La Géologie et la Minéralogie dans leurs rapports avec la théologie naturelle/Chapitre 6

Chapitre VI.


Roches stratifiées primitives.


Dans le résumé que nous avons donné des phénomènes principaux que présentent les roches non stratifiées et les roches volcaniques, nous avons été irrésistiblement conduits à entrer dans des théories purement spéculatives, et nous avons vu que l’explication la plus probable de ces phénomènes nous est donnée par l’hypothèse d’une liquéfaction primitive de tous les matériaux du globe, liquéfaction due à l’action d’une chaleur intense. C’est aux dépens de cette masse liquide de métaux et de bases métalloïdes terreuses ou alcalines, et à la suite de l’oxidation de ces mêmes bases que la première écorce granitique paraît s’être formée ; puis dans la suite elle a dû se briser en fragmens qui ont pris des niveaux différens au dessus ou au dessous de la surface des premières mers.

Partout où la matière solidifiée s’élevait au dessus des eaux, elle trouvait dans les agens atmosphériques plus d’une cause de destruction. Les pluies, les torrens et les inondations qui agissaient probablement alors avec une grande violence en détachaient les matériaux des premières roches stratifiées, et les étendaient au fond des mers sous forme de vase, de sable ou de gravier ; puis ces mêmes matériaux exposés dans la suite aux diverses températures produites par la chaleur centrale se convertirent en lits de gneiss, de micaschiste (micaslate), d’amphibolite schistoïde (hornblende slate), et de schiste argileux (clay state). Dans les détritus ainsi balayés des premières terres dans les mers les plus anciennes, nous voyons le commencement de cette série énorme de couches dérivées, qui, par la répétition des mêmes procédés, se sont accumulées jusqu’à une épaisseur de plusieurs milles[1]. L’absence complète de restes organiques dans toutes les portions inférieures de ces couches que l’on a désignées sous le nom de primitives est un fait en accord avec l’hypothèse qui entre dans la théorie du refroidissement graduel, à savoir que les eaux des océans primitifs étaient trop échauffées pour qu’elles aient pu être habitées par aucune espèce d’êtres organisés[2].

Les conditions les plus anciennes de la terre et des eaux constituent, la géologie nous le fait voir, un ordre de choses incompatible avec toute existence animale ou végétale ; et nous trouvons ainsi dans les phénomènes naturels des témoignages qui établissent ce fait important qu’il existe une limite à partir de laquelle ont commencé toutes les formes que revêt l’existence soit chez les animaux, soit chez les végétaux.

De même que dans les couches suivantes la présence de restes organiques nous fait voir l’intelligence créatrice dans tout son pouvoir, dans toute sa sagesse et dans toute sa bonté, coordonnant les progrès de la vie dans les diverses phases qu’elle a subies à la surface du globe ; de même leur absence dans les couches primitives nous fournit un argument puissant pour établir qu’il y a dans l’histoire de notre planète une époque que nulle recherche ne peut atteindre, si ce ne sont celles de la géologie, et qui précéda toute manifestation de la vie. Cette conclusion est d’autant plus importante qu’elle enlève leur dernier refuge à une foule de philosophes spéculatifs, soit que, dans leurs théories, ils expliquent l’origine des organisations actuellement existantes par une succession éternelle des mêmes espèces, ou qu’ils imaginent des évolutions d’espèces se succédant les unes aux autres, sans interposition d’aucun acte de création directe et répétée ; niant dans l’un comme dans l’autre cas l’existence d’une première époque, d’un point de départ dans la série infinie que leur hypothèse implique. Ces théories étaient demeurées sans réponse décisive jusqu’au jour où les découvertes modernes de la géologie ont établi deux conclusions de la plus grande puissance dans cette question si long-temps débattue : la première, que les espèces actuellement existantes ont eu un commencement, et que ce commencement date d’une époque comparativement récente dans l’histoire physique de notre globe ; la seconde, que ces mêmes espèces avaient été précédées d’autres systèmes organiques animaux ou végétaux : et, pour chacun de ceux-ci comme pour les premiers, on peut démontrer qu’il fut une époque où ils n’existaient pas encore, et que par conséquent, pour ces systèmes plus anciens comme pour ceux qui existent maintenant, la doctrine d’une succession éternelle et indéfinie, tout à la fois dans le passé et dans l’avenir, est également insoutenable[3]

Après avoir ainsi acquis en même temps la preuve que plusieurs systèmes d’organisation ont eu leur commencement et leur fin, et avoir trouvé dans chacun la démonstration immédiate de l’action d’une puissance créatrice agissant avec sagesse et suivant un plan arrêté, nous sommes conduits maintenant à jeter nos regards vers une période antérieure au plus ancien de ces systèmes, celle qui correspond à ces couches primitives dans lesquelles nous ne rencontrons plus aucune trace de restes organiques, et que nous regardons, d’après cette circonstance même, comme ayant été déposés à des époques qui ont précédé l’apparition de la vie. Ceux qui veulent que la vie se fût déjà manifestée dans la période où se sont formées les roches stratifiées primitives, et que les débris animaux aient été détruits par l’action de la chaleur sur les couches les plus rapprochées du granite, ne font que reculer d’un degré le premier terme de la série, toujours finie, des manifestations organiques : au-delà de ce point il y a toujours une époque où tout l’ensemble des matériaux qui constituent le granite fondamental fut dans un état de liquéfaction complète, et où la substance du globe tout entier ne consistait qu’en une seule masse d’élémens incandescens et absolument incompatibles avec toute manifestation organique dont on ait pu retrouver quelques traces[4].

On nous objectera peut-être que nous n’avons aucunement le droit d’affirmer que toute vie et toute organisation fussent impossibles à la surface de notre planète ou dans son intérieur à l’époque où elle était dans un état de liquéfaction ignée. — « Qui indiquera, ainsi que l’observe un homme aux ingénieuses spéculations de l’esprit[5] dans quelles limites l’intelligence infinie peut varier ses manifestations ; qui démontrera l’impossibilité d’organisations entièrement différentes de celles que nous avons sous les yeux ? Qui sait quelles cavités sont contenues dans le sein de la terre, et quelles créatures vivantes peuvent les habiter, douées de sens à nous inconnus, recevant des courans magnétiques les services que nous rend la lumière, et de l’électricité des sensations aussi vives que celles qui nous sont transmises par les sons et les odeurs ? Sur quel fondement oserions-nous affirmer qu’il ne peut exister des corps vivans dont l’organisation résiste à l’incandescence solaire, ayant le feu pour élément, des os et des muscles formés de terres fixes, pour sang et pour humeurs des métaux en fusion ; ou que d’autres n’aient pas été créés pour les régions froides de Saturne, dans les veines desquels circuleraient des fluides plus subtils que les esprits les plus rectifiés que produise l’art des chimistes ? »

Il n’est pas de notre sujet d’entrer en discussion, sur des questions de cette nature, par des raisonnemens hasardés sur la possibilité ou la non possibilité des existences, ni de déterminer par des déductions théoriques dans quelles limites il a plu au Créateur de renfermer son action. Mais ce que nous pouvons démontrer, c’est que les lois qui régissent les mouvemens et les propriétés des matériaux élémentaires n’ayant pas varié sur notre planète depuis l’époque même où la matière fut créée, aucune forme organique analogue à celles qui existent maintenant, ou dont la géologie nous révèle l’existence à quelques unes des époques de la formation graduelle de la terre, n’eût pu supporter un seul instant la température intense dont il est ici question.

Nous poserons donc cette conclusion que, bien que des êtres de nature et de propriétés tout-à-fait différentes puissent être placés par la pensée au nombre des existences possibles, il n’est aucun animal, aucun végétal, soit de ceux qui existent maintenant, soit de ceux dont on retrouve les restes à l’état fossile, qui puisse avoir supporté la température d’une planète en fusion. Donc, toutes ces espèces ont eu nécessairement un commencement, et ce commencement a eu lieu postérieurement à cette liquéfaction générale dont l’existence a été retrouvée par la science qui nous occupe.

Je ne crois pas pouvoir mieux conclure cet argument que par le passage suivant de ma leçon inaugurale[6].—« L’étude des témoignages fournis par les phénomènes géologiques nous met à même de poser avec plus de sécurité les fondemens véritables de la théologie naturelle, puisqu’elle nous démontre clairement une époque qui a précédé celle où le globe devint habitable, et dès lors nécessairement antérieure à l’existence des êtres qui s’y sont succédé. Quand notre esprit s’est ainsi familiarisé avec l’idée d’un commencement et d’une première création des êtres dont nous sommes entourés, les preuves de sagesse et de prévoyance qui nous sont révélées par l’étude plus intime de ces organisations entraînent avec elles une conviction plus invincible de l’existence d’une intelligence créatrice ; et l’hypothèse d’une série de causes, se succédant indéfiniment les unes aux autres, tombe d’elle-même. Notre raisonnement est celui-ci : la géologie nous démontre qu’il y eut une époque où les êtres organisés n’existaient pas encore ; ces êtres ont donc eu un commencement postérieur à cette époque, et ce commencement ne peut être attribué qu’à la volonté, au fiat d’une puissance créatrice infiniment sage et infiniment intelligente.»

Cuvier a été conduit à la même conclusion par ses observations sur les phénomènes géologiques : « Mais ce qui étonne davantage encore, et ce qui n’est pas moins certain, c’est que la vie n’a pas toujours existé sur le globe, et qu’il est facile à l’observateur de reconnaître le point où elle a commencé à déposer ses produits[7]. »


  1. M. Conybeare (dans son admirable Rapport sur la Géologie fait à la Société britannique pour l’avancement de la science, 1832, p. 367) fait voir que plusieurs des principes les plus importans de la théorie ignée, lesquels ont trouvé dans les découvertes modernes une démonstration à peu près complète, avaient été déjà prévus par l’universel Leibniz. — Dans la première section de son Protogœa, Leibniz a esquissé habilement les vues générales, et il serait difficile, même aujourd’hui, d’exposer plus clairement les principes fondamentaux nécessairement communs à toute théorie dans laquelle on attribue les phénomènes géologiques en grande partie à l’action d’un feu central. Selon lui, les roches primitives et fondamentales sont dues au refroidissement de l’enveloppe d’un noyau volcanique, opinion tout-à-fait d’accord avec celle aujourd’hui universellement admise sur l’origine ignée du granite fondamental, et avec la structure des schistes primitifs ; car la gradation insensible suivant laquelle se succèdent ces diverses formations paraît démontrer que la même cause dont le maximum d’action a produit le granite, venant à agir avec moins d’intensité, a donné naissance au gneiss, puis au micaschiste, sous un degré d’action encore moins élevé.

    Les dislocations et les divers dérangemens qui se manifestent dans la disposition des couches, il les attribue à l’écrasement des vastes voûtes qui se sont formées par suite de la structure vésiculaire et caverneuse qu’ont nécessairement prise les masses qui constituent la croûte du globe, dans le temps que celle-ci a mis à passer de l’état de fusion à l’état de refroidissement et de consolidation complète ; et comme causes de ces ruptures, il indique le concours du poids énorme des matériaux avec des éruptions de vapeurs élastiques ; à quoi nous devons peut-être ajouter que, les oscillations de la surface de ce noyau encore liquide ont pu, sans qu’il soit nécessaire de supposer aucune cavité, réduire en fragmens la portion refroidie de l’écorce du globe, surtout si l’on fait attention qu’à cette période primordiale elle devait être nécessairement très-mince, et ressembler beaucoup aux scories qui flottent à la surface de la lave lorsqu’elle commence à se refroidir. Il ajoute avec justesse que toutes ces dislocations de l’écorce doivent, par suite des ébranlemens communiqués aux grandes masses aquatiques qui reposaient au-dessus, avoir nécessairement coïncidé avec des actions diluviennes d’une vaste étendue. Puis quand ces masses aqueuses, dans la suite et durant les intervalles de repos qui ont séparé ces grandes convulsions, ont laissé précipiter les matériaux dont elles étaient chargées par suite de leur action destructive sur les roches primitives, les sédimens qui se sont formés ainsi ont constitué des terrains et des couches de nature diverse. Leibnitz arrive donc à assigner une double origine aux différentes roches ; d’abord le refroidissement d’une masse à l’état de fusion ignée, et nous avons vu qu’il assigne surtout cette origine aux roches primitives et fondamentales, puis la précipitation de dépôts aqueux ; et il y a là nettement posée la grande base de toute classification scientifique des roches et des formations. La répétition des mêmes causes (je veux parler des dislocations de l’écorce et des inondations qui en ont été la conséquence) a produit de fréquens changemens dans les couches nouvelles, jusqu’à ce que ces causes aient été amenées à un état d’équilibre et de repos qui a eu pour résultat un état de choses plus permanent. Ne trouvons-nous pas dans cet exposé les données précises sur lesquelles devra toujours reposer a que l’on pourrait appeler l’investigation chronologique de la série des phénomènes géologiques ?

  2. Aussi long-temps que la température du globe conserva une certaine intensité, l’eau ne put exister que sous forme de gaz ou de vapeurs flottant dans l’atmosphère, tout autour de la surface incandescente du globe.
  3. M. Lyell, dans les quatre premiers chapitres du second volume de ses Principes de Géologie, après avoir discuté avec beaucoup d’habileté et de bonne foi les argumens qui ont été mis en avant pour soutenir la doctrine de la transmutation des espèces, arrive à cette conclusion :« Les espèces ont une existence réelle dans la nature, et chacune d’elles, au moment où elle fut créée, fut douée des attributs organiques qui les distinguent encore aujourd’hui. » M. de la Beche s’exprime ainsi (Geological Researches, 1834, p, 259, 1re édit., in-8o) : « Il est hors de doute que plusieurs plantes peuvent éprouver des modifications en rapport avec certains changemens dans leurs conditions d’existence, et que plusieurs animaux varient suivant les climats dans lesquels ils se trouvent ; mais si l’on considère le sujet sous un point de vue général, et tout en accordant aux nombreuses exceptions l’importance qu’elles méritent, on peut poser en fait que les plantes et les animaux ont été faits en vue des situations dans lesquelles ils se trouvent placés, et qui elles-mêmes ont été disposées d’avance pour les recevoir. Ces êtres paraissent avoir été créés à mesure que la terre présentait des conditions favorables à leur existence, ces conditions elles-mêmes n’étant pas de nature à modifier assez profondément des formes précédemment mises en possession de la vie, pour les convertir en de nouvelles espèces.
  4. Si l’on adopte cette supposition que les premières roches stratifiées auraient été modifiées et endurcies par la chaleur sous-jacente, il faut observer toutefois que bien que la chaleur, dans le cas dont il s’agit ici, puisse entrer comme cause active dans la solidification des couches, il existe en outre d’autres causes qui ont contribué puissamment à la consolidation des couches secondaires et tertiaires, lesquelles se trouvent pla cces à une grande hauteur au-dessus des roches d’origine ignée. Bien que plusieurs espèces de calcaires aient pu être converties, dans certains cas, en marbres cristallins, par l’action du feu sous une pression énorme, on peut, sans recourir à cette action, expliquer la consolidation des couches ordinaires de carbonate de chaux. On rencontre fréquemment, dans certains lits de grès appartenant aux formations secondaires et tertiaires, un ciment calcaire qui peut avoir été précipité de la même manière que la substance des stalactites ou du calcaire ordinaire. Si ce ciment est siliceux, il peut encore avoir été déposé par quelque voie humide, analogue à celle par laquelle la matière de la chalcédoine ou du quarz se présente dans la nature tenue en suspension ou en dissolution ; il y a là un procédé dont nous ne pouvons nier l’existence, bien que jusqu’à présent la chimie ait en vain cherché à le reproduire. Les lits d’argile qui alternent avec le calcaire, le sable et le grès, dans les formations secondaires et tertiaires, ne nous présentent aucun indice de l’action du feu ; nulle part il ne s’y est effectué une consolidation assez considérable pour qu’on ne puisse pas l’expliquer par la pression ou par l’admission de certaines proportions de carbonate de chaux sur les points où les lits d’argile se transforment en lits de marne et de marne pierreuse (marl and marlstone). Des lits d’argile molle et non consolidée ou d’un sable sans consistance ne se rencontrent que très rarement, si même il arrive qu’on les rencontre quelquefois, dans les couches primitives ou dans les portions les plus basses des terrains de transition. Les premiers dépôts de sable paraissent avoir été convertis par l’action de la chaleur en roches d’un quarz compacte, et les lits d’argile en schistes argileux ou en toute autre forme de schiste primitif. Les roches que quelques auteurs désignent sous le nom de grawacke primitif paraissent être des dépôts mécaniques d’un grès grossier, dans lequel la forme des fragmens n’a pas été aussi complètement altérée par la chaleur que dans les roches de quarz compacte.
  5. Tucker, Light of nature, liv. iii. chap. 10.
  6. Oxford, 1819, p. 20.
  7. Cuvier, Ossemens fossiles, disc. prél. 1824, t. 1, p. 9.