La Fresque de Pompéi, conte étrange

La Fresque de Pompéi, conte étrange
Revue des Deux Mondes6e période, tome 8 (p. 5-45).
LA FRESQUE DE POMPÉI[1]
CONTE ÉTRANGE

PREMIÈRE PARTIE


La quatrième espèce de démons est la plus redoutable... Astucieux et pervers, ils

se plaisent fréquemment à revêtir la forme féminine.

TRITHÉMIUS, livre des Questions, cité par Del Rio (Disq. Magicæ).


I. — UNE « PREMIÈRE », A MONTE-CARLO

... Et Leucosia, le drame lyrique de mon ami Marcellus, s’acheva, très mollement défendu par les timides bravos de messieurs les petits « symbolistes »... Était-ce là un succès ? Assurément non.

Elle m’avait plu, cependant, malgré son mysticisme nébuleux, cette œuvre originale et parfois puissante. Epris de l’ultra-wagnérisme, inventant pour sa part les plus complexes harmonies, compositeur de musique religieuse, et auteur d’intéressans oratorios ; en outre poète indépendant, intransigeant, décadent, le « néo-chrétien » Marcel Lautrem en avait écrit le livret et la partition. « Moi, dis-je, et c’est assez ! D’ailleurs, place aux jeunes !... » Place aux jeunes ! Or, les trente-trois printemps de l’ami Marcellus, ses articles tapageurs dans les revues du quartier Saint-Sulpice, les partis pris de sa pensée comme les virulences de sa plume, sa façon d’attaquer, d’insulter, de bafouer le philosophisme voltairien ; enfin, une gloire bien établie sous les Arcades de l’Odéon et dans les brasseries discoureuses du pays latin, tout méritait à ce grand garçon chevelu le beau titre de jeune. Mais, ô Dieu du Pinde, et toi, classique Euterpe, quel art compliqué et quel apocalypse !

— Blondel, m’avait dit cet illuminé, personne n’a osé encore ce que je vais tenter à Monte-Carlo. Ma Leucosia veut être un cri de guerre poussé contre la Femme.

— Contre la Femme ? Quel blasphème ! On vous sifflera.

— Peu m’importe ! Je dirai ma pensée tout entière. La Femme est notre perdition. Malheur à l’insensé qui l’écoute ! Il entend la « Voix de l’Abyme. »

— Une voix qui m’a souvent charmé !... Bah ! mon cher ; Hercule et Omphale, Samson et Dalila : vieilles, très vieilles histoires !

— Histoires toujours nouvelles. Eh quoi ! la force, l’honneur, le génie même de l’homme à la merci d’un soupir de maîtresse ? Je m’insurge !... Aussi, drame religieux, voire supra-humain, ma Leucosia est une métaphysique en action. J’y célèbre la fin du péché et la mort de la chair... Vous souriez ? Pourquoi ? Je suis le paladin de l’Ame.

— Paladin de l’Ame ?... Métaphysique en action ?... Admirable !... Serez-vous compris ?

— Nous verrons bien.

Hélas ! moi, j’avais vu : toute une salle ricanante ! Çà et là, il est vrai, quelques adeptes du Symbolisme, jolis « esthètes » à faces poupines, se trémoussaient sur leurs fauteuils d’orchestre ; mais dans les loges ou aux balcons, grands-ducs, pachas, Yankees, rois des pétroles ; généraux du Guatemala, ladies de Pimlico, baronnes du quartier Marbeuf, bref le « gratin » de Monte-Carlo, ne semblaient guère subir le charme de la méta- physique en action. Cet hymne exhalé vers l’Idéal ahurissait la cocotte et ses chevaliers... Quant à moi, peintre naturaliste, le truculent lyrisme de Marcellus venait d’effarer ma prosaïque cervelle, et voici, en style de reporter, ce que j’avais cru deviner.


Dans la « Grotte d’Émeraude, » à Caprée, sous le soleil de Sorrente, et aux temps impériaux du César pacificateur Claudius, Leucosia la sirène attirait par sa voix les peuples de la Campanie. Elle chantait, et énamourés les païens de la rive italienne voguaient vers elle pour la mieux entendre. Tous en recevaient bon accueil, car sirène ou océanide, ce genre de demoiselles ne se montre jamais exclusif, ni bégueule. Doux propos, caresses, enlacement de la dame, ravissement de l’extase sensuelle, puis engloutissement dans les flots, rien n’était épargné à ces soupirans. Gaillarde toujours inassouvie, cette Leucosia pourvoyait ainsi son harem, — ou plutôt la mélodieuse donzelle était un symbole : le Mal, l’attrait de la Chair, la séduction, le péché, la Femme...

Adonques, Parthénope la luxurieuse s’était vêtue de deuil, Justinus, le préfet du prétoire ; Cécina, le vainqueur des Parthes ; Agathoklès, l’aède favori d’Apollon ; des juristes, des pontifes, surtout des philosophes étaient allés joyeux vers les baisers de la Sirène, et pas un d’eux n’était revenu. Abomination de la désolation ! Chaque jour, en plaintives théories, jeunes filles, épouses, matrones gravissaient les degrés des temples qu’habitent les simulacres secourables : « Prends pitié de nos maris, Athénè, inspiratrice de la sagesse, et toi, vierge Artémis, défends nos fils contre l’impureté. » Sanglots inutiles ! Eros est le plus puissant des dieux ; rien ne peut émousser l’aiguillon de la concupiscence : l’Abîme continuait à recevoir sa proie...

Or, voici qu’aux pâleurs de l’aube, et marchant sur la mouvante immensité des mers, un homme est apparu, — d’aspect farouche, de laideur répugnante ; un cynique Diogène en haillons. Sa barbe déjà grisonne, et son crâne est rasé suivant le (rite des pastophores, prêtres de l’Egypte... Isis, ô bonne déesse, aurais-tu compassion de la cité dolente ?... Mais non ; en sa robe de grossière étamine, ce vagabond des ondes n’adora jamais l’idole, amante, épouse et mère. C’est encore un symbole : Lazare, l’ami de Jésus, le revenant d’entre les morts, le précurseur des résurrections ; Lazare qui personnifie le dédain pour la Femme, le mépris de la Chair, la victoire de l’Ame, la Rénovation...

Leucosia l’a vu, et le désir de mettre à mal cette chasteté insolente a mordu son cœur de courtisane : elle appelle :


Épandant sous les cieux une étrange clarté,
Toi que bercent les flots et que le vent caresse,
O pâle voyageur, viens à l’enchanteresse !

L’insatiable Eros me torture et m’oppresse ;
La Sirène éperdue est toute volupté.


Il s’approche Maintenant, à l’orée de la Grotte, dans le silence religieux de la Nature attentive, l’ascète au froc monacal a élevé la voix :


C’est l’ineffable Amour, c’est Jésus qui m’amène ;
Il a pris en pitié la déchéance humaine :
Disparais ! Obéis au Dieu pur, au Dieu fort ;
Et fille de la Mort, rentre enfin dans la mort.


Mais Leucosia le brave, le raille, s’efforce de le tenter, lui ouvre les bras :


Je suis, dis-tu, la Mort ?... Ils me nomment la vie,
Ceux qui sous mes baisers expirent en aimant...


Vains efforts ! Lazare a traversé la tombe ; il sait que la femme en est la pourvoyeuse, et son horreur pour cette auxiliaire de Satan éclate en invectives :


Cause de nos malheurs, raison de nos forfaits.
Perdition du monde, ô Femme, je te hais !


Brutalement il s’arrache à l’étreinte, repousse la suborneuse, la contraint à courber le front, et alors étendant les mains :


Chair toujours palpitante, ô corps d’ignominie,
Astaroth, Leucosie, ou quel que soit ton nom.
Va chercher dans l’enfer tes amans, ô démon !


Un exorcisme !... Et soudain la forme de cette charmeresse se transmue en de légères vapeurs ; impalpable fluide, elle se dissout, s’évanouit dans l’espace, disparaît. Pourtant, Leucosia chante encore ; mais ses propos de luxure sont devenus de religieux cantiques : « Hosannah ! Gloire au Christ triomphateur, à l’Amour né de la souffrance, au désir sans trêve, au bonheur sans fin : au seul baiser de l’Eloa !... » Pan, le vieux Pan n’est plus ; les temps sont accomplis : l’Agneau sans tache va régner sur la terre.


Telle était, en une sèche analyse, la donnée de ce curieux poème, sorte de mystère médiéval à prétentions philosophiques. Tentative trop originale, il versait souvent dans l’extravagance, mais déjà le jeune talent de Marcel Lautrem annonçait un maître musicien. Et cependant je jugeais maladive l’œuvre de ce névrosé ; son mysticisme « néo-chrétien » y était d’une indécence aussi païenne qu’un libertinage d’Apulée, et la révolte d’un cœur en détresse semblait s’y débattre sous l’étreinte d’une indomptable passion... « Paladin de l’Ame ? » Non, pauvre garçon ! Toi aussi, — je l’avais deviné, camarade, — tu aimais, en t’indignant d’aimer ; l’aiguillon du péché tourmentait ton être, et la « Voix de l’Abîme » t’appelait menaçante, o naïf détracteur de la Femme !


II. — LA SIRÈNE

Le rideau se releva, et plus solennel qu’un archimandrite, le frère-cordon Lazare marcha vers l’avant-scène :

— Mesdames et messieurs, le drame lyrique et symboliste que nous avons eu l’honneur de représenter devant vous est l’œuvre de M. Marcellus.

Quelques bravos saluèrent le nom de mon ami ; les glabres décadens, les mignons esthètes applaudirent à doigts gantés ; mais des murmures, des « chut ! » même des sifflets étouffèrent bien vite ce trop discret enthousiasme. Et aussitôt, une clameur monta dans la salle : « Diva ! Diva ! Diva ! !... » On demandait la Sirène.

Lazare rentra dans les coulisses, puis reparut, tenant sa camarade par la main. Elle se dégagea brusquement, et seule, à pas nonchalans, alla se camper devant la rampe. Alors, pendant plusieurs minutes, ce furent des hourrahs, des bouquets, des couronnes, des gerbes de fleurs : la pièce venait de s’effondrer en une chute lamentable ; mais sur ses débris Mlle Diva triomphait, et peu modestement.


Durant les trois actes de l’interminable mystère, je l’avais longuement étudiée. Elle m’intriguait... Diva ?... Quel était ce nom mythologique et prétentieux ? D’où venait-elle ? Sur quel théâtre l’avait-on déjà entendue ? J’avais beau interroger mes souvenirs ; ils ne m’apprenaient rien... Diva ?... Fort jolie pécheresse, au demeurant, cette « fille de l’onde amère et du gouffre azuré ; » mais ignorant par trop le couturier et la corsetière, la décence, voire le simple respect de soi-même ! Attifée d’un maillot très collant, couronnée de coquillages, enguirlandée d’algues marines, sans autre bijou qu’une bague à perles couplées, elle exhibait avec une savante impudeur l’harmonieux dessin de ses formes provocantes... Diva ?... Pourquoi donc avec sa chevelure dorée, ses yeux noirs chargés d’impures promesses, ses lèvres sensuelles et leur sourire énigmatique, cette jeune personne si peu vêtue ressemblait-elle à ces figures libidineuses qu’autrefois j’avais reluquées dans les cachettes du Musée secret de Naples ? A la voir étalant son apparente nudité, on eût dit de l’une de ces images lascives qui décoraient certains atriums de Pompéi : la Pandêmos ou la Vénus Meretrix, antiques patronnes de la courtisane. Etrange, en vérité !... Mais basta ! déesse ou femme, elle était fort belle, et la Beauté, au dire des anciens, constitue par soi-même une morale...

Et pourtant ce n’était pas à cette superbe académie, rarissime morceau d’atelier, que s’adressaient tant de bravos : on acclamait surtout la cantatrice. Quelle voix admirable ! Soprane ou contralte à sa guise, tantôt la néréide rappelait Christine Nilsson par ses trilles cristallins et vibrans, tantôt l’Alboni par sa basse profonde et veloutée... Une Sirène dans un corps d’Aphrodite ? où diable l’imprésario Rodriguez avait-il découvert si capiteuse merveille ?... Diva ?... Très grande artiste, cette inconnue ! Par quelles notes éclatantes elle avait lancé son audacieux défi à l’importun conteur de sornettes, l’apôtre du « Dieu chaste et fort : »


Je me ris de ton Dieu, — moi qui suis le Péché !


Les rappels cependant se succédaient : « Diva ! Diva ! !... » Pour la troisième fois elle revint, flanquée de son imprésario, le frétillant Carlos Rodriguez, dispensateur des Menus Plaisirs monégasques. Un délire secouait la salle ; tout le parterre était debout ; les hommes jouaient de la canne ou trépignaient sur le plancher ; aux balcons, les femmes agitaient leurs mouchoirs. Mais, superbe d’indifférence, la déesse daignait à peine incliner le menton. « Eh oui ! semblait-elle dire, vous me trouvez belle ; je suis très belle en effet. Vous aimez les richesses de ma voix ; ma voix, je le sais, est magique... Or çà, qui de vous, messieurs, princes, grands-ducs, pachas, veut acquérir l’Océanide ? Calculez, faites vos prix, proposez vos enchères. Un morceau de roi ! Combien la Sirène ?... »

A ce moment, Bob Davison, l’Américain milliardaire, se dressa dans sa loge d’avant-scène, et jeta aux pieds de cette charmeuse un collier de saphirs... Avait-elle trouvé son preneur ? Oui, sans doute, car elle leva vers le fastueux Yankee un regard d’intelligence, puis, clignant les yeux, le gratifia d’un sourire. Davison sortit aussitôt.

Enfin, l’enthousiasme se calmant, je quittai la salle. Au vestiaire des ouvreuses, on parlait beaucoup de Diva, plus encore du collier de saphirs ; cocottes et cocodettes formulaient d’envieux commentaires ; Anglais ou Américains, tous les businessmen jalousaient l’heureuse chance du « gros Bob, » sultan des conserves et salaisons ; — mais l’incompris Marcellus, son Lazare, sa Leucosie, son poème, sa musique n’étaient qu’un plastron à quolibets... Pauvre garçon, voilà donc ce qu’il t’en coûtait d’avoir osé t’attaquer à la Femme ! En dépit de tes invectives, de tes audaces symbolistes, voire de ton rare talent, elle triomphait, et les décombres mêmes de ta pièce lui étaient comme un piédestal.


III. — LES CONFIDENCES DE Mlle HORTENSIA

Je descendais déjà les marches du Casino, quand brusquement je me trouvai en face de Maxence Grœben.

Nous avons tous connu ce hargneux et redouté chroniqueur, virtuose de l’éreintement, démolisseur de renommées, effroi du chanteur comme du comédien. Pour narguer, sans doute, les élégances princières des nababs et des hospodars, il était venu au théâtre en simple toilette de « caboulot : » veston gris, souliers jaunes, sombrero à la Bolivar, — plus négligé encore dans sa tenue que feu Gustave Planche, de si bohème mémoire. On l’entourait ; on lui faisait la cour. Jeunes premiers ou pères nobles, plusieurs cabotins buvaient ses paroles, et de mignonnes actrices l’assassinaient de leurs œillades. Le grand homme savourait sa gloire, cambrant ses larges épaules, bombant, faisant de la plastique, tenant haut sa tête aux joues émerillonnées... Je le saluai :

— Etes-vous content ? demandai-je.

— Oui certes. : un four noir ! Mais Rodriguez a eu raison d’ouvrir sa porte au plus bruyant de messieurs les esthètes. Entendu, jugé, condamné !... Vous connaissez ce Marcellus ?

— Un camarade d’Ecole. Nous avons habité ensemble la Villa Médicis.

— Quoi ? Ancien prix de Rome, vous peintre des réalités, le Raphaël des siroteurs d’absinthe, le moderne Titien des « chaloupeuses » du Moulin-Rouge ?

— Moi... Olim in Arcadia... Je suis même élève de Baudry.

— Voilà donc pourquoi vous cherchez tant à dessiner ! Non, l’homme n’est point parfait... Eh bien, dites à votre Marcellus que son esthétique est aujourd’hui désuète, vieillotte, fastidieuse. Des Grecs et des Romains ; Caprée, Lazare, une Océanide ? Des vers, au lieu de prose rythmée ? Tout cela sent le poncif, monsieur Blondel ! Encore et toujours « l’art pompier ! » D’ailleurs, une Sirène ! Quelle sorte de femelle est-ce là ? Je n’ai jamais embrassé de sirène, moi qui, cependant, ai traversé les mers.

— Le symbolisme est fort à la mode, et ses apôtres...

— Des infirmes ! Ils ne comprennent rien à leur époque. L’aurore du grand jour se lève ; autour de nous la Révolution gronde et menace : lettrés, peintres ou musiciens, nous devons tous pousser le cri de la révolte sociale. Debout, les maudits de la terre, debout les forçais de la faim !... Ah ! si votre Marcellus avait mis à la scène notre misère prolétarienne, fait clamer en leur belle langue populacière un lavoir de blanchisseuses ou une équipe de maçons, vitupéré le bourgeois, le repu, le jouisseur, — j’aurais applaudi. Mais bah ! que nous sert-il pour réformer nos mœurs ? Un capucin ! Votre ami est trop clérical, et bien que les revues catholiques lui prêtent du génie, je proteste, je... Hé, là-bas ! Oui, vous, monsieur,... de quel droit vous offrez-vous ma tête ?

Il avait interrompu sa conférence pour apostropher un escogriffe à chevelure et barbe de fleuve. Se postant devant nous, le quidam avait braqué son kodak, et sans façon photographiait cette gloire du journalisme.

L’homme à crinière sourit, puis nous déclina son nom : Numa Heurtebise, directeur, rédacteur en chef, reporter artistique du Phare de Montboron.

— Ne bougeons pas, monsieur Grœben... Bien ; c’est fini : mon « canard » va posséder la portraiture du roi des rois de la critique. Maintenant, talentueux confrère, laissez-moi vous interviewer... Oh ! ne vous défendez pas ; je suis plus tenace qu’un taon, et je m’accroche à votre jaquette.

Il tira de sa poche crayon, canif, carnet, l’attirail de sa littérature, puis se mettant à griffonner :

— Vous disiez donc : Leucosia, poème « cacochyme et coco ; » musique réactionnaire et cléricale. Quant à la Sirène...

— Oh là là ! quelle serinette !... exclama, gouailleuse, une petite personne à frimousse plâtrée.

Heurtebise la présenta aussitôt :

— Mlle Hortensia Lavandou, dite Niniche, ma peu chaste amie ; chanteuse de genre à l’Eldorado de Villefranche. Du galbe, du gosier et du geste !... Vraiment, cher maître, cette incomparable enfant mériterait les palmes académiques.

— Une Sirène, Diva ? poursuivit, canaille. Mlle Niniche... Non, vrai ! mes princes, laissez-moi rire ou passez-moi un flacon de sels !... D’abord, elle ne se nomme point Diva, mais Esther Mosselman. Je la connais : nous avons roulé, l’une et l’autre, dans les cafés-concerts de la Tunisie.

— Ignorée, en effet, au Conservatoire ! observa Grœben,... même inconnue dans les salles de rédaction. Elle n’en est pas moins une de nos futures étoiles. Eclat et pureté de la voix, méthode et diction, rien ne lui manque.

— De la chance, monsieur, voilà tout !... Allez, on ne lui jetait ni orchidées, ni saphirs lorsqu’elle roucoulait la Stella confidente, au « Garibaldi » de Tunis. Dans la dèche, alors, et jusqu’aux épaules, la pauvrette ; oui, dans la plus noire débine, messeigneurs ! Après chaque romance, Esther allait de table en table, et tendait la sébile. Mais les pièces blanches n’y tombaient guère. Son Grrrand Art, — je vibre comme elle, — ennuyait les buveurs. Moi, j’ai obtenu de bien autres succès, avec mes travestis. Je dansais la gigue, et caïds, aghas, bachaghas...

— Bien, bien ! On devine le reste. Parlez-nous de Mlle Diva, Charmait-elle aussi les caïds ?

— Une poseuse !... elle faisait du genre : Mademoiselle de la Fleur d’Oranger ! Excusez du peu... D’ailleurs, on pratiquait bonne garde autour de sa vertu : « Archers du palais, veillez ! » Et ils veillaient.

Ce bagout de cabotine amusait les autres comédiens ; Grœben lui-même daignait sourire :

— « La Vestale au café mauresque, » fit-il... Joli titre de piquante nouvelle !... Continuez, mademoiselle Hortensia : vous me fournissez de la copie.

— Trop honorée, cher maître ! Mais vous m’y taillerez une petite réclame. Je dégoise... Donc, chaque soir, un oncle rabat-joie amenait Esther à notre « beuglant, » la surveillait mieux qu’une mère d’actrice, puis, les chandelles éteintes, la ramenait au logis. Un amusant olibrius : nippé d’une soutanelle en loques, coiffé de cadenettes à tire-bouchon, surmonté d’un bonnet d’astrakan, et patoisant avec son infante, tantôt en italien, tantôt dans une langue inconnue ! Nous l’appelions Mardochée, parce que... parce que...

— A-t-elle trouvé son Assuérus ?

— Son « singe ? » Non : cet animal ne prospère pas en Tunisie... Au reste, les Siciliens, clientèle du « Garibaldi, » prétendaient que cette Mosselman porte malheur. Ne l’approchez pas, vous qui craignez la « guigne » : elle a le mauvais œil.

Gettatrice ?... Quelle sottise !

— Elle a le mauvais œil !... Etudiez-la bien. Avec ses cheveux plutôt roux que blonds, sa pâleur de cadavre, son perfide sourire, son regard de mensonge et de cruauté, ne semble-t-elle pas la fille de quelque démon ? Je me figure qu’on doit rencontrer dans l’enfer plusieurs types de ce genre... Et dire qu’une pareille sorcière va bientôt se marier !

— Elle vous a fait ses confidences ?

— On ne se connaît plus !... Mais j’ai remarqué la bague de fiançailles qu’elle exhibe à sa main gauche. De la quincaillerie, du reste, une horreur dont ne voudrait pas Cydalise, ma cuisinière. Assuérus ne doit pas jongler avec les millions. Moi, si je savais le nom du futur époux, j’écrirais à cet infortuné, l’engageant de se défiler au plus vite... Les Amours du diable ! Voilà une pièce qui n’a jamais réussi.

— Bravo ! Le mot de la fin ! s’écria Grœben... Merci, belle enfant et bonne petite camarade ! Grâce à vous, je tiens ma prochaine chronique.

Effrontément, Mlle Hortensia vint se camper sous le menton de l’homme éminent :

— Tels sont mes renseignemens, cher maître. Etes-vous satisfait de Niniche ? Oui. Alors, octroyez-lui pour récompense l’honneur et douceur d’un pudique baiser.

D’une main protectrice le « cher maître » tapota le museau enfariné de ce sapajou, puis, rompant le cercle des admirateurs, il se dirigea vers les salons de jeu.


IV, — ESTHER MOSSELMAN

Tant de bavardages m’avaient attardé : onze heures et demie, déjà ! Voulant, toutefois, serrer la main de mon camarade, protester contre l’injustice du public, et réconforter un vaincu, je gagnai l’entrée des artistes.

Devant le perron stationnait une élégante Victoria, attelée de fringans steppers. Leur cocher, très gentleman like, — Tom ou Jim, assurément, — se tenait immobile sur son siège ; mais le valet de pied, moins correct, était allé jaser avec la concierge.

— Que désirez-vous ? me demanda cette femme.

— Monsieur Marcel Lautrem.

— Lautrem ?… Connais pas.

— Marcellus : l’auteur de la pièce nouvelle.

— Ah ! j’y suis… Ce musicien à longs cheveux qui déclame et se démène en marchant ?… Un échappé de Charenton ! ajouta la dame en se tournant vers le laquais.

Elle aussi avait donc remarqué la bizarre tournure de mon symboliste, ses gestes exubérans, ses éclats de voix, son air de prophète inspiré, — symptômes de névrose qui amusent le badaud, mais inquiètent le médecin.

— Monsieur Marcellus n’est pas venu, ce soir, au théâtre.

— Allons donc !… Vous faites erreur, madame.

— Il n’est pas venu… Peut-être prévoyait-il son insuccès.

— Où pourrait-on le rencontrer ?

— À la Villa Ravel, j’imagine… Mais écartez-vous, de grâce ; vous encombrez le passage.


Trois personnes descendaient, en ce moment, le sinueux escalier qui mène aux loges des acteurs. Un monsieur cravaté de blanc ouvrait la marche ; quinquagénaire courtaud et obèse, figure entièrement rasée selon le good fashion de New-York ou de Chicago. Il m’était bien connu : Davison, ce Bob au nom fameux dans toutes les épiceries du Nouveau Monde ; le plus riche d’entre les « nouveaux riches ; » un empereur parmi les puissans rois du corned beef et des jambons à trichinose. Diva le suivait, en costume de ville, à présent ; mais sa toilette défraîchie semblait provenir d’un « Décrochez-moi ça. » Derrière eux venait, falote apparition, un homme à la barbe grisonnante, au nez crochu, à la maigreur famélique. Souquenille en lainage noir, cheveux huilés, cadenettes, bonnet de faux astrakan, air et dégaine d’un patriarche d’Israël, — je devinai « l’oncle Mardochée. » Courbant la taille, soucieux, grognonnant, le chaperon d’Esther Mosselman tenait un écrin de velours vert, symbole et couleur de l’espérance…

Bientôt, dans son habillement de friperie, l’océanide passa près de moi ; je pus donc la dévisager, presque en face… Oui, créature étrange, elle me rappelait ces fresques pompéiennes, divinités maléfiques, Vénus dévastatrices, dont l’impudicité triomphale fut pour l’antiquité tout un symbole. Sa figure était d’une classique et admirable perfection ; mais sa bouche s’entr’ ouvrait cruelle ; ses yeux noirs, pailletés d’or, luisaient provocateurs, astucieux, méchans. Gettatrice ! Je compris les terreurs qu’avaient ressenties les Siciliens du café mauresque.

Davison cependant s’était élancé vers la voiture, et en avait ouvert la portière. Hautaine et tranquille, magnifique d’indifférence, la cantatrice s’installa dans l’équipage, puis frileusement se pelotonna sous les fourrures.

— On faut-il maintenant vous conduire, miss Syren ? interrogea l’Américain.

Les yeux noirs pailletés d’or le regardèrent, ironiques :

— D’abord, à cette villa dont vous m’avez parlé ; nous verrons, ensuite.

All right. Drive away Tom… Palais des Glycines.

Et il voulut se hisser dans la Victoria. Mais fort arrogante, miss Syren l’arrêta d’un geste :

— Non !… Je ne suis pas encore votre propriété : rédigeons, au préalable, notre petit contrat. Les affaires, cher monsieur, sont les affaires.

Indeed ?… Même en amour ?

— Surtout, en amour !… Venez tout à l’heure me rejoindre, aux Glycines ; nous signerons, et alors,… alors, je serai toute à vous, Robert.

Oh, my love, my sweet, my flower of Beauty !

Là-dessus, Bob Davison s’inclina galamment, puis s’éloigna en sifflotant un joyeux Yankee doodle : lui aussi comprenait la musique, du moins la mélodie du dollar.


Mosselman pourtant demeurait fiché sur le trottoir, et continuait à grommeler.

— Vite en carrosse, « l’oncle à jérémiades ! » lui enjoignit Diva... J’ai besoin de tes conseils pour rédiger les dernières clauses de notre convention.

Elle s’exprimait, maintenant, en cet italien levantin, étonnant sabir qu’emploient beaucoup de Juifs caraïtes. Leur jargon ne ressemble guère à l’harmonieux langage des Transtévérines, mes anciens modèles ; j’étais toutefois à même de le comprendre.

— Esther, grogna furieusement l’oncle trouble-fête,... crois-tu que jadis je t’ai sauvée de la tuerie pour faire de toi une Dali la ?

— Dalila valait bien Judith. D’ailleurs, je les apprécie l’une et l’autre... Monte en voiture : tu moraliseras demain.

— Chair de goïm !... Salomon a dit...

— Epargne-moi ton Salomon et ses radotages... L’affaire est bonne ; je la conclus.

— Il a dit : « Le gain acquis par le péché enlève l’âme à ceux qui l’ont reçu. »

— Le péché ?... Mais, absurde discoureur, je suis le Péché même.

— Malheureuse !... Cœur d’Astaroth !... Tiens, voici le cas que je fais de ton Philistin !

Brandissant l’écrin, il le jeta par terre, puis le repoussa du pied. Un collier de saphirs s’en échappa ; mais, sur un geste de Dalila, le domestique ramassa la parure.

Dourak ! clama rageusement la nièce Mosselman... Encore une algarade de cette espèce, et je te renvoie à Kherson goûter les douceurs d’un pogrom !

À ce mot : pogrom, le patriarche à cadenettes poussa un cri de désolation :

— Mes fils !... Éphraïm, Manassé !... Ma joie ; mon orgueil !... Ils me les ont tués !

Petits-Russiens, sans doute, les deux Mosselman avaient dû, avant leur vagabondage, habiter cette terre de l’orthodoxie qui se montre si dure à l’Israélite, cet impitoyable pays où le Dieu du pardon n’est pour Jacob qu’un féroce bourreau, où la Croix des miséricordes se dresse aux yeux du Juif plus menaçante qu’un gibet. Ils avaient fui ; mais le vieil homme revoyait en pensée l’un de ces abominables massacres qui sont l’opprobre de la police russe : tout un peuple fanatisé se ruant sur des maisons maudites ; pillant, incendiant, égorgeant.

— Mes fils, mes pauvres fils ! gémissait-il… Quelle infamie à Loi de m’avoir rappelé leur mort… Les pogroms !… Mais ils ont tué aussi ton père, progéniture de larmes et sang !

— Les chevaux s’impatientent, ricana Esther… Vas-tu finir ta comédie ?

— Et l’autre… l’autre qui nous attend ? continuait le dolent Mosselman.

— Il attendra : je puis désormais me passer de lui.

Elle arracha de son doigt l’anneau de fiançailles qu’avait remarqué Niniche, puis le tendant au faiseur de semonces :

— Tu lui rapporteras sa bijouterie… Ou plutôt, non : tu proposeras la bague à un brocanteur de Nice. Les perles sont assez fines : tu en exigeras deux cents francs.

— Ignoble !… Mais c’est ignoble, Esther ! Il t’aime jusqu’à en mourir, et toi…

— Des mots !… Beaucoup d’autres Céladons m’ont aimée, m’aiment ou m’aimeront : peu m’importe ! Au surplus, en désespérant ce chrétien, ce ridicule croque-notes de musique religieuse, je m’associe à l’œuvre de notre commune vengeance… Ah ! tu souris, maintenant ; ta cervelle obtuse a compris. J’ai autre chose encore à te raconter, un secret qui te rendra plus mauvais pour cet Amalécite qu’un Josué, qu’un Samuel… Trouve donc dix ou douze louis de la bague ; je t’en fais cadeau. Tu pourras offrir cet argent à la cagnotte de tes Sionistes, ou si tu préfères…

Elle lança un rire insulteur :

—… Marchander pour ta sordide guenille quelque jolie sépulture dans la Vallée de Josaphat.

Alors, pareil au chien battu qui vient lécher la main qui le fouaille, l’ » oncle à jérémiades » courba l’échine, puis se glissa près de sa nièce.

La voiture s’éloigna, et moi soucieux, je m’acheminai vers la Villa Ravel… Hélas ! j’avais deviné quel était cet autre, le ridicule croque-notes de musique religieuse, qui, trop confiant, attendait Diva.


V. — L’ASTAROTH

Avec sa maigreur ascétique, ses yeux de flammes, sa chevelure et sa barbe blondes, Marcel Lautrem ressemblait à l’un de ces personnages d’extase qu’a représentés l’Angelico. Fils de pauvres gens et Breton du Morbihan, il était né dans l’Ile aux Moines, cette terre de désolation que balayent sans trêve les tourmentes, qu’emplit de ses hurlemens la voix de l’Atlantique, que lèchent, mordent et rongent les courans de jaunâtres écumes, flux et reflux de la Mer Sauvage. Toutes les femmes y sont vêtues de noir ; toutes y portent le deuil de quelque bien-aimé...

Sa mère, veuve d’un capitaine au long cours, âme fervente, même en ces pays des ferveurs catholiques, avait nourri l’ambition d’offrir au séminaire le dernier né de ses cinq enfans, d’en faire un « recteur » de paroisse. Aussi avait-elle imprégné de foi chrétienne, voire de superstitions celtiques, l’intelligence de son gars préféré, son cher petit Marcel. « Chaque soir, au bruissement de la vague, me confia plus tard mon ami, la Corentine me racontait de terrifiantes histoires : saint Renatus ressuscitant d’entre les morts pour recevoir le baptême, ou saint Cornéli changeant en granits une cohorte de légionnaires païens. » Lui-même avait longtemps cru à tous les vieux contes, épouvantes du populaire : les trépassés qui apparaissent et implorent des messes ; le Chien rampant qu’on entrevoit rôder autour d’une maison d’agonie ; les sorcières qui se transforment en corneilles, puis s’envolent vers la brande où elles s’abandonnent au grand Bouc des sabbats. Mais « l’Esprit souffle comme il veut souffler, » et le musicien Lautrem avait suivi une autre vocation. Venu à Paris, il était entré au Conservatoire, pour en sortir premier prix de Rome...


A la Villa Médicis, ce Breton bretonnant avait déplu. Nos pensionnaires le trouvaient d’humeur fantasque, peu sociable, concentré en soi-même, trop misanthrope, se faisant vieux parmi les jeunes. Quant à moi, je m’étais lié avec ce haut et pâle garçon dont les traits émaciés me rappelaient la légendaire figure du Poverello. Nous ne lui connaissions aucune maîtresse ; oii l’avait surnommé le « Joseph du Pincio, » et tandis que, joyeux de vivre, tous nos futurs grands hommes couraient le guilledou, et pratiquaient maintes amourettes, lui fréquentait les églises, assistait aux offices, se grisait de musique sacrée. O vieil Allegri, et toi antique Palestrina, que de fois Lautrem s’efforça de me faire comprendre les désespérances de vos Requiem, les sublimités de vos Magnificat ! Fort lettré, et de culture classique, il lisait beaucoup ; mais des ouvrages de mysticité ou des livres d’extravagance. Souvent, sa lampe restait allumées fort avant dans la nuit ; souvent encore, lorsqu’il l’avait éteinte, on entendait résonner le bruit de ses pas. Il allait, venait, se démenait au milieu des plus épaisses ténèbres ; nous l’appelions aussi « le nyctalope : » d’aucuns le prétendaient somnambule.

Un soir, entré à l’improviste dans la chambre de Lautrem, je le surpris penchant la tête sur un vétusté et poussiéreux in-quarto, curiosité de librairie qu’il venait d’acheter. Il ne m’avait pas entendu frapper à sa porte, et je fus étonné de l’effroi qu’exprimait son regard. Légèrement je lui touchai l’épaule ; il sursauta, poussa un cri, ferma son livre :

— Quelle stupide plaisanterie ! balbutia-t-il... J’ai cru que la main invisible me tourmentait encore. Ah ! tu peux te vanter de m’avoir fait peur !

— Toujours ton absurde nervosité, Marcel !... Quel est ce vénérable bouquin ?... Un grimoire ?

— Non ; mais le traité d’un très sagace démonologue : Les Enquêtes Magiques du théologien Del Rio... Œuvre savante, suggestive ! Elle m’a démontré quelles apparences humaines aiment à revêtir certains démons.

— Tu ferais beaucoup mieux, mon bel ami, de méditer sur les Contes de Voltaire.

— Le ricanement de ce vilain singe m’a toujours indigné ; je préfère mon docteur de Salamanque... Je voulais savoir ; grâce à lui, je sais.

— Plus heureux que Montaigne !

— Montaigne ?... L’ancêtre de M. Homais ?... Je le déteste, autant que l’a maudit notre grand Pascal.

Il se leva, très agité, fit quelques pas, puis se rasseyant :

— Blondel, me demanda-t-il, crois-tu aux mystérieux et redoutables phénomènes de la seconde vue ?

— Qu’appelles-tu seconde vue ?

— La claire vision de notre obscur devenir.

— Tu connais mes sentimens de rationaliste endurci.

— Tant pis pour toi, et je te plains ; moi, je suis moins sceptique... Eh bien ! — sortilège ou miracle, — une main invisible m’a dernièrement conduit en face de ma destinée.

— Chez quel nécromancien, crédule jeune homme ? Dans quel antre de pythonisse ?

— Une bizarre aventure a récemment traversé ma vie. J’en voulais conserver le secret, mais il me pèse. Tu es mon seul ami : conseille-moi donc, ou plutôt apprends-moi si je ne suis pas devenu fou.

— Bien ! Je devine... Histoire d’amour !... Enfin !

— Oui, d’amour,... d’abominable amour : d’amour satanique !... Ne ris pas ainsi. J’ai vu, te dis-je, ma destinée ; je l’ai vue, et j’ai peur.

M’ai loi) géant sur le canapé, j’allumai un cigare, voulant écouter sans interrompre. La nuit s’épandait autour de nous, et dans les grisailles du crépuscule je n’entrevoyais qu’un long corps agité par des frissons. D’abord timide, comme honteuse, la voix de Lautrem s’éleva peu à peu, et la terreur qu’elle décelait gagna bientôt mon cœur de voltairien. J’ai conservé de cette troublante soirée un ineffaçable souvenir.


« Le mois dernier, raconta Marcel, un vendredi, veille de l’Assomption, me trouvant à Naples, l’idée me vint d’aller visiter Pompéi. Je désirais évoquer dans cette ville de la mort une contrastante pensée de vie, y chercher le sujet d’un drame, humain et fantastique à la fois. Je déjeunai donc à la hâte, — frugal repas, car ma bourse criait famine, — et bientôt, le train me déposait à la Torre d’Annunziata. Entré dans Pompéi par la Porte de la Marine, je m’empressai de congédier mon guide ; son bavardage me fatiguait, et j’avais l’intention de vagabonder à ma guise. Le Forum, ses temples, la Curie, la Halle des drapiers me retinrent assez peu de temps ; je poussai plus loin, et m’élançai dans la Via della Fortuna... Quelle journée ! La chaleur était accablante ; sous le ciel ruisselaient les rayons d’un implacable soleil ; dans la ville abolie s’étendait le silence de ce qui fut, la muette ironie de l’effort humain, le mystère de l’au-delà, son épouvantement !...

... Au loin, dans les églises de l’Annunziata, la cloche de l’Angélus se mit à tinter : midi sonnait... Tout à coup, je sentis une faible pression à mon épaule : une main venait de s’y poser, qui me caressait doucement. Je tournai la tête. Personne ! la rue et ses bordures de béantes maisons s’allongeaient désertes... Surpris, même effrayé, je voulus rebrousser chemin : la pression se fit douloureuse ; des ongles m’effleuraient la chair ; on me contraignait d’obéir...

... Qu’était cela ?...

... Le souvenir me revint alors d’une antique prière de notre liturgie catholique : « Seigneur, écarte de notre route le démon de midi. » Aux heures où flamboie le soleil, ces sortes de démons, affirment les théurgistes, aiment à ramper dans les châteaux en ruines, ou sur l’effondrement des cités ; ils se plaisent à narguer ce que l’homme a nommé la vie... Mais, bah ! trois années de Villa Médicis m’ont rendu philosophe, et je me pris à plaisanter : « A d’autres ! vieux fantoche, grotesque épouvantait de mon enfance ! Tu ne me fais plus la moindre peur, aujourd’hui. Je... » Le rire s’arrêta sur mes lèvres : les griffes me lacéraient ; j’éprouvais aussi la sensation d’une atroce brûlure. « Marche ! marche ! » et je marchai. La main se fit moins rude ; elle me guidait...

... Ainsi mené, je m’engageai dans le Cardo, parcourant ces riches quartiers des élégances pompéiennes, qui montent vers la Porta Vesuvia. Terrassiers et maçons s’en étaient allés faire la sieste ; la solitude s’étendait au loin, terrifiante : j’étais seul, désespérément seul, avec l’invisible compagnon...

... Mais voici qu’une maison récemment exhumée attira, fixa, fascina mon regard. Deux colonnes à chapiteaux toscans lui formaient un péristyle, et de chaque côté de l’ostium j’apercevais des peintures murales... Je m’approchai... Aussitôt, un léger sifflement, ignoble invite de mérétrice, se fit entendre : on m’appelait... « Non ! non ! » Et je me hâtai de passer outre. Alors, la main qui m’étreignait me cloua sur place : c’était là,... là qu’on m’enjoignait d’entrer... »

— Te moques-tu, Lautrem ? interrompis-je... Je ne te savais pas, mon cher, si imperturbable mystificateur.

— Épargne-moi, Blondel, tes plaisanteries, et ne me fais préparer aucune espèce de cabanon. Je ne crois pas, absolument pas, aux démons de midi ; même, sous les griffes torturantes, je me rendais parfaitement compte que j’étais victime d’une hallucination. Es-tu satisfait ? je raisonne comme toi, en matérialiste, en petit holbachien. Mais je dois te confier un triste secret de famille. Souvent dans mon enfance, je fus la proie de pareils vertiges. Mon père, au cours de ses voyages à Hong-Kong, avait contracté le vice de l’opium, fréquentait les fumeries, et il est mort dans un hôpital, demandant le rêve, hurlant pour obtenir ses bienheureuses visions. Hélas ! m’aurait-il légué quelqu’une de ses tares cérébrales ?... Je continue mon récit...

... M’avançant, j’examinai avec curiosité les deux peintures qui flanquaient l’étroit péristyle. Elles représentaient des Sirènes, l’une jouant de la double-flûte, l’autre tenant une lyre et chantant : toutes deux portaient sur leurs coiffures marines un bizarre diadème, la mitella des affranchies syriennes. Corrodées par les cendres, s’effritant de toutes parts, ces peintures étaient en piteux état. Cependant, en dépit d’une telle dégradation, on pouvait lire, écrit en capitales grecques, le mot LEUCOSIA...

...Leucosia ? Était-ce le nom de la sirène ou celui de la courtisane qui jadis, à l’abri du cento de lin écarlate, avait offert à chacun et à tous son hospitalité passagère ? Je fus renseigné bien vite. L’atrium où je pénétrai n’était qu’une écœurante obscénité. De lubriques emblèmes, d’ordurières priapées en décoraient le pourtour, et sur les marches du tablinum on avait érigé un autel, à triple figure de bouc. Ce prostibule était une sorte de temple clandestin où d immondes initiés avaient adoré autrefois quelque divinité d’infamie, la Pandêmos, la Vénus-Athor, ou la Mylitta... Et le soleil dardait ma tête de ses rayons ; les stucs, les marbres coruscans m’envoyaient d’aveuglantes étincelles ; et toujours, les ongles de mon compagnon m’obligeaient à regarder...

... Maintenant une apparence de vie semblait traverser la mort de cette villa déserte. J’entendais vaguement, murmure étrange flottant dans l’air, des voix cadencées de femmes ; un chant rythmé, pareil à quelque cantique nuptial ; le son des flûtes, des harpes, des sistres, des crotales. On m’appelait, de nouveau ; doucement, tendrement, on prononçait mon nom : « Marcel !... Dédaigneux Marcell... Il faut enfin aimer I... L’heure des épousailles est venue... Entre dans le sanctuaire : Astaroth t’a choisi, Marcel. » Trop ému, ayant chassé toute crainte, je cherchai des yeux la suborneuse, mérétrice aux paroles dorées... Eh mais ! là-bas, quelle était cette chambre où miroitait une superbe fresque ?...

... C’était, profonde cella pavée d’indécentes mosaïques, une chapelle mystérieuse où se dressait un trépied de bronze destiné à recevoir l’encens. A droite et à gauche, les murs étaient ornés de ces quadratures délicates, exquis travail de la Grande-Grèce, qu’on rencontre souvent dans les villas pompéiennes : oiseaux et feuillages, entrelacemens de roses, alcyons ou colombes se becquetant sous le frisson des myrtes. Une fresque hiératique occupait, à elle seule, le fond du sacellum. Bien conservée, celle-là, car j’en pus aisément déchiffrer l’inscription votive :


Ven... Ast... Leucos... « A Vénus Astarté, Leucosia. »


... Cette Vénus n’était autre que l’Astaroth, patronne de Sidon et de Tyr, symbole de la Beauté charnelle, l’habitante des « Haute Lieux, » l’idole qu’avait encensée Jézabel, l’abomination de l’Éternel Dieu. Phénicienne ou peut-être Juive, l’hétaïre à voix de sirène, Leucosia que coiffait une mitella sémite ouvrait donc sa maison aux adorateurs d’Astarté. Ils étaient nombreux en Italie, car l’Orient vaincu avait par ses divinités conquis sa conquérante...

... Longtemps je demeurai comme en extase. Lui aussi, le maître peintre, auteur de cette fresque, avait dû croire en Astaroth, et la lubricité de son pinceau n’était qu’un acte de foi. La Tyrienne semblait vivre encore, telle qu’aux jours où les Lydie, les Lalagé, les Phormions asiatiques venaient lui brûler des parfums, puis pratiquaient ses rites. Pareille à un manteau d’or, sa fauve chevelure tombait jusqu’à terre ; les traits de son pâle visage étaient d’une admirable pureté, et les formes de son corps s’épanouissaient impeccables. Mais quelle férocité dans ces lèvres sensuelles, cette bouche riante, ces yeux noirs caressans ! Debout en sa nudité triomphante, appuyant une main sur la pierre conique, emblème d’Ela Gabala générateur des mondes, la Vénus surgissait des flots pour devenir la volupté de la Nature, et la Nature lui adressait les cris de ses désirs. Des faunes, des sylvains, des tritons, images de l’humanité dans les champs, dans les bois, sur les mers, entouraient l’Anadyomène, la conjurant de leur ouvrir ses bras... Et tandis qu’en le ravissement de tout mon être je la contemplais, les imprécations des nabi d’Iaveh, interprètes du Très Haut, du Très Pur, du Très Saint, me revenaient pourtant à la mémoire : « Dieux de fiente, déités d’ordure !... »

Soudain je me sentis défaillir ; mon regard s’obscurcit ; mes jambes se dérobèrent sous moi : lourdement je m’effondrai sur les genoux. Alors, — effrayante hallucination, — je vis malgré mes paupières closes... oui, je vis l’Astaroth se détacher de la muraille, s’avancer avec lenteur, et poser sur ma tête ses doigts glacés par le froid de l’Abyme :

« Salut ! Tu veux m’ignorer, mais tu me connaîtras. Nous nous retrouverons, car en dépit du Golgotha, la Bête régnera toujours sur le monde. Tu apprendras alors que, par moi vivifiée, toute chose vivante obéit à ma loi. Ton âme s’efforcera de me fuir ; mais passée en ta chair, je te dévorerai tout entier. Tu aimeras ; tu aimeras ; tu aimeras, — subissant la douleur, te débattant contre l’opprobre, accomplissant le sacrilège, commettant le crime, disparaissant dans la démence... Oui, toi dont le dédain m’outrage, tu n’auras plus désormais d’autre Dieu que moi... »

... Elle dit ; et sur mon front, sur mes yeux, sur ma bouche je sentis, éperdu, la froidure de longs et longs baisers... J’avais reçu le baptême de la Bête ; je lui appartenais. »

………………

Lautrem s’interrompit très ému, frémissant encore au souvenir de sa vision.

— Quand je revins à moi, reprit-il, j’étais couché sur un matelas, et un gardien de Pompéi m’humectait les tempes ; « Ebbene ! fit cet homme ; nous en serons quitte pour une légère syncope. Mais à l’avenir, monsieur le Français, méfiez-vous des insolations. » Telle est, Blondel, mon aventure. Elle te paraîtra ridicule ; moi, je la trouve atroce : elle m’a terrifié. N’en parle à personne.

Je lui promis une entière discrétion, tout en lui prodiguant mes conseils. « Que ne cherchait-il épouse ou maîtresse ? » Mais il hocha la tête :

— Non : j’ai peur de la Femme. Je sens que si, par malheur, je me prends à l’aimer, ma passion sera exclusive, furieuse, délirante... D’ailleurs, j’entends devenir un grand artiste, et le talent ne s’acquiert qu’au prix de la chasteté.

— Ame trop mystique, mon cher !... Mentalité de moine !

— C’est probable, et j’ai manqué ma vocation. Attends-toi cependant à recevoir, quelque jour, cette nouvelle : Lautrem, l’illustre compositeur, est entré en religion.

— Amen ! peu modeste Mozart... Je ne te choisirai pas pour confesseur.

— Ah ! soupira-t-il en joignant les mains... un pittoresque couvent sous le ciel de Naples., à la Campanella, ou sur les collines de l’Ombrie, aux lieux où « ses frères » les oiseaux donnaient leurs célestes concerts au Poverello d’Assise, voilà quel serait pour moi le saint refuge, le port à l’abri de tous les orages ! Là, du moins, je pourrais me rire de l’Astaroth.

— Elle le suivra partout, pauvre ami, car l’Astaroth n’est autre que toi-même.

Depuis lors, les veillées de mon camarade se firent plus fréquentes, et trop souvent je le surpris étudiant son grimoire démoniaque, les Enquêtes Magiques de Del Rio.


Après ma sortie de l’École, je revins à Paris, et plus riche d’ambitieux espoirs que de rentes inscrites au Grand Livre, je travaillai à rage, durant huit années. J’avais cessé toute relation avec mon visionnaire ; même, absorbé par le labeur, je ne m’en étais plus occupé. Pourtant, son nom était devenu célèbre au quartier Latin. Sous le pseudonyme de Marcellus, Lautrem bataillait dans plusieurs revues juvéniles, apôtre de l’Idéal, s’attaquant aux hommes et aux choses, prétendant tout réformer : poésie, roman, peinture, philosophie, théâtre ; prophétisant le triomphe du Beau, c’est-à-dire de Dieu, et la défaite de la Femme qu’il appelait peu galamment la Bête. Les formules outrancières de ce mystagogue, l’acrimonie de sa polémique, ses dithyrambes ou ses injures renouvelés de Lamennais lui avaient acquis un bruyant renom. Je savais aussi que, s’adonnant à la musique sacrée, Marcellus avait fait entendre maints oratorios chez Colonne et dans les Concerts Spirituels. On vantait l’inspiration de cet autre Palestrina : du génie ! affirmaient ses admirateurs. Mais tant de turbulences chez un débutant m’avaient semblé de mauvais goût ; le vrai talent, pensais-je, est plus modeste ;... d’ailleurs, grattez un camarade, vous trouverez souvent un envieux.

Envieux ? Non, mais je connaissais parfaitement mon propre mérite. La soupente où je besognais, au boulevard du Montparnasse, me paraissait indigne d’abriter Armand Blondel, et j’y rêvais d’ateliers magnifiques, d’hôtels style Renaissance, de palais bâtis dans la Plaine Monceau. Pour m’acquérir un peu d’argent, j’abjurai, non sans quelques soupirs, la religion qu’on m’avait enseignée à Rome : le culte de Louis David, l’adoration de M. Ingres, Adepte de l’art nouveau, peintre de la démocratie, m’improvisant naturaliste, impressionniste, vériste, pleinaériste, je consacrai mes toiles à magnifier le labeur humain : couvreurs, terrassiers, commis de magasin, midinettes, mastroquets, prud’hommes, secrétaires de syndicats ouvriers, conseillers municipaux ; j’étais quelque peu « arriviste. » Mon tableau réclame, « Rosière et Cocotte, » amusement du Salon de 1896, me fit connaître les premières griseries de la gloire. Les critiques d’art s’émurent : « Le talentueux Blondel !… Blondel, le jeune maître humoriste ! » La Ville acheta ce badinage, et en égaya une salle de mairie ; les marchands de la rue Laffitte se risquèrent sur l’escalier de mon perchoir ; des commandes m’arrivèrent pour décorer les brasseries du quartier Pigalle : encore un peu de temps, et j’allais figurer dans l’Album Mariani ! Mais tant d’efforts m’avaient fatigué. Vers la fin de l’automne, mon médecin me morigéna sévèrement : « Vous travaillez trop !… Plus jaune qu’une carmélite !… Allez donc humer les brises de la Côte d’Azur. » Bon conseil : je trouverais là-bas maints ridicules à crayonner !… J’emballai mes couleurs, et préparai ma fugue au coûteux pays du soleil.

Or, le jour de la Toussaint, veille de mon départ, je fis une rencontre inattendue.

Revenant à mon atelier, vers les cinq heures du soir, je remontais le boulevard Montparnasse. La nuit tombait, nuit brumeuse de novembre que traversait un vent du Nord ; de glaçantes buées flottaient sur l’ennuyeuse avenue : fanes rouillées, arbres grelottans sous la bise, ciel blafard, receleur de neige, — tout annonçait les prochaines morsures de l’hiver. À Notre-Dame-des-Champs, les cloches sonnaient le Salut ; ses vitraux vivement éclairés détachaient leur lumière sur les noirceurs du brouillard, et les silhouettes de quelques dévotes personnes se hâtaient vers cet appel. Un sujet de tableau : Office du Soir, étude à la façon de Rembrandt, me vint aussitôt à la pensée. J’entrai dans l’église.

Le Salut venait d’y commencer. Dans les lointains du chœur qu’illuminaient une profusion de cierges l’ostensoir rayonnait sur l’autel ; mais la nef n’était éclairée que faiblement, et ses bas côtés s’allongeaient, tournaient, disparaissaient sous les profondeurs de l’ombre… Quelle science de la mise en scène, pensai-je, et quel parlant symbolisme en ces basiliques chrétiennes : la misérable humanité perdue dans les demi-ténèbres, sans autre clarté que la foi !…

Bientôt le grand orgue se fit entendre, modulant un prélude, puis une voix de femme monta vers les arceaux, magnifique, passionnée, troublante, et où vibrait le désir de s’absorber en le divin amour. « Ecce panis Angelorum… O Jésus, disait-elle, tu ès la volupté des anges ; j’ai faim de ta chair ; j’ai soif de ta possession ! » Mais tandis qu’elle chantait, si éperdument adoratrice, un souvenir m’obsédait. Cette mélodie m’était connue. Que de fois je l’avais écoutée, à la Villa Médicis, lorsque, au jour finissant, l’harmonium de Lautrem exhalait de mystiques prières. Fort intrigué, j’interpellai le suisse qui se tenait près de moi, à l’orée de l’église :

— L’auteur de ce Panis Angelorum n’est-il pas M. Marcel Lautrem ?

— Marcellus ? Oui. Nous exécutons souvent sa musique.

— Quelle est la cantatrice ?

— J’ignore son nom… Joli timbre ! Une fauvette, vraiment ! le rossignolet des bocages !… Monsieur, tout ici est de premier choix : on ne trouverait pas mieux à Saint-Roch.

Le fonctionnaire à bicorne galonné ressentait le zèle de sa maison, du chauvinisme pour sa paroisse.

— Savez-vous l’adresse de M. Marcellus ? Je voudrais écrire à ce maître compositeur, et le féliciter.

— Epargnez-vous la dépense d’un timbre-poste. Le voici.

Il me désigna un homme qui, agenouillé sur les dalles, s’enfonçait dans l’ombre d’un pilier. C’était bien mon camarade et ami d’Ecole, mais j’avais peine à reconnaître le beau Marcel de la Villa Médicis. Il avait étrangement vieilli. Quelques blancheurs piquaient çà et là l’épaisseur de sa barbe blonde ; le sommet de son crâne s’était éclairci ; plusieurs mèches grisonnantes se montraient parmi les trop longs cheveux qu’il portait rejetés sur l’épaule, et sa figure dévastée annonçait les orages d’une âme subissant des tourmens. Joignant les mains, levant la tête, il écoutait s’envoler les notes cristallines, souriant, les yeux fermés, immobile, pareil à quelque image de saint en contemplation, ravissement, langueur, extase.

Le Panis Angelorum s’acheva ; la chanteuse soupira un déchirant Amen ; elle se tut, puis les oraisons liturgiques reprirent dans le chœur. Je m’approchai alors de Lautrem, et me nommai. Il me dévisagea d’un œil égaré, semblable à ces somnambules qu’on arrache brusquement à la béatitude d’un rêve. Enfin, me reconnaissant :

— Blondel ! Je suis content de vous retrouver, camarade… Vous fréquentez donc les églises, monsieur le rationaliste ?

— Trop heureux, illustre Marcellus, d’avoir éprouvé cette fantaisie passagère ! Votre Panis Angelorum est une œuvre superbe.

— Penh !… Mais quelle interprète ! Avez-vous jamais entendu plus délicieux cantique de séraphin ? Merveilleuse artiste !…

Une harpe vivante attachée à son cœur !…

— Ainsi parla Musset de la Malibran.

— Je ne veux pas être Musset, et vous m’offensez. Un massacreur de vers, plat diseur de lieux communs, rimaillant à la diable, monnayant, le drôle ! une chose sacrée : la douleur ! Et quel abject sensualisme chez cet ivrogne qui eut besoin de l’absinthe pour se guérir d’avoir aimé. Ignoble ! Oh ! je l’ai démoli !… Mais sortons, un instant ; nous troublons le recueillement des fidèles.

Me précédant, ce blasphémateur du divin Musset franchit le seuil de l’église, en descendit les marches, et s’arrêtant devant la façade :

— Oui, Blondel, reprit-il, quelle voix, quelle âme, quelle intelligence du plus noble des arts ! Vous avez raison : une autre Malibran. Et c’est moi, moi, qui l’ai découverte !

— Vous me parlez de la cantatrice, votre interprète ?… Je partage votre enthousiasme. La passion, l’ardeur…

— Ardeur de néophyte ! Elle était juive, misérablement juive, et c’est encore moi qui l’ai convertie. À l’insu de sa famille, d’un oncle aussi ridicule que fanatique, elle a désiré recevoir le baptême. La voici chrétienne, bonne et fervente chrétienne : maintenant, nous pouvons nous marier.

Il soupira douloureusement :

— Épousailles d’artistes, mon camarade : le paradis juché à un cinquième étage de la rue Vavin ! Ma femme donnera des leçons de chant ; moi, je composerai des oratorios, et nous vivrons très heureux dans un nid d’amour, de baisers, de cantiques, de prières... Oui, ménage de bénédiction ! « Les cieux vont habiter la terre. »

Il avait déclamé son dithyrambe conjugal avec tant d’ironique désolation que je le regardai ébahi :

— Pourquoi vous mariez-vous, Lautrem ?

— Pourquoi ? fit-il avec rage... Parce que j’aime à en devenir fou. Ma scrupuleuse conscience m’interdit une maîtresse ; aussi, j’épouse !

Bien matériel dans ses conclusions, ce protagoniste des spiritualités ! Et derechef, il me débita les insanes théories dont il m’avait régalé souvent à l’Ecole : « La Femme était le Mal ; la femme entraînait l’homme à la perdition ; mais l’homme devait en avoir pitié, et façonner une âme à si pernicieuse créature. » Marcellus m’apprit alors qu’il allait faire entendre, à Monte-Carlo, un opéra symboliste, son œuvre dernière.

Leucosia ! clamait-il,... la séduction, l’appel de l’Abîme ! Peut-être y reconnaîtrez-vous le discoureur Lautrem. Il s’est représenté dans Lazare, apôtre de l’idéal... Ah ! si je pouvais, moi aussi, échapper au sépulcre qui m’attire !

La nuit nous enveloppait, glacée ; la bise soufflait âprement ; un duvet neigeux voletait dans l’air : j’étais transi de froid. Au clocher de Notre-Dame-des-Champs, un glas se mit à tinter. Il annonçait pour le lendemain la fête des Trépassés, le Jour des Morts, et par longs intervalles, les cloches pleuraient, lugubres, monotones, énervantes... « De profundis ! disaient-elles. O vivans d’une heure, songez-vous à l’éternité ?... Dies iræ ! Que répondrez-vous, misérables, au Juge apparaissant sur les nuées ? » Insulte à la vie, à l’effort, à l’action, à l’espérance humaine, la funèbre sonnerie m’exaspérait : « Bien, bien, et assez ! En attendant le Requiem, puis la mirifique trompette de l’archange, laissez-nous cueillir l’heure si rapide, les trop rares momens des joies fugitives. »... Mais Marcellus n’entendait rien, ne sentait rien ; pérorant sous le givre, secouant sa crinière grisonnante, agitant ses longs bras, pareils aux pattes d’un énorme faucheux.

— Blondel, me demanda-t-il,... vous rappelez-vous ma sinistre aventure à Pompéi ?

— Le démon de midi, la maison de la Sirène, l’Astaroth donneuse de baisers ?

— Tu aimeras, m’a-t-elle annoncé ; désormais, tu ne connaîtras plus d’autre Dieu que moi... Eh bien ! la damnée accomplit sa menace. Elle me dévore : j’aime,... j’aime,... j’aime !... Malédiction !

Les portes de l’église venaient de s’ouvrir ; l’office était achevé, et aux dernières modulations du grand orgue, les fidèles commençaient à sortir.

— Excusez-moi de vous quitter, me dit Lautrem ;... je vais rejoindre ma cantatrice : on nous attend à la sacristie.

Il s’élança vers le portail ; mais sur les marches, m’apostrophant encore :

— Donc, au revoir, cher ami : rendez-vous à Monte-Carlo !... Vous entendrez ma Leucosia, et me connaissant, vous la comprendrez.


Sa Leucosia ?... Eh oui, je l’avais comprise ; même j’avais vu Esther)\losselman monter dans la voiture de Davison.


VI. — THÉURGIE ET PUISSANCES OCCULTES

Etabli depuis six semaines au Cap d’Antibes, travaillant ou flânant, je n’avais point revu mon ami. Lui, d’ailleurs, s’était installé loin du Golfe Juan, près de son théâtre monégasque, dans la Villa Ravel, aimable caravansérail où fréquentent Facteur, le dramaturge, le musicien. Or, accouru à Monte-Carlo pour applaudir Leucosia, j’avais eu à peine le temps de me procurer une chambre de hasard. Ce logis se trouvait situé dans le voisinage de la pension ; je me dirigeai de ce côté.

Minuit était bien sonné ; mais, dans le royaume de la roulette, on veille et l’on se couche fort tard. Cafés, brasseries, restaurans, tous les cabarets où sévissent les tziganes, demeurent éclairés jusqu’au matin. Les vainqueurs du Trente et Quarante y font ripaille ; les vaincus viennent s’y retremper, en méditant quelque infaillible combinaison. Je pensais donc que la Villa Ravel devait être ouverte encore. Ses commensaux, auteurs et comédiens, soupaient, sans doute, avec Marcellus, le consolant à leur manière : égratignures ou coups d’épingle.

A ma vive déconvenue, la pension me parut endormie ; ses contrevens étaient fermés, ses lumières éteintes. Pourtant, sous les rayons de la lune, dans un jardinet planté de prétentieux palmiers, j’aperçus un homme affalé sur un banc. Il semblait attendre, courbait le front, se cachait le visage entre les mains, pleurait peut-être. Au bruit de mes pas, Lautrem courut ouvrir la grille, me regarda, interdit et déçu ; puis m’étreignant le bras :

— Merci, Blondel ! Votre visite me fait du bien... Ah ! pauvre ami, que je souffre !

Il regagna son banc ; je m’assis à ses côtés.

— Ainsi, vous n’avez point assisté à la représentation de votre Leucosia ?

— Non ; je n’ai pu !... Mes nerfs, ces misérables nerfs qui me font tant souffrir !... J’ai éprouvé toute la couardise du conscrit avant la bataille.

— Je comprends : la frousse, le « trac des auteurs ! » Phénomène bien connu !

— Mais je m’étais caché près du théâtre, dans un massif, et acte par acte, des amis venaient me renseigner.

— Ils ont dû vous dire que votre musique...

— Ne parlons pas de ma musique. Lamentable chute, effondrement burlesque, arrêt, condamnation sans appel ! On m’a fait l’honneur de me traiter à la façon de Berlioz... Imbéciles ! Combien faut-il de niais pour composer un public ?

Il essuya la sueur qui perlait sur ses tempes, puis d’une voix farouche :

— Que pensez-vous de Mlle Diva ?

La question m’embarrassait. Avais-je le droit de navrer encore un homme déjà si cruellement blessé ?

— Mlle Diva ?... On l’a fort applaudie.

— Je sais, je sais... Bouquets, couronnes, collier de saphirs, oui, je sais tout !... Ignoble d’indécence, n’est-ce pas ? On me l’a dit... En maillot !... Exhibant, étalant sa nudité sous les lorgnettes des rastaquouères, amateurs de filles !... Créature !... Je lui avais formellement défendu d’oser une telle ignominie. Pourquoi a-t-elle enfreint mes ordres ?... Mlle Diva oublie un peu trop quelle va devenir ma femme... Ma femme !... Une Esther Mosselman, ma femme !...

— Tenez-vous beaucoup à ce mariage, Lautrem ?

Mais il n’écoutait pas, abandonnant la bride à sa colère.

— Après tout, c’est ma faute ; je subis le châtiment de ma faiblesse.. Jamais je n’aurais dû permettre à ma fiancée, une néophyte qui se prétend ardemment chrétienne ! de monter sur les planches. Mais elle m’a conjuré tant et tant que j’ai cédé. L’homme est si misérablement lâche lorsqu’il aime !... Et puis, cette pièce de Leucosia ne m’appartient plus : j’en ai fait cadeau.

— Qui vous a exploité ?... Votre éditeur ?

— Non ; Mlle Mosselman, Donation suivant les formes !... Ma fiancée est pauvre ; j’ai cru devoir lui constituer une dot.

Sa crédule sottise me révolta :

— Vous aimez donc éperdument cette demoiselle ?

— Si je l’aime ! fit-il, s’exaltant... Mais vous l’avez entendue ! Quelle puissance de séduction, quel charme, que d’infinie tendresse dans le cri de son âme !... Et vous me demandez si je l’aime !

De vrai, je ne savais plus que penser. Tantôt il outrageait cette femme, la traitant de « créature ; » tantôt, il en parlait avec la dévotion d’un croyant... Naïf Lautrem !... « L’âme « de Mlle Diva, l’ancienne goualeuse du Garibaldi !... J’essayai de le désabuser :

— Avant d’accomplir l’irréparable, vous devriez, cher ami, prendre vos renseignemens.

— A quoi bon ? Je sais. Esther m’a sincèrement avoué les tristesses, les pleurs, l’indigence, voire les tentations de sa vie. Elle m’a dit son enfance à Kherson, l’assassinat de son père tué dans un pogrom, sa fuite, son vagabondage de pays en pays. Pour gagner son pain, ce pain d’amertume dont a parlé Dante, elle a chanté en Egypte, en Tunisie, en France, et c’est dans un infime concert de notre banlieue parisienne que je l’ai découverte.

— Vous oseriez la choisir pour femme ?

— Oui, puisque je l’aime... Rousseau épousa une servante ; Auguste Comte ramassa et abrita longtemps une ordurière traînée du Palais-Royal. Combien sont-ils les éducateurs de notre pensée humaine dont la conduite nous paraît de la déraison ! Ils aimaient, voilà tout !... Mais pourquoi aimaient-ils ? Oui, pourquoi... pourquoi ?...

Il se mit à marcher, passant et repassant devant moi, ouvrant la grille du jardin, s’avançant sur la route, interrogeant en vain la solitude et le silence.

— Avez-vous jamais lu le livre de Del Rio ? me demanda-t-il brusquement.

— Qui ça, Del Rio ?... Vous m’ahurissez, Marcel, avec votre question.

— Mémoire oublieuse !... le célèbre démonologue que j’étudiais à la Villa Médicis ?... Eh bien ! ce Del Rio nous fournit peut-être la clef de notre énigme. Ecoutez-le : « La seconde espèce de démons est la plus redoutable de tous. Esprits de corruption, ils se plaisent à revêtir des formes féminines, et femmes par le corps, femmes par la perversité, causent la damnation des imprudens qui se laissent charmer... » Comprenez-vous maintenant ?

Ah çà ! devenait-il fou ? Prétendait-il me mystifier ? Oui, sans doute, car il se prit à rire :

— Plaisante explication, n’est-ce pas ? L’Astaroth me dépêchant la sirène Leucosia, ou plutôt s’incarnant pour perpétrer l’œuvre de ses vengeances ! Sur une pareille donnée je pour- rais bâtir un beau conte romantique, le pendant de l’Albertus du bon Théo. Mais notre époque se complaît aux platitudes naturalistes ; ma nouvelle n’obtiendrait aucun succès : j’y renonce.

Et il riait, il riait. Alors, d’une voix haletante, l’auteur de Leucosia me développa d’abstruses théories sur la possession démoniaque... Depuis le jour où, dans l’Eden, le Tentateur avait perverti l’homme, Satan s’acharnait sur cette proie. Hellénisante ou chrétienne, l’humanité avait toujours cru aux esprits ; bons ou mauvais, ils dirigent nos actes, souvent s’unissent à notre corps. Lautrem me cita Socrate qu’habita un démon bienfaisant, inspirateur de sa philosophie ; le second Brutus, le César Julien qui subirent, au contraire, d’infernales hantises ; celui-ci, apostat ; celui-là, parricide. Les préteurs, les préfets des Sévère ou des Dioclétien s’agenouillèrent dans la fosse des Tauroboles, y reçurent, inondés de sang, le baptême de la Bête, l’absorbèrent elle-même, et se relevèrent, persécuteurs du Christ. Le moyen âge avait cru, tout entier, à la possession. « Luther, l’abominable Luther, s’écria-t-il, a conversé avec le diable ; même, à la Wartbourg, il lui a jeté son encrier à la tête ; Richelieu fit exorciser les religieuses de Loudun pour les libérer des incubes ; Shakspeare eut une foi entière dans le pouvoir des ghosts, des revenans ; Pascal cachait sous son vêtement une amulette qui écartait le démon ; Racine assista aux Messes noires, et quand la Montespan s’étendait toute nue sur l’autel satanique de la Voisin, elle représentait la croyance du Grand Siècle. »

— Un temps d’ignardise, votre Grand Siècle ! Voltaire en a fait bonne justice.

— Voltaire ? Un polisson ! Il a produit nos députés et nos ministres. Jolie progéniture ! Moi qui n’émarge pas au budget de la République, je crois à la hantise des Puissances occultes autant qu’y ont cru les plus illustres de nos pères.

— Leur théurgie fut une insanité.

— Insanité, la théurgie ? C’est la plus attrayante des sciences. Que de fois, durant les soirées d’hiver, je me suis penché sur les écrits d’un Trithémius, d’un Lancre ou d’un Bodin ! Sottes gens, m’objecterez-vous, visionnaires crédules. Non pas : ils m’ont fait connaître l’état de mon âme, m’ont révélé ce qu’est la « Possession… » Vraiment nos physiologues, pathologues, névrologues, et autres pédans à désinence barbare m’amusent ou me font pitié : « La grande névrose, l’auto-suggestion ; nous allons vous soigner. » Eh ! messieurs de la Salpêtrière, soignez-vous donc vous-mêmes ! Essayez, quand vous êtes amoureux, de guérir votre amour !… Oh l’amour !… l’amour !…

Il s’arrêta : des sanglots étranglaient sa voix… La nuit n’était qu’éblouissement d’étoiles ; une brise que parfumaient les senteurs des mimosas nous frôlait de ses caresses ; déferlant sur les rochers sonores, la mer nous envoyait ses puissantes harmonies ; autour de nous tout était apaisement, quiétude, douceur de vivre, — et cependant, celui-là pleurait.

Soudain, Marcel sursauta ; un homme se tenait devant nous, qui silencieux nous observait.


VII. — L’ONCLE MARDOCHÉE

Il s’était faufilé dans le jardin, sans bruit et à pas feutrés, semblable à la Mort, ce larron dont parle l’Evangile.

— Monsieur Mosselman ? s’écria Lautrem… Seul ?… Où est-elle ?… Vous venez m’annoncer un malheur !

Le caraïte hocha la tête, puis ricaneur et avec un fort accent hébraïque :

— Salomon, le sage entre tous les sages, a dit : « Ne machine pas le mal contre celui qui s’est fié à toi… » Raka ! Monsieur Marcellus, vous n’avez pas médité ce proverbe.

— Où est-elle ?… Vous me faites mourir.

— Mourez donc !… Je n’irai pas déposer un caillou sur votre sépulcre.

La grossière facétie révélait une telle intensité de haine, qu’étonné j’observai Mosselman. A la clarté du gaz qui brûlait devant la villa, je voyais un visage blême de fureur, des yeux qu’allumait la rage, des lèvres frémissantes. Était-ce l’homme qui s’était apitoyé, tout à l’heure, sur l’amour de Lautrem ? Qu’avait pu lui raconter Diva, pour produire un pareil accès de colère dans cette veulerie jusqu’alors résignée ?

Il marcha vers nous, puis croisant les bras :

— Ainsi, vous avez lâchement abusé de notre misère, et mis à profit notre détresse ? Monsieur, c’est ignoble !

Lautrem le regardait, ahuri :

— Que signifie, mon cher Mosselman ?...

— Oui-dà ! « Mon cher, mon bon, mon excellent Mosselman... » Allez-vous me régaler encore de vos flagorneries ? Inutile ! Gardez pour d’autres dupes votre goupillon d’eau bénite. Esther m’a enfin tout avoué.

— Esther ?... Je ne saisis pas cette énigme.

— Vraiment ?... Si peu d’intelligence ?... Vous me comprenez fort bien.

Et il se mit à larmoyer sur sa « rose de Saron, » son « muguet de la vallée, » sa « colombe, » sa « brebis sans tache, » qu’un impur gentil n’avait pas craint de souiller.

— Mensonges ! interrompit Lautrem... J’ai toujours respecté votre nièce. Chrétien et catholique, j’ai la notion de l’honneur.

Mosselman allongea le poing, d’un geste de forcené :

— L’honneur ?... L’honneur compris à la façon de vos rabbi, suborneurs de consciences ou acheteurs d’enfans ! Oui, monsieur, Esther m’a tout raconté. Sournoisement et à mon insu, trahissant ma confiance, vous avez obligé une fille d’Israël à subir l’opprobre de votre baptême.

— Je ne l’ai pas contrainte... Et puis, que vous importe ! Elle va devenir ma femme.

— Que m’importe ?... Monsieur, monsieur, vos chrétiens ont brûlé ma demeure, pillé mes héritages, massacré mon frère, mes deux fils : des vaillans, la sainte espérance de ma maison ! Sans eux, la vie m’est plus déserte que les sables de l’Horeb. Ils me les ont tués ! Ils nous ont obligés, ma nièce et moi, à errer faméliques sur la surface du monde, à pleurer sur tous les fleuves de Babylone. Et vous croyez peut-être que j’ai l’amour de mes bourreaux ? Je les hais ; je les hais !... Esther Mosselman, chrétienne ? Renégate, elle, elle qu’a consacrée au vrai Dieu le sang de sa famille ? Abomination !… Au jour prochain de la fin du monde, lorsque dans la Vallée de Josaphat l’Archange exterminateur me demandera : « Qu’as-tu fait de la fille de ton frère ? » honteux et courbant le front, que répondrai-je ?… Esther chrétienne ? Non ! Plutôt la voir morte.

Grotesque, néanmoins tragique, s’arrachant la barbe, piétinant de rage, le millénaire se faisait menaçant. J’aurais dû me taire : toutes les douleurs sont respectables. Mais ce fanatisme judaïque irritait ma libre pensée, et je crus utile d’intervenir :

— Assez de comédie, monsieur Mosselman !… Répétez-vous un rôle appris au Palais des Glycines ?

À mon tour, il se mit à m’injurier :

— Je ne joue pas la comédie : je pleure ; je souffre, insulteur des larmes !… Mêlez-vous de vos affaires, et laissez-moi torturer à ma guise cet exploiteur de la pauvreté.

— Marcel, fis-je en prenant le bras de Lautrem… Je n’osais pas vous faire connaître la vérité. Armez-vous de courage ; elle est cruelle : Mlle Diva est, depuis ce soir, la maîtresse de Robert Davison.

— Vous mentez, Blondel !… Oh, pardon, pardon ! Mais j’endure le martyre… Non ; je ne puis, je ne veux…

— J’ai vu celle que vous attendez se pavanant dans la voiture du milliardaire.

— L’homme aux saphirs ?… Prostituée !

— Un bien gros mot !… Vous n’aviez à offrir que votre talent : Mlle Esther a préféré les millions d’Assuérus.

— Assuérus lui permettra, du moins, d’adorer son Dieu, grommela Mosselman… Il en a pris l’engagement formel.

— Parfait !… Plutôt courtisane qu’épouse chrétienne !… L’oncle Mardochée a-t-il signé au contrat ?

Une vive rougeur empourpra les joues du vieil homme. Que de fois, sur leurs tréteaux, chanteuses et cabotines lui avaient adressé l’ignominieux outrage !… Mardochée !… Un nom de gloire, pourtant ! Indigné, le caraïte vint se camper devant moi.

— « Oncle Mardochée ? » clamait-il… Mais regardez-moi donc ; voyez ces chaussures béantes et ces habits usés jusqu’à la corde, ma pâleur et mon décharnement, témoignages d’une misère sans tare ! Ai-je l’air d’un infâme ?… « Oncle Mardochée ? » Ah ! quand nous aurons reconquis Jérusalem et rebâti le Temple, quand les royaumes de la terre nous appartiendront, quand les torrens de la Judée ne seront plus que lait et que miel, quand le Fils de l’Etoile apparaîtra, triomphant et vengeur — alors, vous autres Gentils, vous autres impurs, vous autres chrétiens, vous autres goïms, vous autres canailles, vous viendrez baiser les savates des oncles Mardochée !

Il tira de sa houppelande une lettre qu’il avait apportée, la jeta dans le jardin, puis achevant d’égorger sa victime :

— Voici ton congé en règle, Marcellus !... Vous, monsieur, dont j’ignore le nom, mais qui savez si bien outrager les vieillards, je vous laisse au spectacle des pleurs et des grincemens de dents. Je m’ébaudis d’avance, en pensant aux lâchetés que vous allez entendre.

Il demeura quelques momens à nous regarder, bravant ces chrétiens abhorrés qu’il venait de réduire au silence. Enfin, ayant consommé l’holocauste, insolent et majestueux, le sacrificateur sortit à pas lents. Il proférait maintes imprécations et, s’éloignant, maudissait encore.


VIII — LES SANGLOTS DE Mlle DIVA

Lautrem cependant avait ramassé la lettre, et, debout sous la lanterne à gaz, en prenait connaissance. Par instans, un rictus lui contractait le visage, des sifflemens entrecoupés de cris ironiques s’échappaient de ses lèvres :

— Lisez donc cette chose écœurante, fit-il en me tendant le papier... Egayez-vous, Blondel.

Il se laissa retomber sur un banc, renversa la tête, ferma les yeux, et je lus.

C’était, imprégnée de capiteuses odeurs, une assez longue épître que lui adressait Diva. Elle avait été impudemment composée dans le Palais des Glycines, car une vignette de la somptueuse habitation en décorait la première page :


« Marcel, mon Marcel ! Je vais sans doute faire couler vos larmes ; moi, je pleure en vous écrivant...

« L’amour qui contraint à l’amour toute créature aimée » — un vers admirable de Dante, que grâce à vos leçons j’ai bien su comprendre, — l’amour m’a commandé mon devoir. Vous êtes pauvre ; votre fiancée n’apporte en dot que sa misère, et je ne veux pas, ami, que ma misère rende plus pénible voire pauvreté. J’éprouverais de cuisans remords à voir sombrer votre génie dans le tracas, les soucis, les vulgarités, les querelles d’un ménage d’indigence : votre femme courant le cachet sous le soleil, la pluie ou la neige ; rentrant au logis, irritée ; se plaignant de son labeur, de sa fatigue ; prenant vos rêveries en haine, et vous, cherchant en vain l’inspiration qui aura fui. La gloire, cher grand artiste, doit être votre seule épouse : moi chétive, je me sacrifie...

« Ne me maudissez pas. La passion qui nous fit délirer l’un et l’autre fut toujours noble et chaste : que son pur souvenir reste la consolation de notre douleur !... Et cependant, Marcel, rappelez-vous ! Rappelez-vous cette soirée de septembre où je faillis m’abandonner à votre désir. Assise au piano, je chantais l’Adieu de Schubert, cette mélodie d’où se dégagent de si poignantes tristesses ; la romance tant aimée de nos pères, aux temps où l’on savait aimer :


Adieu, jusqu’à l’aurore
Du jour en qui j’ai foi...


« Et soudain, éperdu, vous m’avez enlacé la taille, puis avez posé sur mes lèvres la brûlure de votre baiser. Frissonnante, je tombai dans vos bras : je voulais être à vous, à toi, Marcel,... toute, toute ! Mais tu m’as respectée,... et maintenant je bénis, monsieur, les délicatesses de votre honneur...

« Oh ! cet Adieu de Schubert, le cri de l’espérance ! Il chante encore, toujours il chantera dans ma mémoire...

« Au nom de votre unique baiser, monsieur, en souvenir de ma seule faiblesse, daignerez-vous exaucer une prière ? La pensée, affirment nos savans, peut, traversant l’espace, s’unir au loin à une autre pensée... Eh bien ! plus tard, quand l’image de votre misérable Esther n’évoquera plus chez vous souffrances ni rancœurs, — le soir, dans votre chambre, mettez-vous parfois au piano pour moduler les accords de mon mélancolique Adieu. Partout où je serai, votre voix parviendra jusqu’à moi ; votre pensée rejoindra ma pensée, et alors,... oh ! alors, je saurai que je suis pardonnée.

« ESTHER MOSSELMAN, DÉSORMAIS DIVA. »


Cette répugnante parodie du Rappelle-toi de Musset m’indigna. Quelle audace à une pareille drôlesse de parler ainsi d’abnégation, de sacrifice ! Avec sa ridicule histoire de télépathie, « Esther désormais Diva » laissait trop bien deviner les calculs de son jeu. Perversité de femme, elle se refusait à lâcher sa proie ; combinaison de courtisane, elle se préparait le pardon de l’amant.

— Que dites-vous de ce pathos sentimental ? demanda Lautrem.

— Pathos ou plutôt dangereuse rouerie !… Votre Diva n’est pas certaine de conserver longtemps son Américain ; elle se ménage chez vous une porte de rentrée.

— Évidemment !… Manon Lescaut et son greluchon ! Mais je ne suis pas un Des Grieux.

Il déchira l’épître, puis la jeta sur le gravier :

— Là ! Êtes-vous satisfait ? Exécution sommaire ! Vous me voyez, Blondel, très calme, même indifférent. Ni lâcheté, ni grincemens de dents, comme l’avait espéré ce vieux coquin de Mosselman !… Et cependant, quelle ingratitude ! J’ai façonné une intelligence ; je n’ai pu créer une âme. Esther ne savait rien ; je lui ai tout appris : musique et littérature, compréhension du Beau, art d’émouvoir les foules, moyen de forcer les applaudissemens. Voilà ma récompense !… Mais, bah ! n’en parlons plus ; traitons-la comme une morte ; oublions : l’oubli est aussi un linceul.

— Quels sont vos projets, maintenant ?… Revenir à Paris ?

— Non, certes : Leucosia n’est pas une irréparable défaite, et je veux ma revanche. Le rôle de la Sirène a été répété en double. L’autre chanteuse a du mérite ; elle remplacera sans peine la demoiselle au collier de saphirs. Et demain, ou plutôt ce soir, je livrerai une seconde bataille. Après Waterloo, Austerlitz !… Viendrez-vous m’applaudir ?

— Impossible ! On m’attend au Cap d’Antibes : j’ai rendez-vous avec une dame anglaise pour y finir son portrait.

— Tiens, tiens ! Vous peignez à présent le portrait, monsieur l’impressionniste ?

— Genre Boucher !… Un ancien prix de Rome est apte à tous les emplois.

— Hélas ! Même à celui des Jocrisses de l’amour : exemple, Marcellus… J’irai bientôt vous rendre visite.

— Convenu ! je vous retiendrai à déjeuner.

— Avec votre modèle ? Jolie femme, sans doute ?… Oui… A-t-elle aussi les cheveux dorés, les yeux de flammes, la mystérieuse pâleur de...

Il ramassa la lettre qu’il avait déchirée, et la regardant :

— L’Adieu de Schubert !... Paroles ineptes, larmoyante mélopée, musique enfantine ! Comment ai-je pu trouver plaisir à écouter de telles platitudes ?... de retour à Paris, je brûlerai la pleurnicheuse romance... Ah ! ah ! ah !... Quel flon flon pour grisettes, cet Adieu de Schubert !

Et ses mains convulsées froissaient, tordaient, déchiraient encore la lettre de Diva ; toutefois, il en glissa les débris dans sa poche... Deux heures du matin sonnèrent ; je me levai :

— Je vous quitte, et retourne à mon auberge... Allez donc vous reposer, Marcel.

— Pourquoi ?... Je n’ai pas sommeil... La nuit est chaude ; les tiédeurs de sa brise me calment les nerfs : je resterai dans ce jardin jusqu’au lever du jour.

— Vous grelottez la fièvre.

— Moi ?... Je tremble, mais de froid.

— Et vous me parlez des tiédeurs de la brise !

— Permettez-moi de vous accompagner jusqu’à la porte de votre hôtel.

Il me prit le bras ; nous sortîmes.


IX. — L’ « ADIEU » DE SCHUBERT

Le chemin que nous suivions, pente assez rapide, longeait la voie ferrée, et sous les blancheurs qu’épandait la lune on distinguait nettement la courbe dominante du remblai.

Inclinant la tête, las, morne, comme hébété, Marcellus gardait, maintenant, un silence farouche. De violens frissons secouaient sa haute taille ; parfois, mal réprimé, un sanglot lui soulevait la poitrine ; ses pieds devenus de plomb se traînaient avec lourdeur : c’était bien la crise qu’avait annoncée Mosselman. Toutefois, si navrant qu’il fût, ce trop gros chagrin me paraissait ridicule. Passe encore de souffrir quand l’objet regretté mérite un regret : l’Institut, par exemple, le ruban rouge, voire une première médaille au Salon ! Mais se martyriser pour une banale histoire de femme, quelle ingénuité de jouvenceau ou quel gâtisme de vieillard !...

Aussi, tout en marchant à côté de ce taciturne, je songeais à mes propres affaires : « N’es-tu pas fatigué, Armand Blondel, de toujours vendre au rabais tes études naturalistes ? Fais donc banqueroute à l’esthétique des crève-misère ; transforme-toi en portraitiste à l’usage du grand monde. Peintre de la femme, comprenant bien son besoin de plaire, tu imiteras Boucher, Greuze, ou Fragonard ; tes carnations deviendront des lys et des roses ; tes yeux chargés de langueur seront dessinés en amandes ; tes bouches ressembleront à des fraises ; tes décolletés formeront de blanches et vaporeuses cascades. D’ailleurs, que de velours, de satins, de matines, d’alençons à fignoler ! Les rapins de la Butte s’indigneront ; au Chat-Noir, ces Montmartrois te traiteront d’enlumineur pour journaux de modes, d’artiste sur porcelaine. Et après ? Empêcheront-ils la clientèle de t’arriver ; les Jenny d’Indianapolis ou les Bella de Frisco d’accourir à ton atelier ? Va, mon garçon : exploiter la coquetterie féminine, c’est savoir brusquer la fortune. Suis l’exemple des spécialistes, MM. les peintres pour Américaines, et bientôt les liasses de banknotes crèveront tes portefeuilles ; tu pourras même te construire ton hôtel Renaissance dans les parages du Bois de Boulogne !... »

Un strident coup de sifflet, puis un sursaut de mon compagnon firent s’évanouir cette aimable songerie : le train allant à Gênes quittait la gare de Monte-Carlo. Bientôt, il nous dépassa, et dans un nuage de poussière les trois lanternes du dernier fourgon montrèrent leurs subites rougeurs. Elles brillèrent un moment, diminuèrent d’éclat, disparurent.

Lautrem avait brusquement dégagé son bras. Avançant le front, et les traits contractés, il allongeait un doigt dans la direction de cette chose fuyante ; des mots hoquetés, de gémissantes paroles sifflaient entre ses dents :

— Là !... Elle est là !... Partie !

— Mais non !... Mlle Diva dort très tranquillement, dans son lit, au Palais des Glycines. Demain vous...

— Partie !... Je la vois... Elle appuie sa tête contre l’épaule de cet homme... Il l’enlace ; il l’étreint... Oh !... Infâme ! Infâme !... Va, je saurai l’obliger, même dans les bras d’un autre, de penser à moi !

Il pivota comme un automate, puis se mit à courir, remontant la rampe du chemin qui conduit à la pension Ravel. Inquiet, je le suivis :

— Lautrem !… Marcel !

Pas de réponse ; mais de nouveau, son rire déchirant : un rire de frénésie !

Parvenu à la Villa, il en traversa le jardin, gravit le perron, ouvrit la porte, la referma… Dieu merci ! il était rentré !…

Mais soudain, dans le silence de la maison endormie, doux et plaintifs passèrent les sons d’un piano. Des accords ; un prélude ; … une romance bien connue : … l’Adieu de Schubert ! Pourtant, aucune fenêtre ne s’était éclairée ; toutes les persiennes demeuraient obscures… Ah çà ! Lautrem voyait-il à travers les ténèbres ?

Adieu, jusqu’à l’aurore
Du jour en qui j’ai foi…

Et sous les doigts de Marcel, vibrante à présent, coupée d’arpèges, de trilles, de modulations, de dissonances bizarres, la mélodie continuait de gémir :

… Du jour qui doit encore
Me réunir à toi.

Le malheureux !

Cette nuit-là, les pensionnaires de Mme veuve Ravel durent maudire la musique et les musiciens.


X. — DISPARU

Vingt-quatre heures après cette aventure, le Phare de Montboron, — directeur, rédacteur en chef, reporter artistique, Numa Heurtebise, — publiait l’entrefilet suivant :

« Amusante nouvelle, nouvelle amoureuse ! Une étoile du chant vient de se transformer en comète. Mlle Diva a filé vers les cieux d’Occident, attirée par un soleil à rayons d’or, et de première grosseur.

« Mlle Esther Mos… et M. Robert Dav… ont pris, la nuit dernière, le train de Gênes qui passe à Monte-Carlo à 2 heures 35 du matin. Nous sommes, comme toujours, très renseignés : en voici la preuve.

« Dans la salle d’attente, Mister Bob, moins farouche que Lazare, chiffonnait quelque peu Leucosie, et Leucosie le reluquait avec des convoitises de Sirène. Va-t-elle bientôt le dévorer ? Les paris sont ouverts.

« P. -S. — Singulière coïncidence ! Le prince du symbolisme, M. Marcel Lautrem, — ce fameux Marcellus ! — s’en est allé, lui aussi, vers l’inconnu. On le cherche en vain par la plaine et par la montagne. Pareil à sa Sirène, l’auteur de Leucosia s’est-il évaporé ?

« Nous offrons, superbe cadeau ! la lunette de Nostradamus à celui qui découvrira ce deuxième astre chevelu et fuyard. »


Lorsque je pris connaissance du venimeux petit papier, il traînait depuis plusieurs jours dans le salon de mon hôtellerie, au Cap d’Antibes. Je ne lis guère les journaux à chantage ; mais la pudique Anglaise, mon modèle, avait attiré mon attention sur la prose humoristique de M. Heurtebise. Son article avait, d’ailleurs, obtenu un fort beau succès. A Cannes, Nice, Beaulieu, Monte-Carlo, on ne parlait que de l’ « étoile filante, » du « soleil à rayons d’or, » du « prince des symbolistes, » si prestement lâché. On en parlait, et on en riait.

Fort intrigué, je me rendis à la Villa Ravel où j’interrogeai garçons, gérante, acteurs, comédiennes... « Marcellus ?... » Ils étaient sans nouvelles. D’aucuns prétendaient que Lautrem courait à la poursuite de sa Diva ; d’autres, qu’il avait dû se tuer. Tous, du reste, se montrèrent sans pitié pour un noctambule qui leur donnait des concerts, à trois heures du matin.

— La seconde représentation de Leucosia fut-elle une revanche ? demandai-je encore.

— Pas de « seconde ! »... Cette prétentieuse ineptie n’a plus figuré sur l’affiche.

Væ victis ! la devise gauloise, demeurée, hélas ! si française. Moins dure, cependant, aux vaincus, la gérante de la pension me fournit de vagues renseignemens :

— M. Lautrem a soldé sa note de huitaine ; ensuite, il est sorti, et n’est pas rentré... Malheureux homme !

— Où supposez-vous qu’il puisse être allé ?

— Un de nos cliens affirme l’avoir vu monter dans le train de 1 h. 30, celui de Gènes, Rome et Naples.

— En Italie ?... Sans même emporter ses bagages ?

— Un monsieur si étrange !... En tout cas, fugue ou suicide, il a disparu.

Quelques mois plus tard, et de retour à Paris, je ne m’épargnai pas les recherches. J’allai, rue Vavin, au logis qu’avait habité Marcel ; je questionnai le curé, les vicaires, le suisse, toutes les puissances de Notre-Dame-des-Champs ; je demandai mon ami aux divers bureaux de rédaction, dans ces revues de petits éreinteurs dont il était le Ruskin autant que le Veuillot : aucun de ces messieurs ne put rien m’apprendre.


Dix ans passèrent. A mon tour, je m’acquis une renommée parisienne et, ce qui vaut mieux, de nombreux écus cosmopolites. Peintre achalandé de femmes, surtout d’Américaines, je Quittai mon atelier du boulevard Montparnasse, pour m’installer dans un coquet hôtel, à l’Avenue du Bois. Pourtant, au cours de mes succès, ma pensée évoquait parfois l’image de Lautrem. Vers quelle contrée clémente à l’idéal sa fantaisie l’avait-elle poussé ? Ou plutôt, sur quelle plage indifférente les Flots de la Méditerranée avaient-ils déposé son cadavre ?...

Mais déjà, au quartier Latin, on ne connaissait plus ce nom de gloire si turbulente. Esthètes, décadens, symbolistes, messieurs les « jeunes » avaient cessé leur assourdissant tapage ; assagis et grisonnans, ils étaient devenus de grincheux classiques, pontifians La Harpe ou ricanans Villemain, et l’indéchirable linceul de l’oubli enveloppait, tout entière, la mémoire de mon pauvre Marcellus.


GILBERT AUGUSTIN-THIERRY.

  1. Copyright by Gilbert Augustin-Thierry, 1912.