La France en Tunisie
Revue des Deux Mondes3e période, tome 101 (p. 796-833).
LA
FRANCE EN TUNISIE

II.[1]
LE PROTECTORAT. — DE TUNIS A KAIROUAN.


VI. — LE TRAITÉ DE KASR-SAID ET SES CONSÉQUENCES DOUANIÈRES.

La prépondérance de la France en Tunisie, que je signalais dans une précédente étude, se maintint de 1830 à 1881, époque à laquelle notre protectorat fut officiellement établi. Le mérite de cette supériorité revient pour une large part au gouvernement de Louis-Philippe, qui, toutes les fois qu’une flotte turque partait de Constantinople à destination du nord de l’Afrique, envoyait à sa rencontre une flotte française avec mission de protéger le bey contre toute ingérence intempestive. En 1836, l’amiral Hugon, et, en 1837, l’amiral Lalande, avaient mis obstacle, par une démonstration pacifique, à l’entrée de deux escadres du sultan dans le port de La Goulette.

Le jour où le bey concéda à la compagnie de Bône-Guelma la construction de la voie ferrée de Tunis à la frontière algérienne, ligne qui se déroule dans la belle vallée de la Medjerda au milieu d’une végétation splendide d’orangers et de champs bien cultivés, le bey, ce jour-là, avait, sans qu’il s’en doutât ni nous non plus, mis son état sous notre dépendance. Il n’avait fallu, pour obtenir sans lutte et sans bruit ce résultat heureux, que l’engagement du trésor français de faire verser tous les ans à la régence, et pendant un certain nombre d’années, une somme de 2 millions jusqu’à l’achèvement d’un réseau de chemins de fer tunisiens. Ce qui surprendra toujours, c’est que, peu de temps après cette concession, M. de Bismarck, qui voyait l’Angleterre s’approprier l’île de Chypre, et l’Autriche-Hongrie prendre l’Herzégovine, offrit à la France, ainsi que je l’ai déjà dit, de lui laisser prendre la Tunisie. Chose bien plus surprenante, notre représentant au congrès de Berlin, mû par un scrupule dont personne ne lui a jamais su gré, répondit à cette offre par un refus; ce désintéressement paraîtra d’autant plus singulier, que le marquis de Salisbury avait déclaré « qu’il ne devait tenir qu’à nous seuls de régler, au gré de nos convenances, la nature et l’étendue de nos rapports avec le bey, et le gouvernement de la reine acceptait d’avance toutes les conséquences que pourrait impliquer, pour la destination ultérieure du territoire tunisien, le développement naturel de notre politique. »

Ce détachement, si peu conforme aux idées de l’Angleterre, avait de quoi surprendre, et je n’étonnerai personne en disant qu’il fut de bien courte durée. L’Angleterre se ligua secrètement avec l’Italie dans les luttes acharnées que notre consul à Tunis, M. Roustan, eut à soutenir contre le consul italien, M. Maccio. Elle prêta son appui à un juif tunisien, se disant le protégé des Anglais, pour arriver à déposséder, sans y réussir, une société française, celle de l’Enfida, de l’un des domaines es plus étendus de la régence.

L’Angleterre et l’Italie ne comprirent pas que leur façon de procéder allait nous contraindre à passer de la modération la plus complète à une action vigoureuse, action s’appuyant sur quarante mille de nos baïonnettes. Je ne puis m’empêcher de citer un lait, un seul, pour démontrer combien notre prestige disparaissait alors des côtes barbaresques. Il est rapporté, — non par un Français, ce qui pourrait le rendre suspect, — mais par un de nos éminens collaborateurs. M. de Tchihatchef, un Russe, dans son livre l’Espagne, l’Algérie et la Tunisie.

« Lorsque je me trouvai, raconte-t-il, à Alger, un acte de sauvage et cynique piraterie avait été commis par des Arabes du Cap-Roux, à l’est de la petite ville de La Calle, en Tunisie, à l’égard d’un bâtiment français, sans que les autorités algériennes aient pu obtenir une réparation quelconque, et rien n’avait été décidé à cet égard à l’époque de mon séjour en Tunisie, c’est-à-dire six mois après l’évènement, dont j’ai pu connaître tous les détails de la bouche même de M. J. Cubisol, consul de France à La Goulette.

« Ce fonctionnaire, aussi actif qu’intelligent, m’apprit que lorsque le 25 janvier 1878, un gros bateau à vapeur français, de la compagnie Talabot, fut échoué sur la côte tunisienne, prés du fort Bordj-Djerid, situé à 12 kilomètres de la frontière française, des essaims d’Arabes se ruèrent sur le bâtiment et l’assaillirent de toutes parts. Il est vrai, aussitôt que le consul-général de France, M. Roustan, eut fait connaître au bey l’état désespéré où se trouvait le vaisseau, un détachement de 400 hommes fut expédié au secours de ce dernier, et M. Cubisol s’empressa de les accompagner. Mais, arrivés sur les lieux, le consul de France et les soldats tunisiens, ne purent faire autre chose qu’assister en spectateurs impassibles au pillage que les Arabes, dont le nombre s’était accru de cinq à six mille individus, étaient décidés à consommer, au point qu’un de leurs chefs avait déclaré à M. Cubisol qu’il y avait trois tribus intéressées à l’opération, et qu’elles ne se retireraient point avant que le butin ne fût convenablement partagé. La seule faveur que M. Cubisol put obtenir, c’est que la vie des hommes qui composaient l’équipage fût épargnée. Aussi, après les avoir complètement dépouillés de leurs vêtemens, les Arabes eurent la « générosité » de leur permettre de gagner Tunis à pied, presque dans un état de parfaite nudité, et tout cela se passa en présence du consul de France et des représentans tunisiens de la force publique, et de plus, à la portée des canons du fort Bordj-Djerid, dont quelques décharges eussent suffi pour dissiper les brigands. » Et M. de Tchihatchef ajoute : « Évidemment, l’humiliante impuissance du bey ne laissait à la France d’autre moyen que l’emploi de mesures énergiques pour obtenir une prompte réparation, d’autant plus qu’on savait que le gouvernement tunisien était trop pauvre pour payer une indemnité pécuniaire. Malgré cela, l’affaire en resta là, et cette fois encore le gouvernement français avait consenti à attendre son heure pour agir. C’est cette heure décisive que tous les amis de l’humanité en général, et de la France en particulier, attendent avec impatience. C’est alors seulement que la mission providentielle de la France en Afrique sera réellement accomplie et que ces splendides contrées redeviendront le grenier et le jardin de l’Europe sans avoir à regretter la protection des drapeaux italiens ou britanniques. « 

Le massacre du colonel Flatters et de son escorte par les Touaregs, la violation de la frontière algérienne par les montagnards kroumirs, lassèrent une patience qui, rarement chez nous, eut à subir de plus rudes épreuves. Sans même déclarer la guerre à la régence, mais après avoir fait occuper Bizerte et plusieurs autres localités par nos troupes, nous fîmes avec le bey, à la date du 12 mai 1881, le traité dit de Kasr-Saïd. Nous garantissions au souverain, avec l’intégrité de son territoire, l’ordre dans l’intérieur du pays. À cette garantie d’une munificence superflue, nous ajoutions au traité un article 4, qui, tout en liant nos mains pendant de longues années, devenait une source d’embarras continuels. Voilà cet article 4 dans toute sa candide simplicité :

« Le gouvernement de la république française se porte garant de l’exécution des traités actuellement existant entre le gouvernement de la régence et les diverses puissances européennes. »

Ainsi, la nation protectrice de la Tunisie, la nation qui avait dépensé quelques millions pour atteindre ce résultat, n’allait pas avoir dans le pays protégé par elle plus de faveurs que l’Italie, l’Allemagne et l’Angleterre. C’est ainsi que, grâce à d’anciens traités qui, pour les deux premières de ces puissances, ne finiront qu’en 1896, et pour la dernière auraient pu se prolonger indéfiniment, Marseille avait plus d’avantages à acheter en Espagne ses vins et ses huiles qu’en Tunisie. Pour les premiers, elle ne payait que 3 francs ou 2 à leur entrée au port de La Joliette, pour les autres 4 fr. 50 par hectolitre ou par 100 kilogrammes. Un colon français établi en Tunisie vendait plus avantageusement ses récoltes à Malte, à Tripoli, en Italie, qu’en France, où l’on constatait cet étrange résultat : sur une somme de 5 millions de francs en céréales et bestiaux sortis de la régence, il n’en venait que pour une valeur de 10,000 francs à la métropole. Pour le blé et le bétail, voici ce qui se passait : s’ils étaient vendus à Palerme, Gênes ou Livourne, ils ne payaient à l’entrée dans ces villes que 1 fr. 40 ; à Marseille, 5 francs. Les bœufs payaient en Italie 18 francs; à Marseille, 25. Les moutons, 0 fr. 25; à Marseille, 3 francs. Pour les chevaux, 20 francs contre 30. On l’a dit avec beaucoup d’à-propos, si c’était pour de telles anomalies que l’on s’était mis en froid avec l’Italie, cela n’en valait pas assurément la peine. Afin que les transactions soient faciles entre la France et le pays que nous disons protéger, nous subventionnons notre Compagnie transatlantique pour que ses bateaux fassent, trois fois par semaine, le trajet entre La Joliette et La Goulette. La subvention, que je suis bien loin de blâmer, n’eût-elle pas été mieux justifiée si elle eût aidé à ce que les bateaux, au lieu de revenir sur lest de Tunis à Marseille, eussent été chargés d’huiles et devins tunisiens? N’est-ce pas étrange d’acheter nos vins à l’Espagne et à l’Italie, nos grains à l’Asie et à la Russie, quand des cultivateurs français nous en offrent des pays où nous les avons conviés à s’établir? N’est-ce pas là un bel exemple de l’inconséquence française, et une façon d’agir qui fait dire à tant de personnes incompétentes que nous ne savons pas coloniser? Les colons ont bon dos, mais il doit en être ainsi de nos gouvernails, puisqu’ils résistent aux malédictions que, sous d’autres latitudes, l’on profère contre l’indifférence dont ils font parade à l’égard des colonies. Jamais critiques ont-elles été mieux justifiées? Après neuf ans de protectorat, à la veille de voir sombrer dans une Gigantesque faillite les intérêts français en Tunisie, un projet de réformes douanières, resté trop longtemps en détresse sur le bureau de la chambre des députés, est enfin venu tout sauver. Le mérite en revient à l’énergie de notre ministre des affaires étrangères actuel. Il y a eu une telle résistance à l’application de ces réformes qu’elles n’entrent en vigueur qu’au moment même où j’écris ces lignes, c’est-à-dire en septembre 1890.

Lorsque, le 2 avril 1882, M. Cambon débarqua de l’Hirondelle en Tunisie avec un personnel de deux attachés d’ambassade pour auxiliaires, MM. d’Estournelles et Bompard, il se trouva en présence d’une situation des plus troublées. Le pays était, il est vrai, occupé par nos troupes, mais elles étaient loin de représenter le pouvoir régulier du bey, d’autant plus que ce pouvoir en désarroi avait perdu son prestige. Heureusement pour nous, et peut-être pour lui, le bey avait passé l’âge des résistances, et le repos lui convenait mieux que la lutte. Acceptant, ainsi que ses ministres, le fait accompli, il se déclarait satisfait à la condition qu’on lui laisserait ses privilèges qu’il toucherait comme avant une liste civile, et qu’on ne licencierait ni sa musique ni son armée. Et quelle armée ! Lorsqu’on demandait au singulier personnage qui en était à la fois le général et l’amiral, où étaient ses soldats, il répondait qu’ils étaient dans leurs foyers. Et les marins? A la campagne. Quant aux ministres, — ministres de la plume et autres, ils étaient et sont toujours d’honorables fonctionnaires, point ordinaires, puisque, à l’ancienne diplomatie qui les portait à toujours ruser, ils ont préféré des procédés de bonne foi vis-à-vis de nous.

On les consulte, d’ailleurs, dans les circonstances graves, autant par nécessité que par déférence, et tout le monde s’en trouve bien.

Les plus grands embarras qu’éprouvaient M. Cambon et ses auxiliaires provenaient des consuls étrangers qui, habitués à trancher souverainement les questions s’élevant entre leurs nationaux, les Tunisiens ou nous, défendaient avec âpreté leurs anciens privilèges. Restait encore la commission financière internationale représentant les créanciers du bey, comme les commissaires européens représentent en Égypte les créanciers de l’ex-khédive Ismaïl. Cette commission, dite financière, accaparait jusqu’à la dernière des piastres entrant au trésor, ne laissant rien pour l’entretien des ports, des chemins et des édifices publics. Elle fut supprimée et remplacée par de nouveaux agens financiers, peu disposés à rire : jamais conseil judiciaire ne traita plus sévèrement un enfant prodigue. Et c’était justice, car le peu de trafic qui se faisait dans la régence allait chaque jour en diminuant. La misère, s’étendant comme une gangrène, avait pris de telles proportions que la population qui, avant notre venue, avait traversé une famine effroyable se mit à émigrer d’une façon suivie en Tripolitaine. Par haine et par politique, les Turcs de cette régence accueillirent ces allâmes et leur donnèrent à manger. Ce fut encore à l’influence d’une secte religieuse des plus puissantes, celle des Snoussya mahométans, que, lors de notre installation définitive en Tunisie, se produisit un nouvel exode en Tripolitaine, de 200,000 Tunisiens. Ainsi qu’on l’a prétendu à tort, ils n’étaient pas tous nomades. Assurément, il y en avait dans le nombre, mais il y figurait des propriétaires et des hommes influens par leur situation dans la régence. M. Marc Fournel en voit la preuve dans ce fait que, dans quelques villes de l’intérieur, les services administratifs de l’armée d’occupation furent installés dans des maisons abandonnées par les dissidens, et ces maisons étaient peut-être les mieux construites ou les plus confortables de ces villes[2].

Sur l’avis de la nouvelle commission financière, nous pûmes prendre rengagement d’organiser les finances d’après un système qui devait ramener l’abondance dans un trésor à sec et fort endetté[3]. Si l’on se rappelle qu’à Berlin comme à Londres, on nous avait donné carte blanche, il est difficile de voir dans cet étonnant traité de Kasr-Saïd autre chose qu’une preuve du détachement qu’ont certains hommes politiques de France pour les biens d’un autre hémisphère. Lorsque le voyageur russe, déjà cité, en eut connaissance, il écrivit à M. Paul Leroy-Beaulieu, pour lui exprimer ses regrets de la pusillanimité française qui s’arrêtait ainsi à mi-chemin. Les Tunisiens pensèrent comme M. de Tchihatchef, lorsqu’ils ne nous virent occuper ni Tunis ni Kairouan. A Sfax, le 28 juin 1881, la population se souleva, pilla les maisons européennes, insulta et blessa notre consul. La gare de l’Oued-Zargua, dans la vallée de la Medjerda, fut incendiée et les employés massacrés. Partout on signalait des assassinats, la situation des colons fut un moment terrible, et, pendant quelques semaines, isolés comme ils l’étaient, plus d’un crut sa fin prochaine.

Il n’y avait à l’Enfida, en ces jours de terreur, qu’une jeune femme, mère de deux enfans dont l’un, encore au berceau, agonirait. Elle a raconté devant moi, à quelques amis, et avec des accens empreints d’une douloureuse énergie, quelles furent ses angoisses lorsque, sans préparation aucune, on vint lui apprendre que, dans les plantations voisines de la sienne, on massacrait tout ce que l’on trouvait d’Européens. Par une circonstance des plus malheureuses, son mari, directeur de l’Enfida, avait été obligé de se rendre à Tunis quelques jours avant la rébellion, et il paraissait impossible qu’il pût en revenir sans recevoir un coup de feu. Informe de ce qui se passait dans l’intérieur de la régence, le directeur de l’Enfida avait aussitôt sauté sur un cheval et franchi en cinq heures ce que l’on met dix heures à parcourir en voiture. En descendant de selle sain et sauf, il eut la douleur de trouver son enfant mort, mais, par sa foudroyante arrivée, son attitude résolue devant des serviteurs indigènes secrètement hostiles, il eut, du moins, la joie immense de préserver sa femme, l’enfant qui lui restait, et lui-même, de la mort violente que d’autres colons, français comme lui, ne purent éviter.

Dès lors, le gouvernement républicain se décida à agir avec vigueur. En toute hâte, il fit débarquer à La Goulette 10,000 hommes de troupes, qu’il avait eu l’imprudence de faire rentrer trop tôt en France. La capitale de la régence se vit occupée par nos soldats, qui y firent leur entrée tambour battant; Kairouan, la ville rivale de La Mecque par sa sainteté, ouvrit ses portes sans qu’il fût besoin de faire parler la poudre : un de nos compatriotes, devenu musulman et marabout vénéré, avait eu l’heureuse idée de persuader aux habitans de Kairouan qu’une prophétie avait prédit notre venue et que la volonté d’Allah devait être respectée. Sfax, qui s’était soulevée contre nous à l’appel de ses derviches fanatisés, fut assiégée et prise d’assaut par nos régimens. Des tertres encore non nivelés, et sous lesquels sont ensevelis les insurgés, témoignent de la sévérité du châtiment, il faudrait que de bien grosses maladresses fussent commises pour avoir à renouveler une aussi sanglante répression.


VII. — LES RÉSIDENS-GÉNÉRAUX.

Quelles sont les attributions du représentant de la France en Tunisie? Dépositaire des pouvoirs de la république française, il a sous ses ordres les forces de mer et de terre et les services administratifs ; il a seul le droit de correspondre avec le ministre des affaires étrangères dont il relève, sauf pour les affaires d’un caractère spécial.

Je n’ai point à redire quels furent les débuts de notre premier résident-général en Tunisie; ils ont été trop parfaitement définis ici même pour qu’il soit nécessaire d’y revenir[4]. Je rappellerai seulement quelles furent les principales réformes faites par M. Cambon ; cela rendra plus saillans les résultats obtenus de 1882 à 1890.

Comme le prodigue Ismaïl-Pacha d’Egypte, trois beys tunisiens, Achmed, Mohammed et Sadock, en voulant faire grand et en comblant leurs favoris de largesses, avaient outrepassé les ressources du trésor. La banqueroute menaçant, ils empruntèrent à tous les taux, et, quand la note à payer fut présentée, elle s’élevait à 350 millions de francs. On la réduisit à 125 millions, sans protestations trop vives des créanciers, ce qui prouverait qu’elle avait été prodigieusement enflée. Toute diminuée qu’elle était, le gouvernement beylical allait faire faillite en raison des intérêts usuraires qu’il lui fallait payer et de l’insuffisance de ses revenus. La commission financière transitoirement instituée par le résident-général ayant pu présenter aux chambres françaises, après deux ans de gestion, un budget se soldant en excédent, les chambres autorisèrent l’émission d’un emprunt d’une rente de 4 pour 100, divisée en obligations de 500 francs, valeur nominale. La dette totale, qui s’était élevée de 125 à 142 millions depuis la réduction, se trouva par ce moyen liquidée pour le mieux, et sous la garantie de la France. La sécurité qu’offrit désormais la dette tunisienne eut son contre-coup au budget des recettes. En 1886, il avait donné un fonds de réserve de 11 millions de francs qui n’a fait que s’accroître. Afin de venir en aide à l’exportation, on supprima les droits de sortie sur les blés, l’orge, les légumes, les volailles, les œufs, la farine et cette coiffure conique des Tunisiens, appelée la chechia. Les traités passés antérieurement à notre protectorat avec l’Italie et l’Angleterre ne permettant pas de relever les droits d’importation, l’on resta impassible devant cette anomalie de produits payant à leur entrée en Tunisie 30 pour 100 de moins qu’en Algérie.

Les beys de Tunis, de même que tous les princes orientaux, ont en général de nombreuses lignées. Aussi les apanages et dotations des princes et des princesses de la régence occupaient-ils toute une longue page du budget; sans réduire à la portion congrue ces rejetons princiers, on régla leurs pensions dans de justes, mais étroites limites; les sinécures furent abolies; les bureaucrates tunisiens, gens modestes et travailleurs qui, comme les Coptes du Caire, ont une aptitude étonnante pour la comptabilité, furent maintenus dans leurs emplois. Le désappointement causé par cette mesure fut grand parmi un certain nombre d’immigrans français ; ils s’étaient imaginé en débarquant à Tunis entrer en pays conquis et pouvoir y trouver, ainsi qu’au Tonkin, de grasses sinécures. Étaient-ils même propres à en apprécier les douceurs ? C’était là le moindre de leurs soucis. Le résident sut les éloigner, jugeant, non sans raison, que leur heure n’était pas venue, puisque Gambetta, alors tout-puissant, s’écriait à la tribune, en parlant du rôle que nous devions remplir à Tunis : « Ni abandon, ni annexion, » et que M. Jules Ferry s’exprimait à peu près de la même manière, en disant que le protectorat français devait être une transition nécessaire. Du moment qu’en haut lieu, à tort ou à raison, on ne voulait pas d’un agrandissement colonial, qu’on ne voulait pas dépenser un centime pour la Tunisie, il est certain qu’une politique prudente exigeait de ménager les fonctionnaires indigènes pour mieux les assimiler à nos réformes.

Actuellement, le point le plus saillant de notre présence dans cette région, n’est-il pas de voir un bey, descendant des despotes que Ton sait, des ministres qui ont dans leurs veines du sang des anciens corsaires, des employés musulmans, une population musulmane, vivre, travailler, agir sous la direction de Français, aptes tout au plus autrefois à ramer sur une galère ? Lorsqu’on est ignorant des choses d’Orient, du fanatisme qui s’y perpétue, on ne peut se figurer ce qu’un tel fait représente de changement. Et, à ce sujet je ne cesserai de répéter aux Européens qui émigrent en Afrique de bien se garder de faire parade de leurs sentimens irréligieux, si toutefois ils en ont. C’est là, assurément, une des grandes causes de l’éloignement que nous inspirons aux populations dont nous avons entrepris la soumission.

Des conseils municipaux furent constitués dans tous les centres de population, et c’est le gouvernement et non le suffrage universel qui en nomma les membres. Dans une colonie naissante, où les étrangers étaient en majorité, agir d’une autre façon eût été une niaiserie. Autre particularité : si le budget des villes se soldait par un déficit, le budget de l’État était tenu d’y suppléer.

Ce sont les caïds, presque toujours les descendans d’une noble et ancienne famille, qui continuent à être chargés des recettes municipales et autres dans les villes et les villages. On chercha à les supplanter, et il n’est pas difficile de deviner qui le cherchait. Ce fut peine inutile : M. Cambon, pour calmer ceux qui s’obstinaient à vouloir prendre la place des fonctionnaires indigènes, dut dire à ces entêtés : « Nous n’avons pas en face de nous des anthropophages, dès Peaux-Rouges, mais les descendans d’une société très policée, organisée depuis des siècles sur les ruines de la Carthage phénicienne et romaine. » Paroles très justes, que l’on a eu tort de critiquer, et qui peuvent s’appliquer autant qu’aux Tunisiens aux vieilles et douces populations placées en Asie sous un protectorat, qui, lui, du moins, sait ce qu’il veut.

Malgré le calme parfait qui s’établissait dans la régence, plus d’une fois M. Cambon a dû maudire la retenue qui avait mis obstacle à une annexion de la Tunisie, et regretter qu’on n’y eût pas procédé comme en Algérie. Un résident anglais eût sans doute manœuvré de façon à créer quelque affaire qui l’eût contraint d’annexer un territoire comme celui de la régence, aux domaines déjà fort étendus de sa gracieuse souveraine. Mais alors M. Cambon et son entourage eussent oublié l’esprit de leur mission et ils n’eussent pas recueilli de leur présence à Tunis des éloges justifiés d’après les uns, immérités d’après d’autres. Félicitations et blâmes doivent, il me semble, passer par-dessus la tête de M. Cambon pour atteindre les ministres qui donnèrent l’ordre d’un envoi de troupes en Kroumirie.

M. Massicault, successeur de M. Cambon, a, lui aussi, ses partisans et ses adversaires : les critiques de ces derniers devraient plutôt viser une chambre et des ministres sans enthousiasme jusqu’ici pour notre empire colonial. M. Massicault n’est que l’instrument obligé d’une politique indécise, politique qui, comme le chien du jardinier, ne veut ni ronger l’os ni le laisser ronger à d’autres. Le principal grief contre M. Massicault est celui d’être resté longtemps sans avoir obtenu de nos gouvernans la franchise des produits tunisiens à leur arrivée dans les douanes de France. Ce grief vise l’article 4 que notre résident actuel n’a pas lait. Que ne disait-on pas lorsqu’on parlait de le modifier ? Le traitement de faveur accordé aux vignobles tunisiens ne profitera-t-il pas aux vins étrangers? Non, répliquait-on, si, pour empêcher la fraude, les expéditions de vins de Tunisie en France s’effectuent par des ports déterminés ; si toutes les expéditions sont accompagnées d’un certificat d’origine délivré par des employés des douanes françaises, et visés par un contrôleur civil ; et enfin, si l’entrée en France des vins tunisiens est limitée par un décret conforme à la statistique dressée chaque année sur la production du vignoble tunisien. Cette statistique, absolument exacte, constate et prédit déjà les résultats suivans : 14,000 hectolitres pour l’an dernier ; 32,600 pour 1890, 150,000 à 200,000 probablement dans une dizaine d’années. Quant à la taxe dont le vin tunisien sera désormais frappé à son entrée en France, elle ne sera plus que de 75 centimes ; les vins français entrant en Tunisie paieront une taxe d’introduction de 3 pour 100 ad valorem s’ils sont destinés au commerce.

Tout est bien qui finit bien : mais il s’en est fallu de peu que le remède ne fût appliqué à des viticulteurs moribonds.

Il reste contre le protectorat actuel l’accusation de nous avoir exposés à plusieurs humiliations, comme d’avoir fait édicter, par un bey qui règne et ne gouverne pas, divers décrets auxquels les Italiens refusent de se soumettre. Énumérons-les.

Il y avait autrefois dans la régence plusieurs offices postaux ; chaque consul se targuait d’avoir le sien. Lorsque les capitulations furent supprimées, deux restèrent : le français et l’italien. Avec l’arrière-pensée de faire disparaître celui-ci, le gouvernement beylical, — lisez le protectorat, — décréta qu’il n’y aurait plus que l’office postal tunisien. La poste française a disparu et avec elle le timbre portant ces mots : République française. C’est fâcheux. L’affranchissement pour la régence n’est que de 15 centimes, mais un bon de poste français n’est pas acquitté s’il se présente à un guichet tunisien. A côté de cela, la poste italienne fonctionne comme s’il n’y avait pas d’office postal tunisien. Cela se passe de commentaires. Deux autres décrets ont essuyé le même refus d’obéissance de la part des Italiens : c’est d’abord celui qui rend obligatoire dans toutes les écoles de la régence l’enseignement de la langue française ; et un autre, portant que nulle association ne peut se constituer sans l’autorisation du gouvernement beylical.

Dans la situation que nous nous sommes faite en Tunisie, nous avons, en effet, à regretter que ces décrets aient été promulgués du moment qu’ils ne devaient pas être obéis.

Il est à craindre que nous n’ayons encore de semblables regrets à exprimer, tant que la direction de notre politique n’accentuera pas davantage l’absorption inéluctable de la Tunisie par la France. Il faut regagner la situation qui nous avait été faite au congrès de Berlin, situation, hélas! perdue, aboutissant à un dédain frondeur des décrets du bey et à l’échec de la nation qui se dit sa protectrice.

Pour en revenir aux critiques formulées contre M. Cambon et M. Massicault, je n’ai point mission ni compétence pour les réfuter. Je ne dirai qu’une chose. J’ai parcouru, habité pendant dix ans consécutifs les pays tropicaux ; j’ai donc vu un grand nombre de colonies aussi bien étrangères que françaises. Partout, j’ai trouvé des colons mécontens du représentant de leur patrie, surtout à l’époque où les gouverneurs des colonies étaient des officiers de terre ou de mer. Il n’est donc pas surprenant que M. Massicault soit en butte à une certaine catégorie de critiques auxquelles son prédécesseur, M. Cambon, a pu échapper en abandonnant à temps les premières fonctions qu’il ait occupées en qualité de résident. Toutefois, M. Massicault devrait insister à Paris, auprès du ministre des affaires étrangères, pour la création à Tunis d’un conseil colonial, comme celui qui a rendu de si grands services en Cochinchine. Est-ce que les avis, les conseils même, les appréciations de colons français agriculteurs, viticulteurs, industriels, directeurs de chemins de fer, pourraient nuire à son administration? Je ne le crois pas. S’il se commettait quelque faute dans le genre de celles que je signalais, — promulgations de décrets ne devant pas être observés, — le poids n’en retomberait pas entièrement sur lui.

M. Massicault est sans contrôle à Tunis, et tous les fonctionnaires, aussi bien ceux de la justice que ceux de l’armée, sont en quelque sorte sous sa dépendance; c’est donc une haute situation, aussi n’est-il pas étonnant qu’on y entende gronder la foudre. Les orages sont fréquens dans les pays d’outre-mer ; le soleil en échauffant les têtes, y fait fatalement fermenter les esprits.


VIII. — LA JUSTICE INDIGÈNE.

Lorsque M. Cambon eut à lutter contre les juridictions européennes qu’il trouva à son arrivée dans la régence en plein épanouissement, les difficultés étaient autrement grandes que celles que M. Massicault rencontre aujourd’hui. Grâce aux capitulations en vigueur depuis des siècles dans les États barbaresques, les consuls étrangers avaient des janissaires, des gardes, des prisons et des geôliers à leur paie; quant à leurs demeures, elles étaient aussi inviolables que les sanctuaires du moyen âge ; à leur seuil, expirait le pouvoir beylical.

Qu’étaient donc ces capitulations, sauvegarde des Européens qui osaient, à des époques peu sûres, s’aventurer dans les États barbaresques ou autres contrées d’Orient? Un ancien magistrat en donne une si claire explication que je prends la liberté de la reproduire textuellement[5] :

« On appelle capitulations l’ensemble des garanties accordées aux nations européennes dans l’échelle du Levant par les gouvernemens musulmans pour assurer le commerce de ces nations et protéger la sécurité de leurs nationaux. Ces garanties étaient nécessaires contre le fanatisme des peuples, qui confondent absolument ce qui est droit et justice avec ce qui est science et pratique religieuse.

« Les premiers rois francs passèrent avec les empereurs d’Orient des traités pour assurer aux marins d’Agde et de Marseille certains privilèges. La première capitulation dont le texte nous ait été conservé date de 1535. Elle fut la conséquence de l’alliance conclue entre Soliman II et François Ier contre la maison d’Autriche. C’était moins un traité qu’une autorisation accordée aux Francs de faire le commerce dans tout l’empire ottoman sous pavillon français. Ce n’est qu’accessoirement que le règlement des relations judiciaires fut compris dans l’organisation de ce modus vivendi des Européens en Orient. Par les capitulations de 1535, le droit de juridiction fut attribué aux consuls sous la condition essentielle qu’aucun sujet ottoman ne fût intéressé dans le procès. Ces capitulations furent renouvelées en 1569, 1581, 1604, 1673 et 1740. Celles de 1740 constituent le seul texte ayant encore force de loi dans les Échelles. C’est ce traité qui fixa nettement les privilèges accordés aux Français et les dispensa des contributions personnelles et des impôts prélevés par les pachas d’Orient. Il leur était accordé, en outre, diverses concessions de pêcheries sur les côtes barbaresques ; enfin, le pouvoir juridictionnel en matière criminelle était abandonné à nos consuls.

« Un édit de 1778, confirmé par une ordonnance royale de 1781, régla la juridiction civile et commerciale de nos consuls en Orient, étendit leur compétence à tous les différends qui s’élevaient entre Français, sans distinction de profession en matière civile, questions d’État, successions, donations, etc. »

Ces capitulations, précieuses dans le passé, bien surannées de nos jours, devaient disparaître du moment que nous étions à Tunis. Longtemps il n’en fut rien, et, comme pour accroître les difficultés et les conflits à plaisir, les commandans français du corps d’occupation voulurent, eux aussi, avoir leurs conseils de guerre avec la prétention d’y juger, selon les cas, civils et militaires. Ce n’était pas assez de désordre. Ce que la régence contenait en forçats échappés aux bagnes de Sicile ou de Ceuta, de nègres en rupture de contrat, de renégats sans patrie, se déclara en toute hâte « protégé » des consuls étrangers, afin d’éviter notre juridiction, celle du bey, et être dispensé des impôts et du service militaire. Protégé anglais était le juif qui voulut enlever l’Enfida aux Français ; protégés anglais les généraux tunisiens prévaricateurs ; protégés encore ces Siciliens qui, la nuit, guettaient nos jeunes soldats perdus dans les ruelles de Tunis pour traîtreusement les désarmer et les frapper ensuite. Honteux d’avoir de tels cliens, quelques-uns des représentans des grandes puissances demandèrent à leur gouvernement de n’avoir plus à exercer leur pouvoir vis-à-vis de pareils gredins. Il n’y eut que les consuls des petits états, ceux dont la protection ne s’étendait que sur des aventuriers, qui gardèrent le silence. Les capitulations abolies, leurs fonctions eussent dû l’être, et l’étaient de fait, puisque jamais un navire de leur nation ne mouillait en rade de La Goulette.

Le gouvernement britannique, sur les instances réitérées de M. Waddington, notre ambassadeur à Londres, consentit à la suppression du tribunal consulaire anglais, le 31 décembre 1883. Les Italiens firent de même dès le lendemain, c’est-à-dire le 1er janvier 1884, mais avec quelques restrictions : les autres états suivirent. Je ne dois pas taire que l’Allemagne, dès le mois de mai 1882, s’était entendue avec le chargé d’affaires de France et le gouvernement beylical pour faire savoir à celui-ci qu’elle nous cédait le droit déjuger ses nationaux en Tunisie. Mais ce qui causa dans toute la régence le plus étrange des étonnemens, ce fut de voir débarquer en masse, du vaisseau de guérie français le Hussard, tout un monde judiciaire. Pas moins de soixante magistrats descendirent, le même jour, sur la jetée de La Goulette.

Lorsque la surprise fut passée, on sut que notre résident-général avait conduit au palais du Bardo, en grand apparat, le personnel du premier tribunal français de première instance établi à Tunis. Le bey, entouré de sa cour, criblé de décorations, reçut avec bienveillance nos compatriotes sans avoir l’air de se douter que ces hommes en robes noires, à rabats blancs, venaient lui ravir une partie de sa souveraineté. Nos compatriotes avaient trouvé à la porte du palais, alignés sur leur passage, tous les bourreaux du bey : son pendeur, son coupeur de têtes et son bâtonneur, toutes les clés de voûte, comme eût dit Joseph de Maistre, de la justice beylicale. Peu de temps après cette présentation, le tribunal français condamnait irrévérencieusement son altesse à payer à un bijoutier français une centaine de francs qu’elle ne voulait pas payer. Cela dut paraître dur à l’un des descendans des anciens beys et lui démontrer que les hommes à robes noires et à rabats blancs qui lui avaient été présentés n’étaient pas gens ta se laisser influencer.

Des justices de paix furent installées à Tunis, Bizerte, Sousse, Sfax, le Kef, Aïn-Draham, Gabès, Nebeul et Gafsa. Malgré tout, les procès s’éternisèrent, s’accumulèrent si bien dans les prétoires qu’un décret, en 1887, institua un autre tribunal de première instance dans la jolie ville de Sousse. La cour d’appel est à Alger, à 200 lieues des tribunaux où se jugent les procès. C’est un peu loin pour la justice, que l’on dit boiteuse, mais elle y gagne peut-être en vigueur. Une noire nuée d’huissiers qui s’était formée en Europe, nuée plus désastreuse qu’une nuée de sauterelles, s’abattit tout à coup sur la régence ; ils allumèrent la guerre entre les Européens et les Arabes, nous dit l’auteur des Débuts du protectorat ; ils poussèrent une partie de la population l’une contre l’autre, entretenant dans le pays, aux dépens de tous et du Trésor, la défiance, la corruption et l’insécurité. La race des hommes d’affaires, envahissant l’Afrique du Nord, y dicta des lois. C’est elle qui par le déjà en Algérie d’autonomie, qui renie la mère-patrie, y rêvant, suivant l’expression de M. P. Leroy-Beaulieu, d’y créer une Irlande, c’est-à-dire une ennemie de la métropole. Il ne manque plus, pour hâter la démarcation, que le budget spécial de l’Algérie dont on parle en ce moment.

Il y avait encore en Tunisie, au bon temps des consuls, indépendamment de l’asile inviolable que les criminels trouvaient dans les consulats, des mosquées et des cimetières où la police du bey ne pouvait arrêter un malfaiteur. Ces refuges, longtemps respectés, devinrent peu à peu plus abordables, et il est probable qu’on n’y verra plus jamais, comme autrefois, des assassins finir leurs jours en paix comme d’honnêtes rentiers.

Ce qui est resté debout, c’est la justice indigène, à laquelle nulle main téméraire n’ose toucher. Cette justice dérive du Coran, source sainte, s’il en fut jamais, aux yeux des Arabes. Chose bien humaine, le livre saint des musulmans est, comme le livre saint des chrétiens, l’objet d’interprétations différentes. Les Turcs ont une justice, appelée Hanefi ; les Tunisiens en ont une autre qu’ils appellent Maleski. La différence est peu sensible, puisque toutes les deux ont pour base les préceptes de Mahomet. Lorsqu’il y a procès entre un Turc et un Tunisien, les plaignans, se tournant littéralement le dos, défendent à genoux leurs causes en même temps sans que le juge du rite Hanefi soit gêné le moins du monde par ce qui se dit, tout à côté, au juge du rite Maleski, et réciproquement.

A Tunis, l’endroit appelé Dar-ès-Chara est désigné pour prononcer et faire exécuter les arrêts de la loi, comme pour régler les affaires religieuses. Il interdit à tous les juges de prononcer la sentence en dehors de cette enceinte, afin d’éviter, dit le décret de 1836 organisant la justice tunisienne, la confusion, la contradiction et les indiscrétions. Voilà qui est admirable si le décret est bien observé. Les juges indigènes se réunissent dans une salle de conseil où sont présens le cheik ul-Islam, les muphtis, les cadis et quelquefois le bey. « Restés chez eux, les juges, dit le décret déjà cité, devront s’occuper librement de leurs affaires privées, goûter le repos d’esprit et de corps et veiller à ce que les solliciteurs n’encombrent pas leur porte. » Ces mêmes juges ne doivent faire introduire en leur présence ni plaignant, ni défenseur, ni se mettre dans le cas de retourner au tribunal de Dar-ès-Chara dans la même journée. Trente huissiers et six notaires assistent à tour de rôle ce tribunal suprême qui se réunit le lundi de chaque semaine, et pendant les deux nuits de jeûne et de la rupture de jeûne que tout bon musulman pratique dès qu’une nouvelle lune montre à l’horizon son lumineux croissant. Il est, de plus, interdit aux Européens de pénétrer dans le palais de la justice tunisienne. Mais s’il est des accommodemens avec le ciel, il en est aussi avec les gardiens de l’enceinte sacrée, où même les adeptes ne pénètrent que déchaussés. Un de nos compatriotes, l’auteur des Débuts d’un protectorat, favorisé par un personnage religieux, a pu assister à une des séances solennelles. « Très rapidement, a-t-il dit, pour chacun des rites, un cadi du juge interroge, dirige les débats, rend la sentence en consultant le plus souvent du regard les autres membres du tribunal où siègent un bach-muphti et des muphtis. Ceux-ci assistent impassibles à l’audience, couverts de voiles en cachemires brodés de soie, qu’ils disposent sur leur tête en forme d’énormes coupoles, — ensevelis sous de fins burnous superposés, tantôt blancs, tantôt bleutés, verdâtres, pourpres, couleur de citron, de pistache, d’orange et d’abricot ; rarement l’un d’eux prend la parole à voix basse et brièvement ; tous sont très âgés ; — aucune passion ne peut se lire sur leurs visages et taire oublier qu’ils siègent dans un temple où la justice se rend au nom de Dieu. »

Les villes principales ont leur charamalcki ou juge d’un rang élevé, les tribus n’ont qu’un simple cadi; la compétence de l’un et de l’autre est sans limites : pénale, civile, et commerciale. Ce qu’il y a de plus extraordinaire dans la justice tunisienne, c’est que, l’arrêt rendu, les condamnés doivent se déclarer convaincus et contens du jugement. S’ils ne le montrent pas, on les met en prison en compagnie de l’avocat lorsque c’est ce dernier qui rend ses cliens réfractaires. Il en est de même pour les plaideurs qui, gagnant un procès, trouvent qu’ils ne l’ont pas assez gagné. Avec un tel système en France, nos prisons seraient trop étroites.

La chara justice d’essence trop religieuse, n’étant plus suffisante dans un temps où, en dépit des traditions, le progrès s’infiltre un peu partout, on a créé une autre juridiction, l’ouzara, qui supplée à ce que la loi divine, comme celle de Moïse, a de trop barbare et de trop cruel. Le ministère public et l’accusation n’existent pas en Tunisie : c’est donc aux familles de l’homme volé ou assassiné qu’il appartient de dénoncer les coupables aux autorités et de les leur livrer. La vendetta tunisienne peut marcher de pair avec la vendetta corse. Ici comme dans le maquis, le désir de vengeance ne s’éteint que lorsque celui qui l’inspire est mort. Toutefois, plus on étudie le caractère et les mœurs des indigènes et plus il est permis de croire que, grâce à la fréquentation des Européens, les Tunisiens, doux par nature, deviendront de moins en moins sanguinaires et que la vendetta disparaîtra de leurs mœurs lorsque probablement elle se perpétuera encore dans l’île de Corse.

Depuis que nous sommes en Tunisie, la section des affaires pénales de l’ouzara a été divisée en deux bureaux. Le premier s’occupe des affaires criminelles, comme assassinat, homicide, vol avec effraction ou à main armée, viol, enlèvement, désertion. Le deuxième bureau s’occupe spécialement des affaires correctionnelles, telles que coups et blessures n’entraînant pas la mort, escroquerie, vol, injures, vagabondage et autres délits. Par ce qui précède, on remarquera combien la loi civile est en voie d’empiéter largement sur l’ancienne loi religieuse. Ce n’est pas un changement sans gravité ; et peut-être est-il dû à l’intégrité de nos tribunaux algériens et tunisiens, lesquels pourtant, au dire des Arabes, appliquent plutôt la justice des hommes que celle de Dieu.


IX. — DÉVELOPPEMENT DE l’AGRICULTURE PAR LES EUROPÉENS. — HISTORIQUE DE L’AFFAIRE DE L’ENFIDA. — REPRISE DES TRAVAUX AGRICOLES PAR LES INDIGENES.

On se souvient peut-être qu’aussitôt après nous être installés officiellement en Tunisie, des individus se disant aptes à remplir des fonctions administratives s’offrirent au résident-général français, qui se hâta de les évincer. Une affluence aussi grande se produisit lorsque la question financière fut réglée et que la justice française fut entrée en fonctions. C’étaient encore des solliciteurs qui croyaient qu’on allait leur donner, comme autrefois en Algérie, des terrains gratuitement. On eut beaucoup de peine à leur démontrer que la Tunisie n’avait pas été conquise absolument par les armes, ce qui, sans doute, eût mieux valu pour eux et pour nous. Ceux de ces quémandeurs qui rentrèrent en France les mains vides accablèrent d’invectives le résident, le ministre des affaires étrangères dont il dépend, celui des colonies, y compris les attachés d’ambassade ayant aidé au développement de nos protectorats d’outre-mer. Heureusement qu’à côté de ces chercheurs de situations, en général ignorans des clauses autorisant notre présence armée en Tunisie, se trouvaient des colons sérieux, riches, et des compagnies d’exploitation d’une grande solidité. Avec une résolution dont il est impossible de ne pas admirer l’audace, on les vit se rendre acquéreurs d’immenses étendues de terres cultivables, et, comme on le verra plus loin, non sans quelque difficulté. Le petit colon, celui qui, n’ayant qu’un capital réduit, ne pouvait acheter qu’une mince parcelle de terrain, dut renoncer à devenir propriétaire, la grande culture ayant tout englobé. Son tour viendra, et dans des conditions plus favorables aujourd’hui, puisque, avec le nouveau régime douanier, le vin, l’huile et le blé pourront entrer dans un de nos ports sans consommer sa ruine. Lorsque la France ne sera plus une marâtre pour son dernier protégé, le colon modeste, qu’il faut bien se garder d’envoyer ici avant cette ère bénie, trouvera dans les biens habous, c’est-à-dire dans les biens légués par des musulmans charitables aux institutions de bienfaisance, ce qu’il lui faudra. Il est vrai que, d’après l’article 500 du code civil tunisien, les propriétés habous ne peuvent être ni vendues, ni données, ni hypothéquées, les ayans droit ne jouissant que de l’usufruit; mais on peut louer ces propriétés à perpétuité, à enzel, selon le mot du pays, et, une fois qu’on en est locataire, personne ne peut annuler votre bail. Afin qu’un bien habou ne puisse disparaître ou ses revenus être détournés de leur but charitable, il fut créé, en 1874, une commission dite Djemaia, laquelle avait et a toujours pour mission d’exercer une surveillance sévère sur sa gestion. Afin de rendre cette surveillance efficace, la Djemaia tient continuellement ouverts trois registres : l’un pour l’inscription des propriétés habous ; l’autre consignant les actes de la Djemaia et les avis émis par les personnes qui la composent; le troisième pour inscrire, chaque année, les règlemens des comptes présentés par les oukis ou les administrateurs des domaines. Ce qu’il y a d’admirable dans cette institution de l’enzel, créée en faveur de ceux qui ne sont pas propriétaires, c’est que, s’il vous plaît de transférer ou simplement de mettre en gage votre bai! enzélite, vous pouvez le faire sans perdre votre droit de fermier. Souvent le propriétaire de l’un de ces baux veut bien louer sa ferme, mais sans donner sa signature. Des notaires, faute de cette formalité, s’étant refusés à passer l’acte de transfert, ce qui met le prenant en confusion, un décret du 7 juin 1880 a tranché cette difficulté d’une façon très simple : «Considérant, est-il dit, que le refus des notaires de dresser, sans le consentement du propriétaire, les actes relatifs au transfert des enzels, constitue un obstacle à la liberté des transactions, nous avons décrété ce qui suit : les notaires dresseront les actes relatifs au transfert des enzels sans s’assurer du consentement du propriétaire : ils seront tenus seulement de lui en donner avis. » On comprendra mieux l’intérêt qui se porte sur ces biens des œuvres pies lorsqu’on saura qu’ils occupent en étendue un cinquième du territoire de la régence. Il restera de plus aux petits colons, et dans un avenir plus ou moins rapproché, l’exploitation des biens beylicaux, biens immenses éparpillés dans le caïdat du Riah et les solitudes qui avoisinent Kairouan. Le jour où le bey consentira à les allotir, à en livrer l’exploitation à des mains autrement actives que celles qui les exploitent aujourd’hui, ces terres princières verront tripler leur rendement, et l’œil attristé ne cherchera plus vainement, aux alentours de la ville sainte, des traces de culture.

Les personnes qui, en Égypte, ont vu de quelle façon sont exploités les domaines des familles khédiviales par M. E. Bouteron, doivent souhaiter aux biens beylicaux un administrateur aussi zélé, aussi compétent que l’est, aux bords du Nil, notre compatriote. Ce qu’il y a d’admirable, c’est la sécurité de possession dont jouissent tous les propriétaires d’un immeuble. Grâce à la loi de 1885, œuvre de M. Cambon, inspirée par le fameux Act Torrens d’Australie, un immeuble a son état civil comme un particulier, et nulle erreur n’est plus possible sur son identité. Y a-t-il quelquefois doute ou contestation? Un délai est accordé à la personne qui prétend avoir des droits sur un terrain. Le délai passé, aucune revendication ne peut plus être soulevée. La France peut envier à la Tunisie son grand livre terrien, avec ses détails de situation, de contenance, de contours et de charges. Mais ce qu’elle ne lui enviera certainement pas, ce sont ses droits énormes d’enregistrement. M. Leroy-Beaulieu cite tel domaine de 3,000 hectares, acheté 250,000 francs, sur lequel l’administration a fait verser comme simple acompte plus de 4,500 francs.

Cette énormité dans les frais d’acquisition n’empêcha pas que, deux ans après le traité avec la Tunisie, soit en 1883, des Français avaient acheté, — non compris l’énorme domaine de l’Enfida, — 1,000 hectares de terres; en 1884, 40,000 hectares; en 1885, 30,000 hectares : aujourd’hui, on a dépassé le chiffre de 400,000 hectares. Les propriétaires sont presque tous Français ; d’après l’Annuaire de 1888, 175 de nos compatriotes seraient viticulteurs. On estime qu’il a été déjà dépensé plus de 50 millions de francs en perfectionnemens agricoles. Quels ont été les prix des terrains au début? Il est difficile d’établir une moyenne, puisque des ventes ont été faites au taux de 5 francs l’hectare; d’autres, et c’est la minorité, à 250 francs. Ce chiffre n’a jamais été dépassé, et s’il a été atteint, c’est parce qu’il englobait des bâtimens en pierre, une maison d’habitation, un chai, un cheptel, etc. Pour avoir une idée des capitaux déjà engagés, il suffira de savoir que le domaine de l’Enfida comprend à lui seul 80,000 hectares, si ce n’est plus; celui de la société franco-italienne, 60,000 hectares; puis viennent des domaines, considérés comme étendues ordinaires, de 12, 15 et 25,000 hectares.

La générosité des princes musulmans à l’égard de leurs favoris est célèbre ; mais le règne de ces protégés fut aussi éphémère que la munificence de leurs bienfaiteurs avait été grande. Après avoir atteint au faîte des grandeurs, ils roulaient, comme jadis l’Aman d’Esther, au plus profond de l’abîme. Ceux des favoris tunisiens qui avaient des terres se hâtèrent de les vendre dès que notre protectorat fut établi, par crainte de se les voir un jour retirer. Un caprice du maître les leur donna, un autre caprice pouvait les leur ôter; en les vendant à des Français, un tel revirement de fortune n’était plus à craindre.

C’est ce que pensa probablement l’un d’eux, S. A. Khérédine-Pacha, lorsqu’après avoir été premier ministre du bey de Tunis, il fut devenu grand-vizir du sultan de Constantinople. Sans idée de retour, attaché à l’un des premiers postes de la cour ottomane, il songea prudemment à réaliser les immeubles que le bey Ali, dans sa munificence, lui avait donnés. Ses compatriotes de Tunis, non moins prudemment, refusèrent ses propositions de vente. Ils craignaient une confiscation tout à fait probable, puisqu’il s’agissait des biens d’un ministre disgracié. Khérédine-Pacha, — très heureusement pour lui, — était très versé dans les lois et les usages musulmans; il avait eu soin que ses titres de propriété fussent en règle ; de plus, avant son départ, il avait placé ses biens sous la protection de la France, sachant que, sous une telle égide, ils seraient en sûreté. Une société marseillaise, au capital de 60 millions de francs, fit au grand-vizir des propositions qu’il jugea avantageuses puisque, par une lettre du 5 avril 1880, — avant le traité de Kasr-Saïd, — il s’engageait à lui céder tous les biens qu’il possédait en Tunisie. L’entourage du bey et les partis hostiles à la France ne l’entendirent pas ainsi. A la première nouvelle du contrat, une coalition fut formée contre les acheteurs français, et des intrigues sans nombre se tramèrent pour de jouer d’abord leurs espérances, ensuite pour jouer leurs personnes. A cet effet, une société italienne fut créée pour être substituée auprès du pacha à la société française; 500,000 francs furent offerts à M. Albert Rey, l’administrateur de celle-ci, s’il voulait la trahir; puis, ce qui était sérieux en pays musulman, un groupe, composé de membres du gouvernement beylical et de capitalistes italiens, se forma pour préparer, au sujet de l’Enfida, l’exercice de la cheffaa ou droit de préemption.

La cheffaa est, certes, une des dispositions les plus étonnantes de la jurisprudence musulmane, et il est heureux qu’elle ne sévisse qu’en pays barbaresques. Elle consiste, ainsi que l’explique M. H. Chevalier-Rufigny, dans un mémoire que j’ai sous les yeux et auquel j’emprunte l’historique de cette curieuse affaire, en ce que le propriétaire d’un immeuble contigu à un immeuble vendu, a la faculté de se substituer à l’acquéreur de cet immeuble et d’en devenir lui-même propriétaire, en remboursant, bien entendu, le prix exact de la vente. Comprend-on bien? Vous avez une maison que vous désirez vendre; si votre voisin la veut pour lui, la loi musulmane vous contraint à la lui livrer ! Ce droit singulier s’explique, en Afrique, par la préoccupation de sauvegarder la propriété des tribus, et le plus rationnel est de la considérer comme une conception politique. Toutefois, la loi parut tellement excessive à quelques-uns qu’on découvrit deux moyens de s’en préserver. Et les moyens sont peut-être plus extraordinaires que la loi elle-même. Le premier consiste à exclure de la vente, au profit du vendeur, une bande de terrain entourant toutes les limites de l’immeuble vendu. La contiguïté étant la seule raison d’exercer la cheffaa le droit se trouve anéanti par cette réserve d’une bande de terrain qui vient s’interposer entre l’acquéreur et les propriétaires qui vous touchent. Faites un fossé grand comme la main et profond comme une ornière autour de votre maison, et vous pourrez la vendre à qui mieux vous conviendra. Peu importe la largeur de la bande. Les jurisconsultes hanéfites l’admettent de la largeur d’un pouce ; car, paraît-il, c’est une question de principe. Le second moyen, qui n’est pas moins surprenant, consiste à ajouter au prix indiqué une poignée de monnaie, prise au hasard et dont l’acheteur lui-même ne connaît pas l’importance, de sorte que celui qui veut faire la cheffaa, ignorant le prix exact de la vente, se trouve dans l’impossibilité d’en offrir le remboursement; or, connaître ce prix exact est une des conditions essentielles pour exercer la cheffaa. Est-il moyens légaux plus invraisemblables? Lorsque la société française demanda au cadi la faculté d’user de ses droits, celui-ci s’y refusa, alléguant des motifs qu’il serait oiseux de reproduire.

Le premier ministre du bey, qui nous était hostile, avait ordonné au cadi de ne pas tenir compte de notre demande. Notre chargé d’affaires protesta aussitôt avec une grande énergie et déclara au ministre que, si le cadi persistait à ne pas instrumenter, les parties intéressées passeraient leurs actes de vente à la chancellerie du consulat de France, conformément à des usages antérieurs. Le ministre tunisien parut céder devant cette menace et donna l’autorisation aux notaires de passer les actes, ce qui n’empêcha pas Khérédine-Pacha de faire, par précaution, tracer autour de son domaine une bande de terre d’un mètre de largeur, afin que ses acquéreurs n’eussent plus que lui pour voisin. Cette mesure prudente n’arrêta pas la coalition : elle résolut, malgré tout, de se servir de la cheffaa, et voici ce qu’elle décida. Faire faire la cheffaa par un sujet anglais afin d’intéresser l’Angleterre à cette affaire; profiter du trouble que cette intervention jetterait dans les esprits pour se placer, non-seulement au-dessus de la loi, mais encore de la procédure; puis entrer violemment en possession du domaine de l’Enfida. L’Anglais nécessaire à cette comédie fut un nommé Joseph Lévy, Israélite, originaire de Gibraltar et sujet anglais : il n’avait ni la fortune, ni le crédit nécessaires pour exercer un droit quelconque sur une propriété aussi considérable que celle qui se trouvait en compétition.

Le 11 janvier 1881, à quatre heures du soir, les accords ayant été solennellement engagés devant les notaires entre vendeur et acheteurs, ceux-ci offrirent de payer les droits de mutation qui ne s’élevaient pas à moins de 200,000 francs. On refusa leur argent en disant : « Revenez demain matin à dix heures ; on vous rendra réponse, s’il plaît à Dieu. » La coalition voulait, par ce retard, donner au sieur Lévy le temps de partir immédiatement pour devancer les Français à l’Enfida et s’y installer avant eux. La prise de possession par les acquéreurs n’en eut pas moins lieu le 14 janvier, conformément aux coutumes tunisiennes, c’est-à-dire en présence d’un notaire qu’ils avaient emmené avec eux et du chancelier du consulat de France. Les mandataires du vendeur et ceux des acquéreurs mirent pied à terre à la limite du domaine, échangèrent solennellement les paroles sacramentelles et rappelèrent expressément la réserve de la bande de terrain qui avait été faite. Ils se rendirent ensuite à la maison d’habitation distante d’environ 25 kilomètres de la limite par laquelle ils étaient entrés, et y renouvelèrent la solennité de la mise en possession. On croyait tout terminé, lorsque, à Tunis, on apprit avec stupeur que le sieur Lévy faisait faire des labours à l’Enfida, et y avait amené des bestiaux. Les populations du domaine avaient été même excitées contre les Français par le cheik ul-Islam lui-même ! c’était forcer l’Angleterre à intervenir en faveur de l’un de ses protégés, et l’habileté de cette manœuvre n’eût pas été sans danger si, grâce à la fermeté du gouvernement français, à la sagesse de la Grande-Bretagne, aux protestations de l’opinion publique, le bon droit n’eût triomphé.

Je ne puis passer sous silence que ce bon droit, quelque parfait qu’il fût, s’appuya sur 40,000 hommes de troupes françaises et quelques coups de fusil tirés à propos. Ce sont des argumens dont il ne faut pas abuser, mais qu’il est bon de mettre avec promptitude en avant quand un adversaire agit vis-à-vis de vous contrairement à la justice et aux lois de l’honneur.

L’élan était donné. La colonisation française, assurée d’être protégée par nos soldats, s’étendit avec une rapidité surprenante. Elle se déploya dans les terrains voisins de la capitale, à Mornag, à la Marsa, à la Soukra, à Négrine ; de là, on la vit s’étendre de la montagne de Plomb, où se passe une des scènes les plus tragiques de Salammbô aux rives de la Medjerda. S’enhardissant, elle gagna les plaines du Fas, de Soliman, et s’arrondit autour du Zaghouan, ce pic bleuâtre qui domine tout le Sahel et dont les eaux cristallines alimentèrent Carthage et alimentent encore de nos jours la ville de Tunis. La presqu’île du Cap-Bon et le Djendouba reçurent aussi des colons. Il n’est guère de localités, dans le nord ‘africain, où l’activité européenne ne se soit déployée, mais combien de terrain sans culture ne reste-t-il pas où elle pourrait s’exercer ! De la Zeugitane et de la Byzacène, ces deux provinces romaines si fécondes jadis, et qui sont devenues la Tunisie moderne, les Arabes, jusqu’à ces derniers temps, ont fait un désert où ne croissent plus que des maigres lentisques et d’inutiles jujubiers. Est-ce l’exemple de notre activité qui éveille chez les cultivateurs tunisiens, sédentaires ou nomades, un noble esprit d’émulation? M. Charles, chef de service de l’agriculture et de l’élevage de la régence, a exposé dans son rapport annuel les progrès considérables accomplis par les indigènes depuis l’établissement du protectorat. Plus de 1,200,000 hectares ont été ensemencés cette année par les indigènes en céréales, blé dur, orge, fèves.

A la fin de son rapport, le chef de service de l’agriculture fait remarquer avec justesse que l’économie agricole de la Tunisie se déduit des chiffres sur lesquels s’appuient son travail et ses observations. D’après lui, ce pays n’a exporté que ses produits agricoles et ses animaux, sans devenir un seul moment pays de travail pour la production étrangère. Le tableau qu’il nous donne des exportations n’est donc que le résultat exact, fidèle, des récoltes et des richesses animales de la régence.

Ces données intéressantes dissipent la crainte de voir les productions du sol italien entrer en Tunisie pour en sortir comme produits tunisiens et pénétrer frauduleusement en France avec des droits réduits.

Pour se rendre un compte exact de l’état actuel de l’agriculture dans la régence, il suffit de parcourir les environs de la capitale, ou bien encore de se rendre à l’Enfida, de l’Enfida à Kairouan, de Kairouan à Sousse et de Sousse au point de départ, Tunis. Rien de plus aisé ; aucun danger, et si le lecteur veut faire ce voyage en lisant ce qui suit, je m’efforcerai de le lui rendre le plus instructif possible. En lui montrant ce qu’était ce pays avant notre arrivée et ce qu’il est aujourd’hui, le voyageur aura une idée de ce qui a été fait et de ce qui reste à faire.


X. — DE TUNIS A L’ENFIDA.

Un landau à quatre chevaux suffit pour mener à bonne fin vos courses dans la régence. Le véhicule remontera à des temps préhistoriques, n’en ayez cure ni souci : il sera presque toujours confortable. Ce qui importe, c’est que votre cocher sache quelques mots de français et connaisse son chemin. S’il ne sait ni votre langue ni sa route, vous serez exposé à errer toute une nuit sous un ciel étoile. Pareille mésaventure m’est arrivée ainsi qu’à quelques amis, un jour de vendredi saint. C’est à l’aboiement d’un chien, gardien vigilant d’un gourbi, que nous devons de n’avoir pas fait vigile et un jeûne forcé.

Deux routes, — il serait plus exact de dire deux pistes pour la plus grande étendue du parcours, — conduisent de Tunis à l’Enfida. L’une suit la vallée de Mornag, passe au pied de la montagne du Plomb, traverse la petite ville de Zaghouan, toute pleine d’ombre, se continue dans une forêt de thuyas pour déboucher dans les plates étendues dont l’Enfidaville est le centre. L’autre voie, celle que j’ai suivie, passe par Hamman-lyf où les Romains, ces païens, qui avaient pour leur corps un soin que les chrétiens, faits à l’image de Dieu, n’ont pas pour le leur, ont laissé des vestiges de thermes autrefois célèbres.

Au Bordj Cedria commence le domaine, où M. P. Potin a planté des vignes sur une étendue de 400 hectares. C’est merveille d’en voir les droites et vertes avenues sans que les yeux puissent en découvrir les limites. Pas une herbe folle, pas un caillou, mais pas un arbre aussi n’en change la monotone régularité. Quel aspect le lieu de ce magnifique vignoble offrait-il y a bien peu d’années ? Celui de la stérilité absolue, de plaines où des maigres troupeaux de chèvres et de moutons broutaient une herbe plus maigre qu’eux. Comme en Algérie actuellement, c’est vers la viticulture que s’est porté l’effort principal des colons, et cela s’est fait avec une superbe indifférence du rôle qu’un jour pourrait y jouer le phylloxéra ; ils l’ont fait sans s’inquiéter si, faute de moyens de transport, leur spéculation était bonne.

M. Gastine qui, en 1886, fut envoyé en Tunisie pour étudier, en qualité de délégué du ministre de l’agriculture, les moyens les plus propres à prévenir l’invasion du terrible insecte, constata que l’étendue du vignoble tunisien était déjà à son arrivée de 2,140 hectares[6] ; 1,300 entraient dans leur première année de plantation, 550 dans la deuxième ; 250 dans la troisième ; et 40 hectares seulement atteignaient l’âge de quatre ans. Il divisait le vignoble tunisien en six groupes principaux : 1o le groupe de Mornag dans les terres argileuses, profondes et fertiles, mêlées de tufs calcaires, de grès quartzeux et ferrugineux et de sables qui constituent le bassin de l’Oued-Miliana ; il comprenait 450 hectares, répartis en huit ou neuf domaines, qui se faisaient remarquer par leur uniformité, la vigueur de pousse et une grande abondance de fructification dans des vignes de deux ans ; 2o le groupe du Cap-Bon dans la plaine de Soliman, où 200 hectares, répartis entre six propriétés, étaient plantés dans des argiles plus ou moins consistantes, suivant l’abondance du mélange avec le sable et dans les sables pris sur le littoral ; 3o le groupe des environs de Tunis réparti entre la Manouba, l’Ariana, la Soukra, la Marsa, etc.[7] ; 4o le groupe de la Medjerda, comprenant les vignobles d’Utique, de Sidi-Tabut, de Djeideida, Chouiggni, Bordj-Touin, Oued-Zarga et Souk-el-Khemir; 5° le groupe de Zaghouan dans une plaine argileuse, couverte de lentisques où de profonds défoncemens sont nécessaires; 6° enfin le groupe de l’Enfida, planté dans des argiles souples, parfois sablonneuses, et dans des terres ferrugineuses et siliceuses, et possédant déjà un vaste cellier, le premier établissement de ce genre qui ait été construit en Tunisie.

L’avenir viticole de la régence prend une telle importance qu’on ne peut lire sans intérêt les conclusions lumineuses du rapport de l’éminent agronome : « Il se dégage un double fait de mes travaux : d’abord, l’extrême abondance des terres propres à la culture des vignes dans les meilleures conditions d’économie. Partout la charrue peut être employée, tant pour la préparation des terres, le défonçage, que pour la culture proprement dite. Les terres en coteaux offrent des pentes douces, développées dans de longues vallées larges et ouvertes; elles équivalent, comme facilité de travail, aux terres de plaine. C’est donc à bon droit que l’on a dit que la Tunisie offrait un milieu presque partout favorable à la création des vignobles. Jusqu’ici la colonisation s’est portée sur les sols défrichés, qui permettaient à moins de Irais l’établissement des plantations; mais dans les parties boisées de lentisques ou parsemées de jujubiers sauvages, que de belles positions à prendre au prix d’un surcroît d’efforts ! Or le défrichement de ces dernières terres est infiniment moins coûteux que celui de bien des coteaux péniblement mis en valeur en Algérie. Le lentisque et même le jujubier sont, d’autre part, des obstacles faibles, si on les compare au palmier nain des terres si fertiles de l’Oranais. En second lieu, l’entrain admirable des colons qui ont apporté dans ce pays leur énergie et leurs capitaux. Ce n’est pas en Tunisie que l’on pourrait trouver des argumens pour démontrer notre inaptitude à la colonisation, thèse soutenue avec une inconsciente ironie par les Français eux-mêmes, mais que les étrangers, plus clairvoyans, n’acceptent pas encore. Or elle est toute française, cette activité colonisatrice, car, parmi les propriétaires qui ont quelque importance, on chercherait vainement des acquéreurs étrangers. Ce n’est pas seulement dans le domaine agricole qu’elle se montre, elle apparaît aussi dans les puissantes entreprises industrielles qui se rattachent aux produits de la région, céréales et fruits. Là encore elle appartient exclusivement à nos nationaux, mais il incombe à d’autres que nous de faire ressortir le mérite de cette situation.

« La viticulture est certainement le but principal de tous les efforts des colons ; c’est dans la création des vignobles qu’ils ont concentré leurs moyens d’action, malgré les capitaux considérables que de pareilles entreprises immobilisent. Il faut reconnaître que cet apport de capitaux est le fait caractéristique de la colonisation en Tunisie et la cause primordiale de son succès rapide. C’est à un mouvement semblable que l’Algérie doit, depuis quelque temps, son remarquable essor ; mais combien différens ont été les débuts, lorsqu’on pensait pouvoir opérer administrativement le peuplement de notre colonie en donnant des concessions de terrain à des colons le plus souvent ignorans et sans moyens d’action! Bien peu ont survécu à ces temps difficiles, et si la sélection a produit de ce fait un noyau de population dont on admire aujourd’hui l’énergie et la volonté, il faut avouer qu’en fin de compte, les entreprises de l’origine offraient trop de difficultés pour être renouvelées incessamment. Ce n’est qu’au moment où les capitaux ont commencé à croire au succès que l’essor colonial s’est développé par l’appui indispensable qu’ils ont fourni. La Tunisie a profité dans ces derniers temps, plus encore que l’Algérie, de cette confiance désormais établie. On ne saurait trop attirer l’attention de l’épargne, si souvent déçue en France par des songes financiers, sur l’avenir agricole de notre colonie d’Afrique et de son annexe naturelle, la Tunisie. »

Remettons-nous en route.

Après les vignobles si bien entretenus de M. P. Potin, voici d’autres domaines : ce sont ceux de Sultana et de Gorombalia, où 80,000 oliviers, cultivés comme les plantes délicates d’une serre, déploient leur pâle feuillage. Dans le Sahel, aux environs de Sousse, nous trouverons encore des plantations d’oliviers bien plus importantes. En voyant en effet les colons porter leur principal effort sur la culture de la vigne, il ne faudrait pas supposer que le sol tunisien ne convînt qu’à cette plante. Ce serait une grande erreur que de le croire, tout en reconnaissant que l’indolence des indigènes y pourrait donner lieu. Le pays qui nous occupe en ce moment au point de vue de la colonisation, peut en effet se diviser en cinq régions : la première, celle qui comprend le littoral nord de la Tunisie et le Cap-Bon, est propice aux oliviers, vignes, orangers, citronniers, mandariniers et grenadiers; la deuxième comprend les vallées de la Medjerda, de l’Oued-Miliana et de l’Enfida. Nous y cultivons le raisin, et les Arabes les céréales. La troisième région, appelée le Sahel, est la terre des oliviers par excellence. Au centre et au nord de la Tunisie se trouvent des massifs montagneux formant une quatrième région où l’indigène ne s’occupe que de l’élevage. Enfin la cinquième région, qui est au sud, est le pays des dattes.

A Gorombalia, une bourgade, première station, où les chevaux s’abreuvent longuement; on peut y déjeuner dans une pièce voûtée, fraîche, mais non sans quelque étonnement d’y être servi par la fille de l’hôte, une belle et jeune personne, au type arlésien, au teint pâle et mat et aux grands yeux noirs attristés. Est-ce de nostalgie?

A quelques kilomètres de Gorombalia se trouve le fondouk de Bir-Affeid. En août 1881, 1,200 soldats français y furent attaqués par 6,000 indigènes et des troupes beylicales; les nôtres durent forcément se replier sur Hamman-lyf, ayant 40 des leurs tués ou blessés. Un marabout qui, du haut d’un minaret, excitait contre nous les indigènes du geste et de la voix, fut abattu par un coup de feu. Presque au même moment, un de nos officiers tomba mort; il fut enterré sur place.

La route qui, jusque-là, a été bonne, devient, en pénétrant dans la région appelée le Khangol, difficile et sablonneuse. La piste, — un défilé, — est en outre obstruée par des thuyas, de grands lentisques, des lauriers-roses, des romarins et des chênes kermès. Il faut choisir la saison des beaux jours, en avril et mai, lorsqu’on veut parcourir la Tunisie en amateur; le soleil, il est vrai, est ardent; votre visage est brûlé, vos mains pèlent, mais qu’importe! Une si belle lumière vous enveloppe, un ciel si bleu est sur votre tête, et la mer, que l’on aperçoit souvent par échappées, est d’un azur si merveilleux, que l’idée de se plaindre d’un mauvais gîte ou d’un dîner sommaire ne vient pas à l’esprit. Il vous arrivera sûrement de vous apitoyer sur les chevaux, enfoncés dans le sable jusqu’aux genoux, et plus d’une fois, par pitié pour eux, vous descendrez de votre landau afin de les alléger. Je sais même des touristes qui, sous un soleil de feu, enfoncés eux-mêmes dans ce sable brûlant, n’ont pas hésité à pousser à la roue! Pauvres petits chevaux tunisiens, on finit par les prendre en amitié, tellement ils vous tirent à plein collier des fondrières et des lits de torrent où le cocher les pousse. Au débouché de la piste, un amoncellement gracieux de maisons blanches apparaît à votre gauche; elles sont étagées comme au bord d’un lac immense sur lequel glisseraient, ainsi que des alcyons, quelques barques aux voiles latines. C’est le petit port d’Hammamet. Assez loin de là, on fait halte devant une propriété dont la porte d’entrée, soigneusement fermée, et les cactus qui la bordent, n’ont rien d’hospitalier. En face est le caravansérail de Bir-Loubit. Il s’y trouve un large puits où bêtes et gens s’abreuvent avec délices. Oh! combien l’eau, dans ces pays de soleil, vous semble rafraîchissante ! Sur les bancs de pierre qui bordent cette hôtellerie aux arceaux sombres, ouverte à tout venant, sont accroupis des Arabes qui dorment, fument, prient, tout en vous regardant avec une suprême indifférence. L’expression de leurs yeux n’a rien d’hostile, et si, possédant leur langue, il vous plaisait de leur parler, ce serait avec déférence qu’ils vous répondraient. Aurait-on, en Algérie, cette politesse? Certes, non.

Barrah ! s’écrie d’un ton guttural le cocher, et l’on continue sa route dans la direction du sud. La piste devient de moins en moins perceptible; parfois elle l’est si peu, il y a un tel entrecroisement de sentiers, légèrement battus, qu’une nuit j’ai vu mon cocher cherchant à s’y reconnaître au moyen d’une allumette-bougie. Les boutades des touristes s’expliquent par ce seul fait. Vous trottez ensuite pendant de longues heures au centre de plaines couvertes de fleurs : fleurs jaunes, écarlates, mauves ou blanches, il semble impossible qu’elles aient pu se multiplier à un tel degré avec l’aide seule des oiseaux émigrans ou du pollen que les vents épandent au loin. Quoi qu’il en soit, c’est le plus merveilleux des jardins. Des naturalistes ne demandent-ils pas vers quelles régions mystérieuses et ensoleillées volent les alouettes à la fin de nos hivers? Ici, peut-être. On en voit par milliers qui, à votre approche, souvent sous vos pieds, s’élèvent dans les airs, planent à perte de vue, puis s’abattent à deux pas de vous dans une touffe d’herbes où elles disparaissent en gazouillant.

A côté de cette nature fleurie et chantante se rencontrent d’innombrables vestiges du passé : ruines de cités romaines, décombres de citernes, d’aqueducs, de colonnes brisées, de pans de murs maintenus debout par un miracle d’équilibre. C’est à supposer qu’aux époques romaine et byzantine les rives du golfe d’Hammamet étaient, comme celles de l’antique Parthénope et de Baïa, bordées de villas et de villes. Qu’on se figure le littoral de la Méditerranée, de Cannes à San-Remo, sans arbre, sans maison, où, sur un sol recouvert de lentisques et de blanches bruyères, seraient couchés les débris de somptueuses villas, et l’on aura une idée de la métamorphose subie par la Byzacène des Romains sous la domination arabe. Et que de richesses archéologiques éparses dans ces campagnes désertes ! On les heurte partout du pied, jusque sur les hauteurs qui, à l’ouest, dominent la plaine. Il est un monument au pied duquel vous passerez et qui vous rappellera, à s’y méprendre, le monument élevé à Caecilia Metella, ce tombeau d’un si bel effet sur la voie Appienne. On l’appelle le Château de feu. Au XVe siècle, et même au XVIe, les Arabes en avaient fait un phare. Oh! les Arabes, avec leurs marteaux de démolition et leurs troupeaux rongeurs, qu’ont-ils fait de ce pays autrefois tellement peuplé, tellement fertile, qu’un historien romain rapporte que l’on pouvait aller d’Hadrumète, la Sousse actuelle, à Carthage, à l’ombre de jardins! Cette voie ombragée traversait, paraît-il, dans toute sa longueur, les terres de l’Enfida. Voici, d’après un témoin oculaire, dans quel état misérable était ce domaine lorsque, en 1882, la Société franco-africaine, qui en était propriétaire, commença ses travaux : «D’immenses plaines incultes, des montagnes couvertes d’une végétation rabougrie, des thuyas écimés, dévorés par les chèvres, d’énormes buissons de lentisques d’un vert sombre, d’oliviers non greffés, de grandes étendues cachées sous les épines des jujubiers sauvages, çà et là quelques beaux caroubiers, de grands jardins de cactus; autour de ces jardins, quelques tentes arabes, de rares caravanes venant du sud et cheminant pas à pas. Tel était l’aspect de l’Enfida en 1882. » A quoi il faut ajouter, pour compléter ce triste tableau, un pays déboisé, des sources obstruées, des jardins disparus, des eaux mal dirigées changeant de lit chaque année, des canaux rompus ou ensablés, des terres mal cultivées et sans aucun assolement, des engins de travail grossiers, les puits eux-mêmes bouchés, une population agricole misérable et s’élevant à peine à quelques milliers d’âmes.

Actuellement, c’est-à-dire depuis 1886, 300 hectares de l’Enfida ont été plantés de vignes. J’ai bu, sur place, du produit de ces vignes, j’en ai bu transporté en Europe, et si, comme qualité et goût, les vins rouges et blancs laissent peu de chose à désirer, il n’en est que plus fâcheux que les frais de transport, et surtout les droits de douane, dont ils étaient frappés à Marseille, en aient longtemps rendu l’acquisition coûteuse. Cela ne pouvait durer; il était impossible qu’après avoir adopté la Tunisie, la France en traitât les produits comme s’ils venaient d’une terre étrangère quelconque. A la faute de ne pas s’être annexé la Tunisie, lorsqu’il était facile de le faire, on ajoutait celle de causer la ruine des colons qui étaient venus y porter leurs capitaux.

La société franco-africaine, propriétaire de l’Enfida, ne pouvait avoir la prétention de diriger seule un domaine si étendu. Après avoir transformé l’ancien bourg Dar-el-Bey en Enfidaville, fait d’un vieux bordj une maison spacieuse où les visiteurs reçoivent la plus écossaise des hospitalités, construit une école, une chapelle, un bureau de poste, elle songea, par tous les moyens possibles, à appeler une population indigène ou européenne à l’Enfida, à allotir les terres, à créer des prairies, irriguer, et à conserver les bois existans. On est heureux de pouvoir" dire que le lotissement, l’irrigation, la reconstitution progressive des forêts et l’établissement d’un superbe vignoble ont été menés à bonne fin par la société. Mais, chose plus extraordinaire, on y voit des arbres, oui, de vrais arbres. « Quel étonnement ! » s’est écrié M. de Maupassant, lorsqu’après une longue journée passée sous la pluie, il vit ceux de l’Enfida. « Ils sont déjà hauts, ajoute-t-il, bien que plantés seulement depuis quatre ans, et témoignent de l’étonnante richesse de cette terre et des résultats que peut donner une culture raisonnée et sérieuse. Puis, au milieu de ces arbres, apparaissent de grands bâtimens sur lesquels flotte le drapeau français, c’est l’habitation du régisseur-général et l’œuf de la ville future. Un village s’est déjà formé autour de ces constructions importantes, et un marché y a lieu tous les lundis, où se font de très grosses affaires. Les Arabes y viennent en foule de points très éloignés. Rien n’est plus intéressant que l’étude de l’organisation de cet immense domaine, où les intérêts des indigènes ont été sauvegardés avec autant de soin que ceux des Européens, c’est là un modèle de gouvernement agraire pour ces pays mêles où des mœurs essentiellement opposées et diverses appellent des institutions très délicatement prévoyantes.[8] »

Les propriétaires de l’Enfida auront-ils la gloire de faire renaître la prospérité légendaire de cette contrée privilégiée ? M. de Lanessan le croit et, comme M. de Maupassant, il dit aussi : « En agissant comme ils le font, les propriétaires de l’Enfida ne peuvent manquer d’aboutir à ce double résultat : amélioration du sort de l’indigène et fixation du nomade au sol ; accroissement des revenus annuels et de la valeur marchande du domaine… Ils collaborent ainsi dans une puissante mesure au rapprochement des colons français et des indigènes, pour le plus grand profit matériel des premiers et l’avantage moral des seconds… Ils se préoccupent non-seulement des ouvriers indigènes, mais encore des colons leurs compatriotes… Bientôt un village, puis une petite ville, se dresseront dans un lieu où rien ne troublait, il y a quelques années seulement, la solitude du désert. »

XI. — DE L’ENFIDA A KAIHOUAN. — LE LAC TRITON. — KAIROLAN.

En quittant Enfidaville pour se diriger vers le sud, l’on entre de nouveau dans un désert sans arbres, dans des plaines sans culture, et toujours en suivant des pistes sans direction fixe et sans limite marquée. Une chèvre chemine dans une terre ; peu après, une vache passe où la chèvre a passé ; puis un voyageur à cheval. Voilà désormais une route ouverte. Mais la chèvre, animal capricieux, a fait des crochets; ces crochets ont été religieusement suivis par la vache et le voyageur. Mille Arabes qui viendront après en feront de même.

A travers les nuages de poussière qui vous enveloppent et le miroitement d’une atmosphère enflammée, des mirages étranges se reproduisent sans cesse, pour toujours s’évanouir. Après le lac de plomb fondu sur lequel il vous semble voir passer des barques aux voiles latines, apparaissent de grands fleuves, puis des villes blanches avec leurs minarets pointus, des forêts, et jusqu’à des troupes de cavaliers aux formes fantastiques, glissant comme des ombres entre ciel et terre. Non loin des berges d’un puits de construction romaine et aux eaux abondantes, ce genre de mirage devient une réalité. Là, vous rencontrez en effet de nombreuses caravanes venant du sud; elles y abreuvent leurs chameaux chargés des dattes du Djérid, leurs petits ânes ployant sous le poids de lourds couffins remplis de produits presque sans valeur. Le chef de la caravane est presque toujours à cheval, portant le fusil en bandoulière, ce qui étonne assez si l’on vient d’Algérie. Les femmes, selon l’usage, suivent à pied, rieuses, parlant à haute voix, traînant à la main ou portant sur le dos leur jeune famille. L’arrêt que l’on fait au puits romain n’est pas sans charme, car la vue d’une eau fraîche va devenir désormais une vraie jouissance, et le spectacle de tout ce monde, gens et bêtes, s’abreuvant, produit en vous comme une impression de bien-être.

Barrah! crie toujours le cocher de sa voix rauque, et vous entrez dans ce désert affreux, cette morne solitude qui pendant de longues lieues précédera votre entrée dans Kairouan. La vue d’un arbuste solitaire vous jette dans le ravissement ; il n’est pas jusqu’à la rencontre d’un tombeau de marabout, blanche kouba à coupole immaculée, qui ne vous cause un vif plaisir. L’horizon se resserre et l’on arrive au défilé des Souatirs.

A droite et à gauche de l’étroite et sauvage piste que vous suivez, se déroule une bordure de roches rouges, calcinées par le soleil, émergeant du sol avec une régularité bien faite pour surprendre. Elles sont inclinées dans la direction de Kairouan comme pour justifier ce qu’en dit la légende. Il n’y avait ni carrières de pierre, ni cours d’eau là où le conquérant arabe, Okbar, voulut comme Louis XIV édifier une ville dans un désert. Tout à coup, à sa prière, les roches du défilé se dirigèrent debout et en rangs pressés vers le lieu désigné par l’obstiné soldat. Et l’eau? Ce fut une gazelle qui, en grattant la terre de son pied mignon, fit découvrir la seule source d’eau douce qu’on y voit aujourd’hui, et qui porte le nom de Puits du Chameau. C’est, en effet, un de ces patiens animaux, installé au premier étage d’une maison arabe, qui, en mettant en mouvement un manège avec chaînes à godets, fournit l’eau douce à la ville. « Quelquefois, raconte M. de Campou, le chameau s’arrête, reste à la fenêtre en contemplation, et les cuisinières du lieu attendent patiemment, pour remplir leurs cruches, que l’animal ait terminé sa méditation. »

Les rochers du défilé des Souatirs auront peut-être aussi fourni des dalles, des pierres aux dolmens qui, répartis sur une étendue de 250 hectares, séparés les uns des autres par des intervalles de 10 à 50 mètres, ne sont pas une des moindres curiosités de la Tunisie. La forme est pour tous la même : une large dalle posée horizontalement sur trois autres dalles verticales. C’est une sorte de coffret ne mesurant pas plus de 1m,50 de longueur sur 1 mètre de large et 1 mètre de hauteur. Ce qu’il y a de plus extraordinaire, c’est d’y trouver des pierres affectant des formes géométriques, disposées avec une grande régularité tout autour des tombeaux, et servant d’enceintes circulaires à deux, quatre ou six dolmens. Ce sont les docteurs Rebatel et Tirant qui, les premiers, les signalèrent au monde archéologique. Un autre docteur, M. Rouire, m’a dit y avoir pratiqué des fouilles et trouvé des ossemens et des débris de poteries. On sait peut-être qu’au Maroc et en Algérie se rencontrent de pareilles agglomérations de monumens mégalithiques. Quelle en est l’origine? Des savans y voient la route suivie jadis par les caravanes qui, des hauts plateaux de l’Asie, descendirent en Europe par la Phénicie, l’Egypte, la Tunisie, l’Algérie, le Maroc et l’Espagne. D’autres y voient les tombeaux des Germains qui vinrent, à des époques que l’on ne peut fixer, coloniser dans ces régions ; il est en Tunisie une race d’hommes blancs, qui peuvent bien leur devoir leur origine.

Non loin de cette nécropole où jamais ne s’entend un chant d’oiseau, où ne fleurit qu’un pâle lichen et dont la voix humaine ne trouble jamais la solitude, s’étend le plus grand réservoir d’eau douce du nord de l’Afrique. C’est le lac Kelbiah, ne mesurant pas moins de 13,000 hectares, et sur lequel des savans comme MM. Tissot, Roudaire, Rouire et bien d’autres, ont longtemps discuté sans pouvoir s’entendre. Il s’agissait, en effet, de décider, entre eux, si le lac Kelbiah était situé dans le bassin du Triton, ce pays classique de la mythologie grecque, ou si cette mystérieuse région n’était pas plutôt au chott d’El-Djerid. Et, en effet, quel intérêt n’y avait-il pas à connaître au point de vue de la civilisation hellénique, où était le berceau de ces légendes, de ces êtres fabuleux qui se formèrent dès que des rapports suivis s’établirent entre les peuples de l’Hellade et ceux du nord de l’Afrique? D’après Diodore de Sicile, Hérodote, Pindare et autres écrivains, n’était-ce pas à Nysa, non loin du lac Triton, que naquirent Bacchus et Neptune-Poséidon? Et sur le lac Triton même, une Minerve appelée Tritogène, du lieu de sa naissance, ne vit-elle pas le jour? Persée y tuait la Méduse et mettait Andromède en liberté ; Hercule y terrassait Antée et délivrait le pays des Amazones qui s’y trouvaient. Cadmus, mieux avisé, y cacha ses amours. Un contemporain d’Orphée, Thymœthès, vint à Nysa. Enfin, s’il faut en croire poètes et historiens de l’antiquité, c’est au lac Triton que Jason conduisit son fameux navire Argo; et c’est de là encore qu’il s’embarqua pour revenir avec ses compagnons à son point de départ.

M. le docteur Rouire, dans un travail très intéressant que j’ai sous les yeux[9], affirme, avec preuves à l’appui et un grand luxe de cartes, que le lac Kelbiah n’était autre que le mythologique lac Triton. M. Tissot qui, pendant vingt ans, s’est occupé de cette question, M. Tissot, qui a fait plusieurs voyages aux oasis de Gabès, donne les conclusions qu’on va lire, contraires à celles du docteur Rouire[10] : 1° le lac Tritonide d’Hérodote et de Mêla est certainement le chott El-Djerid ; 2° le cours inférieur du fleuve Triton, de Ptolémée, parait être l’Oued-Gabès ; 3° les trois lacs formés par le fleuve sont les trois bassins du chott El-Djerid, du chott El-Gharsa, du chott Melghigh; 4° le grand fleuve Triton d’Hérodote est vraisemblablement l’Igharghar et le cours supérieur du Triton de Ptolémée est certainement l’Oued-Djedi; 5° l’île de Phla est sans doute l’île des Palmiers de Pharaon.

D’après les études qu’en ont faites dernièrement M. Ludovic de Campou et le capitaine de Sailly, et au dire des indigènes, voici ce qu’il est permis de supposer sur le régime actuel du lac et son importance : « Entre le bassin nord de Medjerda et le bassin sud des chotts, se trouve le bassin du lac Kelbiah, alimenté par l’Oued-Lattaf. Aux mois de février et mars, si les pluies sont abondantes, l’Oued-Lattaf, qui prend sa source près de Tabessa, sous le nom d’Oued-el-Hattab, jette dans le Kelbiah ses eaux abondantes et limoneuses. Torrentiel dans la montagne, quand il arrive dans la plaine de Kairouan, à pente faible, le Lattaf élargit son lit; arrêté par le plateau des Indi-Bou-Scella, il le contourne, entre dans le Kelbiah, alluvionne les bords sud du lac à une grande distance et fait monter le niveau des eaux ordinairement compris entre 17 et 19 mètres au-dessus de la mer. Si les pluies continuent, si le niveau du lac arrive à la cote 20, le lac déborde et jette dans le Menfès le surplus de ses eaux. Le Menfès, qui coule dans une vallée étroite à grande pente, va lui-même, après un parcours de quatre lieues environ, déboucher dans le lac Halk el-Mendjel, isolé de la mer par le cordon du littoral. À ce moment, les Arabes et les Maltais remontent en barque depuis la mer jusqu’au Kelbiah pour la pêche des poissons à huile qui s’y trouvent en abondance... A l’époque romaine, suivant toute apparence, le lac Kelbiah, dont la contenance actuelle est encore de 300 millions de mètres cubes d’eau, devait être en communication constante avec la mer qui formait, à cet endroit, un golfe profond. Peu à peu, par suite de l’irrégularité des cours d’eau, du déboisement qui a accru les eaux d’hiver de l’Oued-Lattaf aux dépens des eaux d’été et augmenté les dépôts de limon, il a dû se former au seuil du Menfès, dans le goulot étroit qui séparait le lac du golfe proprement dit, un barrage provisoire où se sont déposés en grande quantité les limons amenés par les remous. Pour la première fois le lac a été isolé; l’année suivante, le barrage a dû être rompu, les eaux se sont créé un passage et ont élevé le niveau du Menfès; après plusieurs siècles, après de nombreuses inondations, la vallée du Menfès a été constituée, le fond du lac élevé, et le régime actuel du Kelbiah établi. »

Pourra-t-on jamais utiliser cette immense quantité d’eau douce? Oui, si jamais la Tunisie devient un jour aussi peuplée que la Chine et si la Providence y fait germer cet inappréciable roseau, le bambou, sans lequel l’empire des Célestes ne serait pas le pays de l’irrigation par excellence.

« Kairouan! » vous crie tout à coup le cocher qui s’agite dans un dernier enrouement, et le mécréant, au lieu de descendre de son siège pour saluer la ville sainte, ainsi que l’usage et la tradition le lui commandent, fouette à coups redoublés ses chevaux qui s’élancent au galop sur la piste poudreuse.

A travers les tourbillons d’une poussière rougeâtre et les feux d’un soleil qui sombre à l’horizon, se montre au loin un dôme lumineux : c’est la coupole immaculée de la mosquée d’Okbar; puis on distingue, émergeant de la plaine dénudée, une longue ligne blanche; ce sont les murs de Kairouan, murs sacrés qui devaient si bien préserver la ville sainte du contact et de la souillure de nos troupiers. A l’une des portes bastionnées, veille une forte garde de turcos qui, à notre vue, ne témoignèrent ni surprise, ni empressement à nous indiquer la direction de l’hôtel dont nous leur disions le nom. Ce fut un Français, à tenue correcte, tout de noir vêtu, dont le chapeau à haute forme nous jeta dans un profond étonnement, qui vint à notre secours. Ce personnage, qui semblait vraiment heureux de nous venir en aide et de voir des compatriotes, était le commissaire de police de la ville. L’humble fonctionnaire vous inspirera une subite sympathie dès qu’il vous apprendra qu’il est seul de son emploi dans cette cité de 20,000 âmes, et que, si ses noirs vêtemens tranchent désagréablement sur la multitude des burnous blancs qui l’entourent, c’est parce qu’il est en deuil d’une jeune famille morte ici de nostalgie et par manque d’eau potable. L’eau de la source que découvrit la gazelle est, en effet, comme celle de Biskra, quelque peu saumâtre.

Nos jeunes soldats succombent aussi en grand nombre à Kairouan. Il n’est pas au monde de ville plus malsaine. Les collines qui l’entourent sont, connue l’une des collines de Rome, formées de dépôts de toute sorte qu’on y jette depuis qu’elle fut construite. Ces collines empestées où vous repoussez du pied, à chaque pas, des débris sans nom, servent de lieu de sépulture aux cadavres de la ville ainsi qu’à ceux des tribus nomades des environs. Être enterré à l’ombre de la mosquée d’Okbar, en vue des murailles saintes, assure aux musulmans défunts l’entrée du paradis de Mahomet. Comment les survivans auraient-ils la cruauté de ne pas en faciliter l’accès à leurs morts, puisque ces êtres regrettés seront abreuvés de miel liquide, de lait, de vins enivrans, et que des femmes blanches, aux yeux noirs plus doux que ceux des gazelles, leur donneront des jouissances sans cesse renouvelées? L’autorité française a bien prohibé les inhumations trop rapprochées, mais elles se font de nuit, clandestinement, dans les cloaques pourris des collines ; quand vient l’époque des grandes pluies, des ruisseaux immondes en découlent et tuent ceux qui en respirent les fétides émanations.

L’eau douce a toujours été rare dans cette contrée désolée, mais non la végétation dont elle est pourtant aujourd’hui entièrement dépourvue. Je n’ai remarqué aux portes de la ville qu’un fourré de cactus aux pointes épineuses; il n’a pas été détruit parce que, en temps de disette, les fruits en servent d’aliment aux pauvres gens. Autrefois, nous a raconté un ancien turco qui s’est établi ici en qualité de cicérone, — une sinécure, — le pays était boisé, couvert d’oliviers magnifiques, ne payant pas d’impôt en raison du voisinage de la ville sainte. Un bey, en expédition dans le sud, émerveillé de tant de végétation, ordonna qu’elle paierait la dîme que tout arbre à fruit doit payer. Les propriétaires des oliviers n’osèrent rien dire, désireux de préserver leurs têtes, mais lorsque le souverain revint à Kairouan, ayant terminé sa campagne, il trouva la région sans un arbre, telle qu’on la voit aujourd’hui. Tout avait été coupé.

Je n’ai pas rencontré de peintres français dans ces parages et ils abondent ailleurs. Je me permets de leur dire qu’ils ont tort de n’y pas venir, car je n’ai vu nulle part, pas même à Biskra, de ville plus arabe, plus africaine que Kairouan et c’est pour cela que je leur conseille de la visiter. La malpropreté y est grande, impossible de le nier, surtout celle des rues, mais n’en est-il pas ainsi dans toute l’Afrique, à l’exception d’Alger et de Tunis? Elle est tout à fait loin d’être aussi repoussante que celle de certains quartiers de Constantine, de ceux qui sont restés accrochés comme des loques malpropres au versant du Rummel, à deux pas de la Brèche.

La population de Kairouan vous frappe par la noblesse de ses manières, de ses poses et par la résignation, sans bassesse ni haine, avec laquelle elle admet notre présence dans l’un des plus vénérés sanctuaires de sa foi. Entrez, la nuit venue, dans un des lieux publics où, à la lueur d’une lampe, en face de quelques tasses de café, sont accroupis, enveloppés d’un burnous d’un blanc de neige, des indigènes à barbe vénérable, écoutant l’un des leurs discourir gravement. Votre arrivée ne paraîtra pas les surprendre; leurs gestes resteront d’une simplicité rare, et c’est en vain que vous chercherez dans leurs regards un autre sentiment que celui d’un accueil réservé, peu éloigné de la cordialité. Et ce tact si difficile à garder pour des vaincus, vous le retrouverez partout, dans les rues, dans les bazars, aussi bien chez les croyans qui prient dans la grande mosquée d’Okbar que chez les pieux gardiens de la merveilleuse mosquée du Barbier du Prophète.

Quel pouvoir surhumain a donc annihilé chez les fanatiques de la ville sacrée la haine qu’ils portaient aux chrétiens? Comment ceux-ci ont-ils pu pénétrer sans coup férir dans des sanctuaires où nul profane n’était jamais entré sans qu’un poignard frappât de mort le sacrilège? Évidemment, la force brutale n’eût pu produire un tel miracle : Allah l’avait voulu ! Lorsque les troupes françaises arrivèrent en vue de Kairouan, elles s’attendaient à combattre, et ce serait peu connaître nos soldats que de ne pas croire qu’ils le souhaitaient ardemment. Au lieu] de cela, les autorités musulmanes se présentèrent devant nos généraux désappointés en leur disant que la ville se rendait à discrétion. Voici ce qui s’était passé.

Depuis un certain nombre d’années, vivait dans la régence l’un de nos compatriotes, lequel, après avoir beaucoup vécu de tout, essayé de tout, séjourné à la Trappe, à la Chartreuse et à Frigolet, se fit musulman. Très instruit, orateur, parlant bien l’arabe, habitué aux jeûnes et à l’abstinence, Si Ahmed, — c’est le nom qu’il prit en abjurant, — acquit par ses prédications enflammées dans les cafés de Tunis et les mosquées de Kairouan, une grande réputation de sainteté. Il vivait d’aumônes, ce qui ne l’empêchait pas de flétrir les vices de ceux qui le nourrissaient. Inutile de dire qu’il était resté Français par le cœur.

Lorsque, en 1881, étant à Tunis, il apprit que notre armée n’était plus qu’à quelques journées de Kairouan, il partit pour la ville sainte tenant cachée sous son burnous une tablette sur laquelle il avait écrit en caractères arabes une prophétie de son cru. Aussitôt arrivé, il se glissa nuitamment dans la salle de la grande mosquée où sont déposées les prophéties des saints musulmans, il y déposa sa tablette, et se rendit auprès des imans et des muphtis qui juraient de ne jamais livrer leur sanctuaire aux ennemis de leur dieu, littéralement, à des « chiens de Français. » Si Ahmed leur expliqua avec son flegme habituel qu’il fallait avant toute chose consulter les prophéties et ne pas perdre son temps à maudire. Le conseil fut goûté, imans et muphtis se rendirent à la mosquée et trouvèrent mêlées à d’autres prophéties celle que voici : « Trois grands serpens déroulant leurs anneaux de bronze et de fer, vomissant le feu, aux écailles invulnérables, pénétreront dans la ville sainte : ils trouveront les portes ouvertes, les visages tristes et les poignards dans les fourreaux, et cela à cause des crimes sans nom commis dans la cité d’Okbar. »

Et voilà, comment sans tirer un coup de fusil, trois colonnes françaises entrèrent dans la cité fondée par Okbar. Depuis, il s’y est ouvert deux hôtels où, sans aucune apparence de luxe, on mange proprement et à bon marché ; il y a un bureau de tabac, de poste et de télégraphe ; les rues ont été baptisées du nom de nos généraux au nombre desquels figurait, lorsque je m’y trouvais, l’année dernière, celui du général Boulanger. Quant à notre compatriote Si Ahmed, il fut nommé gardien de la kouba d’un saint homme, le marabout Sidi-Ben-Daoud. Dès lors, il habita le lieu sauvage et désert où s’élevait cette tombe, vivant des aumônes des pèlerins qui venaient prier ou confesser leurs péchés. Il y est mort.

La grande mosquée d’Okbar, en dépit de ses innombrables colonnes et la richesse de ses marbres, fut loin de produire sur nous l’effet que nous en espérions. Combien, en recueillant nos souvenirs, nous lui préférâmes les mosquées de Cordoue et de Tolède ! Certes, un tel assemblage de piliers en marbres de choix est fait pour vous enthousiasmer, surtout si l’on se souvient que l’on a devant les yeux des vestiges de la Carthage d’Annibal et de la Carthage de César, mais il manque à tout cela le jour sombre, mystérieux des mosquées espagnoles ; impossible d’y ressentir le trouble qu’éprouve toute âme religieuse lorsqu’elle entre, soit dans le sanctuaire d’une église chrétienne, soit dans celui d’une synagogue, d’un temple de Bouddha ou même dans celui d’une pagode chinoise.

Toute notre admiration se concentra sur l’admirable et sans pareille mosquée du Barbier du Prophète, située hors des murs, non loin des citernes que l’ancienne dynastie des Aghlabites y reconstruisit, et que l’incurie musulmane a laissé s’ensabler. Impossible de rêver des arabesques plus parfaites et plus délicates, des faïences d’un émail plus riche, des peintures mieux finies, des portiques plus légers, que ceux qu’il nous fut permis d’y voir. C’est peut-être trop dire en prétendant que la vue de ce merveilleux bijou mauresque vaut le voyage, mais vous oublierez à le regarder les nuages de poussière, les pistes sablonneuses, les nombreux coups de soleil par lesquels il vous a fallu passer pour arriver jusqu’à lui.

Kairouan qui, comme le Caire et Fez, avait été le siège d’une université aussi célèbre dans le nord de l’Afrique que le furent en Europe Paris et Salamanque; Kairouan, après s’être vue le centre de riches industries et d’un grand commerce, a tout perdu à la suite de querelles intestines ; depuis un grand nombre d’années, elle est restée ce qu’en a dit Léon l’Africain au XVIe siècle : « Une campagne aréneuse et déserte ne produisant ni arbres ni grains. Ses habitans sont de pauvres pelletiers et tanneurs de peaux de chevreaux. » Depuis lors, on y voit des fabriques de tapis, mais ceux qu’on a placés sous nos yeux n’ont pu nous tenter. Les couleurs en étaient trop violentes et les dessins trop peu mauresques. Il y a mieux dans les souks de Tunis.


EDMOND PLAUCHUT.

  1. Voyez la Revue du 1er octobre.
  2. La Tunisie, le Christianisme et l’Islam. Challamel, 1886.
  3. Voir la série des articles de M. Paul Leroy-Beaulieu dans l’Economiste français du 1er semestre de 1881.
  4. Voir, dans la Revue du 15 février et du 15 mars 1887, les Débuts d’un protectorat.
  5. Les Odeurs de Tunis, par M. Honoré Pontois, 1889.
  6. En 1890, 5,200 hectares.
  7. Au sujet de ce troisième groupe, qui comprend les quelques vignobles que l’on cultive tout auprès de ce qui fut Carthage, ce passage du deuxième livre des Lois de Platon (loc. cit., p. 63) est intéressant à reproduire : « Je préférerais à ce qui se pratique en Crète et à Lacédémone la loi établie chez les Carthaginois, qui interdit le vin à tous ceux qui portent les armes et les oblige à ne boire que de l’eau pendant tout le temps de la guerre ; qui, dans l’enceinte des murs, enjoint la même chose aux esclaves de l’un et de l’autre sexe, aux magistrats pendant qu’ils sont en charge, aux pilotes et aux juges dans l’exercice de leurs fonctions, et à tous ceux qui doivent assister à une assemblée pour y délibérer sur quelque objet important ; faisant en outre la même défense à tous d’en boire pendant le jour, si ce n’est à raison de maladie, ou pour réparer leurs forces, et, pendant la nuit, lorsqu’ils ont dessein de faire des enfans. Sur ce pied-là, il faudrait très peu de vignobles à une cite, quelque grande qu’on la suppose, et, dans la distribution des terres pour la culture, la plus petite portion serait celle destinée aux vignes. »
  8. Voyez la Revue du 1er février 1889.
  9. L’Ancien lac Triton; Challamel aîné, 1887.
  10. Exploration scientifique de la Tunisie, par M. Charles Tissot, 1884.