgit devant lui, dans un débraillé qui laissait voir sa poitrine, la seule chose qu’elle eût de belle. Cette fois encore il la prit.

Si ignorante fût-elle, la Martine suivait et calculait ce bouillonnement du mâle. Le vague idéalisme qui avait porté Jean à s’éprendre de Céleste, belle et pauvre, s’était dissipé, étouffé par le milieu abrupt, le besoin violent, et les tendances ancestrales : la petite fleur bleue avait vécu.

Le fils Mayré revint donc à la Martine, et, peu à peu, sans l’aimer, s’y habitua. Il y avait des moments où elle le dégoûtait, où il se sentait des envies de la battre, ignorant pourquoi ; et puis, il s’abandonnait. C’était lui maintenant qui, tous les deux ou trois jours, allait la chercher.

Pierre Mayré et sa femme devinaient leurs relations, mais ils ne disaient rien. Au fond, ils s’estimaient heureux que leur fils eût sous la main ce qu’il lui fallait, sans besoin d’aller à la ville courir après les gueuses qui coûtent de l’argent et quelquefois vous pourrissent jusqu’aux os. Ils constataient, du reste, avec plaisir, que leur servante conservait pour eux le même respect.

Mais un jour le fermier ayant dit pour plaisanter à la Martine :

— Faites attention, ma fille, il me semble que votre ventre s’arrondit. N’allez pas nous faire un enfant sans père.

Elle répondit tranquillement :

— Oh ! n’ayez pas peur notre maître ! Le père ne serait pas loin.

Pierre Mayré tressaillit, quelque peu inquiet.

— Que voulez-vous dire ? fit-il brusquement en fixant sur la servante un regard qui manquait de douceur.

La Martine ne baissa pas les yeux et répondit :

— Notre maître, il y a quasiment trois semaines que Jean m’a prise de force.

— Prise de force ! Ah ! garce, tu as été trop heureuse. Jamais tu ne t’es trouvée à pareille fête. Je te conseille de te plaindre !

Cette sortie de Mayré n’intimida pas la Martine qui répliqua :

— Je ne me suis point plainte parce que je ne veux pas faire tort à M. Jean. Je sais bien qu’il est un honnête homme et qu’il réparera…

— Il réparera ! Ah ! gueuse !

Le fermer ponctua cette interruption d’une formidable gifle qui fit pivoter la Martine sur elle-même. Après quoi, comme elle lui présentait involontairement la partie la plus charnue de sa personne, il lui détacha un formidable coup de pied dans le derrière.

La Martine fit deux pas en chancelant et se retira sans en demander davantage, meurtrie dans sa chair plus encore que dans son amour-propre, car elle se rendait bien compte de l’énormité de sa prétention matrimoniale. Cette prétention, elle l’avait formulée pour brûler ses vaisseaux, mais en s’attendant bien à une explosion de colère du fermier. L’explosion n’avait pas manqué.

Pendant deux jours, la Martine demeura muette, sous les regards courroucés ou ironiques du fermier, et continuant son travail comme si rien n’était arrivé. Mais lorsque Jean voulut de nouveau assouvir son besoin, elle se refusa obstinément.

— Non, monsieur Jean, dit-elle, vous m’avez trompée.

— Je t’ai trompée !

— Oui, vous m’avez prise de force, d’abord… Je n’ai rien dit pour ne pas vous causer d’ennuis… et puis, vous avez continué… vous m’avez séduite… j’ai cru en vous, je vous ai aimé. Et maintenant, votre père me dit que je suis une fille de rien, qu’il ne consentira jamais à notre mariage…

— Notre mariage !

Jean, étourdi comme du choc d’un boulet en pleine poitrine, regardait cette fille laide à laquelle il n’avait pas dit jusqu’alors dix mots. C’était vrai ! Il l’avait prise ; mais séduite ?

Et tandis que l’idée d’un mariage avec la Lucette ne lui causait qu’une fièvre d’impatience, celle d’une union légale et à vie avec la Martine, lui faisait éprouver non pas une répulsion, mais une stupeur indicible.

Pourtant, par une antithèse bizarre, mais fréquente, son désir charnel s’exaspérait ; machinalement, ses mains avaient saisi la servante.

Celle-ci repoussa l’étreinte et s’enfuit contente. Elle avait maintenant lancé le grand mot à la fois au père et au fils. Avec le temps, ils pourraient s’habituer à l’idée de ce mariage, surmonter leurs répugnances. Elle manœuvrerait habilement pour les y amener.

Et elle se rappelait des histoires de madrées filles de fermes qui avaient fini par épouser leur maître, histoires autrement réelles que celles des rois convolant avec des bergères.

Cette paysanne ignorante manœuvra avec l’art consommé d’une coquette, se refusant à Jean jusqu’à ce que celui-ci, aveuglé non par l’amour mais par le sang qui lui montait aux tempes, répondît par des mots vagues qui n’étaient pas des promesses, mais qui n’étaient pas non plus des refus, à ses demandes de mariage.

Quel eût été le dénouement si Pierre Mayré fût resté de ce monde ? C’est ce qu’il est difficile de dire, car le fermier se préparait à répondre à toute allusion matrimoniale de la Martine, de la même façon que la première fois, et, en même temps, il commençait à songer pour Jean à une union assortie c’est-à-dire avec une villageoise ayant quelque bien.

Mais, au moment où l’on pouvait le moins s’y attendre, Pierre Mayré mourut, enlevé par un coup de sang. Dès ce moment, la Martine passa de la condition d’animal domestique à celle de créature humaine : elle fut la maîtresse reconnue de Jean, en attendant de devenir épouse légitime.

Ce jour arriva ; la mère Mayré, habituée par son mari à n’avoir jamais de volonté et, d’ailleurs, aimant par-dessus tout son fils, n’osa pas contrarier celui-ci en s’opposant au mariage.

Du reste, elle n’eut pas à s’en plaindre outre mesure. La Martine, dans sa fièvre de s’affirmer maîtresse de la ferme, s’occupait elle-même de tous les travaux, laissant sa belle-mère tricoter auprès du feu ou surveiller les casseroles.

Le frère de la Martine avait paru à cette noce qui fut un événement dans le village. Quelques années plus tard, ayant obtenu sa mise à la retraite et titulaire d’une petite pension, il sentit en lui des goûts rustiques ; il alla s’établir auprès de sa sœur et de son beau-frère, lesquels avaient créé auprès de leur ferme un petit cabaret.

En s’occupant de culture et quelquefois aussi du débit, Martine se rappelait ses beaux jours.

Il avait travaillé autrefois sous les ordres de Drieux, tout en employant ses loisirs à perfectionner son instruction rudimentaire afin d’arriver à une situation honorable comme son collègue Baladier.

C’était lui qui avait été chargé de surveiller à Mersey Geneviève Détras, soupçonnée de correspondre avec son mari évadé.