La Gazette rimée/1867/Denys, tyran de Syracuse
DENYS, TYRAN DE SYRACUSE
Je suis roi, fils de Zeus, car Zeus ayant reçu
Dans sa couche d’airain la Nuit aux sombres voiles,
En son flanc mit mon germe. Ainsi je fus conçu
Avant que dans les cieux veillassent les étoiles.
Fils auguste de Zeus et de la sombre Nuit,
Ne pleure point des cieux l’obscurité première :
Nos yeux sont si bien clos que le soleil qui luit,
N’y pourrait pas glisser un trait de sa lumière.
Sachez-le bien : je suis entre vous et les cieux,
Et je viens parmi vous, esclaves aux fronts pâles,
Afin que vous n’ayez que ma bouche et mes yeux ;
Et moi j’enfanterai seul entre tous vos mâles.
Et tu nous vois aussi, troupeau morne et tremblant,
Au poids de ton cothurne accoutumer nos nuques.
La belle Liberté nous a tendu son flanc,
Et nous avons connu que nous étions eunuques.
Si certains sont tentés de répandre, imprudents !
Le miel que sur leur langue a mis l’Abeille antique,
Qu’ils se coupent plutôt la langue avec leurs dents, —
Pour que vous l’approuviez, voici ma politique.
Parle, et ne crains plus, roi, l’Abeille et son miel d’or :
Sur des lèvres sans voix l’Abeille est expirée ;
Son miel, trop fort pour nous, en paix suinte encor
Aux fentes des tombeaux sur la route sacrée.
Or, vous saurez ceci de moi, qu’une cité
Ne vaut pas tant par l’or qui sort des lèvres sages,
Que par le fer aigu que portent au côté
Ceux qui font dans le sang fleurir les nouveaux âges.
Je suis de ton avis, ô roi, me souvenant
Que l’an dernier, trois cents bonnes têtes civiques,
En vérité faisaient un effet surprenant
Sur les murs ennemis, mornes, au bout des piques.
Et je vous dis ceci : quand sous le hêtre épais,
Assis pour vous juger, je tiendrai la balance,
J’ordonne que vous tous me regardiez en paix
Au plateau des amis jeter mon fer de lance.
Devant ta chaise d’or nous nous tiendrons soumis.
Roi, nous haïssons tous les balances égales,
Mais au plateau penchant, étant de tes amis,
Nous mettrons jusqu’aux clous qui tiennent nos sandales.
Or, ceux que d’entre vous le plus j’honorerai,
Porteront à genoux à mes blanches cavales,
De l’avoine dorée, et je leur permettrai
De prendre les troupeaux des peuplades rivales.
Nous briguons tous l’honneur d’apporter à genoux
Une avoine dorée à tes cavales blanches,
Ô roi ; puis, pour ton lit, nous engraissons chez nous,
Nos femmes aux grands yeux, nos sœurs aux belles hanches.
C’est bien, mais pour rançon, ô dormante cité,
Du marbre de tes dieux et du sang de tes sages ;
Pour rançon de ta gloire et de ta liberté,
Quel est donc le trésor que de moi tu présages ?
La volupté qui donne et parfume la mort,
Les spasmes énervants des amours infécondes ;
Et, pour farder nos fronts que blêmit le remord,
La lie âcre du vin et des bouches immondes.