La Gardienne du Phare/Texte entier

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Le Courrier Fédéral Ltée (p. -tdm).

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réservés par l’auteur.

Madame A.-B. LACERTE.
La Gardienne
du Phare
OTTAWA
LE COURRIER FÉDÉRAL Ltée.
1921
La Gardienne
du Phare

CHAPITRE I

« Les Saules »

« On demande une jeune femme, possédant une bonne instruction, pour remplir les charges de secrétaire et de dame de compagnie. S’adresser à madame Dumond, « les Saules. »

Cette annonce frappa les yeux d’une jeune fille qui, tout en marchant, lisait les annonces d’un journal.

« Voilà justement mon affaire, se dit-elle… N’est-ce pas providentiel, moi qui ne savais pas comment je dînerais ou si je dînerais demain ! »

« Les Saules » reprit la jeune fille, ce nom ne me dit rien ; mais peut-être la propriété de Madame Dumond ressemble-t-elle à celle de Madame Fâbre, où j’étais employée ; cette propriété s’appelait « Les Cèdres » mais on eut vainement cherché un cèdre dans tous les environs… « Les Saules » brrr !… ça me donne froid dans le dos !  !… S’il y a une chose que je déteste, c’est un saule, je n’ai jamais pu réagir contre cela. Les saules me font toujours frissonner et ils me donnent comme le pressentiment d’un malheur… Mais je n’ai pas le choix… Je vais m’informer où demeure Madame Dumond ».

Le soir même, la jeune fille sonnait à la porte d’une grande maison blanche, à laquelle on parvenait à travers de longues allées bordées de saules. Une servante, l’air avenant, vint ouvrir :

« Puis-je parler à Madame Dumond ? »

— « Entrez, mademoiselle, je vais voir si Madame peut vous recevoir. »

Bientôt, la servante revint, disant :

« Madame dit que si c’est pour la position de secrétaire, elle aimerait vous voir tout de suite. »

— « C’est bien, » dit la jeune fille.

Conduite par la servante, elle entre dans une bibliothèque encombrée de volumes. Une femme d’une soixantaine d’années était assise à un pupitre et elle écrivait rapidement. Elle leva les yeux à l’arrivée de la jeune fille, lui fit signe de s’asseoir, puis se remit à écrire.

« Je serai à vous à l’instant », dit-elle, tout en écrivant. Enfin, elle se tourna vers la nouvelle venue :

« C’est pour la position ? » demanda Madame Dumond.

— « Oui, Madame. »

— « Vous possédez une solide instruction ? »

— « Oui, Madame. »

— « Avez-vous des lettres de recommandation ? »

La jeune fille présenta à Madame Dumond deux enveloppes cachetées. Celle-ci en lut le contenu, puis :

« Vous vous nommez Claire d’Ivery ?… Quel âge avez-vous ? »

— « Dix-huit ans » répondit Claire.

— « Pouvez-vous rester ici ce soir et commencer votre travail demain matin ? »

— « Avec plaisir, Madame. Si vous »…

Claire se tut subitement… Qu’avait donc Madame Dumond à regarder à tout instant pardessus son épaule, comme si elle s’attendait à voir survenir quelqu’un ?… La jeune fille crut même discerner une sorte de crainte dans les yeux de cette femme… À plusieurs reprises, Madame Dumond fit le geste de regarder derrière elle.

« Heureusement, je ne suis pas peureuse », réfléchissait Claire, « car je n’aurais pas le courage d’accepter une position ici… Cette propriété isolée, ces allées de saules pleureurs et cette femme, qui a toujours l’air de s’attendre à quelque catastrophe… »

« Je vous donnerai cinquante dollars par mois », disait Madame Dumond. « Vous me tiendrez compagnie et ferez ma correspondance de dix heures du matin à six heures du soir ; la veillée vous appartiendra et vous pourrez l’employer comme vous le désirerez. Acceptez-vous ? »

— « Certes, oui, j’accepte. Madame », répondit Claire, qui trouvait le salaire offert presqu’extravagant.

Madame Dumond soupira profondément, comme si elle se fut sentie soulagée, puis elle posa son doigt sur un timbre et la même jeune servante parut :

« Conduisez Mademoiselle d’Ivery a sa chambre. Je crois que vous aimerez les pièces que j’ai fait préparer », ajouta-t-elle, s’adressant à Claire ; « sinon, vous pourrez en choisir d’autres. Bonsoir. »

— « Bonsoir, Madame », répondit Claire, en se retirant. Elle fut tout bonnement émerveillée des deux chambres qu’on mettait à sa disposition et elle se trouva chanceuse, tout à coup, d’avoir trouvé une aussi bonne position.

Au moment où Claire commençait à s’assoupir, un hibou vint frôler de ses ailes, la vitre d’une fenêtre, en faisant entendre un « houhou » lamentable.

« Un hibou ! » se dit la jeune fille en frissonnant, l’oiseau de malheur !… Il ne manquait plus que cela pour compléter le décor !!!!… »

Mais Claire était littéralement épuisée de fatigue, elle s’endormit bientôt paisiblement, malgré le « houhou » des hiboux et le frôlement des branches de saules sur son balcon.

CHAPITRE II

Le personnel des « Saules »

La première chose que fit Claire, le lendemain matin, ce fut d’ouvrir sa fenêtre et de jeter un coup d’œil sur la campagne… Des saules… rien que des saules, aussi loin que le regard pouvait porter.

« Triste séjour ! » se dit la jeune fille, « c’est assez pour donner un continuel spleen… Heureusement, je vais être occupée du matin au soir… Mais il n’est que huit heures et Madame Dumond ne descend qu’à dix heures. J’aurais le temps de faire une longue promenade ; mais je ne puis m’y décider ! »

Cependant, lorsqu’elle eut déjeuné, Claire alla respirer l’air un peu. Mais elle ne resta pas longtemps dehors : les saules, humides de rosée, secoués par une brise légère, aspergeaient de gouttelettes le visage et les mains de la jeune fille :

« On dirait des larmes, » murmura-t-elle en frissonnant. Et, précipitamment, elle rentra dans la maison.

Claire se rendit à la bibliothèque, où elle s’amusa à lire en attendant l’arrivée de Madame Dumond. Celle-ci vint à la bibliothèque, à son tour, à dix heures sonnant. Claire se leva et lui souhaita le bonjour. Madame Dumond demanda à la jeune fille comment elle aimait les pièces qui avaient été préparées pour elle.

«  Je serais bien exigeante, Madame, si je n’étais pas satisfaite » dit Claire en souriant.

— « Voici quelques lettres, arrivées par le courrier de ce matin, auxquelles vous allez répondre », dit Madame Dumond.

Elle ne dicta pas les réponses ; elle dit seulement ce qu’il fallait répondre et Claire rédigea les lettres elle-même. Madame Dumond parut satisfaite du style épistolaire de la jeune fille. Tandis que Claire écrivait, Madame Dumond l’examina : elle était vraiment ce qu’on nomme une parfaite beauté blonde, cette jeune fille. Ses cheveux, d’un blond doré seyaient bien à son teint blanc et rose, à ses traits presque parfaits.

Lorsqu’elle eut terminé la correspondance, Claire transcrivit quelques pages d’un manuscrit. Madame Dumond avait quelques prétentions littéraires et c’est pourquoi elle avait jugé à propos d’engager un secrétaire.

À midi, une cloche annonça que le lunch était servi. Après le lunch, Claire accompagna Madame Dumond dans le parterre et toutes deux se promenèrent pendant une demi-heure.

Plusieurs fois, durant cette promenade, Madame Dumond fit ce geste de regarder en arrière et c’était si énervant, que bientôt, Claire, sans même s’en rendre compte, jeta, elle aussi, un regard pardessus son épaule.

« Avez-vous entendu quelque chose ? » demanda Madame Dumond — et Claire crut lire une grande frayeur dans ses yeux — « Le bruit des branches de saules s’entrechoquant, est comme celui d’une personne marchant avec précautions ! » et la pauvre femme frissonna.

— « Je n’ai rien entendu », dit Claire.

Rentrée à la maison, la jeune secrétaire se remit à l’ouvrage et elle travailla jusqu’à cinq heures, l’heure du dîner. Après le dîner, avant même de quitter la salle à manger, Madame Dumond fit une petite inclination de la tête et dit à Claire :

« Vous êtes libre de disposer de votre temps à votre guise maintenant, jusqu’à dix heures demain matin. »

Claire comprit qu’on lui donnait congé et elle monta dans sa chambre. Bientôt, elle entendit frapper à sa porte, c’était la jeune servante qui venait lui apporter un billet de Madame Dumond : « J’ai oublié de vous dire que je vous donne accès à la bibliothèque pour y prendre les volumes qu’il vous plaira. Peut-être aimez-vous la lecture, je ne sais. »

Claire profita de la permission et descendit choisir deux livres qu’elle apporta dans sa chambre. Cette permission que lui donnait Madame Dumond lui faisait grand plaisir, car elle aimait passionnément la lecture.

Cette première journée fut le prélude de beaucoup d’autres, toujours pareilles. Le temps passait vite et un jour, Claire fut presque surprise de constater qu’il y avait déjà deux mois qu’elle remplissait la charge de secrétaire de Madame Dumond. Claire était tout à fait heureuse : Madame Dumond avait l’air de l’aimer et, à part quelques jours où elle paraissait un peu irritable, elle n’adressait jamais de reproches à la jeune fille et semblait très-contente de son secrétaire.

Le personnel des « Saules » n’était pas nombreux : à part la jeune servante, dont le nom était Zénaïde, il n’y avait qu’un cocher — jardinier à ses heures — et la vieille Azurine, qui cumulait les fonctions de cuisinière et de ménagère. Zénaïde avait voué une sorte de culte à Claire, mais Azurine n’aimait pas la jeune fille. Il y avait près de vingt ans qu’elle était employée chez Madame Dumond et comme elle aimait jalousement sa maîtresse, elle ne pouvait souffrir de la voir entourée des soins d’une étrangère. Aussi, était-elle fort désagréable pour la jeune fille ; lorsque Claire lui transmettait un ordre de Madame Dumond, la vieille femme ne l’exécutait pas, ou bien elle l’exécutait mal, espérant attirer sur Claire les reproches de Madame Dumond. Cette haine de la servante n’inquiétait guère la jeune fille… Cependant, il y a un proverbe anglais qui dit : «  Even a worm will turn. »[1]

Somme toute, Claire était heureuse… Où étaient maintenant les pressentiments qui l’avait étreinte à son arrivée aux « Saules » ?

CHAPITRE III

Le jardin de Claire

Un jour en se promenant, Claire découvrit, à l’autre bout du parc, des « Saules » une vaste clairière située sur le bord d’un pittoresque petit lac.

« Quel magnifique jardin on ferait de cette clairière ! » se dit la jeune fille. « Il n’y a pas une fleur autour de cette maison. »

Après le lunch, Claire ne put résister au désir de parler de sa découverte à Madame Dumond. Puis elle ajouta :

« N’aimez-vous pas les fleurs. Madame Dumond ?… Je n’en vois pas une seule sur votre propriété. »

— « Ce n’est pas que je n’aime pas les fleurs, Claire ; mais je ne me suis jamais donné la peine de m’occuper de ces détails… Je ne me souvenais seulement pas qu’il y avait un petit lac sur mon terrain. »

« Et qu’il est pittoresque ce lac, Madame !… Il me semble voir la clairière convertie en jardin et quelques sièges rustiques au bord du petit lac ; cela varierait si bien le paysage. … de saules, » et, malgré elle, Claire frissonna.

— « Vous n’aimez pas les saules. Claire ? » demanda Madame Dumond.

— « J’en ai peur » répondit la jeune fille, « tellement peur que je crois qu’ils me porteront malheur ! » et, encore une fois, Claire frissonna.

— « C’est que vous n’en connaissez pas la légende ; si vous la connaissiez, vous changeriez d’opinion probablement. »

— « Une légende ! s’écria Glaire. Oh ! j’adore les légendes et j’aimerais bien entendre celle du saule. »

— « Je vous la dirai bien ; la voici :

LE SAULE

L’obscurité planait sur le mont du Calvaire,
Une obscurité morne et profonde à la fois,
Car afin d’apaiser le courroux de son Père,
Le Rédempteur venait d’expirer sur la croix.

Sous le souffle de Dieu, jusqu’à terre, s’inclinent
L’orme, le peuplier, les saules, les sapins…
Les arbres ont frémi jusque dans leurs racines
Devant ce grand forfait qu’ont commis les humains.

Mais, lorsque la clarté reparaît, incertaine,
On voit les géants verts, soudain se redresser…
Le saule, anéanti cependant sous sa peine,
Vers le sol, humblement, reste le front baissé.

Jusqu’à la fin des temps, courbé, sans lassitude.
Restera, jour et nuit, le saule adorateur.
Toujours se complaisant dans son humble attitude
Et pleurant constamment la mort du Rédempteur.

« — Oh ! que c’est joli ! s’écria Claire. « Pour surmonter ma répulsion, je me répéterai tout bas la légende des saules. Merci, de me l’avoir racontée. »

Mais Madame Dumond ne parla pas du projet de la jeune fille concernant le jardin ; même elle détourna la conversation totalement et Claire s’en voulut un peu d’avoir abordé le sujet.

Mais le lendemain soir, une caisse arriva aux « Saules » à l’adresse de Claire. La jeune fille fut fort surprise et sa surprise devint un véritable bonheur quand, ouvrant la caisse, elle y découvrit des paquets de graines et de plantes de toutes sortes et d’espèces rares. Claire se rendit à la bibliothèque où se tenait Madame Dumond :

« Ô Madame, que vous êtes bonne ! » s’écria la jeune fille. « Je viens de recevoir une caisse de plants de toutes sortes. Ô merci, merci, Madame ! »

— « Je suis contente de vous avoir fait tant de plaisir, Claire. Demain, un homme viendra labourer la clairière et plus tard, le cocher fera le reste de la besogne d’après vos ordres. »

— « Comment vous remercier, Madame, » dit Claire, « vous m’avez rendue si heureuse que je ne trouve pas de paroles pour vous exprimer ma reconnaissance !! »

— « C’est bien, c’est bien, ma chère enfant ; je suis contente de vous avoir fait un si grand plaisir à si peu de frais. Bonsoir. »

Deux jours plus tard, après le dîner, Madame Dumond dit à Claire :

« Je n’ai pas besoin de vous cet après-midi. Vous pouvez aller travailler à votre jardin. »

Quelque temps après, quand le jardin fut en fleurs, Claire décida Madame Dumond à venir le voir. Et vraiment, cette bonne dame fut émerveillée de ce qu’elle vit ; elle avoua à la jeune fille que cela faisait une agréable variante d’avec les éternels saules. Deux ou trois bancs avaient été placés en face du petit lac ; c’était d’un joli effet.

«  N’est-ce pas, Madame, que c’est un vrai paradis terrestre ici ? »

Bientôt, Madame Dumond prit l’habitude de passer l’après-midi dans le jardin de Claire, la jeune fille apportait un livre et elle faisait la lecture à haute voix. Un jour, un autre cadeau parvint à la jeune fille : c’était un joli canot. Claire le trouva un beau matin amarré au bord du lac. Comment n’aurait-elle pas été heureuse ?… Malgré les crises d’irritation et d’énervement de Madame Dumond, la vie s’écoulait paisiblement aux « Saules » endroit qui était devenu un vrai home pour Claire.

CHAPITRE IV

La vieille Hermance

Quand le temps était beau, Claire se levait de bonne heure et se rendait à son cher jardin. Depuis qu’elle avait un canot à sa disposition, elle faisait une promenade sur le lac jusqu’à l’heure du déjeuner. Un matin, comme elle se disposait à quitter le jardin pour se rendre à la salle à manger, elle vit arriver Zénaïde, portant un plateau.

«  Je suis venue vous porter votre déjeuner ici. » dit la servante, en souriant.

— « Vous me gâtez, Zénaïde, » répondit Claire,… « Si la vieille Azurine savait cela ! » et Claire se mit à rire.

« Ce n’est pas de ses affaires. Mademoiselle, » dit Zénaïde, « Azurine n’est qu’une méchante vieille et je ne la consulte pas souvent. »

Chaque matin, après cela, Claire déjeunait au jardin, en face du petit lac.

Un matin qu’elle déjeunait ainsi, elle aperçut une femme qui semblait se diriger de son côté. Cette femme était vêtue d’un long manteau noir, surmonté d’une sorte de capuchon. Elle s’appuyait fortement sur un bâton et portait, passé à son bras gauche, un grand panier. Tout-à-coup, Claire vit cette femme porter la main à son cœur, puis tomber lourdement sur la pelouse. En un clin d’œil, la jeune fille fut à ses côtés. L’étrangère n’était pas évanouie ; mais elle semblait suffoquer.

« Ô mon cœur, mon cœur ! » s’écria-t-elle.

Claire descendit sur le bord du lac, elle trempa son mouchoir dans l’eau et, remontant à la hâte, mouilla les tempes de la femme en prononçant des paroles encourageantes.

« Essayez de marcher », proposa Claire, « je vais vous aider ».

En la soutenant, Claire parvint jusqu’à un banc où elle fit asseoir la femme. Elle ôta son grand manteau, puis prenant un journal qu’elle trouva à sa portée, elle éventa doucement la malade. Bientôt, celle-ci respira plus à l’aise.

«  Que vous êtes bonne, ma jolie demoiselle ! Je suis sujette à ces suffocations ; mais jamais on n’a pris la peine de prodiguer d’aussi bons soins à la vieille Hermance ! »

— « Allez-vous loin ? » demanda Claire.

— « Je me rends jusqu’à la ville. Mademoiselle. Je ne suis pas une mendiante, vous savez, » ajouta-t-elle, avec une certaine fierté, « je vends de menus objets sur la route ; voyez. »

Elle souleva le couvercle du panier et montra à Claire son contenu. Il y avait des crayons, du fil, des aiguilles, des épingles, etc., etc. Claire, qui était charitable, découvrit tout à coup qu’elle avait besoin de plusieurs des objets contenus dans le panier de la vieille Hermance… Justement, son porte-monnaie était dans sa poche. Elle en sortit un billet de banque et acheta plusieurs articles.

« Croyez-moi, pauvre vieille, » dit la jeune fille, « ne courez pas les routes aujourd’hui ; vous êtes trop malade. Restez chez vous à vous reposer un peu. »

« Je vais suivre votre conseil. Mademoiselle ; votre grande charité me facilite la chose » et elle se leva pour partir. Mais au moment de s’en aller elle dit à la jeune fille :

« Encore merci ! Dieu vous bénira… Quant à moi, je n’oublierai jamais ce que vous avez fait pour moi aujourd’hui ! »

En effet, elle ne l’oublia jamais.

CHAPITRE V

Charité

Quinze jours plus tard, Claire, au lieu de limiter sa promenade au jardin, sortit du terrain des « Saules » et alla se promener un peu sur la route. Le temps était admirable et marcher était agréable. Mais bientôt, Claire se dit qu’elle avait dû parcourir une assez longue distance, elle regarda l’heure à sa montre : il était huit heures et quart et elle avait quitté les « Saules » quelques minutes seulement après sept heures. Elle se disposait donc à revenir sur ses pas quand, en passant près d’une sorte de hutte, presque complètement cachée par les arbres, elle crut entendre une sorte de plainte. Claire s’arrêta et écouta… Elle ne se trompait pas ; quelqu’un se plaignait dans cette hutte.

« Y a-t-il quelqu’un ici qui demande de l’aide ? » s’écria Claire.

— « Oui, oui, » répondit une voix, « entrez, s’il vous plaît ».

Claire tourna le bouton de la porte et entra. Il faisait rien en entrant ; mais bientôt elle vit une femme couchée sur un lit, pauvre mais propre ; cette femme semblait se tordre sous la souffrance.

« Mais, c’est Hermance ! » s’exclama Claire, « que puis-je pour vous, pauvre vieille ? »

— « Oh ! ma jolie demoiselle, je souffre tant !… Depuis deux jours que je ne puis me lever à cause de mes rhumatismes et que je mange ce que je puis trouver sous ma main ! »

La vieille Hermance était bien changée. Le cœur de Claire se serra… Pauvre femme, seule, abandonnée et souffrante sans personne pour la secourir !…

En un tour de main, Claire alluma le poêle et fit une tasse de café à la vieille femme. Elle lui fit manger aussi quelques biscuits qu’elle trouva sur une tablette. Ensuite, de peine et de misère, elle aida Hermance à se lever, puis elle refit son lit et la fit se recoucher.

« Il faut que je retourne aux « Saules », dit Claire, « mais je reviendrai ce soir, et tous les matins et tous les soirs, tant que vous serez malade. Voici le reste des biscuits ; je vais les mettre à votre portée, ainsi que le thé que je viens d’infuser. À ce soir. »

Le soir, sans y manquer, en effet, la jeune fille retourna à la hutte, apportant quelques provisions qu’elle avait achetées à la ville dans le cours de la journée.

La vieille Hermance fut malade dix jours et Claire la soigna. Le onzième jour, elle put se lever et, deux jours plus tard, lorsque Claire arriva chez elle, elle aperçut la vieille femme qui préparait elle-même son repas du soir.

« Vous êtes en bonne santé maintenant, » dit la jeune fille. « Je ne reviendrai plus aussi souvent ; mais je viendrai de temps à autre, tout de même. »

« Chère Mademoiselle, » dit Hermance, « je pars demain pour ma tournée de l’été ; je serai absente deux mois. Je voudrais bien pouvoir vous dire combien je vous suis reconnaissante… Je ne le puis… »

— « N’en parlons pas, » dit Claire. « J’ai fait pour vous ce que vous auriez fait pour moi ou pour toute autre personne. Adieu, Hermance. »

— « Je n’oublierai jamais ! » répéta la vieille femme.

CHAPITRE VI

Le prélude de la tragédie

Lorsque Madame Dumond descendit à la bibliothèque, huit jours plus tard, Claire vit qu’elle n’avait pas dormi, car ses traits étaient étirés et elle avait l’air très-lasse. De plus. Madame Dumond était irritable et nerveuse, ce matin-là, plus que de coutume.

« Le courrier n’est pas encore arrivé, » dit-elle à Claire. « En attendant, copiez ces notes que je vous ai données hier, sur l’Atlantide. »

Ce n’est que vers les onze heures que le courrier arriva. C’est Claire que le reçut des mains de Zénaïde. Il n’y avait que trois lettres : l’une d’elle attira l’attention de la jeune fille, l’adresse était écrite d’une façon singulière, sans séparation entre les mots. L’écriture était ferme et masculine ; mais ces mots, reliés entr’eux, cela produisait un singulier effet. Madame Dumond pâlit en apercevant cette écriture. Elle ouvrit les deux autres lettres et les passa à Claire afin qu’elle écrivit les réponses ; la dernière lettre resta là, près de Madame Dumond ; on eut dit qu’elle craignait de l’ouvrir. Mais enfin elle s’y décida. Ce n’était qu’un court billet ; mais il produisit un grand effet sur celle à qui il était adressé : elle devint d’une pâleur mortelle, puis elle soupira profondément. Claire leva les yeux mais n’osa parler : elle vit la pâleur, entendit le soupir, puis Madame Dumond fit, à deux reprises, le geste de regarder derrière elle. Enfin, elle jeta la lettre dans le foyer, où brûlait un feu ardent.

Dans le cours de l’après-midi, Madame Dumond dit à Claire :

«  J’ai donné au cocher l’ordre d’atteler. Vous irez à la ville, chez l’imprimeur, afin de lui expliquer les changements que j’ai faits aux dernières épreuves. Vous reviendrez immédiatement ensuite. Je n’aime pas être seule aujourd’hui… je suis nerveuse… et un peu malade… » ajouta-t-elle, en jetant un regard derrière elle.

— « Bien, Madame, » dit Claire, « je ne serai que le temps voulu pour exécuter vos ordres. »

Claire ne fut que quelques minutes chez l’imprimeur et elle allait remonter en voiture quand elle aperçut, dans la vitrine d’un libraire, une brochure par un de ses auteurs favoris. La jeune fille entra donc chez le libraire et acheta la brochure. Comme il n’y avait aucun autre acheteur dans le magasin, on la servit immédiatement.

Arrivée aux « Saules », Claire se rendit à la bibliothèque. Décidément, Madame Dumond avait ses nerfs, car la première parole qu’elle adressa à Claire fut un reproche :

«  Vous avez pris votre temps ; je vous avais dit pourtant de vous dépêcher, que je n’aimais pas être seule aujourd’hui. »

— « Je n’ai fait qu’aller chez l’imprimeur et en revenir, » dit Claire.

— « Est-ce chez l’imprimeur que vous vous êtes procuré cette brochure ?… Pourquoi mentez-vous, Claire ? »

— « Madame, » répondit la jeune fille, en élevant légèrement, très-légèrement la voix, « je n’ai jamais menti de ma vie ! J’avais oublié la brochure ; mais vous savez que de chez l’imprimeur à la librairie, il n’y a qu’un pas. »

— « Vous n’avez pas le droit d’élever la voix en ma présence, Mademoiselle ! » s’écria Madame Dumond, fort en colère. « Vous pouvez vous retirer dans votre chambre ; je n’ai plus besoin de vos services aujourd’hui. Eh, bien ! qu’y a-t-il, Zénaïde ? »

Claire se retourna et vit Zénaïde près de la porte ; la servante jeta un regard étonné sur Claire. Le reste de l’après-midi, le secrétaire de Madame Dumond l’employa à transcrire un manuscrit qu’elle avait trouvé moyen de monter dans sa chambre… Madame Dumond ne lui en voudrait pas longtemps, elle le savait bien. Aujourd’hui, quelque chose semblait l’avoir beaucoup irritée.

Lorsque Claire descendit pour le dîner, Zénaïde lui dit que Madame n’était pas bien et dînait dans son boudoir… Après le dîner, elle alla se promener dans le jardin jusque vers les neuf heures, puis elle retourna dans sa chambre. Elle entendit Zénaïde qui aidait Madame Dumond à se mettre au lit.

Claire ne s’endormait pas, elle résolut donc de lire quelques chapitres de la malencontreuse brochure. Les feuillets n’étaient pas coupés et, machinalement, elle chercha son coupe-papier, mais ne le trouva pas.

« J’ai dû le laisser dans la bibliothèque », pensa-t-elle.

Ce coupe-papier était un cadeau de Madame Dumond ; c’était un joli poignard à poignée d’ébène, incrusté de nacre et Claire y tenait beaucoup. Elle se rendit donc à la bibliothèque. Le coupe-papier était là, en effet. Claire s’en saisit, et elle sortait de la chambre quand elle rencontra la vieille servante Azurine. Instinctivement Claire détestait cette femme ; sans s’en apercevoir, elle lui lança un regard méprisant en passant. La servante ne dit rien, mais la jeune fille s’aperçut qu’elle s’était arrêtée et qu’elle la regardait monter l’escalier. Claire l’entendit marmotter quelque chose ; mais elle n’en fit aucun cas.

À lire, le temps passe vite, Claire leva les yeux sur le cadran de sa chambre et s’aperçut qu’il était dix heures. Elle fut surprise, car elle entendait Madame Dumond, dont la chambre était voisine de la sienne, remuer dans son lit.

« Pauvre Madame Dumond ! » murmura-t-elle, « elle ne peut dormir… Je ne sais si Zénaïde lui a donné son verre d’orangeade… Peut-être est-elle malade ?… J’ai envie d’aller voir… Peut-être, aussi, serai-je mal reçue… mais qu’importe, j’y vais. »

Claire sortit de sa chambre. Arrivée sur le palier, elle vit passer Azurine et Zénaïde qui se rendaient dans leurs chambres, elle entendit la vieille servante dire à Zénaïde :

« Non, mais, a-t-elle l’air tragique un peu, à se promener ainsi, la nuit, un poignard à la main ! »

Claire ne put s’empêcher de sourire : par distraction, elle avait emporté son coupe-papier avec elle.

Elle frappa à la porte de la chambre de Madame Dumond et entra.

« Vous ne dormez pas, » dit Claire, « Zénaïde vous a-t-elle donné votre verre d’orangeade ? »

— « Non, » répondit Madame Dumond ; « mais je n’en ai pas besoin. »

Sans rien dire, Claire prépara la potion et la présenta à Madame Dumond. Celle-ci prit le verre et en but le contenu.

« Si vous vous sentez malade ou nerveuse, Madame Dumond. » dit Claire, « je passerai bien la nuit sur ce fauteuil. »

— « Merci, » répondit Madame Dumond, « je crois que je vais dormir à présent. »

— « Chère Madame, » reprit Claire, « combien je regrette ce qui s’est passé aujourd’hui !… N’est-ce pas que vous me pardonnez ? »

Tout en disant ce qui précède, la jeune fille arrangeait les oreillers du lit et les couvertures, qui s’étaient dérangés. Alors, Madame Dumond fit une chose qu’elle n’avait jamais faite auparavant : elle entoura, de ses bras, le cou de Claire et lui donna un baiser. Les yeux de la jeune fille se remplirent de larmes :

« Vous avez toujours été si bonne pour moi, » murmura-t-elle, « chère Madame, combien je vous aime !! »

Déposant un baiser sur le front de Madame Dumond, Claire regagna sa chambre. Elle reprit son livre et en lut quelques pages, mais bientôt, elle arriva sur deux feuillets qui n’avaient pas été coupés.

«  Tiens, j’ai oublié mon coupe-papier dans la chambre de Madame Dumond ; mais je n’irai pas le chercher de crainte de réveiller. Je vais me coucher. »

En ce moment, elle crut entendre un bruit léger dans la chambre voisine. Elle prêta l’oreille, elle sortit même sur le palier ; mais le bruit ne se renouvela pas. Rassurée, Claire se coucha. Sa dernière pensée fut pour Madame Dumond :

« Comme elle est bonne !… Je ne m’impatienterai plus jamais maintenant… C’est une femme nerveuse, voilà tout ; au fond, c’est un cœur d’or… Chère Madame Dumond ! »

CHAPITRE VII

La tragédie

À sept heures, le lendemain matin, Claire fut éveillée en sursaut par un grand coup de tonnerre. Elle se leva et entr’ouvrit les rideaux de sa fenêtre. Il faisait un terrible orage : les éclairs zébraient le firmament, le tonnerre roulait avec fracas et la pluie, poussée avec force par le vent, fouettait les vitres de la fenêtre, ployant les saules sur son passage. Il était impossible de dormir. Claire s’habilla et se rendit à la bibliothèque, où elle essaya de passer le temps en lisant et en prenant des notes jusqu’à l’heure du déjeûner. Occupée à lire, elle s’arrêta soudain, écoutant le grand silence de la maison, dans une accalmie de l’orage : ce silence devint en quelque sorte oppressant, comme le silence de la mort.

Un peu après huit heures, Zénaïde vint apporter, sur un cabaret, le déjeûner de Claire. Mais, c’est une bien pâle Zénaïde que la jeune secrétaire aperçut, pâle et défaite, à un tel point que Claire lui demanda :

« Êtes-vous malade, Zénaïde ? »

— « Non, Mademoiselle, » répondit Zénaïde, « je n’ai pas dormi, voilà ! »

Tout en répondant à Claire, Zénaïde regardait par terre, comme si elle eut voulu éviter le regard de la jeune fille. Elle sortit enfin, puis elle revint :

« Mademoiselle d’Ivery », dit-elle, « Azurine est une méchante vieille femme !!! »

Claire ne put s’empêcher de sourire.

— « Vous me l’avez dit déjà, Zénaïde… Ne vous occupez pas d’elle ; faites votre devoir et allez droit votre chemin. »

Zénaïde jeta un regard sur Claire et sortit de la bibliothèque, pour n’y plus revenir, cette fois.

Claire, un livre ouvert à côté de son assiette, déjeûna, puis, comme il ne pouvait être question de sortir par un temps pareil, elle se mit à écrire. Elle écrivit rapidement et fut surprise, en levant les yeux sur le cadran, de voir qu’il était dix heures moins dix minutes.

« Encore dix minutes avant l’arrivée de Madame Dumond » se dit-elle, « peut-être aurai-je le temps de terminer ce chapitre avant dix heures. »

Claire se remit à écrire. Elle termina le chapitre en question et, encore une fois, leva les yeux sur le cadran. Sa surprise fut grande de constater qu’il était dix heures et dix minutes :

« Madame Dumond dort tard ce matin, » pensa-t-elle.

À ce moment, la porte de la bibliothèque fut poussée du dehors et Zénaïde, échevelée, défaite, apparut sur le seuil.

« Mademoiselle, Mademoiselle, » cria-t-elle, « il est dix heures passées et Madame ne m’a pas encore sonnée !! »

« Il faut aller frapper à sa porte, Zénaïde ! Madame Dumond n’était pas bien hier soir ; peut-être est-elle plus malade ce matin, » s’exclama Claire, très-inquiète elle-même.

— « Je n’ose y aller. Mademoiselle ! » répondit la jeune servante.

En ce moment, des pas lourds se firent entendre dans le corridor ; c’était la vieille Azurine qui arrivait sur la scène.

— « Bien, la Zénaïde » dit-elle rudement, « Madame est-elle malade qu’elle ne descend pas déjeûner ? »

— « Madame n’a pas encore sonné, » répondit Zénaïde.

— « Pas encore sonné à cette heure… Monte, tout de suite, frapper à sa porte ! »

Mais Zénaïde se tassa le long du mur en faisant signe que non.

— « Iras-tu, misérable folle ! » s’écria Azurine, en saisissant le bras de Zénaïde.

— « Non, non, » pleura celle-ci en se cramponnant à Claire. « Mademoiselle, je ne peux pas… J’ai peur, j’ai peur !  ! »

— « J’irais bien moi-même, » dit Claire, « seulement… »

— « Je vais y aller, moi », dit Azurine. Puis, lançant un regard méchant à Claire : « Quand on a la conscience claire, on ne craint rien. »

De son pas alourdi, la vieille femme gravit l’escalier. Claire et Zénaïde l’entendirent marcher dans le corridor supérieur, puis frapper, à coups précipités, à la porte de chambre de Madame Dumond. Claire et la jeune servante montèrent l’escalier à leur tour, Zénaïde tenant Claire par sa robe tout le temps. Comme elles arrivaient à la porte de la chambre de Madame Dumond, Azurine sortait de cette chambre. Elle plaça sa corpulente personne au-devant de la porte, étendant ses deux bras en croix. Des larmes coulaient sur ses joues flétries ; mais ce fut d’une voix rude qu’elle dit :

« Personne ne franchira ce seuil avant la justice ! Madame Dumond est morte, assassinée, un coup de poignard dans la gorge !! »

CHAPITRE VIII

L’arrestation

L’arrestation de Claire, comme meurtrière de Madame Dumond, se fit, ce soir-là. Les préliminaires ne furent pas longs : le couteau qui avait donné la mort ayant été reconnu par Azurine et par la pauvre Zénaïde, celle-ci souffrant à mourir d’avoir à dire des choses qui pouvaient condamner la chère demoiselle. Claire elle-même dut avouer que le poignard lui appartenait et qu’elle s’était réellement promenée dans les corridors, la nuit précédente, ce poignard à la main, qu’elle était même entrée dans la chambre de Madame Dumond avec ce poignard. En vain la pauvre enfant raconta-t-elle la scène touchante qui s’était passée entre elle et Madame Dumond : on refusa tout simplement de la croire.

D’ailleurs, n’avait-elle pas eu des mots avec la morte le jour de l’assassinat ? Zénaïde dût raconter son arrivée à la bibliothèque et la scène dont elle avait été témoin.

Le crime n’avait pu être commis par quelqu’un du dehors. Tous les soirs, Azurine, accompagnée de Zénaïde, faisait le tour de la maison, fermant portes et fenêtres, car Madame Dumond était peureuse et elle exigeait qu’on prit ces précautions. La fenêtre de la chambre de Madame Dumond était verrouillée à l’intérieur, personne n’eut pu passer par là, sans casser les vitres… et les vitres étaient intactes.

Claire dit avoir cru entendre du bruit dans la chambre de Madame Dumond vers les dix heures et demie, la veille. À cela, on n’attacha aucune importance ; ce bruit pouvait avoir été fait par Madame Dumond elle-même en se retournant dans son lit.

Hélas ! tout condamnait Claire, compagne et secrétaire de Madame Dumond, et, ce soir-là même, elle fut incarcérée dans une cellule de la prison.

CHAPITRE IX

Le complot

Les funérailles de Madame Dumond avaient eu lieu et les « Saules » était abandonné. Zénaïde avait trouvé à se placer ailleurs. Quant à Azurine, Madame Dumond s’était toujours montrée généreuse et, durant ses vingt ans de services, la vieille servante avait dû accumuler un respectable magot. Azurine disparut un jour et ce n’est que beaucoup plus tard qu’on apprit ce qu’elle était devenue.

Les « Saules », abandonné, eut bientôt la réputation d’être hanté. Plusieurs affirmaient avoir entendu des gémissements et des plaintes s’échapper de la maison. Effet de l’imagination : ces gémissements et ces plaintes n’étaient que la brise se jouant au milieu des saules. Qu’importe ! la réputation de cette demeure était faite et les paysans de l’endroit se signaient en passant. Enfin, la superstition faisant des siennes, nul n’aurait voulu passer près des « Saules » après le soleil couché. Les « Saules » deviendraient bientôt une ruine… Plus tard, sans doute, on en ferait un objet de curiosité que viendraient visiter de hardis aventuriers, n’ayant pas peur, eux, des revenants.

À cinq milles à peu près des « Saules », trois semaines après l’assassinat de Madame Dumond, on eut pu voir cheminer sur la route, une vieille femme, un panier au bras : c’était la mère Hermance. La pauvre vieille semblait littéralement épuisée de fatigue ; mais elle savait trouver bientôt une petite auberge, où elle pourrait se reposer et se réconforter.

L’auberge, en effet, était à un détour du chemin et Hermance y entra. Elle était partout la bienvenue, cette bonne veille. L’aubergiste la salua d’un gai « bonjour, mère Hermance », puis, la femme de l’aubergiste vint au-devant de la nouvelle venue. Hermance n’était guère encombrante et plus d’un hôtelier lui aurait bien offert souper et gîte gratis ; mais la vieille colporteuse n’acceptait jamais la charité : elle payait en bon argent ce qu’on lui procurait. Quand l’argent manquait, elle réglait son compte avec les articles contenus dans son panier.

Ayant apaisé sa première faim, Hermance se mit à examiner ceux qui étaient attablés dans la salle publique de l’auberge. À une petite table, trois hommes causaient en dégustant une consommation. Tout près d’elle, un vieillard était assis, seul et fumait sa pipe. Ce vieillard intéressa Hermance pour un moment ; il avait l’air si sinistre.

Mais bientôt, un nom prononcé par un des individus attablés, surprit tellement la vieille colporteuse, qu’elle laissa tomber sa tasse, qui se brisa en cent morceaux.

« Oui, c’est bien terrible,  » disait cet homme, « cette bonne Madame Dumond n’avait fait que du bien dans sa vie Être si lâchement assassinée !… »

— « Et assassinée par cette jeune fille qu’elle traitait comme sa propre enfant… Oh ! cette Claire d’Ivery !! »

— « C’est assez singulier, » dit le troisième personnage, « mais je trouve un fond de grand mystère dans cette affaire et j’en doute un peu, moi, de la culpabilité de Claire d’Ivery… je ne sais pourquoi… »

Hermance quitta son siège et vint, en tremblant d’émotion, vers les trois hommes, à qui elle demanda :

« De qui parlez-vous donc ? »

— « D’où venez-vous, la mère », répondit l’un des interpellés, « que vous ne sachiez pas de quoi il s’agit : nous discutons le meurtre de Madame Dumond… Ne savez-vous pas qu’elle a été assassinée, dans son lit, par son secrétaire, Claire d’Ivery ?… C’était dans tous les journaux. »

— « Hélas ! » dit Hermance, « je n’ai entendu parler de rien de tout cela et je ne puis lire l’imprimé… Dites-moi tout, tout, je vous prie ! »

Et, quand on lui eut tout raconté, Hermance éclata en sanglots et s’écria :

« Ce n’est pas vrai !… C’est une affreuse erreur judiciaire !… Mademoiselle Claire !… Un ange !  !… »

Puis, ayant jeté sur la table le prix de son souper, elle quitta hâtivement l’auberge. Vite, et s’appuyant avec force sur son bâton, elle se dirigea vers la prison.

« Je vais la sauver, la bonne demoiselle. Mademoiselle Claire ! Un ange du bon Dieu !! Je sais qu’elle n’est pas coupable et je la sauverai !!… »

— « Je vous y aiderai », dit une voix tout près d’elle. Et Hermance aperçut le vieillard qu’elle avait remarqué dans la salle de l’auberge, l’homme au regard sinistre.

— « Vous ! » s’écria Hermance. « Et pourquoi m’aideriez-vous ? La connaissez-vous Mademoiselle d’Ivery ? »

Le vieillard sembla hésiter à répondre, mais, s’y décidant enfin :

— « J’ai bien connu son père et c’est pourquoi je désire vous fournir les moyens de la sauver. J’ai un projet à vous soumettre, si vous voulez bien m’écouter un instant. »

Hermance et le vieillard causèrent longuement et quand celui-ci la quitta enfin, la colporteuse cacha dans le fond de son panier une liasse de billets de banque que lui avait remis l’étranger, pour faciliter sa tâche.

— « Je la sauverai la bonne demoiselle, je la sauverai, Dieu aidant ! » murmurait-elle.

Puis elle marcha à pas précipités, vers sa demeure qui était, on s’en souvient, non loin des « Saules ».

CHAPITRE X

La surprise

Le procès de Claire a eu lieu. Les jurés ont dit « Coupable » et, dans un mois maintenant, Claire d’Ivery aura cessé de vivre.

Depuis plusieurs semaines qu’elle languit dans sa prison, voyant sans cesse devant ses yeux la date du deux juin, jour auquel elle subira un supplice infamant.

Il est huit heures moins dix minutes du soir. La porte du cachot de Claire s’ouvre et elle entend la voix du geôlier dire à une personne qu’il laisse entrer :

« Dix minutes seulement ! À huit heures, il faudra partir. »

Claire se lève de son lit, où elle s’était jetée toute habillée, puis un cri lui échappe :

« Hermance !… Oh ! pauvre vieille Hermance, pourquoi êtes-vous venue ici ? »

— « Je suis ici pour vous sauver. Mademoiselle », répondit-elle simplement. « Dépêchons-nous ! »

— « Me sauver ! » s’écria Claire. « Hélas, c’est impossible ! »

— « Vite, ma bonne Demoiselle, revêtez ce déguisement Nous n’avons que dix minutes à nous et trois de ces précieuses minutes sont déjà écoulées. »

Hermance ôta son manteau, surmonté d’un capuchon et le jeta sur les épaules de Claire ; mais Claire hésita.

« Vous serez emprisonnée à ma place, Hermance, quand on s’apercevra que vous m’avez aidée. »

— « Non, non, faites ce que je vous dis. Hâtons-nous ! Mettez cette perruque blanche, rabattez le capuchon sur vos yeux. Enveloppez le bas de votre visage dans ce foulard… Bien ! Dans ce panier, il y a un autre déguisement : un costume de matelot… et tâchez de trouver à vous engager sur un bateau en partance… Les ciseaux que j’ai mis dans le panier, vous vous en servirez pour couper vos cheveux… c’est dommage, ils sont si beaux !…

« Maintenant, attachez-moi à votre lit avec ce tablier… Avec ce mouchoir, bâillonnez-moi ; on croira que vous m’avez prise de force. Ne craignez rien pour moi ; aussitôt que je serai sortie d’ici, je ferai mettre cette annonce dans un journal : « O. K… H. » et vous comprendrez que tout s’est bien passé. »

Machinalement, Claire suivit les ordres de la vieille Hermance. Il n’y avait pas de temps à perdre. Le geôlier vint ouvrir la porte du cachot comme la jeune fille achevait de bâillonner la vieille femme. Mais avant de quitter celle qui lui sauvait la vie, Claire, protégée par l’ombre de sa cellule, se pencha et mit un baiser sur le front d’Hermance.

« Merci », dit-elle, « chère bonne Hermance !… Je vous bénirai le reste de mes jours. Dieu vous garde !! »

Puis Claire sortit du cachot, suivie du geôlier.

Le geôlier avait hâte de barrer les portes et d’aller se reposer ; c’est donc très-vite et sans adresser la parole à Claire, qu’il la conduisit jusqu’au grand portique, sur lequel ouvrait la porte de sortie. Mais le plus difficile n’était pas fait : deux hommes de police causaient sous le portique et c’est entre eux que Claire devait passer pour atteindre la liberté. Pauvre Claire !… Ses jambes se dérobaient sous elle et il vint un moment où elle crut qu’elle allait avouer qui elle était.

Ce fut pis encore quand un des policiers posa sa main sur l’épaule de la jeune fille. Un frisson d’épouvante la secoua : c’était fini, cette fois !!!

« Bonsoir, la petite mère », dit l’homme de police, en riant. « Bien, vieille Hermance, pourquoi cacher toujours avec tant de soin votre joli minois ? » ajouta-t-il gouailleur. Et il fit mine de poser sa main sur le capuchon qui surmontait la longue collerette dont Claire était enveloppée.

Claire ne put s’empêcher de crier, ce que voyant, l’autre policier, rejoignant son compagnon, dit :

« Laisse-la donc tranquille ! J’aime bien à rire, moi aussi ; mais j’ai ma vieille mère chez moi et, c’est pourquoi, sans doute, je n’aime pas voir insulter une personne âgée. »

L’interpellé rit un peu, mais il dit : « Passez, mère Hermance. »

Il restait six marches à descendre avant d’atteindre la petite barrière en fer forgé qui donnait sur la rue. Ces six marches !!!… Il semblait à Claire, à chacune d’elles, qu’une main allait s’aplatir sur son épaule et l’arrêter… Il n’en fut rien cependant ; elle atteignit la barrière sans être molestée, avec ses doigts tremblants, elle l’ouvrit et mit le pied sur le trottoir : elle était libre !!…

Alors, elle eut envie de courir afin de mettre le plus de distance possible entre elle et la prison ; mais elle se rappela à temps qu’elle personnifiait la vieille Hermance… Ce fut donc sans précipitation, en s’appuyant sur le bâton de la vieille femme, qu’elle parcourut la ville. Plusieurs lui lancèrent un « bonsoir, la mère », — « Bonsoir », répondait Claire, d’une voix qu’étouffait le foulard dont elle s’était enveloppée la figure presqu’en entier.

Enfin, voici la campagne et bientôt, l’obscurité tombera… Claire pénétra dans un petit bois, à droite de la route, elle s’assit sur un tronc d’arbre renversé : elle n’en pouvait plus. Les émotions par lesquelles elle venait de passer l’avaient épuisée.

Claire resta près d’une heure dans le petit bois à se reposer, puis elle reprit la route. Il y avait plusieurs milles à parcourir avant d’atteindre le port de N…, où elle espérait pouvoir trouver un bateau en partance.

CHAPITRE XI

Le roman de Claire

Ce n’est que quand il fit nuit que Claire se décida à revêtir le costume de matelot que la prévoyante Hermance avait mis dans le panier. Mais d’abord, il lui restait une chose à faire, une chose qui lui coûtait assurément. Elle prit les ciseaux et coupa ses longs cheveux blonds qu’elle enveloppa dans un journal et qu’elle déposa dans le fond du panier. Ensuite, elle revêtit le costume de matelot qui était en toile blanche avec collet et parements bleus. Un béret était aussi dans le panier, mais Claire résolut d’attendre au jour pour s’en coiffer ; le manteau et le capuchon valaient mieux pour le moment.

Claire marchait d’un bon pas. Tout en marchant, elle faisait comme une récapitulation de sa vie.

Les d’Ivery étaient autrefois riches. Claire ne se souvenait pas de sa mère, mais son père, qui était mort il n’y avait que quelques mois, avait été pour elle un père comme il y en a peu. M. d’Ivery était mort de peine, ayant perdu toute sa fortune dans une crise financière et sa fille, élevée dans le plus grand luxe, avait été obligée de partir pour gagner sa vie.

Il y avait eu un petit semblant de roman dans la vie de Claire. Un jour qu’elle se promenait à cheval, escortée par un domestique, sa monture avait pris peur. Le cheval avait pris le mors aux dents et la jeune fille se sentait incapable de le retenir. Il y avait, non loin de là, une carrière abandonnée ; si elle ne parvenait pas à apaiser son cheval, à temps, c’était la mort : il se précipiterait dans la carrière infailliblement. La voici, la carrière… c’est la fin !… Mais, à une cinquantaine de pieds du gouffre, un cavalier s’interpose, barrant la route. Le cheval de Claire rencontre cet obstacle : il est projeté en arrière, puis il s’arrête, tremblant.

La jeune fille chancelle et tombe, le cavalier la relève et lui dit des paroles encourageantes.

« Monsieur », dit Claire, « vous m’avez sauvé la vie !… Sans vous, j’allais me broyer la tête contre ces pierres !… » et du doigt, elle désigna le précipice.

À ce moment le domestique arriva tout effaré.

— « Mademoiselle Claire ! » s’écria-t-il, « oh ! Dieu soit béni, il ne vous est rien arrivé !! »

— « Mademoiselle », dit le jeune cavalier, « si vous vous sentez le courage de retourner avec votre domestique ; moi je suis obligé d’être, ce soir même, à N. »

— « Assurément, vous reviendrez avec moi afin que je vous présente à mon père ! » s’exclama Claire.

— « Je le voudrais. Mademoiselle, croyez-le ; mais je viens d’être nommé commandant d’un navire : loi militaire, Mademoiselle ; je n’ai pas le droit d’arriver en retard. »

— « Adieu, Monsieur », dit la jeune fille, « adieu et merci », ajouta-t-elle, en lui tendant la main.

— « Adieu, Mademoiselle !… Qui sait ? « au revoir » peut-être : le monde est petit et quelquefois la chance favorise les humains !! »

Il était bien attrayant, le nouveau Commandant avec sa haute taille de presque six pieds, son visage pâle, ses grands yeux bruns, doux et rêveurs, ses cheveux châtains ; tout cela, accompagnant un air de grande distinction.

Il partit… et Claire ne l’avait jamais revu… Mais elle savait son nom, car, après son départ, elle avait trouvé par terre, sa badine, ornée d’une plaque en argent, sur laquelle était gravé : « Hervé d’Arles. »

CHAPITRE XII

Le paquebot

Il était quatre heures du matin lorsque Claire arriva à N. Elle portait maintenant, au lieu du capuchon, le béret bleu. En passant près d’un ruisseau bien clair, la jeune fille ne put résister au désir de s’y mirer : elle faisait le plus gentil matelot imaginable ! Ses cheveux, coupés courts, lui seyaient bien, car ils frisaient naturellement. Elle avait l’air d’un gentil petit mousse de seize ans au plus.

Claire se mit à examiner le port. Elle aperçut des hommes occupés à charger un bâtiment de divers colis. Elle vint à eux :

« Pensez-vous que je pourrais trouver à m’engager à bord ? » demanda-t-elle, enfonçant ses mains dans ses poches et prenant un petit air crâne.

— « Sais pas », répondit l’homme. « Faudrait t’adresser au capitaine, mon gars. »

— « Quand part ce bâtiment ? »

— « Demain soir », lui fut-il répondu.

Demain soir ! Non, ça ne faisait pas l’affaire de Claire : il lui faudrait trouver à s’engager à bord d’un bateau partant dans une heure au plus. À six heures, on découvrirait son évasion ; il lui faudrait avoir quitté N. à cette heure-là. Elle continua à examiner le port… Là-bas, un autre bateau semblait faire des préparatifs de départ : les cheminées rejetaient de la fumée.

Claire se dirigea de ce côté ; on achevait de charger le bateau. C’était un grand paquebot et sa destination, c’était B.

Claire s’adressa à un matelot qui lui sembla avoir bonne figure. Le paquebot partait, en effet, dans une petite demi-heure. N’aurait-on pas besoin des services d’un mousse à bord ? Non, le matelot ne le croyait pas.

« Mais le Capitaine est là qui se promène sur le pont », ajouta le matelot, « tu peux toujours aller lui parler, mon garçon. Je te souhaite bonne chance ! »

Claire franchit le pont volant et arriva sur le deuxième pont du paquebot, où se promenait le capitaine. Sans doute, celui-ci crut rêver quand, se retournant, il aperçut le gentil mousse qui lui faisait un salut militaire.

« Vous n’auriez pas besoin de mes services. Capitaine ? » demanda ce mousse.

— « Non, mon garçon », répondit le capitaine, sans rudesse. « L’équipage est au complet. »

Claire eut envie de pleurer ; même, des larmes de désappointement perlèrent au bord de ses cils. Le capitaine vit ces larmes, sans doute, car il demanda :

« Pourquoi désires-tu tant t’engager à mon bord ? »

— « Ô Capitaine ! je désirerais tant retourner là-bas… mon père… »

Pauvre Claire !… Elle s’en voulait de mentir ainsi ; mais sa vie était en jeu.

— « Bien », répondit le capitaine, « j’ai un petit-fils de ton âge au pays ; s’il était dans la même position que toi, je voudrais que quelqu’un l’aidât. Je t’engage, mon garçon ; tu auras à t’occuper des passagers de seconde classe ; je t’en avertis, ce ne sera pas une sinécure.

— « Merci, Capitaine, oh ! merci !! » et, spontanément, Claire baisa la main du capitaine qui lui sauvait la vie.

Le capitaine emmena Claire dans sa cabine et inscrivit son nom sur le livre du bord. Ici, le nouveau mousse faillit se compromettre à jamais.

— « Ton nom ? » demanda le capitaine, en prenant sa plume.

— « Claire », répondit la jeune fille.

Aussitôt, son sang se glaça dans ses veines… Mais la voix du capitaine se faisait entendre de nouveau :

— « Prénom ? » demandait-il.

— « Jean », répondit Claire, à tout hasard.

Puis elle jeta un coup d’œil sur le registre : elle y était inscrite : « Jean Clerc, garçon de seconde ».

CHAPITRE XIII

Le passager taciturne

Jean Clerc s’aperçut bientôt que ce n’était pas une sinécure en effet qu’on lui avait donnée ; mais il ne se plaignait pas. Au contraire, son visage souriant en fit bientôt un favori parmi les passagers de seconde.

Un de ces passagers intriguait Claire ; il était si taciturne. Il ne parlait à personne et personne ne semblait s’occuper de lui. C’était un vieillard à la longue barbe blanche. Il avait l’air bien vénérable, mais, sans s’en rendre compte, Jean Clerc frissonnait quand les yeux du vieillard se posaient sur lui.

Le dernier jour de la traversée, Claire fut fort surprise d’apercevoir le vieillard, entouré d’une dizaine de jeunes gens, et tenant le dé de la conversation. Claire s’approcha, mue par la curiosité.

« Ce phare vient d’être construit et j’en ai été nommé le gardien  », disait-il, « et je cherche un jeune compagnon. »

— « Où est-il, ce phare ? » demanda quelqu’un.

— Il est situé au-delà du 65ème parallèle nord, sur un petit îlot faisant partie des îles Charlotte ; il se nomme le « Phare des glaces ».

— « Et vous pensez réellement que vous trouverez quelqu’un qui soit prêt à aller se faire enterrer… je devrais dire enneiger, avec vous ? »

— « Je l’espère », répondit le vieillard, « La vie y sera dure un peu, peut-être ; mais on y a son pain assuré et l’on s’y sent en sûreté si complète ! »

— « En sûreté, au milieu des ours polaires ! » C’est Claire qui fit cette exclamation.

— « Oui, mon garçon, en sûreté, malgré les ours polaires. Le bateau de ravitaillement ne revient qu’au bout de trois ans… On y vit seul, sans craindre… les hommes. »

— « C’est gai ! » s’écria un garçonnet, en riant « Et, quel salaire donnerez-vous à votre compagnon ? »

— « Aucun. Celui qui m’accompagnera au « phare des glaces » devra se résigner à être compagnon non payé. Il demeurera avec moi dans ces régions perdues et devra être satisfait de cela. »

— « Délicieuse perspective ! » dit un jeune homme. Et tous se mirent à rire.

Vers les neuf heures du soir, comme Claire se promenait sur le pont du paquebot, à peu près désert, une main se posa sur son épaule. Claire se retourna et elle aperçut le vieillard taciturne auprès d’elle. Malgré elle, elle frissonna.

« Mon gars », dit le vieillard, « que penserais-tu de l’idée de m’accompagner au « phare des glaces », hein ? »

— » Oh ! non, Monsieur  », répondit Claire, « la perspective ne me tente pas ».

— « Pourtant, mon garçon, ce n’est pas à dédaigner cette position, crois-le. »

Claire se contenta de hausser les épaules.

— À quel hôtel descendras-tu ? J’irai te voir demain matin, à neuf heures. D’ici là tu auras réfléchi sur les avantages qu’offre la position. À demain. »

Le lendemain matin, Claire se leva de bonne heure et elle sortit dans la ville de B. En passant près d’un dépôt, elle s’acheta un journal et revint à son hôtel. Vite, elle chercha la colonne des annonces et trouva immédiatement celle de la vieille Hermance : « O. K… H ». Ainsi, tout allait bien de ce côté… Pauvre mère Hermance !!… Si la chance souriait à Claire un jour, elle n’oublierait pas ce que cette bonne créature avait fait pour elle…

Afin de passer le temps, Claire parcourut le journal. Sur la deuxième page, elle aperçut un entête flamboyant qui attira son attention :

L’évasion de la fameuse criminelle Claire d’Ivery.
Les plus fins limiers à sa poursuite.

Un cri s’échappa des lèvres de Claire, puis elle perdit connaissance.

CHAPITRE XIV

Le compagnon

Quand Claire revint à elle, ses yeux tombèrent sur le journal. Ainsi, elle était traquée comme une bête, les limiers étaient sur ses traces et, malgré son déguisement, on la reconnaîtrait… on l’arrêterait de nouveau et… Ses mains se portèrent à son cou. Où se cacher,  ?… Pauvre Claire !… Elle avait cru pouvoir se créer une petite position à B. avec l’argent qui lui avait été donné en pourboires à bord du paquebot !… Tout était donc fini… Où se cacher… où ?…

Tout à coup, il lui revint à la mémoire l’offre que lui avait fait le vieillard… Il est vrai, Claire avait refusé de lui donner son adresse ; mais elle avait vu cet homme la suivre jusqu’à son hôtel ; il avait son adresse. Oui, partir avec ce vieillard qui lui faisait peur… aller demeurer pendant trois ans au « Phare des glaces »… trois ans, cinq ans, dix ans, quinze ans s’il le fallait… Tout, tout, plutôt que d’être de nouveau, livrée à la justice !!…

Claire jeta les yeux sur un cadran : il était neuf heures déjà et le vieillard n’était pas encore arrivé… Peut-être ne viendrait-il pas ?… Peut-être avait-il trouvé un autre compagnon ?… Oh ! si elle avait pu prévoir, avec quelle joie elle eut accepté son offre hier !!… Il ne viendrait pas… il était déjà neuf heures et quart… Il ne viendrait pas et elle, Claire, qu’allait-il advenir d’elle ?…

Un immense découragement s’empara de la jeune fille et elle se mit à pleurer…

À ce moment, elle entend frapper à sa porte : un valet lui annonce qu’un vieillard est en bas et demande à parler à Jean Clerc. Le vieillard apparaît bientôt lui-même, il jette les yeux sur le journal que Claire avait laissé tomber par terre et un sourire imperceptible crispe ses lèvres minces.

« Bien, mon garçon, as-tu réfléchi depuis hier soir ? »

— « Oui, Monsieur », dit Claire, « et je suis prêt à accepter la position que vous m’offrez. »

— « C’est bien, tu es sage, mon garçon. Sois sur le port à trois heures cet après-midi ; c’est à cette heure que part le bateau de ravitaillement. »

— « J’y serai, j’y serai ! » répondit Claire.

— « Ce ne sera pas gai pour toi, je t’en avertis : trois ans sans voir être humain, excepté moi… Dans ces grandes solitudes glacées plus d’un a laissé déjà sa santé, sa vie ou sa raison. »

— « Qu’importe, Monsieur, j’irai ! »

— « Très-bien. Tu n’auras à t’occuper de rien : les habits sont fournis par le Gouvernement, ainsi que les provisions. Bonjour, Jean Clerc. À trois heures précises, sur le port. »

Restée seule, Claire eut une nouvelle crise de découragement : c’était si terrible de s’en aller ainsi vivre avec ce vieillard pendant trois longues années !… Un moment, elle fut tentée de courir après lui et de lui dire qu’elle ne pouvait pas accepter… mais un tableau terrible passait devant ses yeux alors : ce tableau, c’était celui du gibet… La mort par delà le 65ème parallèle valait encore mieux que cela !!

CHAPITRE XV

À bord du bateau de ravitaillement

À trois heures précises, le bateau de ravitaillement quitta le port de B. pour ses différentes destinations. Il y avait à bord, à part le Commandant et l’équipage, les gardiens des différents phares que le bateau allait ravitailler. Les gardiens des phares étaient traités comme s’ils eussent été des passagers à bord d’un paquebot. Ils avaient chacun une cabine confortable et prenaient leurs repas avec le Commandant.

Le bateau de ravitaillement arrêtait aux différents phares, où l’on déposait les provisions de bouche, le charbon, les habits, les armes, etc., puis au bout d’un an, de deux ans, selon la distance du phare, le bateau revenait renouveler les approvisionnements.

Le « Phare des glaces » venait d’être construit et, comme il était situé — nous l’avons dit déjà — au-delà du 65ème parallèle nord, ceux qui s’y rendaient devaient être résignés à y demeurer trois ans, sans secours du dehors.

Ce « Phare des glaces » devait rendre d’inappréciables services, avait pensé le Gouvernement, à la Cie de la Baie d’Hudson, sans compter les hardis explorateurs qui, déjà, à l’époque où se passent les péripéties de ce récit, étaient nombreux dans les régions hyperboréennes.

Claire prit possession de sa cabine et ne la quitta pas avant l’heure du souper. Quand la cloche du bord appela les gardiens à table, Claire se rendit à la salle à manger et s’assit sur le siège fixe qu’on lui désigna. Ce siège était à l’une des extrémités de la table, en face de celui du Commandant.

La porte s’ouvre et le Commandant entre. Il salue les passagers et échange quelques mots avec chacun. Arrivé à Claire, il fait un mouvement de surprise, qui, d’ailleurs, passe inaperçu. Mais Claire !… Elle a reconnu dans le Commandant du bateau de ravitaillement, Hervé d’Arles, celui qui, un jour, lui avait sauvé la vie.

On présenta Claire au commandant :

« Jean Clerc, le compagnon du gardien du « phare des glaces ».

Souvent, pendant ce repas, les yeux de Claire rencontrèrent ceux du Commandant ; mais elle était bien certaine qu’il ne l’avait pas reconnue, déguisée comme elle l’était.

Après souper, la jeune fille se retira dans sa cabine qu’elle ne quitta qu’à l’heure du déjeuner, le lendemain.

Après le déjeuner, Claire monte sur le pont et bientôt son attention est attirée par une conversation animée entre les gardiens des phares — excepté celui du « phare des glaces », le vieillard ayant repris sa taciturnité — et les matelots du bord. Un frisson secoue la jeune fille de la tête aux pieds, car on discute le meurtre de Madame Dumond et l’évasion de la criminelle.

« On offre deux mille dollars de récompense à qui donnera des informations sur la dite Claire d’Ivery ! » s’écrie un matelot. « Deux mille dollars, ce n’est pas bête à prendre ! »

— « Bah !… Avec les renseignements, ou plutôt le signalement que donne les journaux, ce n’est pas facile d’arriver » répliqua un autre matelot : « Taille un peu au-dessus de la moyenne, cheveux blonds abondants, yeux bleus… Toutes les femmes blondes peuvent répondre à cette description. »

Instinctivement, Claire abaisse son béret sur son front puis, ayant levé les yeux, elle aperçoit le Commandant qui semble la regarder avec attention. Elle saisit le premier prétexte venu pour retourner à sa cabine et ce n’est que le soir, quand le pont est désert, qu’elle ose aller respirer l’air un peu.

Après s’être promenée longtemps, Claire s’assied et, appuyée au bastingage, elle regarde la mer. Quel triste sort que le sien !… Obligée de fuir ses semblables pour trouver la sécurité… Mais elle bénit Dieu ce soir d’avoir mis ce vieillard sur sa route : au « phare des glaces » seulement trouvera-t-elle un asile assuré.

Une main se pose sur son bras en ce moment et une voix murmure tout bas :

« Claire ! »

Claire lève les yeux et elle aperçoit, penché sur elle et la regardant avec tendresse, le Commandant Hervé d’Arles.

CHAPITRE XVI

Hervé d’Arles

Claire faillit tomber à la renverse. Comment, malgré son déguisement, le Commandant d’Arles l’avait reconnue !… Elle voulut se lever, mais Hervé posa doucement sa main sur le bras de la jeune fille.

« Ne partez pas, je vous en prie, dit-il, j’aurais tant de choses à vous dire !… Et d’abord, pardonnez ma brusquerie… Si je vous ai nommée ainsi, c’est que je voulais que vous sachiez que je vous ai reconnue et que vous n’avez rien à craindre tant que vous serez sur ce bateau. »

— « Merci, Monsieur », répondit Claire. « Je ne repousse pas votre protection… Quelle triste vie que la mienne ! » et elle fondit en larmes.

— « Je vous ai reconnue en vous apercevant, car jamais je n’ai oublié votre visage et notre rencontre des temps plus heureux. »

— « Vous savez l’accusation qui pèse sur moi ? »

— « Oui, je le sais ; mais inutile pour moi de vous affirmer que je vous sais innocente du meurtre de Madame Dumond ! »

— « Ah ! que vos paroles me font du bien. Monsieur ! »

— « Et maintenant, j’espère vous faire revenir sur votre décision d’accompagner ce vieillard au « phare des glaces ». Sûrement, sûrement, vous n’en ferez rien ! »

— « Il le faut ! », répondit la jeune fille avec décision.

— « Nous en causerons de nouveau, n’est-ce pas ?… Peut-être reviendrez-vous sur le pont à la même heure, demain soir ? »

— « Je ne sais », murmura Claire, en baissant les yeux. « Peut-être », ajouta-t-elle, en se levant.

Elle fit quelques pas dans la direction de l’escalier, puis elle revint :

« Bonsoir », dit-elle, en tendant la main à Hervé, « Bonsoir et merci ! »

Hervé saisit la main que lui tendait la jeune fille, il la pressa doucement, puis, s’enhardissant, y posa ses lèvres.

Cette conversation fut le prélude de bien d’autres. Chaque soir, Claire montait sur le pont où Hervé venait la rejoindre. Mais en vain le jeune homme essayait-il de décider la jeune fille à renoncer à son projet d’accompagner le vieillard au « phare des glaces ».

« C’est là seulement que je serai en sûreté », disait-elle, « il le faut ! »

Un soir, le Comandant dit à Claire :

« Il est un moyen… moins pénible, peut-être, de vous mettre à l’abri de tout danger… Claire, dans trois jours, nous arriverons à un port important. Consentez à devenir ma femme immédiatement à notre arrivée… Personne ne songera à associer la Comtesse d’Arles avec Mademoiselle d’Ivery. »

Claire éclata en sanglots, puis elle saisit la main d’Hervé et la baisa passionnément.

« Ô, mon noble Hervé ! », s’écria-t-elle. « Ah ! ce serait mal vous aimer que d’accepter de devenir votre femme dans les présentes circonstances ! »

— « Claire ! Claire ! », dit Hervé dont la voix tremblait d’émotion, « vous m’aimez ?… Je n’osais l’espérer… Vous venez de l’avouer ! »

— « Ah ! si je t’aime ! », murmura la jeune fille, entourant de ses bras le cou d’Hervé. Il la pressa sur son cœur longuement, puis leurs lèvres s’unirent dans un baiser passionné.

Cependant, Claire, malgré toutes les supplications d’Hervé, ne voulut pas consentir à sa généreuse proposition.

« Je serai votre fiancée pour le moment, si vous le désirez, Hervé ; mais, votre femme, non… pas avant que mon innocence soit reconnue et le coupable livré à la justice. »

— « Écoutez, Claire, je consacrerai tout mon temps à découvrir le meurtrier de Madame Dumond puis, quand je l’aurai découvert, j’irai vous chercher au « phare des glaces »… et Dieu veuille que ce soit avant longtemps, ma bien-aimée ! Vous êtes ma fiancée, Claire, n’est-ce pas ? »

— « Oui, Hervé », répondit Claire, simplement.

CHAPITRE XVII

« Tribord »

Le bateau allait rapidement. Dans deux jours, il s’arrêterait à un port, il ne s’arrêterait plus ensuite qu’une seule fois avant d’atteindre le « phare des glaces ». On resterait toute une journée à ce port et les nouveaux fiancés passeraient cette journée ensemble.

La veille, dans l’après-midi, Claire reçut un cadeau qu’elle apprécia fort. Il y avait, parmi les matelots, un nommé Marcel Lebrun. Marcel Lebrun avait un chien, un magnifique Saint-Bernard, qui avait nom « Tribord »… Tribord recevait plus de coups de pieds que de caresses de son maître, surtout lorsque celui-ci avait une tendance à bâbord, ce qui lui arrivait souvent, malgré les règlements sévères du bord. Un jour que Marcel Lebrun avait battu son chien, Claire était intervenue :

— « Vous n’avez pas honte de maltraiter ainsi cette pauvre bête ! », s’était-elle écriée, les larmes aux yeux.

— « De quoi ?… De quoi ?… » avait dit le rude matelot. « Le chien m’appartient ; j’en fais ce que je veux ! » Et il s’apprêtait à administrer un coup de pied à « Tribord », quand la main du Commandant s’abattit sur son épaule :

« Touche à ce chien », avait dit Hervé, pâle de colère, « et je te donnerai quatre jours dans le fond de cale ! »

Tribord s’était attaché à Claire et il la suivait partout. La veille de l’arrivée au port donc, Marcel Lebrun vint trouver la jeune fille et lui dit :

« Écoute, Jean Clerc, je vais te faire cadeau de Tribord ; il te désennuiera au « phare des glaces »… et Dieu sait que tu auras besoin de quelques distractions, tout seul, là-bas, avec ce vieillard de malheur ! »

— « Vous me donnez Tribord !… Oh ! combien je vous remercie !! »

— « C’est bon, c’est bon, répondit le matelot. Je ne suis pas méchant au fond et je sais que le chien sera mieux avec toi qu’avec moi, mon garçon. »

Le lendemain matin, arrivée au port et congé général. Ce fut une inoubliable journée pour Claire et Hervé, car ils la passèrent entièrement ensemble… Presque entièrement, je devrais dire, car Claire et Hervé, chacun de son côté, semblaient avoir des achats privés à faire. Chose certaine, c’est que, le soir, bien des mystérieux colis prirent place à bord du bateau de ravitaillement.

Entre autres choses, Hervé acheta un splendide collier à Tribord, collier à lames et pointes d’argent et orné d’une plaque, en argent aussi, sur laquelle il avait fait graver : « Tribord. Phare des Glaces ». Ce cadeau fit grand plaisir à Claire et même à Tribord qui semblait tout fier de n’avoir pas été oublié.

Lorsqu’on fut de retour au bateau, au moment d’appareiller, Claire alla trouver Marcel Lebrun et lui tendit un petit paquet : c’était un étui, que le matelot ouvrit avec empressement. Sa surprise et sa joie furent grandes en y apercevant une pipe en écume de mer, à bout d’ambre, dont le bol représentait un bâtiment, toutes voiles dehors.

Cette journée réservait une autre surprise à Claire. Le soir, à l’heure de leur conversation ordinaire, Hervé emmena la jeune fille dans sa cabine. Cette cabine était spacieuse et trois de ses pans étaient couverts de tablettes contenant des livres :

« J’ai voulu vous montrer ma bibliothèque, Claire ; qu’en pensez-vous ? »

Claire avait une véritable passion pour les livres ; aussi son émerveillement fut-il grand.

« Vous aimez la lecture, n’est-ce pas, ma bien-aimée ?… Bien, je vais vous laisser ma bibliothèque, en entier, au « phare des glaces ».

Claire se récria. Le sacrifice était trop grand ; elle ne pouvait accepter. Mais Hervé fut inflexible.

Pour n’y plus revenir, disons tout de suite que Hervé fit tel qu’il l’avait désiré : sa bibliothèque fut laissée à Claire au « phare des glaces » et, combien de fois la jeune fille dut bénir son fiancé pour sa généreuse idée : ces livres la sauvèrent de bien des heures de découragement.

CHAPITRE XVIII

La Fête du Commandant

Un matin, Marcel Lebrun vint trouver Claire et lui dit d’un air mystérieux :

« Jean Clerc, j’ai découvert, par hasard, que c’est demain la fête du Commandant. Que penserais-tu d’organiser un grand branle-bas pour la circonstance ? »

— « Oui », répondit Claire, « c’est une belle idée que vous avez là, Lebrun ! Nous devons descendre à terre demain matin et nous pourrons nous procurer des fleurs. »

— « Des fleurs ! » s’écria Marcel Lebrun, « tu parles comme une petite fille, Jean, hé, hé, hé ! Mais, c’est bien, nous achèterons des fleurs… Cependant, des fleurs, ça ne se mange pas, tu sais et il faudra un festin en règle. Vois le marmiton et fais préparer un bon menu. Tu pourrais surveiller, toi-même la confection des mets. »

— « Fiez-vous à moi, Lebrun. Nous aurons un grand souper suivi d’un concert. Préparez-vous à nous chanter « Va, petit mousse « que vous dites si bien. »

— « Vrai ! Vrai ! je serai sur le programme !! » s’écria le matelot, flatté ; car, ces marins sont tous de grands enfants, au fond.

— « Oui, oui ! Et Michel jouera le violon et Zenon le violoncelle. Vous verrez, Lebrun, nous ferons quelque chose de bien ! »

Le lendemain soir, donc, quand le Commandant entra dans la salle à manger, grande fut sa surprise d’y voir des décorations de toutes sortes : drapeaux, draperies et fleurs. Une banderole blanche portait ces mots : « Bonne Fête », imprimés en longues lettres rouges. Les tables ornées avec goût, étaient encombrées de mets délicats et succulents : Claire avait bien fait les choses.

« Mes amis ! » voilà tout ce que put dire Hervé ; mais ses yeux se posèrent sur Claire… Il devinait bien qui avait organisé cette fête.

« Vive le Commandant ! », cria-t-on.

Claire tendit à Hervé une coupe remplie de vin. Tous levèrent leurs verres et burent à la santé du Commandant.

Le repas commença et la gaieté ne fît pas défaut. Cette fête rompait la monotonie de la vie du bord, car, comme le disait Marcel Lebrun, le temps avait toujours été au beau fixe, sans le moindre grain pour varier la navigation un brin.

Après le souper, le Commandant et son second montèrent sur le pont. Pendant ce temps les tables de la salle à manger furent débarrassées et on installa des sièges pour le concert. Au fond de la salle, s’installa l’orchestre, c’est-à-dire le violoniste Michel et le violoncelliste Zénon. Des caisses vides, recouvertes d’un tapis, servaient d’estrade.

Le concert commença.

Un jeune mousse, tout fier de son rôle, annonçait, à mesure, les numéros du programme.

« Le premier numéro sur le programme, » annonça-t-il, d’une voix pompeuse, « c’est une marche d’entrée par l’orchestre Michel-Zénon ».

L’orchestre exécuta la marche avec un entrain qui lui valut des applaudissements.

« Le second numéro », reprit le mousse, Va, petit mousse, » extrait de l’opéra « Les cloches de Corneville » sera rendu par monsieur Marcel Lebrun, matelot. »

Marcel Lebrun, rasé de frais, portant son habit des dimanches et fier de lui, à coup sûr, exécuta bien sa tâche et fut vivement applaudi.

« Le quatrième numéro est, « Joyeux anniversaire, » morceau d’orchestre ».

« Le cinquième numéro » continua le mousse, prenant son rôle au sérieux : « Le naufragé », de François Coppée, sera déclamé par monsieur le Lieutenant Beaudry, second de ce bateau. »

Le lieutenant dit si bien cette pièce que tous avaient des larmes dans les yeux, en l’écoutant.

« Le sixième numéro, » acheva le mousse, « Les larmes des fleurs, » composition, paroles et musique du jeune compagnon Jean Clerc, chanté par l’auteur. »

Une salve d’applaudissements accueillit Claire lorsqu’elle parut sur l’estrade, portant un magnifique bouquet. L’orchestre l’accompagnant en sourdine, elle chanta :

LES LARMES DES FLEURS.

La fleur est admirable,
Dans son corps embaumé
Est une âme capable
De souffrir et d’aimer.
Or, elle semble se complaire
Sous le soleil ardent,
Elle aime la brise légère
Qui l’effleure en passant.

Lorsqu’arrive l’automne
Elle souffre vraiment ;
Voyez-la qui frisonne
Et s’incline en tremblant.
Alors, de souffrance, épuisée.
Elle verse des pleurs ;
Les gouttelettes de rosée
Sont les larmes des fleurs.

Tous applaudirent en criant : « Encore ! Encore ! » Tous, excepté Hervé, qui avait légèrement pâli et dont les yeux s’étaient remplie de larmes… Claire ! Sa bien-aimée !!

L’orchestre exécuta une marche triomphale. Les matelots vinrent souhaiter bonne nuit à leur commandant, qui resta seul avec Claire. Tous deux montèrent sur le pont.

« Claire, ma bien-aimée », murmura Hervé, « j’ai failli éclater en sanglots quand je vous ai entendu chanter cette exquise chanson de votre composition. Nous la ferons publier un jour, ma chérie, et vous la signerez : Claire, Comtesse d’Arles. »

« Cher Hervé, » répondit la jeune fille, « je suis contente que vous ayez aimé ma petite chanson ; je l’ai composée exprès pour votre fête. »

« Chère adorée, chantez pour moi seul, « Les larmes des fleurs, » voulez-vous ? »

Sa main dans celle d’Hervé, Claire chanta, sa voix s’élevant, douce et pure dans l’air du soir.

Et ainsi se termina cette fête, que ni Claire ni Hervé n’oublieraient jamais.

Six semaines plus tard, le bateau de ravitaillement s’arrêtait en face du « phare des glaces ».

CHAPITRE XIX.

Le Phare des Glaces

Le bateau de ravitaillement ne devant rester que trois jours au phare des glaces. Les hommes devaient travailler nuit et jour au transport des provisions de toutes sortes, car on ne pouvait s’attarder dans ces régions dangereuses.

Le phare était construit sur un îlot, comme nous l’avons dit déjà. Durant la belle saison, qui est courte au-delà du 65ème parallèle nord, la mer entourait le phare ; mais, durant le long hiver polaire, l’îlot n’existait plus ; il se reliait aux glaciers par d’autres glaciers. Aussi loin que le regard pouvait porter, ce n’était que plaines et montagnes de glace. Le grand silence de ces régions étreignait tous les cœurs. Hervé sentit le découragement envahir son âme en songeant que sa fiancée passerait là peut-être de longues années.

« Ma bien-aimée, » lui dit-il, « comment puis-je vous laisser ici !! »

« Ne m’enlevez pas mon courage, Hervé, » répondit Claire.

Le « phare des glaces » avait près de cinquante pieds de hauteur. Il y avait un rez-de-chaussée, qui était percé de petites meurtrières. Dans ce rez-de-chaussée on entasserait le charbon et les provisions. Sous le rez-de-chaussée une cave avait été creusée, cave de douze pieds de profondeur. Le phare était à trois étages et chaque étage était pourvu d’une galerie. Le tout était en pierre.

«  Voilà un phare où il ne semble pas commode de pénétrer, » dit un des matelots du bord. « Je ne vois qu’un singe qui pourrait grimper à même ce rez-de-chaussée. »

« Le phare est, en effet, inaccessible tel qu’il est là, » dit Hervé ; « il fallait le rendre tel aussi, à cause des ours polaires. »

« Mais comment y pénétrer ? » demanda Claire.

« Par un escalier en spirale à l’intérieur ; cet escalier, on y parvient par une des meurtrières… Les ours polaires sont bons grimpeurs ; mais leur agilité ne va pas jusqu’à franchir douze pieds de maçonnerie. »

Claire aurait voulu pénétrer dans le phare sans retard, mais Hervé ne le lui permit pas. Il fallait que le poêle fût bourré de charbon et chauffé à blanc avant que la jeune fille pût se risquer dans le phare.

Une fois le phare bien réchauffé, bien aéré, le Commandant, accompagné de Claire et du vieillard, y montèrent. Inutile de dire que Tribord fut aussi de la partie. Ayant escaladé l’escalier en spirale, on arriva dans la grande salle, pièce où était installé le poêle qui ronflait gaiement. Une chambre plus petite ouvrait sur cette grande pièce. Le vieillard désigna cette chambre et dit :

« Ce sera ma chambre à coucher… Je suis trop vieux pour être continuellement dans les escaliers. »

Les pièces du deuxième étage étaient disposées de la même manière que celles du premier. Claire décida qu’elle ferait de la plus petite des pièces du deuxième étage sa chambre à coucher et de la plus grande, son cabinet de travail. Le fanal du phare des glaces occupait le troisième et dernier étage.

« Au revoir, ma chérie, » dit Hervé à Claire. « Je ne reviendrai qu’après demain soir maintenant. Je me dois à mon bord. Mais je serai ici à cinq heures après demain et, ensemble, nous allumerons, pour la première fois, le fanal du « phare des glaces. »

Hervé partit. Mais Claire ne trouva pas la journée trop longue. Elle allait être très occupée jusqu’au retour de son fiancé, car elle voulait qu’il trouvât tout en ordre quand il reviendrait afin qu’il emportât une impression moins triste du phare, à son départ. Hélas ! ce serait sa dernière visite, car le bateau de ravitaillement quitterait l’îlot du phare le lendemain, au point du jour.

CHAPITRE XX.

La séparation.

Il était à peine cinq heures, le surlendemain, quand Hervé arriva au phare, tel que promis. Il fut, tout d’abord bien désappointé de ne pas apercevoir Claire dans la salle d’entrée. Il avait espéré apercevoir son radieux visage, à son arrivée. Le vieillard était installé près du poêle et fumait sa pipe. Malgré son désappointement, Hervé ne put qu’admirer la jolie disposition de chaque chose ; Claire avait passé par là, c’était évident.

« Eh ! bien, » demanda Hervé au vieillard, « comment aimez-vous le « phare des glaces ? »

« Ça peut faire, » répondit le gardien. « Jean Clerc a fait des merveilles… C’est lui qui a tout arrangé… Il est en haut, si vous désirez lui parler. »

Hervé gravit l’escalier et alla frapper à la porte du cabinet de travail de Claire. La porte s’ouvrit et Hervé recula, presque foudroyé par la surprise. Car, au lieu du mousse Jean Clerc, il aperçut une radieuse jeune fille, vêtue d’une robe de velours noir, laissant à découvert des épaules et des bras d’albâtre. Sa chevelure dorée était retenue par un peigne de jaies. Hervé fut ébloui. « Claire ! » s’écriat-t-il, « Ô Claire !! » et des larmes dont il ne fut pas maître coulèrent sur ses joues.

« J’ai voulu vous faire cette surprise. Hervé, » dit Claire. « J’ai voulu que vous puissiez évoquer mon image telle qu’elle est maintenant, quand vous penserez à moi… Que pensez-vous de votre fiancée, Hervé ? » ajouta-t-elle avec une charmante coquetterie qui lui seyait bien.

« — Que tu es belle, mon adorée !… Oh ! viens, viens, Claire, retourne avec moi vers le monde habité… Les dames d’Arles ont toujours été reconnues pour leur beauté ; mais il n’y en a jamais eu une aussi belle que la Comtesse Claire. »

Claire se contenta de faire un signe négatif.

« Hervé, » dit-elle, « comment puis-je vous remercier pour toutes vos bontés ! Voyez : votre bibliothèque est installée ici, ainsi que le joli pupitre et l’une des deux chaises berçantes que vous m’avez envoyée… Et il y a encore deux caisses qui n’ont pas été déballées ! Grâce à vous, mon exil ne paraîtra pas trop long, ni trop dur. »

— « Claire, je ne vivrai que pour vous. À mon retour, je chercherai d’abord la vieille Hermance et la mettrai à l’abri du besoin pour toujours. Puis, je tâcherai de retrouver la servante Azurine ; cette femme en connaît plus long qu’on ne le suppose sur la tragédie des « Saules, » j’en suis convaincu… Et maintenant, chère fiancée, promettez-moi de porter toujours ce signe du lien qui nous unit. »

Ce disant, Hervé produisit un petit écrin qu’il ouvrit. Une bague splendide, surmontée d’un diamant lançant mille feux apparut aux regards de la jeune fille. Silencieusement, Hervé passa la bague au doigt de Claire.

« Je vous promets de la porter toujours, Hervé, » répondit-elle.

Et maintenant, hélas, il me faut allumer le fanal et ensuite vous dire adieu… Venez avec moi, n’est-ce pas Claire ?

Bientôt, le fanal qui devait désormais éclairer les régions hyperboréennes fut allumé et, aussitôt, trois coups de canon partirent du bateau de ravitaillement.

Silencieusement, Claire et Hervé redescendirent. Le jeune homme s’attarda encore quelques minutes dans le cabinet de travail de sa fiancée, puis il descendit au premier étage tant bien que mal ; les larmes et l’émotion le faisaient trébucher comme un homme ivre. Il oublia même de saluer le vieillard en passant, ce que voyant, celui-ci haussa les épaules et rit silencieusement.


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Le lendemain, à quatre heures du matin, le bateau de ravitaillement quitta l’îlot, laissant au « phare des glaces » la fiancée du Commandant Hervé d’Arles, condamnée à vivre, des années peut-être, à côté d’un vieillard taciturne qui lui était antipathique, plus que cela, qui lui faisait peur.

CHAPITRE XXI

La Vie au Phare des Glaces.

Il y avait trois jours que le bateau de ravitaillement avait quitté le phare des glaces et déjà, Claire avait eu le temps de s’apercevoir, que la position qu’elle avait acceptée ne serait pas une sinécure. C’était elle la véritable gardienne du phare des glaces ; le vieillard, à part d’entretenir le feu, ne s’occupait de rien. C’est Claire qui préparait les repas., faisait le ménage, réparait le linge, allumait et éteignait le fanal, etc., etc.

Ce jour-là, au repas du midi, le vieux gardien dit à la jeune fille :

Mon garçon, tu sais que nous devons tenir un procès-verbal de tout ce qui se passe ici. Il faut noter les hausses et les baisses de température, les tempêtes, etc. Moi, ma main tremble quand j’écris et j’ai remarqué que tu aimes beaucoup à manier la plume. Occupe-toi à tenir le journal du phare. »

— « C’est bien, » répondit Claire. Elle fut fidèle à sa promesse et, à partir de ce jour, le journal fut tenu avec précision.

Claire avait été si occupée depuis son arrivée, qu’elle n’avait pu trouver le temps de sortir, mais, ce jour-là, le temps étant beau et doux, elle résolut d’en profiter pour faire le tour de l’îlot. Elle emmènerait Tribord, qui semblait un peu attristé de ne pouvoir sortir.

L’îlot n’avait que deux milles de superficie. Que c’était agréable de se promener ainsi, accompagnée de Tribord qui courait au-devant de la jeune fille en aboyant joyeusement ! Tout à coup, Claire s’arrêta, avec une exclamation de surprise ; dans une sorte de petite baie, elle venait d’apercevoir une chaloupe élégante, aux coussins de velours marron. Une chaloupe… de luxe en cet endroit ! Elle s’approche et voilà qu’elle voit une enveloppe attachée avec une épingle à un des coussins. L’enveloppe doit contenir une lettre, car elle est adressée comme suit :

«  Jean Clerc
Phare des Glaces. »

Avec des doigts tremblants d’anxiété, Claire ouvrit l’enveloppe ; un court billet y était contenu :

« Ma bien-aimée.

Puisse mon petit cadeau vous procurer quelques heures heureuses. Mais, pour l’amour de Dieu, soyez prudente, ne vous aventurez pas trop loin dans cette frêle embarcation.

Me trouvez-vous prétentieux, Claire, d’avoir donné mon nom à la chaloupe ?… Je veux tant être continuellement dans votre pensée !
HERVÉ. »

Claire baisa la signature de son fiancé, puis elle éclata en sanglots

Il était déjà si loin, si loin, son noble Hervé ! Sur l’avant de la chaloupe, il y avait une plaque en cuivre sur laquelle était gravée « Hervé, » ce cadeau lui serait, alors doublement cher. Claire détacha l’amarre et appela Tribord. Le chien sauta à bord, la jeune fille saisit les rames, légères mais fortes, et bientôt elle voguait sur l’océan bleu… C’est en chaloupe qu’elle fit le tour de l’îlot, puis elle revint dans la baie, amarra solidement l’embarcation et remonta au phare.

« J’ai trouvé une chaloupe dans une petite baie, » dit Claire au vieillard. « Quand vous aimerez à vous promener… »

— « Merci, » répondit-il, « mais je n’aime guère les promenades en mer. »

— « Comme vous voudrez ! » dit Claire. Cette inertie du gardien du phare l’irritait un peu.

Le programme de la vie de Claire, durant toute la belle saison, était celui-ci : levée à sept heures, elle éteignait la lanterne, puis descendait préparer le déjeuner. Le vieillard nous l’avons dit déjà — ne s’occupait que d’entretenir le feu, mais il accomplissait bien sa tâche. Après le déjeuner, elle faisait le ménage de sa chambre, de son cabinet de travail, puis de la salle commune, après quoi elle s’occupait à quelqu’ouvrage de couture jusqu’à l’heure de dîner. Après le dîner, si le temps était favorable, elle sortait avec Tribord et passait presque tout l’après-midi dehors ; aussi, sa santé était-elle florissante. Ensuite venait l’heure du souper, après lequel la jeune fille montait à son cabinet de travail ; elle lisait ou classifiait ses livres, ou écrivait jusqu’à six heures, heure à laquelle elle se couchait.

Et ainsi la belle saison s’écoula.

Un jour, le soleil ne se montra que quelques instants : la longue nuit polaire commençait.

CHAPITRE XXII.

Quelques incidents

La vie au-delà du 65ème parallèle nord est vraiment monotone. Nous citons quelques incidents qui marquèrent le commencement de l’hiver.

D’abord, depuis qu’il faisait si froid, le vieux gardien ne quittait pas le phare. Assis toute la journée auprès du poêle, il fumait sa pipe, en lisant de vieux journaux ou bien il ne faisait rien du tout, ou bien il dormait.

« Vous avez tort de vous tenir ainsi continuellement près du poêle, » lui dit Claire, un jour. « J’ai lu beaucoup de récits de voyages et d’aventures et je sais qu’on recommande aux exploiteurs des régions hyperboréennes de sortir pour s’endurcir au froid. »

— « Je ne puis sortir, » répondit le vieillard, « j’ai toujours froid, » et il frissonna.

— « Vous finirez par tomber malade ! Croyez-moi, sortez un peu. Voyez, moi, je suis en parfaite santé ; c’est parceque je sors tous les jours et aussi, parce que, lorsque je suis au phare, je me tiens loin des poêles. »

— « Tu es jeune, toi, mon gars, ce terrible climat ne t’affecte pas autant que moi. »

Cependant, le lendemain, le vieillard demanda à Claire :

« Sais-tu manier une carabine ? »

— « Oh ! non, » s’écria-t-elle, « je n’ai jamais essayé. »

— « Pourtant mon garçon, il serait à propos que tu t’accoutumasses à manier une arme à feu. Que ferais-tu si tu te trouvais en face d’un ours polaire ? »

— « Je me sauverais, » répondit Claire, en éclatant de rire. Le vieillard secoua la tête.

— « Si tu veux, je te donnerai des leçons de tir », dit-il. « Le temps est bien supportable aujourd’hui. »

Claire accepta. Tout d’abord, elle fut bien craintive ; elle s’imaginait que la carabine allait éclater dans sa main ; mais bientôt, elle se rassura et, au bout d’une heure d’exercice elle devint tout à fait familiarisée avec son arme. Elle en fut bien reconnaissante au vieillard.

Le lendemain et les jours suivants, elle sortit avec Tribord et s’exerça seule. Au bout d’une semaine, elle était devenue tout à fait adroite et son coup d’œil était juste.

Voyant le vieillard bien disposé à son égard, Claire osa lui demander un service :

« Monsieur » dit-elle, pensez-vous que vous pourriez réussir à me confectionner un traîneau ? »

« Un traîneau ?… Avec quoi ?… »

— « Avec le bois des caisses vides qu’il y a dans le rez-de-chaussée. »

« Je peux toujours essayer, » répondit le vieillard.

— « Merci, oh, merci, » dit Claire, « et puis… »

— « Rien ! »

— « Oh, monsieur, si vous pouviez aussi faire un attelage pour Tribord !! Il y a trois paires de chaussures, hors d’usage, dans le grenier ; en les taillant par lanières, peut-être réussirez-vous !… »

— « C’est bon, c’est bon, j’essayerai et ç’a me distraira. » Trois semaines plus tard, Claire étrennait son traîneau et son attelage. Tribord ne s’était pas fait prier du tout pour se laisser atteler par sa gentille petite maîtresse. Celle-ci revint au phare, les joues roses, les yeux animés :

— « Oh monsieur, que je vous suis reconnaissante ! » dit-elle, au vieillard. « Le traîneau est léger et solide, l’attelage aussi et Tribord s’est conduit, ou plutôt, s’est laissé conduire admirablement. Une petite promenade en traîneau vous ferait tant de bien ; pourquoi n’essayez-vous pas ! »

— « Non, non, je n’essayerai pas, Jean, je tousse toujours, depuis quelque temps et j’ai continuellement le frisson ! »

— « Vous êtes malade ! » s’exclama Claire, « pourquoi ne l’avez-vous pas dit ? »

— « À quoi bon et qu’y peux-tu faire ?… Que puis-je y faire moi-même ?… Et les médecins sont rares à l’îlot du phare. »

Claire regarda attentivement le vieillard. En effet, il était malade, il avait beaucoup maigri et ses yeux étaient largement cernés de noir… Que ferait-elle s’il tombait sérieusement malade ?… Elle n’avait aucune expérience, ne s’étant jamais trouvée en contact avec des malades… plus.

Hélas ! Claire en avait le terrible pressentiment, la mort planait sur le « phare des glaces » !!!

Cette nuit-là, Claire ne dormit guère. Le vieillard toussait presque continuellement, d’une toux sèche qui devait beaucoup le fatiguer.

Puis une nuit, le vieux gardien fut pris d’un grand frisson. Claire passa la nuit auprès de lui, lui préparant des tisanes chaudes et le couvrant de tout ce qui lui tombait sous la main. Le lendemain, il semblait aller mieux ; mais au bout de huit jours, le frisson le reprit et ce frisson fut suivi d’une forte fièvre.

Oui, le vieux gardien du phare des glaces était bien malade ; Claire ne pouvait se faire illusion sur sa condition… Et, tout à coup, elle pâlit, ses mains se portèrent à son cœur ; elle crut défaillir… C’est qu’une pensée terrible venait de se présenter à son esprit, un tableau si épouvantable qu’elle crut en mourir… Si ce vieillard allait mourir !!!…

Non, vraiment, elle n’avait pas prévu cette éventualité lorsqu’elle avait consenti à l’accompagner dans ces régions perdues… S’il allait mourir, ce vieillard, que deviendrait-elle, seule, toute seule au phare des glaces ?… Un frisson d’épouvante la secoua de la tête aux pieds. Sans doute cet homme n’était pas un compagnon bien amusant ; il était taciturne, brutal parfois ; mais il était son seul protecteur.

Il y avait à peine quatre mois qu’ils étaient au phare et le bateau de ravitaillement ne reviendrait pas avant deux ans et demi… Avant cela, bien avant cela, Claire serait morte de peur ou de désespoir, après avoir peut-être perdu la raison

Claire s’étonnait un peu de ne pas s’être attachée à son compagnon journalier ; mais elle ne l’avait pu… Elle éprouvait plutôt pour lui une invincible répulsion. Pourquoi ?… Cependant, en pensant que ce vieillard pouvait mourir et la laisser seule dans ces régions glacées, elle se sentait pétrifiée de terreur.

Un mois plus tard, le vieillard fit transporter son lit dans la salle commune, non loin du poêle, et ce lit, il ne le quitta plus.

CHAPITRE XXIII.

À brebis tondue, Dieu mesure le vent.

À quelques jours de là le vieillard appela Claire auprès de son lit :

« Mon garçon, » dit-il, d’une voix très-affaiblie, « il n’y a pas à se faire illusion, je vais mourir bientôt. »

— « Non, non, » sanglota Claire, en se cramponnant à lui.

— « Tu vas rester seul ici… Dieu sait que je te plains, mais, hélas ! je n’y puis rien ! »

— « Que vais-je devenir ?… Que vais-je devenir ? » s’exclama Claire. « Vivre seule ici… J’en perdrai la raison ! »

— « Je ne le crois pas. Tu te distrairas, tu entretiendras le phare, tu liras… »

— « Mais les nuits, les longues nuits… Oh ! monsieur, ne me laissez pas !!… Dieu ne voudra pas d’ailleurs. »

« Et maintenant, voilà plus d’une semaine que tu n’as pas quitté le phare. Je n’ai pas besoin de toi cet après-midi ; je vais dormir. Va respirer un peu d’air. Si tu tombais malade, toi aussi, qui aurait soin de moi ? »

« C’est assez loin. Tribord », dit-elle au bon chien. Accompagnée du fidèle Tribord, elle parcourut une couple de milles sur la plaine glacée. Elle éprouvait un grand bien-être à respirer l’air du dehors et le découragement qu’elle ressentait s’atténua un peu.

« C’est assez loin. Tribord, » dit-elle au bon chien, qui semblait vraiment comprendre ce qu’elle lui disait. « Retournons au phare. »

Que c’était agréable de marcher ainsi : la jeune fille n’entendait d’autre bruit que l’écho de ses pas. Un grand silence, silence oppressant, règne dans ces régions. Claire s’arrêta tout à coup… À quel souvenir se rattachait ce grand silence ?… Ah ! oui, le lendemain de la mort de Madame Dumond un pareil silence s’entendait dans la maison… Allait-elle côtoyer toujours la mort ainsi !… Maintenant, c’était le gardien du « phare des glaces » qui allait mourir, et qui, en mourant, la laisserait dans une affreuse solitude !…

« Mon Dieu, » murmura la pauvre enfant, « que vais-je devenir ? »

Claire aperçut le phare, qui, maintenant, projetait continuellement ses rayons lumineux. Elle en était à moins d’un mille quand elle s’arrêta soudain, clouée au sol par la surprise : un cri s’était fait entendre, le cri d’un être humain… Sans doute, elle a rêvé… Un être humain dans ces solitudes !!…

Mais le cri se répéta. Claire regarda dans la direction d’où partait le cri : là-bas, à cent pas peut-être un objet noir se débattait sous les griffes d’un ours polaire. L’ours était énorme, l’objet noir paraissait tout petit, par contraste.

Claire épaula son fusil… Cependant, elle hésitait à tirer ; en voulant sauver, ne donnerait-elle pas la mort ?… Mais il fallait tout risquer. Le coup partit. L’ours lâcha prise, il chancela, puis tomba. Claire accourut. Mais voilà que l’ours se relève et s’élance vers Tribord, qui avait pris de l’avance sur Claire. Claire fit feu encore une fois ; l’ours, frappé au cœur, cette fois, tomba pour ne plus se relever.

En arrivant sur le lieu du drame. Claire aperçut une femme couchée sur la plaine glacée, elle était couverte de sang. C’était une jeune Esquimale. Claire vit que son épaule était déchirée et que, de cette déchirure, le sang coulait à flots. L’Esquimale avait perdu connaissance.

Claire lui frictionna le visage avec de la neige et l’étrangère ouvrit les yeux… les yeux et puis la bouche, car sa surprise semblait grande en apercevant un être humain auprès d’elle. Notre héroïne saisit une petite gourde qu’elle portait à sa ceinture et fît avaler quelques gouttes de cognac à l’Esquimale. Cette pauvre blessée avait besoin de soins immédiats ; mais comment la transporter au phare ?… Le traîneau !… Oui, c’est cela, le traîneau serait de service ici.

« Reste ici, Tribord, » dit Claire.

Tribord frétilla de la queue, puis il se coucha à côté de Esquimale, posant ses pattes de devant sur ses genoux, comme pour la protéger.

Claire partit à la course dans la direction du phare. Détachant le traîneau et l’attelage, elle revint sur le lieu de l’accident. L’Esquimale avait connaissance de ce qui se passait et tout paraissait la surprendre énormément. Claire attela Tribord au traîneau puis elle aida la blessée à y prendre place. Docilement, elle se coucha et on prit le chemin du phare où l’on arriva bientôt.

L’Esquimale pourrait-elle gravir l’escalier en spirale ?… Comment faire ?… Claire savait bien qu’elle n’aurait jamais la force de la porter… Par signes, elle expliqua à l’étrangère ce qu’elle aurait à faire. L’Esquimale eut l’air de comprendre, surtout en voyant le chien gravir l’escalier, ce qui l’amusa beaucoup, car elle rit tout haut.

Claire lui fit signe d’attendre cependant ; elle voulait avertir le vieillard : dans l’état où il était, la moindre chose pouvait le contrarier.

« Je ramène une jeune Esquimale avec moi, » lui dit-elle. « Vous n’avez pas d’objections ?… Elle est blessée assez grièvement. »

« C’est bien, » dit le vieillard.

Ce dut être bien pénible pour elle de monter l’escalier, blessée comme elle l’était ; mais elle y réussit. Elle parut surprise en apercevant le vieux gardien, qui, lui, ne fit aucun cas d’elle.

Claire la fit monter dans sa chambre. Elle pansa sa blessure, l’enveloppa dans un peignoir et la fit se coucher. Ensuite, elle prépara une potion chaude et calmante que l’Esquimale avala sans broncher et qui lui procura le sommeil.

Claire avait donc deux malades à soigner ; mais l’Esquimale, au bout d’une dizaine de jours, put se lever et descendre dans la salle et prendre part à la vie commune. Elle s’était attachée à sa gentille garde-malade et Tribord se montrait tout fier des caresses que la nouvelle venue lui prodiguait.

Un jour, Claire lui demanda son nom ; c’est-à-dire qu’elle dit tous les noms qu’elle put imaginer. L’Esquimale comprit, car elle rit doucement et répondit :

« Zilumah. »

Et c’est ainsi que Zilumah entra dans la vie de Claire, qu’elle ne devait plus quitter.

CHAPITRE XXIV

Zilumah.

Dire que Claire était heureuse d’avoir une compagne, ce serait mal exprimer ce qu’elle ressentait. Ce n’était pas seulement du bonheur, c’était du soulagement. Elle ne serait plus seule avec ce vieillard qui ne lui adressait pas une parole par semaine.

Cependant, il y avait une ombre au tableau : elle ne pouvait converser avec sa nouvelle compagne. Claire ne parlait pas l’esquimau. Zilumah ne parlait pas le français.

Claire s’occupa donc à donner quelques leçons à Zilumah ; elle nommait les objets et l’Esquimale répétait après elle, puis, quand elle comprit ce que voulait dire poêle, chaise, table, vaisselle, charbon, etc., etc., la jeune institutrice lui apprit à lier les mots ensemble pour former des phrases. Ce fut long et difficile mais Zilumah était très intelligente et sa mémoire semblait prodigieuse. Au bout d’un certain temps, l’Esquimale put dire à peu près tout ce qu’elle voulait, en français. Elle n’aurait pu soutenir une conversation ; mais elle se faisait bien comprendre et surtout, elle comprenait parfaitement tout ce que Claire lui disait. Encouragée, celle-ci lui apprit ses lettres, lui montra à lire et ensuite à écrire.

Tout cela occupa la plus grande partie de l’hiver. Il avait fallu à Claire une grande patience, sans doute ; mais lorsqu’à la fin de février, elle put s’entretenir avec Zilumah comme avec une personne de sa propre race, elle ne regretta pas les heures accordées à sa tâche.

Mais Ziliiniah ne se bornait pas à prendre des leçons de français, croyez-le ; elle se rendait utile. Dès le premier jour de sa descente dans la salle commune, elle s’était montrée pleine d’attention pour Claire et bientôt, ce fut Zilumah qui faisait le ménage, lavait la vaisselle, faisait la lessive, et entretenait les poêles. Claire se trouvant ainsi déchargée de ces besognes qui ne lui avaient jamais plu.

Claire avait voulu protester, mais Zilumah, en gestes expressifs, lui avait fait comprendre qu’elle entendait faire ces ouvrages elle-même et que la jeune fille, dorénavant, devait se contenter de faire la cuisine.

Et, pendant ce temps, que devenait le gardien du phare ? Il ne quittait pas son lit et bien qu’il ne parut pas empirer, il ne semblait pas prendre de mieux non plus. Les deux femmes le soignaient de leur mieux ; mais il était évident qu’il achevait sa course en ce monde.

Vers la fin de février, son état devint alarmant. Claire et Zilumah ne le quittaient plus la nuit. L’une ou l’autre, à tour de rôle, passait la nuit sur un canapé dans la salle commune. Dans les premiers jours de mars, le malade paraissait bien plus mal ; il passait d’un frisson à un autre, d’un accès de fièvre à un autre et sa toux devint continuelle. Le 6 mars, dans la soirée, le vieillard s’évanouit, puis, dans la nuit, il appela Claire ; la jeune fille accourut au chevet de son lit.

« Je me meurs, Jean Clerc, » murmura le vieillard, « je ne verrai pas l’aurore. »

« Non. non, » s’écria Claire, « ne parlez pas ainsi, je vous en prie !! »

« C’est toi qui seras le véritable gardien du « phare des glaces, » reprit-il. » Je suis content que l’Esquimale soit avec toi, bien content. »

Une sévère quinte de toux interrompit le malade. Claire appela Zilumah, croyant que le vieux gardien allait mourir ; mais bientôt, il reprit :

« Quand j’aurai cessé de vivre, vous mettrez mon corps dans un sac d’emballage et le jetterez à la mer. Ensuite… Tiens, cette clef, Jean ; elle ouvre une cassette en ébène… Dans cette cassette, il y a une lettre pour toi ; mais, n’ouvre cette lettre qu’après mes funérailles. »

Le vieillard remit à Claire une petite clef en or ciselé, du plus curieux travail. La jeune fille promit de se conformer à ses dernières volontés.

« Laisse-moi maintenant, je vais dormir. »

Claire revint auprès de Zilumah. Le gardien semblait reposer paisiblement. Tout était silencieux au « phare des glaces, » les jeunes infirmières étaient épuisées de fatigue et bientôt elles cédèrent au besoin de dormir.

CHAPITRE XXV

Nuits d’horreurs.

Combien de temps Claire dormit-elle ?… Elle n’aurait pu le dire. Elle fut éveillée en sursaut par les aboiements de Tribord. Le chien jappait et grondait sourdement, le poil hérissé, l’œil en feu… il donnait tous les signes de la colère et de la terreur.

Claire pensa immédiatement au vieillard qui se mourait peut-être et que ce bruit allait beaucoup le fatiguer :

« Tribord, ici. Tribord ! » cria-t-elle.

Docilement, le chien vint vers Claire ; mais il continua à gronder sourdement.

— « Il y a quelque chose, » dit Zilumah.

« Chut ! » dit Claire, « écoute… »

Toutes deux prêtèrent l’oreille… Sur la galerie entourant le premier étage du phare, on entendait un bruit de pas, comme si plusieurs personnes bien pesantes y eussent marché, pieds nus ou en semelles de bas. Zilumah, familière avec tous les bruits de cette région, étreignit la main de Claire et murmura : « Un ours ! »

— « Impossible ! » dit Claire, « un ours ne peut grimper à même la maçonnerie. »

— « Hélas ! » s’écria Zilumah, « j’ai encore oublié de fermer la meurtrière donnant sur l’escalier ! »

L’Esquimale était souvent négligente en ce qui concernait la meurtrière, elle semblait plutôt ne pas croire à l’importance de la fermer chaque soir ou au retour de chaque excursion… Pourtant, Claire avait bien essayé de lui faire comprendre combien cette précaution était utile… Zilumah n’avait pas fermé la meurtrière la veille au soir et maintenant… Et ce vieillard qui se mourait, ce vieillard sans défense !!…

La salle était vivement éclairée ; du dehors, on pouvait en voir clairement l’intérieur, Claire éteignit toutes les lumières et alla, accompagnée de Zilumah, se poster près de la porte donnant sur la galerie. Aussitôt, toutes deux reculèrent épouvantées : un ours polaire, de taille colossale vint appuyer son laid museau contre la vitre, puis, de ses griffes, il essaya de briser l’obstacle entre lui et sa proie.

L’ours est plutôt herbivore ; cependant, quand il est poussé par la faim, au déclin d’un long hiver par exemple, il ne dédaigne pas la chair humaine.

Un cri de terreurs s’échappa des lèvres de Claire : « Vite ! » dit-elle à Zilumah, « va chercher les pistolets qu’il y a dans mon cabinet de travail… Il faut nous défendre contre ce monstre ! »

Zilumah partit et revint presqu’immédiatement portant les deux pistolets, chargés à sept coups chacun. Claire, fascinée, ne pouvait détourner ses yeux de l’ours qui, de son côté, regardait Claire en dandinant sa grosse tête. Mais Claire eut le courage de saisir le pistolet et de viser. Elle allait tirer, quand Zilumah s’écria :

« Ils sont deux !… Voyez à l’autre fenêtre !! »

En effet, un autre ours était là… Les habitants du phare des glaces étaient cernés ; il fallait se défendre : Claire posa son doigt sur la gâchette de son pistolet et le coup partit. Un grondement de douleur retentit et l’ours tomba, le crâne fracassé. Tribord continuait à aboyer et à gronder, il cherchait à s’élancer sur la galerie.

« À l’autre maintenant ! » cria Claire.

— « Je m’en charge », répondit Zilumah.

À ce moment, le vieillard ouvrit les yeux, puis il se souleva sur son lit et se mit à tousser. Ce fut une affreuse quinte de toux, accompagnée de râles et de sifflements… On ne pouvait le laisser ainsi, sans secours.

« La tisane, vite ! » dit Claire.

Courant, Zilumah versa la tisane dans un verre qu’elle remit à Claire. Celle-ci fit boire le vieillard, qui se sentit apaisé aussitôt.

Un aboiement de Tribord rappela les jeunes filles à la situation du moment. Toutes deux quittèrent le lit, puis elles s’arrêtèrent, pétrifiées par la terreur : à travers la vitre que la balle de Claire avait cassée, le second ours venait de passer la tête et la moitié du corps. Tribord s’acharnait à l’ours, le mordant aux oreilles et au museau… L’ours faisait craquer la vitre dans ses efforts pour se défendre.

La vitre va céder… Il faut envoyer une balle à l’ours, sans retard… Hélas ! en allant secourir le vieillard, tout à l’heure, toutes deux avaient déposé leurs pistolets… où ?…

La vitre a cédé… L’ours franchit l’ouverture d’un bond… Tribord se jette sur lui ; mais l’ours a bientôt le dessus. Claire court au secours de son chien… L’ours lâche Tribord et s’attaque à Claire, ce que voyant, Zilumah saisit le tisonnier qu’elle rencontre sous sa main, et en applique des coups au fauve… Claire est tombée face contre terre, mais elle n’a pas perdu connaissance : elle dit son acte de contrition, car elle croit bien que sa dernière heure a sonné… Tribord, voyant sa petite maîtresse en danger, enfonce ses dents dans le crâne de l’ours… l’affreuse bête se lève, jetant par terre Zilumah, qu’elle s’apprête à dévorer.

C’est un terrible vacarme : les grondements de l’ours, les aboiements du chien… C’est une terrible mêlée, un combat inégal, dont le plus fort sortira vainqueur…

Ni Claire ni Zilumah n’ont perdu connaissance, mais, hélas ! elles sont sans défense et la fin ne peut tarder !…

En ce moment, un coup de pistolet se fait entendre : l’ours atteint au cœur, tombe foudroyé.

Claire et Zilumah se relèvent.

« Est-ce toi qui a tiré ce coup ? » demanda Claire à Zilumah.

— « Ce n’est pas moi, je n’avais pas mon pistolet… Je pensais que c’était vous ! »

Qui donc avait tiré ce coup qui leur avait sauvé la vie à toutes deux ?…

— « Voyez, voyez ! » s’écria Zilumah, en désignant le lit où agonisait le vieillard.

Dans la main du moribond, Claire aperçut un pistolet dont le canon fumait encore. Quand elles étaient accourues à son chevet, elles avaient déposé leurs pistolets sur le lit du gardien… Celui-ci, rassemblant la reste de ses forces, avait tiré le coup qui leur avait sauvé la vie.

— « Monsieur, oh ! Monsieur, vous nous avez sauvé la vie !… » s’écria Claire. « Merci, merci, et que Dieu vous bénisse ! »

— « La meurtrière… » répondit le vieillard, « fermez-la vite ! » Ce furent ses dernières paroles. Lorsque les jeunes filles revinrent, après avoir fermé la meurtrière, le vieux gardien du phare des glaces avait rendu son âme à Dieu.

CHAPITRE XXVI

Les funérailles.

Aussitôt qu’il fit jour, Claire et Zilumah s’occupèrent d’ensevelir le vieux gardien du phare et de procéder à ses funérailles. C’était une bien lugubre tâche que cet ensevelissement, et Claire se demanda plus d’une fois comment elle aurait pu l’accomplir sans l’aide de Zilumah.

On enveloppa le corps dans un sac d’emballage, puis il fallut le descendre à la surface du sol. L’escalier en spirale étant trop étroit, à l’aide d’une forte corde, on fit glisser la dépouille du vieillard le long de la maçonnerie, jusqu’au sol. Ensuite, les jeunes filles descendirent l’escalier, suivies de Tribord. Le traîneau fut détaché, Tribord attelé, et, avec précaution, on déposa sur le traîneau le corps du vieux gardien, qu’on recouvrit d’un tapis de table. Une pierre fut emportée, qui servirait de lest, et l’on partit.

Claire marchait en avant, tenant Tribord par son collier afin qu’il se maintînt au pas ; mais le chien semblait comprendre que ce n’était pas le temps de gambader. Zilumah fermait la marche ; la procession n’était pas longue. Les jeunes filles, toutes au souvenir de ce qui s’était passé la nuit précédente, pleuraient tout bas en accompagnant le corps du gardien du « phare des glaces » à sa dernière demeure.

Dans cette solitude, combien lugubre étaient ces funérailles et quelle triste impression elle fit sur celles qui y prenaient part !

On fit trois milles ainsi, silencieusement, Claire priant tout bas pour l’âme du défunt, puis on s’arrêta. À quelques pas, la glace s’était rompue ; c’est là qu’on allait déposer le corps du gardien. Claire s’agenouilla, ce que voyant, Zilumah fit de même. Claire récita, tout haut, le « De profundis », sa voix résonnant clairement dans le grand silence. L’écho répétait les mots du psaume funèbre ; on eut dit que mille voix se joignaient à celle de la jeune fille. Enfin « Requiescat in pace » dit Claire. — « In pace » répéta l’écho.

Respectueusement, Claire et Zilumah roulèrent le corps jusqu’au bord de la crevasse. On entendit le froissement de l’eau sur le cadavre et, doucement, la dépouille mortelle du vieux gardien du « phare des glaces » glissa dans la mer bleue.

La lugubre cérémonie était terminée.

Tribord fut dételé ; on lui accordait sa liberté maintenant. Le chien n’était pas sorti depuis deux ou trois jours et il profita de sa liberté, courant et s’agitant à la manière des chiens… Les jeunes filles, à tour de rôle, tiraient le traîneau, qui, d’ailleurs, ne pesait guère. Le temps était magnifique, la température très supportable, Claire et Zilumah marchaient lentement, n’ayant pas hâte de retourner au phare. Mais elles finirent par y arriver. Elles se hâtèrent de remettre la couchette du vieillard dans sa chambre. Les couvertures, les oreillers et le matelas furent jetés sur la galerie, afin qu’ils pussent s’aérer parfaitement, on referma portes et fenêtres qui avaient été ouvertes presque toute la nuit, puis Claire prépara du café que l’on but, tout brûlant.

Il fut décidé que Zilumah occuperait désormais la chambre du vieillard. Claire ne serait pas fâchée de reprendre sa chambre, qu’elle avait cédée à l’Esquimale, couchant elle-même dans son cabinet de travail, et Zilumah était folle de joie à l’idée d’avoir une pièce à elle, bien à elle. Presque toute la journée, les jeunes filles s’occupèrent du déménagement ; cependant, dans l’après-midi, elles trouvèrent le moyen d’aller faire une promenade dehors. Elles avaient été privées du grand air depuis quelque temps, à cause du malade qu’elles n’avaient osé laisser seul ; aussi, Claire avait-elle perdu un peu de ses fraîches couleurs.

Après le souper, les jeunes filles s’installèrent dans la salle commune et, tandis que Zilumah était occupée à quelque ouvrage de couture, Claire songeait… Si la Providence n’avait pas mis Zilumah sur sa route, combien cette première veillée, seule au phare, aurait été terrible !!… Elle serait morte de peur, tout simplement… Elle aurait cru entendre encore la toux sèche du vieillard…, Ç’aurait été terrible !… Si terrible que Claire frissonna de la tête aux pieds.

Claire pouvait-elle compter sur Zilumah pour toujours maintenant ?… N’appartenait-elle pas à une race nomade ? Les Esquimaux ne sont guère sédentaires, loin de là ; si Zilumah allait l’abandonner, que deviendrait-elle ?…

« Zilumah, » dit Claire, « tu te plais bien au phare, n’est-ce pas ?… Tu ne songes pas à me quitter ?… »

— « Vous quitter ! » s’écria Zilumah. « Savez-vous, Jean, si vous me mettiez à la porte, je resterais autour du phare jusqu’à ce que, pris de pitié, vous me rappeliez auprès de vous. »

— « Merci, Zilumah, merci », répondit Claire. Des larmes vinrent à ses yeux et elle déposa un baiser sur le front de l’Esquimale.

À neuf heures, elles se retirèrent pour la nuit. Elles avaient peu dormi depuis quelques semaines et toutes deux étaient épuisées.

Ce n’est que le lendemain, dans l’avant-midi, que Claire se rappela la lettre du vieillard, enfermée dans une cassette d’ébène, dont elle avait la clef.

CHAPITRE XXVII

La lettre

Claire trouva la cassette dans le bas d’un chiffonnier faisant partie de l’ameublement de la chambre qu’avait occupée le vieillard, et, tandis que Zilumah travaillait au ménage, Claire se prépara à en examiner le contenu. Il y avait une lettre au large cachet de cire. Claire prit cette lettre et retourna l’enveloppe pour en lire l’adresse. Aussitôt, un cri lui échappa, car voici ce qu’elle vit :

« Claire d’Ivery,
Phare des glaces ».

Ainsi, le vieux gardien savait qui elle était !… Il le savait et c’est pourquoi peut-être il avait insisté, oui, insisté, pour l’emmener au « phare des glaces », hors de tout danger !!…

Claire fut saisie de remords : elle n’avait jamais aimé cet homme et, en ce moment, elle se reprochait amèrement son ingratitude…

Quand la jeune fille fut revenue de sa première surprise, une autre chose la frappa : une particularité dans l’écriture du vieillard. Où avait-elle vu cette écriture déjà ?… Elle était sûre de l’avoir vue quelque part et même elle semblait être associée, cette écriture, à un souvenir tragique… Ces mots, liés les uns aux autres… ces caractères fermes et masculins…

Que pouvait bien contenir cette lettre ?… Peut-être des reproches pour son ingratitude ?… Le moyen de le savoir d’ailleurs, c’était d’en prendre connaissance. La lettre n’était pas longue, assez courte même ; mais difficile à lire à cause de ces mots liés les uns aux autres :

« Claire d’Ivery, « Je me nomme Charles Dumond. C’est moi qui ai assassiné, le vingt-huit mai dernier. Madame Dumond, dont tu étais secrétaire et compagne. »

Claire porta la main à son cœur pour en comprimer les battements. Cet homme était un assassin et elle avait vécu avec lui durant de longs mois !…

« J’ai eu connaissance de ton arrestation, de ton procès et de ta condamnation. J’étais bien décidé à te laisser mourir sur la potence à ma place, mais, d’un autre côté, je n’ai pas hésité à te tendre une main secourable. C’est moi qui ai fourni à la vieille Hermance l’argent nécessaire pour faciliter ton évasion et ensuite, je t’ai emmenée au « phare des glaces », où la justice ne saurait t’atteindre.

Je ne te raconterai pas ma vie avec ma femme. Flore Dumond… Nous avons vécu quinze ans ensemble ; une vie d’enfer. Un jour, je la mis à la porte, l’accusant faussement, dans un accès de jalousie. Mais, cinq ans plus tard, j’appris qu’elle avait hérité d’une petite fortune. Moi, j’étais pauvre, cousu de dettes. J’essayai de me rapprocher de ma femme ; mais elle me traita avec dédain. Alors, je la menaçai. Le jour même de sa mort, elle a dû recevoir une lettre de moi. Voici ce que contenait cette lettre : « Rencontre-moi à l’hôtel à six heures ce soir ; sinon, gare à toi ! »

— « Ah ! oui, » pensa Claire, « La lettre… je me rappelle maintenant… Je savais bien que cette écriture était associée à de lugubres souvenirs ! »

« J’étais dans la bibliothèque, » continuait la lettre, « quand tu es venue y chercher ton coupe-papier. J’étais dans la chambre de ma femme, caché par une portière, lorsque tu y es entrée… Si tu avais passé la nuit dans cette chambre, comme tu l’avais proposé à Madame Dumond, Claire d’Ivery, tu aurais eu le même sort qu’elle.

Azurine, la vieille ménagère, sait bien des choses. Elle m’a vu au moment où je quittais la chambre de Flore après l’avoir assassinée. Certes, elle était loin de se douter de la tragédie qui venait d’avoir lieu… Seulement, tu as eu tort, Claire d’Ivery, de mépriser cette servante au lieu de la craindre ; pour se venger, elle t’a laissé condamner…

« Et c’est tout. Si le Commandant d’Arles retrouve Azurine, il ne sera pas plus avancé, car elle est paralysée totalement. Cependant, j’espère, pour toi, que tu quitteras bientôt le « phare des glaces », dont l’avenir et la sûreté me semblent bien problématiques.

« Fait et signé le quatre janvier, 18 — au Phare des Glaces, au-delà du 65ème parallèle nord.

« CHARLES DUMOND ».

— « Zilumah ! Zilumah ! » appela Claire.

Zilumah accourut.

— « Qu’y a-t-il ? » demanda-t-elle.

Claire la fit asseoir auprès d’elle et lui raconta tout. Le meurtre de Madame Dumond, son arrestation, à elle, Claire, sa condamnation et son évasion. Zilumah ne revenait pas de sa surprise !!… Claire lut à l’Esquimale la lettre de Charles Dumond et elle lui expliqua l’importance de cette lettre, qui était sa justification et dont il faudrait prendre grand soin.

La cassette contenait aussi quelques documents tels que l’acte de naissance de Charles Dumond et celui de son contrat de mariage avec Flore de Portneuf. Claire résolut d’ajouter un autre document à ceux-là. Elle dressa une sorte d’acte mortuaire, disant le jour et l’heure de la mort du vieux gardien et racontant ses funérailles, indiquant aussi, le mieux possible, l’endroit où le corps avait été submergé. Cet acte, elle le signa et le fit signer par Zilumah, puis il fut enfermé dans la cassette avec les autres papiers.

Ce soir-là, pendant la veillée, Claire parla d’Hervé… Elle raconta à Zilumah ses fiançailles et l’espoir qu’elle avait au cœur qu’il revînt la chercher bientôt peut-être. À son grand étonnement, l’Esquimale fondit en larmes.

« Et moi, que deviendrai-je, Claire ?… Ne sommes-nous pas heureuses ici ?… »

— « Sans doute, Zilumah ; mais nous sommes deux faibles jeunes filles, seules aux confins du monde, il ne faut pas oublier cela… Si l’une de nous tombait malade ! »

— « Ce n’est guère probable, Claire. »

— « Crois-moi, Zilumah, je suis très satisfaite de la vie que nous menons ici ; seulement, Hervé me manque, ah ! tant !!! Tu le verras mon Hervé, Zilumah, un jour, je l’espère. Car nous ne nous quitterons jamais ; là où j’irai, tu viendras… Si je quitte un jour le « phare des glaces », ce ne sera qu’avec toi. »

La joie de Zilumah fut grande en entendant Claire lui parler ainsi… Elles ne se quitteraient plus jamais ces deux jeunes filles que le sort avait jetées ensemble !!…

La vie accoutumée reprit au phare, vie un peu monotone peut-être ; mais non sans charmes. L’été viendrait bientôt et les deux jeunes filles se promettaient bien des promenades en mer et de longues excursions qui feraient passer le temps agréablement. Mais un événement vint renverser tous leurs projets et jeter dans le désespoir la gardienne du phare et sa compagne.

CHAPITRE XXVIII

La débâcle.

On était au premier jour de mai. Dans l’après-midi de ce jour. Claire et Zilumah, accompagnées de Tribord, allèrent faire une promenade ; mais elles ne restèrent pas longtemps dehors. La température, sans être bien froide, était humide et d’épais nuages gris couraient très bas à l’horizon. Même Tribord ne semblait pas jouir de sa promenade ; il ne gambadait pas, il restait près de Claire et se plaignait tout bas.

« Rentrons, » dit Claire, « ce n’est pas agréable dehors aujourd’hui. »

— « Non, ce n’est pas agréable », répondit Zilumah. Et ses yeux fouillèrent la plaine glacée tandis qu’un pli se creusait entre ses fins sourcils. Décidément, l’Esquimale était inquiète.

Après souper, Claire essaya de lire un chapitre d’un roman captivant, dont on avait commencé la lecture la veille ; mais bientôt elle ferma son livre et dit à Zilumah :

« Je ne me sens pas disposée à lire ce soir. J’aimerais mieux t’entendre chanter. Veux-tu me dire cette chanson esquimale dont j’ai essayé de faire la traduction l’autre jour ? »

— « Avec plaisir, Claire ; même, je la chanterai en français, telle que vous l’avez arrangée… je la trouve plus jolie ainsi et, » ajouta-t-elle en souriant, « elle sera plus compréhensible pour vous. »

« Et l’Esquimale, d’une voix claire et souple chanta :

CHANSON ESQUIMALE

L’Esquimau, sur la plaine
De glace,
Tout le jour se promène ;
Il chasse.
Des flèches dans son grand
Bissac,
Sur son dos, un pliant
Kaïak.
II
Le walrus qui sommeille,
En songe
Voit l’ennemi qui veille…
Il plonge.
L’Esquimau le poursuit
Sans peur,
Le monstre a, plus que lui,
Frayeur.
III
Il frôle la banquise ;
Qu’importe :
Une vitesse exquise
L’emporte.
Et quand, vide, est son grand
Bissac,
Il dort dans son pliant
Kaïak.

Ces paroles françaises semblaient étranges sur cette mélodie esquimale ; mais elles n’en étaient pas moins jolies pour cela. Zilumah chanta plusieurs chansons qui furent fort appréciées par Claire. À chanter et à converser le temps passa vite et les jeunes filles furent surprises, en levant les yeux sur le cadran, de constater qu’il était onze heures…

On se sépara pour la nuit et bientôt, le silence se fit au « phare des glaces » ; toutes deux dormaient. Claire avait repris sa chambre et Zilumah occupait celle du vieillard.

Claire ne put jamais comprendre ce qui l’éveilla tout à coup, à deux heures du matin. Trois choses auraient pu la tirer de son sommeil : d’abord, le poêle à l’huile qui brûlait toute la nuit entre sa chambre et son cabinet de travail s’était éteint et Claire se rappela n’en avoir pas renouvelé la provision d’huile la veille au matin. Le poêle du premier étage chauffait à tout rompre, il est vrai ; mais, dans ces régions glacées, ce n’était pas suffisant et le thermomètre dans la chambre de Claire ne marquait que 28 degrés sur zéro.

Une autre chose pouvait avoir éveillé la jeune fille : Tribord avait quitté son canapé dans le cabinet de travail ; il était debout près du lit de Claire et, la tête appuyée sur l’oreiller, se plaignait tout bas.

« Pauvre Tribord ! » dit Claire, « c’est le froid qui t’a ré veillé ! »

Mais le chien ne broncha pas, il continua à geindre assez tristement.

Un autre bruit parvint bientôt aux oreilles de la gardienne du phare : c’était celui de corps opaques s’entre-choquant. Claire se leva et alla regarder par la fenêtre, puis elle recula épouvantée… Qu’était-ce que ces énormes fantômes qui s’avançaient ainsi, encerclant l’ilot du phare dans leur gigantesque étreinte ?…

« Zilumah ! Zilumah !! » appela Claire.

— « Qu’y a-t-il ? » demanda la jeune Esquimale. En deux bonds elle fut rendue dans la chambre de Claire.

— « Vois, oh ! vois donc ! » s’écria Claire. « Qu’est-ce, mon Dieu ?… »

— « Ciel ! La débâcle !!…, Nous sommes dans un épouvantable danger, Claire ! Venez, courons à la cave ! Le phare est condamné ; si nous ne nous hâtons pas, nous périrons avec lui. »

— « Je ne comprends pas bien, Zilumah », murmura Claire.

— « Ne comprenez-vous pas, pauvre Claire, que cet îlot est placé sur le chemin des glaces venant du nord ?… Le phare se brisera comme verre !! À la cave du rez-de-chaussée ! À la cave !! »

l’Esquimale saisit le poêle à l’huile et remit un fanal à Claire, toutes deux descendirent au premier étage. Zilumah ouvrit la trappe conduisant au rez-de-chaussée et se mit à enlever de la salle commune tout ce qu’elle trouvait sous sa main.

« Vite, vite, Claire, aidez-moi ! » cria-t elle, car Claire, stupéfaite, regardait Zilumah se démener sans rien faire pour lui aider.

À ce moment, le phare fut secoué jusque dans ses fondations, puis on entendit le bruit de verre cassé et tout devint obscur : c’était le fanal de phare qui venait de tomber, et aussi sans doute, le deuxième étage.

— « Hâtons-nous, hâtons-nous, ou nous sommes perdues !!… »

Le rez-de-chaussée du phare était séparé en deux compartiments. Le premier, c’était la soute au charbon, séparée du reste par un mur en ciment. L’autre partie était à deux étages : le premier contenait l’huile propre à l’alimentation du fanal du phare, le second, servait de dépôt pour les provisions : viandes, légumes en boîtes, lait condensé, etc., etc. La cave du rez-de-chaussée contenait seulement des caisses vides et des poches de copeaux. C’est dans cette cave que Zilumah décida qu’on se retirerait. Elle continuait à jeter des objets pêle-mêle dans le premier étage : dans des tapis de tables ou des couvertures de lit ; elle entassait les objets, sans presque regarder, quand un autre éboulis eut lieu : le premier étage allait s’effondrer… Jetant à la hâte les derniers objets recueillis, dans la trappe, Zilumah alluma un second fanal et descendit l’escalier en spirale, fermant la trappe derrière elle.

Claire et Zilumah descendirent jusqu’à la cave. Elles se jetèrent sur les poches de copeaux et, la main dans la main, écoutèrent le bruit sinistre des glaces attaquant le phare. À six heures du matin, tout bruit cessa.

Zilumah se mit à inspecter la nouvelle demeure. Elle fit une grande découverte : dans un coin, elle aperçut un baril d’huile. Sans doute, en déchargeant le bateau de ravitaillement, un des matelots aurait, par maladresse, déposé là ce baril. C’était une chance inespérée pour les captives. l’Esquimale remplit le poêle et bientôt, une température supportable régna dans la pièce.

CHAPITRE XXIX.

Le couloir et l’eau potable.

Aussitôt que tout bruit eut cessé, Zilumah, — qui semblait avoir pris le commandement de ce qui restait du « phare des glaces » — dit à Claire :

— « Il est une chose que nous allons faire sans perdre de temps. Vous comprenez, Claire, nous sommes emprisonnées dans des monceaux de glace et l’air respirable finirait par nous manquer. Nous allons donc percer une sorte de couloir perpendiculaire par lequel l’air pourra entrer librement. »

Après s’être orientée, l’Esquimale ouvrit une des petites fenêtres placée très haut et près du plafond. Les glaces venant du Nord, il fallait percer l’entonnoir du côté Sud. Là, la glace serait opaque aussi, sans doute ; mais moins que du côté Nord, assurément. Une barre de fer de dix pieds de long à peu près, que Zilumah découvrit, servirait à cette besogne. Dure besogne assurément !!… Quand Zilumah attaqua la masse glacée, la barre de fer rebondit et rebondit sans vouloir y pénétrer ; mais elle fit chauffer une des extrémités de la barre, qui était effilée, puis elle l’appliqua à la glace. Aussitôt un grésillement se fit entendre ; la barre de fer pénétrait dans la glace.

Zilumah savait que les mêmes difficultés ne se présenteraient pas dans toute l’épaisseur du glacier, la glace étant par couches plus ou moins dures, et cela l’encourageait un peu…

Claire prit la barre à son tour. Quelle pénible besogne pour ces frêles jeunes filles !!… À tour de rôle, elles travaillèrent, grignotant quelques morceaux de biscuits pour se soutenir un peu. Et maintenant qu’elles travaillaient depuis six heures du matin et qu’il était quatre heures de l’après-midi, une question importante se posait à Zilumah : si la glace avait plus de dix pieds d’épaisseur, que feraient-elles ?… Le couloir avait déjà plus de huit pieds de long et la fin semblait loin encore… La barre de fer n’avait que dix pieds… est-ce que vraiment tout ce travail serait perdu ?…

l’Esquimale voulut en avoir le cœur net tout de suite. Elle fit chauffer à blanc le bout de la barre de fer et l’enfonça dans la glace. Aussitôt, un cri de joie lui échappa ; l’extrémité de la barre était arrivée dans le vide. L’air pur entra à flots dans le rez-de-chaussée. Cet air vivifiant les ranima toutes deux, et même Tribord vint aboyer joyeusement à l’orifice.

Maintenant, il ne fallait pas risquer que ce couloir se bouchât par des fragments de glace. Zilumah alla chercher, au premier étage, des feuilles de tuyau de poêle. Aidée de Claire, elle enfila les feuilles les unes aux autres et ainsi enfilées, ces feuilles faisaient un tuyau de douze pieds à peu près. Non sans difficulté, les jeunes filles parvinrent à passer le tuyau jusqu’à l’extrémité du couloir, laissant dépasser deux pieds du tuyau au dehors, ce qui assurait le parfait fonctionnement de l’appareil, et la fenêtre fut refermée. Il était six heures du soir ; depuis douze heures qu’elles travaillaient, aussi, étaient-elles épuisées. Mais elles avaient réussi pleinement ; elles n’auraient qu’à ouvrir la fenêtre maintenant pour aérer leur demeure.

« Que j’ai faim ! » s’écria Zilumah. « Je vais préparer du café ; vous Claire, faites-nous un bon souper hein ? »

— « Avec quoi ferons-nous du café ? Nous n’avons pas d’eau », répondit Claire.

— « Pas d’eau !… et la glace nous entoure !!… L’eau est tout autour de notre demeure, Claire ; nous n’avons qu’à nous en tailler des morceaux. »

Zilumah ouvrit une des fenêtres et à l’aide d’une petite hachette, elle détacha des morceaux de glace, que Claire recueillit dans une marmite. La marmite fut déposée sur un feu doux et bientôt la glace fondit. Claire prit une partie de cette eau et, y jetant un morceau de glace afin qu’elle se refroidît aussitôt, elle l’offrit à Tribord. Le chien n’avait pas bu depuis la veille ; il but avidement, frétillant de la queue tout le temps, preuve de son contentement.

Bientôt une bonne odeur de café se répandit dans la chambre, puis on s’installa, tant bien que mal, sur une caisse vide et on mangea de bon appétit.

Après le souper, Zilumah fit fondre de la glace. Le vase de Tribord fut rempli de nouveau et le reste de l’eau fut mis dans un seau de fer blanc ; elle leur servirait pour leurs ablutions du matin et pour les besoins de la maison.

Il était à peine huit heures que Claire et Zilumah dormaient, étendues sur les poches de copeaux.

Pauvres abandonnées !!

CHAPITRE XXX

La nouvelle demeure.

Claire et Zilumah dormirent douze heures ; elles étaient littéralement épuisées toutes deux.

Quand Claire s’éveilla, elle eut l’air surprise d’être dans la cave, puis la mémoire lui revint et elle fondit en larmes.

Zilumah fit semblant de ne pas voir ces pleurs. Claire était découragée, l’Esquimale le savait bien ; il fallait la distraire :

« Claire, » dit Zilumah, « nous avons dormi tard ce matin et, pourtant, nous avons beaucoup à faire aujourd’hui. »

— « S’il s’agit d’un autre couloir à percer, Zilumah, je t’avertis que je ne m’en sens pas la force, encore moins le courage, je te l’assure. »

— « Non, non, nous avons quelque chose de plus agréable à faire aujourd’hui ; il s’agit de mettre un peu d’ordre dans notre nouvelle demeure. »

— « À quoi sert ! » s’écria Claire.

— « Vous allez m’aider, n’est-ce pas, Claire, à descendre du deuxième étage du rez-de-chaussée les objets que j’y ai entassés ? Nous les jetterons dans des tapis et des couvertures et les descendrons ici. Puisque nous devons vivre ici pour quelque temps, nous allons embellir notre demeure, autant possible. »

— « Notre cave » rectifia Claire. « Ô Zilumah, qu’allons-nous devenir !! »

— « Allons, allons, chère Claire, mettons-nous à la besogne, voulez-vous ? »

Quand tous les objets furent rendus dans la cave, Zilumah se mit en frais de confectionner des meubles. Une grande caisse à marchandises fut convertie en armoire. Zilumah la mit debout, elle y posa des tablettes et, dans cette armoire, elle plaça la vaisselle et la batterie de cuisine. D’une autre caisse, elle fit une sorte de chiffonnier, devant servir, en même temps de lavabo. Sur une tablette qu’elle ajouta à l’intérieur, furent déposés peignes, brosses et serviettes. Deux grandes caisses furent clouées ensemble, dos à dos et munies de tablettes. Cette charpente fut placée au centre de la chambre et recouverte d’un tapis de table ; table commode, servant d’armoire en même temps.

Quand tout fut terminé, vers les cinq heures du soir, voici l’aspect que présentait la nouvelle résidence : du côté nord, l’armoire à vaisselle, et le lavabo, du côté sud, sous la fenêtre formant le couloir d’aérage, les poches de copeaux, alignées quatre par quatre et recouvertes de couvertures de lits, faisant une couchette assez confortable. Au centre de la chambre, la table recouverte d’un tapis rouge, chaque côté de cette table, les deux chaises berçantes — cadeau d’Hervé — puis, entre la table et le lit, la peau de l’ours polaire que Claire avait tué en délivrant Zilumah de ses griffes. Tout cela éclairé vivement par un grand fanal aux verres lenticilaires, accroché au plafond. Même Claire sembla moins découragée quand tout fut terminé.

Quand on se fut installé pour la veillée, Zilumah déposa sur la table un objet que Claire avait cru ne plus jamais revoir : la cassette contenant la preuve de son innocence.

« Chère Zilumah ! » s’écria-t-elle, « tu as pu sauver cette cassette du naufrage ! »

— « Mais, oui, Claire, ne m’avez-vous pas dit déjà combien elle vous était précieuse ? »

— « Hélas, Zilumah, à quoi me servira-t-elle maintenant ? » — « Mais, à vous justifier un jour, Claire. »

— « Zilumah, il y aura bientôt un an que je suis ici… le bateau de ravitaillement ne reviendra que dans deux ans !… Car, j’ai défendu à Hervé de venir me chercher ici tant qu’il n’aura pas découvert le vrai criminel. Or la seule qui pourrait parler si elle le voulait, c’est la vieille servante Azurine et elle est totalement paralysée… En défendant à Hervé de revenir me chercher, je me suis condamné à la mort… et toi avec moi, Zilumah !! »

— « Pourquoi parler de la mort, Claire ? »

— « Pouvons-nous vivre ici durant deux années ?… Notre santé s’en ressentirait, tu le sais bien et bientôt nous mourrions. Or, vois-tu l’une de nous mourant et laissant l’autre seule ici ?… » Et Claire frisonna. « Cependant, chère Zilumah, quand les glaces fondront — dans une couple de semaines maintenant — nous pourrons quitter notre prison, quitte à y revenir la nuit et aussi l’hiver prochain. Toute cette glace qui entoure le phare devrait se dissoudre bientôt, n’est-ce pas, mon amie ? »

— « Oui, les glaces se dissoudront, bientôt sans doute, » murmura Zilumah.

l’Esquimale savait dans quel péril elles seraient quand ces tonnes et ces tonnes de glace fondraient. Elles culbuteraient, sur ce qu’il restait du phare… et, elle et Claire seraient écrasées sous leur poids. Mais pourquoi faire partager ses tristes appréhensions à sa compagne ?

Le lendemain après-midi, les jeunes filles étaient installées, chacune dans sa chaise berçante, quand Claire dit :

« Quand je pense à la bibliothèque d’Hervé, ensevelie sous les glaces !… Si nous avions un livre à lire, le temps passerait plus vite et nous parviendrions peut-être à oublier notre situation presque désespérée. »

Sans dire un mot, Zilumah se leva puis elle revint et jeta aux pieds de Claire un paquet assez lourd. L’Esquimale défit ce paquet et Claire eut une exclamation de surprise et de joie :

« Des livres !! »

— « Oui Claire. Vous vous rappelez que nous avions descendu une vingtaine de volumes dans la salle commune quelques jours avant la débâcle ?… J*ai trouvé le moyen d’enlever ces livres dans le tapis qui recouvrait la table de la salle et les voici… Voici aussi le journal du phare ; vous allez pouvoir continuer à le tenir… Et voyez ces tablettes et ces crayons : tout cela était sur la table ; j’ai tout emporté. »

Claire pleurait de joie… Oui, la vie serait possible en fin de compte, dans leur nouvelle demeure !

Mais Zilumah songeait à l’avenir, si rapproché, hélas, et elle en frissonnait de terreur.

CHAPITRE XXXI

La fonte des glaces.

Claire avait repris le journal du phare et, avec les livres que Zilumah avait trouvé moyen de sauver de la catastrophe, la situation lui semblait moins désespérée. Elle parlait souvent de la prochaine fonte des glaces qui, lui semblait-il, allait leur rendre la liberté, tandis que Zilumah sentait son cœur se serrer sous l’étreinte de noirs pressentiments.

Un matin, l’Esquimale voulut se rendre au deuxième étage pour y chercher des provisions. Arrivée au premier étage, elle franchit l’escalier et saisit le câble attaché à la poulie qui soulevait la trappe. Mais elle eut beau y appliquer toutes ses forces, la trappe ne s’ouvrit pas. Zilumah appela Claire à son secours et toutes deux se suspendirent au cable : la trappe ne broncha pas. Alors, Zilumah pâlit, car elle comprit qu’un grand danger les menaçait.

« N’est-ce pas singulier que la trappe ne s’ouvre pas ? » dit Claire.

— « Singulier, en effet, » répondit Zilumah. Puis un cri lui échappa. « Regardez, Claire, regardez ! » et, du doigt, elle désignait le plafond.

Au plafond était une ouverture d’un pied de large à peu près et de trois pieds de long, à travers laquelle on apercevait des débris de toutes sortes et même des glaçons.

« La voûte du deuxième étage s’est effondrée », dit tranquillement Zilumah.

— « Mais, à quoi attribues-tu cela ? » demanda Claire.

— « Hélas, Claire, c’est la fonte des glaces… Cette fonte des glaces que vous désiriez tant, sera notre perte, je le crains… Les glaces, en fondant, vont nous écraser !… Mais redescendons chez-nous ; nous y serons plus en sûreté qu’ici. Heureusement, nous avons des provisions et de l’huile pour longtemps encore et… »

— « Et nous pouvons attendre la mort ! » s’écria Claire, en fondant en larmes.

— « Essayons de ne pas nous désespérer », dit Zilumah. « Qui sait ?… Le plafond de la cave est encore intact. Venez, Claire ! »

Mais les pauvres captives furent bientôt dans un péril imminent. Quelques jours plus tard, une sorte d’éboulis eut lieu : des tonnes et des tonnes de glace et de débris semblèrent tomber sur le plafond de la cave, puis d’innombrables fissures zébrèrent la voûte. Le lendemain, ces fissures s’agrandirent, puis un soir, alors que Zilumah était occupée à préparer le souper, un morceau de plafond, un bloc de ciment de deux pieds carrés à peu près, tomba juste aux pieds de l’Esquimale.

« Zilumah ! Zilumah ! » cria Claire, « oh ! Zilumah !! »

— « Il ne m’est arrivé aucun mal », répondit l’Esquimale, « mais il ne s’en est manqué que de quelques pouces pour que ce fut la mort. »

À peine Zilumah eut-elle fini de parler que des débris de toutes sortes s’effondrèrent dans le rez-de-chaussée : toute la partie nord de leur prison, déjà si étroite, en fut obstruée.

Le lendemain soir, une autre partie de la voûte tomba, tout près de Claire cette fois, et, par cette ouverture, passèrent des glaçons et des débris… Il n’y avait plus que la partie sud de la demeure qui fut habitable maintenant… celle où était leur lit.

Claire et Zilumah se tenaient assises sur leur lit, ne parlant pas. Leur sort était fixé : elles mourraient bientôt. Au-dessus de l’étroit espace où elles étaient obligées de se tenir, le plafond se lézardait et bientôt, la voûte tomberait, par blocs, qui les écraseraient dans leur chute.

Deux jours plus tard, les malheureuses virent leur demeure se rétrécir encore : un autre bloc tomba, à la tête de leur lit… Heureusement, elles n’étaient pas couchées alors ; mais, quand cette nouvelle ouverture eut laissé passer des débris, il ne restait plus qu’un espace de six pieds carrés dans lequel Claire et Zilumah pouvaient se tenir… et encore… cet espace était très menaçant, car le ciment, tout craqué au-dessus de leurs têtes n’attendait qu’un léger choc pour tomber.

Les pauvres abandonnées ne pleuraient pas : les yeux fixés sur le plafond, elles attendaient la mort, qui ne pouvait guère tarder, la plus épouvantable des morts…

Alors, Claire parla à Zilumah de l’au-delà, de la vie éternelle, du ciel, où elles seraient réunies toutes deux… L’Esquimale écoutait ces choses avec ravissement et la crainte de la mort s’évanouit en elle.

Un nouvel éboulement se produisit et la voûte sembla vaciller… Un énorme bloc allait tomber : il se détachait presqu’en entier et paraissait n’être suspendu que par un fil…

Claire se mit à prier tout haut…

C’était fini… Claire recommanda son âme à Dieu et conseilla à Zilumah de faire de même…

Un silence se fît, silence lugubre… Ce silence fut interrompu soudain d’une façon non moins lugubre : Tribord, la tête rejetée en arrière, hurlait la mort !!

CHAPITRE XXXIII

Rapatriement

« Claire ! »

Dans le rez-de-chaussée, aux oreilles des condamnées, ce nom, jeté ainsi, fut comme un appel du clairon.

« Claire, êtes-vous là, Claire ? »

— « Hervé ! » cria la jeune fille, « ô Hervé !  ! »

— « Je viens », répondit la première voix.

Et aussitôt apparut, passant par une des meurtrières, le fiancé de Claire, Hervé d’Arles. En deux enjambées, il fut auprès de la jeune fille et la pressait dans ses bras.

« Ô ma bien-aimée ! » disait Hervé, « j’avais le pressentiment que vous étiez en danger… Venez, Claire, venez. Nous avons creusé un couloir par lequel vous atteindrez la liberté. »

Tout en parlant, les yeux d’Hervé firent le tour de l’étroite prison et tombèrent sur la jeune Esquimale.

— « Zilumah », dit Claire, « voici le Comte Hervé d’Arles. Hervé, voici Zilumah, ma fidèle et dévouée amie. »

Comme s’il se fut trouvé dans un salon, à une réception mondaine, Hervé salua profondément Zilumah en murmurant :

« Mademoiselle… »

Mais il fallait se hâter de quitter ce trou où les guettait la mort.

« Lebrun ! » cria Hervé, à l’orifice de la meurtrière.

— « Présent, mon Commandant ! » répondit une autre voix à l’autre extrémité du couloir.

Hervé aida Claire et Zilumah à atteindre la meurtrière. Le couloir n’était pas assez haut pour qu’on pût y marcher debout, mais on ne pouvait se montrer difficile dans les circonstances et Claire et Zilumah en avaient vu bien d’autres… n’est-ce pas ?… Au moment où Hervé franchissait la meurtrière à son tour, un dernier éboulement se produisit : c’était la cave qui se comblait tout à fait… Hervé était arrivé juste à temps pour sauver sa fiancée de la plus horrible des morts !…

Inutile de dire que Tribord avait suivi sa maîtresse et quand Hervé arriva au bout du couloir, il aperçut le chien qui gambadait autour du matelot Marcel Lebrun, son ex-maître.

« Au bateau ! au bateau ! » cria Hervé. Et voyant sa bien-aimée trop épuisée pour marcher, il la prit dans ses bras et l’emporta comme si elle eut été une enfant. Ce que voyant, Marcel Lebrun fit de même pour Zilumah, malgré les protestations de celle-ci.

Le bateau n’était pas très éloigné. C’était un solide bâtiment, quoiqu’il eût toute l’élégance d’un yatch de plaisance. Son nom, à l’arrière, indiquait qui en était le propriétaire : « Claire » s’y lisait en grosses lettres.

Quand tous furent parvenus sur le pont du « Claire », Hervé dit à Marcel Lebrun :

— « Allez chercher votre femme, Lebrun ; ces dames ont besoin de soins immédiats. »

Bientôt, le matelot revint sur le pont avec sa femme, qu’il présenta à Claire et à Zilumah. Distraitement, Claire leva les yeux, mais aussitôt un cri de surprise lui échappa :

— « Zénaïde !! »

— « Oui, ma bien-aimée demoiselle, c’est Zénaïde… Ô Mademoiselle Claire, Mademoiselle Claire ! » répétait l’ancienne servante de Madame Dumond, en pleurant. « Mais, venez, et Mademoiselle aussi, » ajouta-t-elle, en désignant Zilumah, « il faut vous mettre au lit tout de suite ; une nuit de sommeil vous remettra complètement. »

Le lendemain matin, à la pointe du jour, le « Claire » quitta l’îlot du phare pour toujours.

Après le déjeuner, Claire et Zilumah montèrent sur le pont où Hervé vint les rejoindre. Zilumah, se sentant de trop, les laissa seuls sous un prétexte quelconque et descendit dans sa cabine.

« Hervé », dit Claire, « si vous êtes venu me chercher, c’est que vous avez découvert des preuves de mon innocence ? »

Hervé pâlit et ne répondit pas.

« Hervé ! » cria Claire, « vous ne répondez pas ?… Cette hésitation me tue… »

— « Hélas ! Claire, » murmura le jeune homme, « la vieille servante Azurine est morte sans avoir recouvré l’usage de la parole. »

— « Alors », s’écria Claire en fondant en larmes, « jamais, jamais on ne connaîtra le meurtrier de Madame Dumond, puisque la cassette a été ensevelie dans les décombres ! »

— « De quelle cassette parlez-vous, ma bien-aimée ? » demanda Hervé.

Alors Claire raconta la mort du vieux gardien du phare et parla de la cassette contenant les précieux documents, ces papiers qui devaient proclamer son innocence au monde entier.

Hervé essayait de consoler sa fiancée :

« Nous nous marierons, Claire, aussitôt arrivée en France ; sous le nom d’Arles, personne ne cherchera Mademoiselle d’Ivery. »

Mais Claire, secouant la tête, continua à pleurer. À ce moment, une main se posa sur son épaule et la voix de Zilumah dit :

« Vous pleurez, Claire ?… Moi qui vous croyais trop heureuse pour verser d’autres larmes que des larmes de joie !! »

— « Oh ! Zilumah, répondit Claire, je pense à la cassette en ébène qui a été ensevelie sous les ruines « du phare des glaces »… Cette cassette qui m’était plus précieuse que la vie, puisqu’elle contenait ma justification… »

— « N’est-ce que cela ? » dit Zilumah en souriant. « Voyez, Claire ! »

Et l’Esquimale tendit à Claire la cassette, qu’elle avait sauvée du naufrage.

Claire crut mourir de joie.

— « Zilumah, oh ! Zilumah !! »

C’est tout ce que l’ex-gardienne du phare put dire, tant son émotion était grande ; mais elle entoura de ses bras le cou de l’Esquimale et lui donna un baiser. Cette bonne Zilumah ! elle était parvenue à sauver la cassette de la catastrophe et en ce faisant, elle avait droit à la reconnaissance de Claire et d’Hervé, puisque tous deux lui devraient leur bonheur.

CHAPITRE XXXIV

Le bonheur n’a pas d’histoire.

Deux ans se sont écoulés. C’était un soir du mois de janvier, le Comte et la Comtesse d’Arles recevaient ce soir-là. Les salons, brillamment éclairés, étaient remplis de visiteurs. Le Comte et la Comtesse, debout à l’une des extrémistes du grand salon recevaient leurs amis avec cordialité et grâce. Tout à côté de la Comtesse est une jeune fille de race étrangère, élégamment vétue et jolie en son genre ; ses yeux surtout sont magnifiques, doux et rêveurs à la fois, ils ont déjà enflammé bien des cœurs. Cette jeune élégante, c’est Zilumah, amie et pupille du Comte et de la Comtesse d’Arles.

Neuf heures sonnent. À peine les notes argentines d’une mignonne pendule ont-elles cessé de se faire entendre que Claire, Comtesse d’Arles, quitte les salons, furtivement. Elle franchit l’escalier monumental et parvient au second étage. Sur le seuil d’une porte, le bon chien Tribord est couché. Il se lève à l’arrivée de sa maîtresse et frétille de la queue. Tournant le bouton de la porte, Claire entre dans une grande pièce, éclairée seulement par une veilleuse. Au milieu de cette pièce est un berceau et, dans ce berceau repose le fils de Claire, le Vicomte Ivery d’Arles, âgé de six mois.

Claire se penche au-dessus de son fils et dépose un baiser sur son front, puis, sans bruit, afin de ne pas réveiller, elle quitte la pièce.

Claire fait une petite caresse à Tribord en passant :

« Veille bien, Tribord, » dit-elle, « veille sur mon cher trésor ! »

Le chien comprend sans doute, car il fait entendre un petit aboiement joyeux, et, en fidèle sentinelle, il se couche de nouveau sur le seuil de la chambre où dort le fils de Claire.

La Comtesse d’Arles va retourner au salon sans doute ?… Voici l’escalier… mais elle passe outre et va frapper à la porte d’une autre pièce.

« Entrez ! » dit une voix.

Claire entre. Une vieille personne est assise au milieu de la chambre et tricote sous la lumière d’une lampe dont l’abat-jour jette des reflets roses. En apercevant Claire, l’occupante de la chambre se lève avec empressement.

« Madame la Comtesse ! » s’écria-t-elle. « Je n’espérais pas vous voir, sachant que c’est soir de grande réception. »

— « Ma bonne Hermance », répondit Claire, « quand même les salons sont remplis d’amis ou d’étrangers, je ne manque jamais d’aller embrasser mon fils et de venir m’informer de votre santé. Comment êtes-vous ce soir ? »

— « Je suis bien, très bien même, chère Madame la Comtesse et je suis parfaitement heureuse. Comment ne le serais-je pas, quand vous m’avez comblée… Vous avez mis trois magnifiques pièces à ma disposition et j’ai une bonne à mon seul service… Il n’est pas de Comtesse douairière mieux traitée que je le suis !!… »

— « Je vous devais bien cela, ma bonne Hermance. Ah ! vous le savez, c’est grâce à vous que je suis aujourd’hui la femme la plus heureuse de France ! »

Comme Claire arrivait au salon, elle entendait une voix pure et souple chanter une romance, cette voix, elle la connaissait bien ; c’était celle de Zilumah. Un Prince Russe, qui était du nombre des invités, vint au-devant de la gentille hôtesse.

« Comtesse, » lui dit-il, « vous m’avez fait l’honneur de me présenter à cette jeune fille ; mais je n’ai pas bien saisi son nom… »

— « Elle se nomme Zilumah, Prince, » répondit Claire.

— « Zilumah ?… Mais, ce n’est qu’un prénom… »

— « Elle n’a pas d’autre nom. Elle est notre pupille et ma meilleure amie… Zilumah est une Esquimale. »

— « Une Esquimale !… Cette exquise jeune fille !  !… »

Le Prince Russe était épris de Zilumah. Il se dit que ce serait très original d’épouser une Esquimale… d’en faire une princesse russe… Il est vrai que l’Esquimale était plus civilisée que bien des femmes de son pays, la Russie…

Car Hervé et Claire, aussitôt après leur mariage, avaient donné à Zilumah des maîtres de français, de musique, de chant, de peinture, de danse etc.,  etc. l’Esquimale était douée d’une intelligence bien rare, chez sa race et elle devint bientôt très accomplie… et aussi, très admirée.

Le prince Russe fit à Zilumah une cour assidue puis un jour, il lui offrit sa main, son cœur et son nom. Zilumah refusa. Elle ne voulait pas se marier pour le moment ; elle était heureuse avec Claire, qui l’aimait comme une sœur, et Hervé qui était parfait pour elle. Mais surtout le petit Vicomte Ivery d’Arles, son filleul, la retenait au château de ses bras mignons, blancs et potelés… Sans doute, le cœur de Zilumah parlerait un jour et elle deviendrait, à son tour, épouse et mère ; en attendant, elle était tout à fait heureuse au château l’Arles et les habitants du château n’auraient pas aimé se séparer d’elle.

Ainsi nous quittons ceux que nous avons suivis dans les épreuves et les malheurs… Ils sont tous parfaitement heureux et le bonheur n’a pas d’histoire.

FIN.

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)

  1. Tad. Le ver de terre même se retourne contre l’agresseur.