La France en Égypte

LA FRANCE EN ÉGYPTE

A la suite des arrangemens que notre politique marocaine nous a amenés à faire avec l’Angleterre, il y a une dizaine d’années en Egypte, notre situation a naturellement et rapidement décru dans ce pays que nous avons arrosé de notre sang et que nous avons fécondé aussi de notre génie en ouvrant dans son sol la grande voie maritime qui a fait de lui une escale de la route commerciale la plus importante du monde ; mais il ne s’agit ici que de notre situation politique, et non pas de notre situation morale, ni de notre action civilisatrice et éducatrice, qui, malgré les difficultés de l’heure présente, sont restées très grandes et peuvent le redevenir davantage.

Aux Français qui seraient tentés de renoncer, là-bas, à tout avenir pour leur pays, je conseillerais volontiers d’aller passer un hiver aux rives enchantées du Nil et d’ouvrir leurs yeux et leurs oreilles :

Je me souviens, moi-même, de mon agréable surprise, lorsque, il y a trois ans, j’abordai pour la première fois en Egypte : j’y venais avec la secrète inquiétude de me sentir en possession très insuffisante de la langue anglaise que j’y croyais indispensable. Et à peine débarqué, à Alexandrie, au Caire, à Port-Saïd, dans toutes les grandes villes, je découvrais les traces d’un véritable monde français juxtaposé au monde arabe.

Partout, en effet, à côté de l’idiome national, s’affirme la souveraineté parallèle de notre langue. Elle résonne dans les rues, dans les théâtres, aux terrasses des cafés. Elle s’étale aux enseignes des magasins, aux étiquettes des vitrines, seule ou associée à l’arabe. Il n’y a guère que le grec qui puisse sembler lui faire concurrence, surtout à Alexandrie, ville toujours très fidèle à ses origines, et dans les boutiques plus humbles des quartiers où vit la masse de la colonie hellénique. En tous cas, d’anglais point ; ou si peu qu’il en est négligeable. C’est en français que les murs, tapissés d’affiches, — éloquent symptôme I — vantent les mérites d’obsédans produits. C’est en français, adjoint à l’arabe, que les tramways, tout grouillans d’indigènes, renseignent sur leurs itinéraires. Bien plus : les inscriptions qui figurent sur les timbres-poste et les billets de chemin de fer, sont françaises encore autant qu’arabes, et notre langue est toujours parlée par les fonctionnaires des administrations publiques.

« Mais l’Egypte est française, donc !… » C’est le cri de tous ceux qui viennent de France au pays du Nil, et qui ajoutent, en hochant la tête : « Quel dommage !… »

— Oui, quel dommage, évidemment. Notre renonciation politique n’implique pas toutefois la perte de l’influence plus profonde de notre culture, qui peut toujours là-bas, et puissamment, servir la cause de notre nationalité. Il y a vingt ans, le français était beaucoup moins répandu en Egypte qu’aujourd’hui. Tous les vieux Egyptiens me l’ont attesté. En 1904, au moment où fut conclu l’accord franco-anglais, on put croire qu’il allait y avoir un arrêt, puis un recul dans la diffusion de notre langue, et que l’anglais allait la remplacer. Il n’en a rien été, — au contraire. Sans doute, les jeunes indigènes ont eu intérêt, à partir de ce moment, à apprendre l’anglais. Mais les extraordinaires aptitudes polyglottes des Orientaux leur ont fait, en général, simplement ajouter cette langue à la nôtre, et nous n’avons rien perdu.

La puissance d’attraction du français paraît donc rester sauve. Voilà un fait qui domine tout, et qui s’impose. Lord Cromer qui, vingt ans durant, mit toute son énergie au service de la domination britannique, caressa longtemps le rêve de substituer l’anglais au français en Egypte. Il dut y renoncer : les racines de notre langue sont trop profondes. Le français n’est pas en effet, ici, seulement la langue du monde et de l’élite, comme il arrive dans tant de pays d’Europe. Il est aussi la langue des affaires : — langue du commerce et langue de la justice. C’est en français que l’on vocifère autour de la corbeille dans les Bourses d’Alexandrie et du Caire ; en français que l’on plaide et que l’on juge dans les tribunaux mixtes, bien que l’anglais et l’italien y jouissent, comme l’arabe, de la qualité de langues officielles. Mais il y a plus : le français supplante, dans mainte famille, la langue nationale, même dans l’intimité. Cela est vrai surtout chez les Levantins de toutes races, — Arméniens, Syriens, Juifs, — qui sont fixés en Egypte et devenus Egyptiens. Mais cela tend à devenir aussi le cas d’indigènes musulmans que l’on entend de plus en plus fréquemment causer, plaisanter en français. Ils recherchent, ils créent même les occasions de se familiariser avec notre langue. Au Caire et à Alexandrie se sont fondées, entre jeunes gens, des Sociétés dramatiques où l’on joue nos vaudevilles et nos comédies.

Ainsi le nombre de ceux qui se servent du français, fait boule de neige et grossit sans cesse. Nul, en Egypte, ne peut plus négliger ni ignorer ce fait capital. Il faut s’incliner devant cette suprématie qui est reconnue même par nos rivaux, et avec éclat, comme l’atteste le fait suivant :

A côté de la presse arabe, qui est, naturellement, la plus répandue, il y a, en Egypte un grand nombre de journaux français : les Pyramides, la Bourse Égyptienne, la Réforme, le Journal du Caire, etc., que crient dans les rues, à l’instar de leurs collègues parisiens, mais avec un accent différent, d’étonnans camelots bronzés aux pieds nus et aux longues robes flottantes. Mais il y a aussi d’autres journaux européens. Les Anglais, bien entendu, ont voulu avoir leurs feuilles à opposer à cette presse française, ne fût-ce que pour affirmer au moins leur existence dans le pays. Un peu plus tard, il en a été de même des Allemands, qui par tous les moyens, s’insinuent en Egypte, comme dans tout l’Orient ; ils s’efforcent de s’y faire une place, et il leur a paru nécessaire d’appuyer l’action de leurs commerçans et de leurs banques, par la publication de quelques feuilles germaniques. Il y a donc, au Caire et à Alexandrie, des journaux anglais et allemands. Seulement, pour faire passer cette marchandise peu achalandée, il a fallu mettre du français autour : au lieu de paraître sur quatre pages, les journaux anglais et allemands en ont huit, dont la moitié rédigée en notre langue. Le journal allemand, même, est allé plus loin. Il dissimule prudemment sa nationalité : Les quatre pages françaises s’intitulent les Nouvelles Égyptiennes, et elles servent d’enveloppe ou reste. Ce n’est qu’en ouvrant que s’opère la transformation en Ægyptische Nachrichten. Quelques centaines d’Allemands achètent cela. Quant aux indigènes, s’ils y vont de leur petite piastre, c’est le jour où, pour le même prix, ils désirent un peu plus de papier. Mais ce n’est pas encore ainsi que la langue de Goethe s’installera aux bords du Nil.

Si ces exemples prouvent que notre influence morale éclipse toutes les autres, ils indiquent aussi combien on est prêt à en guetter les faiblesses et à les utiliser. Notre influence, de même qu’elle ne s’est pas créée toute seule, ne se conserve ni ne s’étend sans efforts. C’est de ces efforts que je voudrais parler avec quelques détails, pour mieux permettre d’en comprendre la grandeur et le prix.


Il faut avoir recours à l’éloquence, sèche mais précise, des chiffres. En 1908, il y avait, dans les écoles françaises d’Egypte, 17 000 élèves. Il y en a, aujourd’hui 25 000. Comparés l’un à l’autre, ces deux chiffres disent nos progrès. Mais leur valeur n’apparaît toute qu’en les rapprochant du nombre total des enfans qui étudient dans les diverses écoles d’Egypte. Dans ce pays, pourtant si peuplé, la population scolaire n’est en effet que de 150 000 élèves ; et il en résulte donc que nos écoles comptent pour un sixième dans ce total. Encore n’est-ce qu’un minimum strict. Car il est d’autres écoles, non françaises de nationalité, qui donnent cependant un enseignement exclusivement français et qui, collaborant ainsi aux mêmes fins, doivent venir en compte : tel est surtout le cas des écoles de l’Alliance Israélite, — et, de ce chef, ce sont encore au moins 2500 enfans, qui sont élevés dans notre langue et nourris de notre culture.

Mais tenons-nous-en aux écoles purement françaises, et voyons comment s’est constitué ce puissant faisceau qui groupe 25 000 enfans chaque jour devant les chaires de nos professeurs.

Ici comme dans tout l’Orient, la majeure partie de ces écoles est l’œuvre des Congrégations.

Au premier rang, il faut citer les Frères de la Doctrine Chrétienne qui enseignent à plus de 6 000 enfans. Viennent ensuite, les Jésuites, les Pères de la Mission franciscaine, et, pour les filles, la Congrégation de la Mère de Dieu, les Filles de la Charité, les Sœurs de la Mission africaine de Lyon, les Dames du Bon Pasteur et les Sœurs de Notre-Dame de la Délivrance : la plupart de ces Congrégations possèdent de nombreuses écoles dans toute l’Egypte. Seuls les PP. Jésuites se sont bornés aux deux grandes villes, le Caire et Alexandrie, où ils ont fondé des collèges d’enseignement secondaire, qui s’adressent, comme leurs établissemens européens, à peu près exclusivement à une clientèle bourgeoise plutôt aisée. Il est vrai, en revanche, que ces mêmes Pères entretiennent et dirigent, par l’intermédiaire des Religieuses du Sacré-Cœur de Jésus et de Marie, ou même de professeurs laïcs, une trentaine de petites écoles primaires échelonnées en Haute-Egypte, de Minieh à Louqsor, à l’usage des indigènes et absolument gratuites.

Ainsi les Jésuites restent fidèles eux aussi à la règle que se sont fixée toutes les Congrégations enseignantes d’Egypte et qui consiste à ouvrir toujours à côté de l’école payante, dès qu’elle fait ses frais, une école gratuite, et à étendre ainsi le plus qu’il est possible l’aire de leur influence.

A côté de ces écoles congréganistes françaises, il en est aussi un grand nombre de laïques qui, depuis longtemps déjà, ont fait preuve d’une belle vitalité. Ce sont, soit de petites écoles primaires pour garçons et filles, soit des écoles secondaires de filles, soit même, comme le collège français Esnault, du Caire, des institutions correspondant à ce que nous appellerions, en France, une école primaire supérieure.

On voit par-là que, jusqu’à ces toutes dernières années, les deux collèges des Jésuites, au Caire et à Alexandrie, étaient les seuls établissemens français d’enseignement secondaire à l’usage des garçons que l’on trouvât en Egypte. C’était vraiment trop peu. Aujourd’hui, cette lacune est comblée par la fondation et par le succès des trois lycées français du Caire, d’Alexandrie et de Port-Saïd. Ces lycées ont été créés dans des circonstances et dans un esprit assez différent. A Port-Saïd, ce fut sous la pression de nécessités impérieuses. Il n’y avait, dans cette ville, comme établissement français, qu’une école des Frères, où l’on pouvait faire d’excellentes classes primaires, mais où l’on ne i pouvait aborder avec fruit des études plus hautes. Or, Port-Saïd est devenue, assez vite, une grande ville de 60 000 habitans, où vit une importante colonie de Français employés au Canal de Suez, et d’autres nombreux élémens bourgeois d’origine égyptienne, levantine ou européenne, qui ressentaient vivement l’absence de tout collège secondaire sérieux. C’est alors que, sur l’initiative de quelques hauts fonctionnaires de la Compagnie du Canal, au premier rang desquels il faut citer le docteur Pressat et M. König, fut constituée une Société française d’enseignement qui résolut de fonder un lycée. L’administration du Canal, désireuse de collaborer à cette œuvre française, fit l’avance de 220 000 francs pour la construction des bâtimens. Le lycée français est ainsi confortablement installé, au bord de la mer, dans un quartier neuf de la ville et il compte déjà, au bout de quatre ans d’existence, 160 élèves. Ce n’est qu’un début, et ce nombre ne peut que s’accroître, puisque les fondateurs, qui ont voulu procéder avec une extrême prudence, n’ont organisé d’abord que les basses classes auxquelles on ajoute chaque année l’échelon supérieur dont le recrutement est ainsi, d’avance, assuré et préparé.

A Alexandrie et au Caire, les lycées français procèdent d’une autre initiative. Ce sont des fondations de la Mission laïque, qui sont venues se constituer en concurrence avec les collèges de la Compagnie de Jésus. Tant à cause de l’opposition des principes qu’à raison de la rivalité escomptée entre les collèges et les lycées, il y a donc eu, dès le début, un antagonisme assez peu déguisé entre les deux espèces d’institutions. Mais cela n’a pas duré. Les lycées ont prospéré sans que les Jésuites aient perdu pour cela un seul élève. Il a donc bien fallu reconnaître qu’il y avait, pour un enseignement français laïque, une clientèle latente, et que, en l’attirant, les nouveaux lycées constituaient un nouveau et précieux élément d’influence française. La paix semble donc faite. A Alexandrie, surtout, où le succès du lycée, qui, en trois ans est arrivé à réunir près de 400 élèves, a été extraordinairement rapide, on est parvenu à un accord qui, parfois même, va presque jusqu’à l’alliance. Lorsque j’ai visité leurs établissemens, supérieur des Jésuites et proviseur du lycée, tous deux hommes d’une très grande distinction, se rendaient à l’envi justice. Ils parlaient l’un de l’autre, j’ai pu m’en assurer et ils ne m’en voudront pas de le proclamer, avec une égale estime. Et chacun rendait hommage au rôle légitime joué par l’établissement de son ci-devant présumé rival, avec la complète impartialité que lui donnait l’absence de toute inquiétude personnelle pour l’avenir du sien. J’irai même jusqu’à dire qu’on peut, en ce moment, assister à une véritable coordination d’efforts, et à une triple entente entre les Jésuites, les Frères et le lycée d’Alexandrie pour arriver à la constitution d’une Ecole Supérieure de Commerce.

Somme toute, il n’est pas question, là-bas, de lutte entre les Congrégations et la Mission laïque. Ceci ne songe pas à tuer cela. On voit maintenant qu’il y a place pour tous. De part et d’autre, on cherche simplement à servir la cause de la France, et c’est là un résultat extrêmement heureux.

Ceci posé, il faut d’ailleurs bien remarquer qu’à certains égards, les établissemens congréganistes ne peuvent pas être remplacés, et qu’il y a un domaine dans lequel nul partage d’influence ne semble possible. C’est le domaine de l’enseignement primaire. Les conditions dans lesquelles celui-ci doit être donné sont, en effet, presque exclusives de l’emploi des laïcs. Il ne s’agit plus, comme pour les études secondaires, de concentrer les efforts sur quelques établissemens fondés dans de grandes villes, et où, au surplus, ces efforts se trouvent allégés, sinon même rémunérés largement, par les frais de scolarité que l’on peut aisément exiger de la clientèle bourgeoise à laquelle on s’adresse. L’enseignement secondaire s’adresse à une élite. Le primaire au contraire n’a de raison d’être et ne vaut comme instrument d’influence que s’il s’adresse à la masse. De toute nécessité donc, il faut que les écoles où il se dispense soient nombreuses, et qu’elles soient, dans une large mesure, gratuites. Il ne s’agit pas davantage de se borner aux localités où la résidence est toujours agréable, parce qu’il y a des Européens et même une véritable société française d’origine. Non. Il faut aller dans les petites villes du Delta ou même de la Haute-Egypte torride. Pour ce dur métier d’instituteur perdu parmi les populations indigènes, il n’est guère possible de trouver d’autres hommes que des religieux. L’Alliance Française d’Egypte en a fait l’expérience : elle avait essayé de fonder quelques écoles primaires laïques. Elle a dû les fermer, ou les rétrocéder aux Frères de la Doctrine Chrétienne. Le point de vue financier à lui seul suffirait à expliquer cet échec. La vie est chère en Egypte ; et, à qui s’expatrie, dans ce pays surtout, où six mois par an le climat est plutôt dur, il faut bien donner quelques compensations. On ne peut donc pas offrir à un instituteur moins de 350 à 400 francs par mois, avec, en outre, quelques facilités ou indemnités pour revenir en France, au moins tous les deux ans, L’entretien d’un Frère, au contraire, est peu onéreux ; il ne dépasse pas 125 francs par mois et il n’est pas question de vacances en Europe. Même à égalité d’esprit de sacrifice ou de dévouement, cela suffit à trancher la question : l’école primaire française, en Egypte, à part quelques très rares exceptions, est et restera forcément congréganiste.

Malheureusement, un grave problème commence à se poser, qui inquiète fort et les Frères et tous ceux qui s’intéressent, là-bas, à la vie de leur œuvre si française. C’est le problème du recrutement des maîtres. La loi sur les Congrégations commence à porter des fruits imprévus et qu’on pourra trouver amers. Les Frères dispersés, les maisons-mères de la métropole fermées, comment pourrait-on espérer pourvoir à l’entretien régulier des effectifs des missions d’Orient, ou d’ailleurs ? La puissance d’attraction des Ordres devait forcément s’affaiblir avec l’éloignement de leurs noviciats et de leurs établissemens. On le voit bien maintenant. Quelques années à peine ont passé, et déjà les Frères français sont obligés, pour combler les vides, de faire appel à des novices italiens ou autres. Mais comment espérer que ces nouveaux élémens travailleront, même s’ils le veulent franchement, ce qui est douteux, à développer l’influence française aussi ardemment que l’ont fait leurs aînés ? Et ne sommes-nous pas menacés par-là de voir peu à peu dévier, au profit de nos rivaux italiens, notre œuvre séculaire ?

Sans doute le danger n’est pas imminent ; la source qui alimente en maîtres nos écoles d’Egypte et d’Orient n’est pas tout à fait tarie. Mais il importe de trouver un moyen de raviver le flot. Car il serait d’un illogisme par trop absurde de s’évertuer, comme on le fait, à entourer de soins les rameaux lointains d’un arbre dont on aurait, par ailleurs, plus qu’à demi abattu le tronc. On sait, en effet, que le gouvernement français, en Egypte et dans les autres pays orientaux, est loin d’avoir renoncé à soutenir les œuvres des religieux. La collaboration est très effective et très cordiale. Il ne faut pas s’en étonner, ni, au fond, trop accuser nos gouvernans d’inconséquence. On ne peut même pas dire qu’ils consentent, par application du mot connu, à rester exportateurs de cléricalisme. A vrai dire, il n’est pas question là-bas de cléricalisme ou d’anti-cléricalisme ; car la propagande des congréganistes cesse d’y être proprement religieuse pour rester exclusivement française. Dans un pays comme l’Egypte, où les musulmans dominent, et où toute autre secte, même chrétienne, ne supporterait pas, tant sont enracinées les croyances, un essai d’absorption par le catholicisme, l’expérience a fait une loi aux religieux de s’abstenir de tout essai de prosélytisme. « Nous nous efforçons simplement, me disait l’un d’eux, d’apprendre à nos élèves le français et de leur inculquer, en dehors de toute considération cultuelle, les principes de la morale chrétienne. »

Cette neutralité à l’égard des dogmes est la condition sine qua non de la fréquentation des établissemens congréganistes par les indigènes. Elle est d’ailleurs si bien établie et si connue que l’on voit côte à côte constamment, dans les écoles catholiques, des coptes, des juifs et des mahométans, dont aucun, pourtant, n’entend abjurer sa foi. On a même vu, — c’est d’un consul de France en Egypte que je tiens le fait, — dans une ville de Haute-Egypte, une école gouvernementale désertée par tout l’élément indigène musulman, y compris le fils du moudir (préfet égyptien), pour l’école française des Frères !

Ce tableau de l’effort de diffusion de la culture française en Egypte est encore très incomplet. Notre organisation scolaire ne se borne pas aux échelons primaire et secondaire. Elle aborde aussi l’enseignement supérieur, tout au moins dans une de ses branches.

Combien de Français de France se doutent-ils, tout d’abord, que l’on peut, en Egypte même, conquérir les grades qui couronnent les études secondaires et qui ouvrent l’accès des études supérieures, je veux dire le brevet supérieur pour les jeunes filles, et le baccalauréat pour tout le monde ? Eh bien ! oui. On débite jusqu’aux rives du Nil notre parchemin national. Les jurys appelés à procéder à cette œuvre délicate y sont, certes, un peu moins universitaires que ceux de France. Au Caire, le ministre de France, à Alexandrie, le consul général, qui président à cette solennité, font appel à des compétences françaises locales un peu imprévues, mais largement suffisantes pour ce jugement d’élémentaire culture et de bon sens. La diplomatie, le barreau, la presse, des ingénieurs, d’autres encore, sont mis à contribution. Sans doute on doit bien parfois repasser un peu ses auteurs. Mais chacun collabore de bon cœur à cette œuvre patriotique et désintéressée. Au surplus, il s’est presque créé des spécialités professionnelles : je sais, par exemple, tel haut fonctionnaire du Canal de Suez, vétéran du jury, qui « pousse sa colle » d’histoire ou de littérature française, avec le brio et l’expérience d’un vieux routier de Faculté. Bref, le baccalauréat français jouit là-bas d’une réputation méritée, égale à celle du diplôme métropolitain, et nettement supérieure à celle du baccalauréat égyptien, dont le niveau comparatif reste sensiblement moins élevé.

L’Enseignement supérieur est représenté, en Egypte, avant tout, par l’Ecole française de Droit du Caire. Si la Syrie est, avec la Faculté de Beyrouth, le centre oriental de notre science médicale, l’Egypte, avec notre École de Droit, est incontestablement celui de la culture juridique française. Cette école compte à peine vingt années d’existence ; mais les circonstances étaient exceptionnellement favorables à son succès : le droit français étant en vigueur en Egypte, les diplômes juridiques français y ouvrant officiellement l’accès du Barreau et des administrations judiciaires, comment, étant donné le prestige de notre pays et de notre science, une école gouvernementale, qui préparait à ces diplômes, n’aurait-elle pas réussi ? La valeur de ses maîtres aidant, il lui a, pour ainsi dire, suffi d’exister pour voir s’offrir et se développer sa clientèle. Celle-ci est aujourd’hui très considérable puisqu’elle n’est pas loin d’atteindre le chiffre de 400 étudians. Mais l’Ecole du Caire ne confère pas de grades : relevant du Ministère des Affaires étrangères, qui la subventionne, et non de l’Instruction publique, ayant pour professeurs des docteurs non agrégés, elle n’est pas une Faculté, mais une simple Ecole préparatoire. Ses élèves devaient donc, chaque année, venir en France subir leurs examens dans une Université. Lourde charge pour les familles, dont on a pu enfin diminuer le poids, depuis deux ans, avec l’agrément du gouvernement anglo-égyptien, en faisant venir au Caire, — à l’instar de ce qui se faisait à Beyrouth, — un jury de professeurs de Faculté, qui confère sur place les deux premiers diplômes de bachelier en droit, — les épreuves de la licence devant toujours être subies en France. C’est là, sans doute, un nouveau gage de développement pour notre École de Droit du Caire, — si toutefois d’autres dangers ne la menacent pas… comme nous l’examinerons tout à l’heure.

A côté de l’Ecole française, il existe, au Caire encore, une autre Ecole de Droit ; c’est l’Ecole égyptienne, nommée officiellement « Ecole Khédivialo de Droit. » On ne doit pas, comme le font toujours ceux qui, chez nous, connaissent vaguement leur existence, confondre ces deux institutions. Celle-ci n’est pas française et dépend exclusivement du gouvernement égyptien. Et cependant, l’Ecole Khédiviale doit figurer, elle aussi, dans ce tableau des élémens de notre influence intellectuelle en Egypte. Car, si cette école confère la licence égyptienne, — si semblable d’ailleurs à la licence française à bien des points de vue, — il est bon de signaler qu’elle utilise tout un corps professoral français. Son enseignement comprend en effet deux sections : l’une, anglaise, où le droit égyptien est enseigné en anglais ; l’autre, française, où il est enseigné en français. Le dédoublement ne remonte d’ailleurs qu’à 1899. Jusque-là, l’école, fondée par notre compatriote Vidal pacha, avait été exclusivement française et elle était restée même dirigée par des Français jusqu’en 1907. Elle le serait peut-être encore, sans la maladresse du dernier directeur français…

Quoi qu’il en soit, même en l’état actuel des choses, il vaut la peine de signaler que des Français occupent encore des chaires gouvernementales dans une des grandes Ecoles supérieures d’Egypte.

Il en est de même dans un autre établissement d’Enseignement supérieur, que l’on nomme l’Université Egyptienne., Celle-ci visait à constituer un centre d’études littéraires et scientifiques supérieures encore inexistantes en Egypte. Outre une série de cours professés en arabe par des professeurs indigènes ou européens, elle comprend trois chaires occupées par des professeurs de nos Universités, délégués par la France pour y organiser et y donner des enseignemens en français. L’œuvre est jeune et, n’ayant que le caractère d’une fondation privée due à l’initiative et à la générosité du Parti nationaliste égyptien, elle souffre de n’avoir pas encore le prestige et les débouchés officiels que la reconnaissance, peut-être prochaine, par le gouvernement, devrait lui conférer. Mais enfin, le seul fait que ses fondateurs aient pu songer à confier plusieurs enseignemens à des Français montre bien qu’on est toujours assuré, lorsqu’il s’agit de notre langue, de trouver un auditoire tout préparé à l’entendre.

Toute une série d’autres faits, ou d’autres organisations peuvent être donnés en exemple à l’appui de cette vérité : A Alexandrie, une école primaire laïque internationale, où, d’un commun accord, le français est admis à titre de langue principale ; une université populaire où il en est de même ; une université mondaine, enfin, à l’usage des jeunes filles et où notre langue est seule à résonner ; au Caire, un cours populaire de français, ouvert il y a quelques mois dans un faubourg et qui d’emblée voit accourir plus d’amateurs qu’il n’en peut contenir ; dans les grandes villes, des conférences françaises, littéraires ou autres, où l’on réunit, aussi aisément que dans nos grandes villes de province, plusieurs centaines d’auditeurs, et où j’ai même pu, ainsi que quelques-uns de mes collègues et moi l’avons tenté à Port-Saïd, éprouver la belle constance d’un public convié régulièrement chaque semaine pendant quatre mois…

D’autres choses peut-être seraient encore à signaler. Mais en voilà assez pour donner une idée assez exacte de la place que nous tenons encore là-bas. Reste à savoir pourquoi cette place est si grande, et surtout si, malgré notre abdication politique, notre situation morale n’est pas fatalement destinée à décliner et notre langue, à reculer.


Quelles sont les raisons qui expliquent le rayonnement persistant de notre langue et de notre culture en Égypte ?

J’ai entendu assez souvent exprimer l’opinion qu’il faudrait en faire remonter le mérite à la longue et patiente action des religieux français et de leurs écoles, depuis si longtemps établis dans le pays. Évidemment : les écoles, — congréganistes et autres, — sont, à tout moment les artisans méritoires de ce succès. Depuis bien longtemps, leur effort est tendu, et nous en recueillons aujourd’hui les fruits. Sans elles, sans nos Frères qui, là-bas, ont été les premiers à fonder leurs établissemens, notre situation morale ne serait pas ce qu’elle reste.

Mais, à aller au fond des choses, il ne suffit pas, cependant, d’invoquer l’existence de ces écoles pour expliquer leur succès et la victoire du français. Bien d’autres écoles européennes existent aussi, en Egypte : des grecques, des italiennes, des anglaises, des allemandes, des autrichiennes… Or, le fait à expliquer, c’est que ces écoles n’attirent, le plus souvent, que les enfans de leurs propres nationaux, — quand ils ne viennent pas aux nôtres, — et que les Egyptiens recherchent presque exclusivement les écoles françaises. Pourquoi donc les Français ! ont-ils réussi ? Pourquoi, par exemple, les congrégations italiennes, qui s’évertuent, elles aussi, en faveur de leur patrie, n’ont-elles pas obtenu des résultats analogues ? Pourquoi, de tous les Européens qui luttent pour l’influence prépondérante, est-ce nous qui l’emportons sans même céder le pas — tant s’en faut, — à l’Angleterre, qui, pourtant, détient la puissance politique et administrative ?

En réalité, la réponse à faire à cette question n’est pas simple. Il faut invoquer une série de causes.

Au nombre des raisons lointaines et d’ordre général, il faut compter la longue continuité de notre action historique dans le Levant. Les Croisades, les liens traditionnels de nos rois très chrétiens avec le grand Turc, et le Protectorat des chrétiens d’Orient qui en résulta, sont les fondemens politiques incontestables de notre prestige, dans ces pays où les souvenirs se transmettent de siècle en siècle. Les préséances de nos agens diplomatiques, les prérogatives de toute sorte que le temps et ‘les traités ont accumulées en notre faveur dans l’Empire ottoman, étaient là, d’ailleurs, pour appuyer et renforcer à tous momens ces sentimens ; et, en Egypte, s’y ajoute encore le souvenir de Napoléon, très vivant parmi les indigènes, qui restent pleins de respect pour ce témoignage presque légendaire de la force française.

Cette longue influence politique ne suffirait pas, il est vrai, à expliquer la diffusion de notre langue, ni en Egypte, ni dans le reste de l’Orient. Elle y a aidé, certes, et elle a préparé les voies. Mais il faut y ajouter l’action des besoins pratiques et des intérêts mis en éveil par les relations commerciales, aussi anciennes que les autres. Le trafic de notre pays, surtout celui de Provence et de Languedoc, est depuis si longtemps tourné vers le Levant, que l’avantage fut bientôt certain de connaître’ la langue de ces Francs, grands vendeurs et gros acheteurs.

Précieux pour traiter les affaires, le français ne le fut pas, moins dans le cas des difficultés juridiques et des procès que, en vertu des Capitulations, étaient appelés à trancher nos agens et notre droit. Nos tribunaux consulaires ont fait beaucoup dans tout l’Orient pour notre influence ; mais nulle part autant qu’en Egypte où le système des Capitulations a été d’abord si singulièrement renforcé, puis si curieusement transformé par la création des Tribunaux mixtes. Cette institution, spéciale à l’Egypte, a modifié d’une façon originale le régime des Capitulations en vigueur dans l’Empire ottoman. Comme l’extension successive du privilège des Capitulations aux divers pays d’Europe avait eu pour résultat, en laissant les consuls seuls juges des affaires intéressant leurs nationaux respectifs, de faire naître des conflits incessans entre ces diverses juridictions consulaires, les Puissances s’entendirent, en 1876, en vue de déférer la plupart des affaires, où seraient impliqués des Européens, à des tribunaux internationaux communs, constitués par de véritables magistrats. On créa donc des tribunaux, dénommés mixtes, parce qu’ils sont composés de juges représentant les différens Etats qui les nomment, suivant une proportion déterminée. Mais à cette juridiction mixte il fallait aussi une législation mixte commune. On la créa donc. La France avait, à cette époque, en Egypte, des intérêts de beaucoup supérieurs à ceux de tous les autres peuples. La rédaction des Codes mixtes fut confiée à un Français, qui se borna presque à reproduire notre Code Napoléon, de telle sorte que tous les procès mixtes en Egypte, tous ceux où un intérêt indigène touche à un intérêt européen, sont tranchés par des lois d’inspiration française.

Ainsi, par le droit, rayonnent encore notre influence et notre pensée. Nous sommes le peuple dans la Tangue duquel on lit le droit ; et c’est à notre système de droit que, d’un commun accord, se soumettent les peuples qui se rencontrent au carrefour de races qu’est le delta du Nil. Incomparable source de prestige ! Car, par-là, peut-être, s’affirme et prend corps l’idée confuse aux esprits de l’Orient que nous sommes, parmi les peuples de l’Occident, la nation de justice.

Tout cela contribue à expliquer les origines de notre prééminence morale. On voudrait pouvoir croire, sans outrecuidance, qu’elle est aussi, en somme, l’effet d’une sympathie profonde qui attire les cœurs et les intelligences vers nous plutôt que vers d’autres. On voudrait pouvoir penser que notre rôle et nos interventions en Orient, que notre propre histoire nationale et l’idée que nous avons de notre mission historique en ce monde, nous assurent nécessairement une estime et une affection spéciales. Il est certain que notre langue et notre culture exercent une attraction puissante sur les Égyptiens et sur les Orientaux en général. J’en ai eu parfois moi-même l’impression directe. Il en fut ainsi, notamment, le jour où, dans une ville de la Haute-Egypte je trouvai, dans une petite boutique, un jeune indigène qui s’évertuait, entre deux cliens, à ânonner quelques phrases de notre langue à l’aide d’un médiocre vocabulaire. Et comme je m’étonnais, lui demandant s’il tenait vraiment tant que cela à parler français, il me fit comprendre, les yeux brillans d’ardeur, que c’était parce qu’il voudrait connaître la France, parce que « les Francs » étaient bons, et que, au total, — suprême témoignage, — il donnerait volontiers 1 000 francs à quelqu’un qui pourrait lui apprendre vraiment bien le français. Je le vois encore, pour être bien sûr de me faire comprendre toute l’étendue du sacrifice qu’il était prêt à consentir, allant vers le coffret de fer où s’entassaient ses économies, et prenant la peine d’étaler sous mes yeux, d’un air décidé, les 40 livres sterling dont il ne jugeait pas trop cher de payer la possession de notre langue.

Sur celui-là, sans doute, sur d’autres encore que j’ai eu l’occasion de rencontrer, semblait opérer l’attrait sympathique. Mais il ne faudrait pas avoir trop d’illusions et mettre invariablement ce mouvement vers nous au compte de notre irrésistible force de séduction. Nous avons beaucoup d’amis en Egypte, c’est incontestable, — et plus, je crois, que tout autre peuple. Il en est donc ici beaucoup qu’entraînent leurs sentimens et leur cœur. Mais les raisons ne sont pas toujours celles-là. On ne peut pas, d’ailleurs, formuler un jugement en bloc, et l’analyse donne, suivant les cas, des résultats différens.

Pour les Arméniens, pour les Syriens, pour les Juifs même, persécutés dans le reste de l’Empire ottoman et devenus Egyptiens, oui, il s’agit en général de sentimens ; ils se souviennent que nous sommes les défenseurs des massacrés, les champions de l’Humanité, et que c’est de France que l’on a vu apparaître, lorsque les affaires tournaient mal, les cuirassés libérateurs. Dans les milieux cultivés, beaucoup vont au français, attirés par l’éclat et par la clarté incomparable de notre civilisation, et par son prestige mondain. Pour l’aristocratie égyptienne, enfin, nationaliste et anti-anglaise, la pratique de notre langue est une forme de protestation contre l’occupation britannique.

Mais, pour la masse, il y a aussi l’intérêt, la nécessité plus impérieuse chaque jour, de connaître une langue que, pour des raisons diverses, de plus en plus le monde parle tout autour de la Méditerranée, qui est la deuxième langue officielle de l’Empire ottoman, et qui ouvre le monde des affaires. Et puis, — il faut tout dire, — pour ceux qui voyagent, et ils sont nombreux, il y a l’agrément de se sentir à l’aise dans cette France où l’on vient tant, et de pouvoir aborder plus commodément Paris, ses théâtres et ses plaisirs par l’attraction desquels nous rayonnons aussi sur le monde.

Quelle que soit, d’ailleurs, la multiplicité convergente des raisons sur lesquelles s’appuie et par lesquelles s’explique la puissance de diffusion et la vitalité de notre langue en Egypte, le fait est là, incontestable et presque miraculeux. Par lui, — cela est certain, — nous possédons encore une large et incomparable base d’influence et d’action. Mais il s’agit maintenant d’examiner quel peut être l’avenir de ce présent encore si brillant.


Dans les luttes des peuples pour leur expansion, il n’est situation si solide qu’elle n’exige d’être âprement défendue. Tout paraît encore porter l’Egypte vers notre langue et vers notre culture. Nous avons, à cet égard, dans ce pays, une position incomparablement plus forte que celle de toute autre Puissance. Mais encore faut-il, pour que ce mouvement dure, que ne viennent pas à disparaître certaines des causes fondamentales qui le favorisent. Et encore faut-il aussi que nous ne nous heur-lions pas à des forces antagonistes capables d’enrayer son élan.

Il faut donc se demander, avant tout, quelles peuvent être les conséquences de l’accord franco-anglais de 1904. La mainmise définitive de la Grande-Bretagne sur l’Egypte ne fait-elle pas un contrepoids formidable à notre expansion spontanée, et n’a-t-elle pas déterminé un irrésistible mouvement vers la langue anglaise aux dépens de la nôtre ? Quelles sont, au surplus, et surtout, les dispositions que les Anglais manifestent à notre égard ? Voilà les questions qui se posent immédiatement.

Au lendemain de la signature de l’accord de 1904, presque tout le monde crut que c’en était fait de notre influence en Egypte et que l’attraction de l’anglais serait irrésistible. Déjà, au lendemain de Fachoda, il y avait eu, vers les sections anglaises des écoles gouvernementales, comme une ruée des indigènes. Cela n’a pas duré pourtant, et n’a pas gagné en profondeur, je l’ai déjà dit, en constatant l’accroissement du nombre de nos élèves. Il serait excessif, toutefois, de prétendre que notre situation est tout à fait la même. L’obligation de savoir l’anglais pour entrer dans les administrations publiques, le désir, chez ceux qui veulent « faire leur chemin, » de se concilier les bonnes grâces des occupans, poussent à coup sûr des Egyptiens, qui jadis seraient venus en France, à aller conquérir les diplômes d’Oxford ou de Cambridge. Mais enfin, d’une façon générale, les écoles anglaises ne sont pas pour nous les rivales que, en bonne logique, elles auraient dû être. On voit même, par exemple, à Alexandrie, ce spectacle paradoxal d’un grand établissement d’enseignement secondaire anglais — le Victoria Collège — dont le déclin est visible et qui perd ses élèves au profit du Lycée français ou des Jésuites. La seule concurrence vraiment sérieuse de la langue anglaise provient des écoles des Missions protestantes américaines. Très riches, admirablement installées, offrant des avantages matériels à ceux qui viennent chez elles, ces missions ont su, particulièrement dans les districts de la Haute-Egypte, s’attirer une clientèle très nombreuse, puisque leurs écoles sont fréquentées par plus de 12000 élèves. Leur action est seulement bien moins importante qu’on ne serait tenté de le penser, parce qu’elles n’ont que des écoles exclusivement primaires, — souvent même de véritables crèches ou garderies, — et qu’elles se recrutent à peu près uniquement dans la basse classe. Cela assure bien certes une certaine diffusion à l’anglais, et c’est pourquoi, en Haute-Egypte, les bandes d’enfans qui tourbillonnent autour du touriste en l’assassinant de leurs demandes de bakchich, lui décochent des « Good by, milord » au lieu du « Bonjour, messie lé baron, ou messie lé comte » que l’on entend auprès des Pyramides. Mais cela ne va pas plus loin. Les missions américaines ne sont pas une pépinière d’élèves pour l’enseignement secondaire anglais : et, jusqu’ici tout au moins, elles restent sans action profonde, parce qu’elles n’atteignent pas la classe aisée, — la seule dont, dans ces pays, l’influence compte encore.

J’arrive à la question, bien plus essentielle, de l’attitude de l’administration anglaise, car notre avenir peut, en une assez large mesure, dépendre de ce qu’elle est et de ce qu’elle sera.

En principe, la France a pris ses précautions : ses droits politiques et administratifs sur l’Egypte, elle les a abandonnés à l’Angleterre ; mais elle a entendu conserver son patrimoine moral et sa prééminence intellectuelle. C’est pourquoi l’accord de 1904 déclare expressément que les écoles françaises seront maintenues en Egypte. Mais la garantie pourrait devenir illusoire. Le texte d’un traité ne vaut guère qu’en raison de la bonne volonté des parties, et l’on peut lui faire produire des effets bien divers. En l’espèce, on peut respecter la lettre de l’accord, mais saper par-dessous la situation de ces écoles, entraver leur fonctionnement, faire sur les indigènes une pression plus ou moins occulte pour les en détourner. Mille moyens s’offriraient à un gouvernement bien décidé à se débarrasser de nous.

Or, comment se sont comportés les Anglais en cette matière ?

Il est certain qu’il y a eu des symptômes de dispositions malveillantes, et qu’il s’est produit, grâce à elles, un recul de la situation occupée par le français dans l’enseignement officiel. Ainsi, un des premiers actes du gouvernement anglais, dans cet ordre d’idées, a été de supprimer les sections françaises (c’est-à-dire celles où l’enseignement était donné en français) dans les écoles primaires officielles. A la lettre on respectait les termes de la convention : on s’était engagé à conserver les écoles françaises, et non l’enseignement en français dans les écoles gouvernementales. Mais est-il bien sûr que c’était là ce qu’avaient voulu nos négociateurs ? — Cette suppression a tari naturellement le recrutement des sections françaises des écoles secondaires égyptiennes, qui se sont ainsi éteintes d’elles-mêmes.

Les Anglais ont, il est vrai, plus récemment, pris une mesure qui parait rétablir, en principe, l’égalité entre les deux langues. Au lieu d’enseigner en anglais, dans les écoles secondaires, comme cela avait lieu, le gouvernement a décidé d’admettre la langue nationale, — l’arabe, — comme langue normale d’enseignement. L’anglais est donc maintenant simplement considéré comme une langue vivante que l’on peut apprendre dans ces écoles, au même titre que le français, avec cette différence que la connaissance de l’anglais sera obligatoire pour tous ceux qui se destinent aux fonctions publiques. Cette réforme était très demandée par le parti nationaliste égyptien : un des hommes d’État égyptiens le plus ouvertement favorables à ce parti, Saad pacha Zaghloul, fit de grands efforts pour la faire admettre, et l’Angleterre y a consenti.

Au premier abord, la chose paraît assez naturelle. Et cependant, certains Français d’Egypte se demandent si cette mesure n’est pas une manœuvre destinée dans un avenir prochain à renforcer l’enseignement anglais. Si les Anglais sont sincères, dit-on, en accordant cette réforme, ils commettent une grande erreur, qui consiste à penser qu’on peut, en arabe, enseigner les sciences modernes, car, pour des raisons diverses, c’est pratiquement impossible. Ou bien, alors, c’est une tactique ; car, quand on aura échoué, quand la preuve sera faite de l’impuissance de la langue nationale en face des nécessités de l’enseignement d’aujourd’hui, on passera à l’introduction pure et simple de l’enseignement en anglais, et l’on aura ainsi atténué la transition. Mais en vérité, le calcul que l’on prête ainsi au gouvernement britannique me semble trop subtil pour être exact. Peut-être est-il plus exact d’imaginer que l’Angleterre a voulu tout simplement faire une avance au parti national, tout en escomptant les entraves que la réforme mettrait à la diffusion de la science européenne parmi ses nouveaux sujets.

On n’a pas besoin, d’ailleurs, de recourir à ces hypothèses compliquées, pour saisir sur le fait des preuves d’hostilité contre notre langue. L’histoire de l’École khédiviale de Droit dans ces dernières années en est l’exemple le plus saisissant :

Créée par les Français pour enseigner en français ce droit mixte égyptien d’inspiration française dont j’ai déjà eu à dire quelques mots, cette École khédiviale a vu, dès 1899, sur les instances de l’Angleterre, s’ouvrir chez elle une section d’enseignement en anglais ; et, depuis 1904, tous les efforts ont tendu à avantager et à développer celle-ci. On y a admirablement réussi. Découragé et harcelé par l’administration anglaise, le directeur, qui était resté un Français, démissionna en 1907 et fut remplacé par un Anglais. La section française, aujourd’hui, recrute péniblement et seulement grâce au contingent d’élèves que s’efforcent de lui envoyer nos Frères et nos Jésuites, le nombre d’étudians qui lui est nécessaire pour vivoter. Pendant ce temps, la section anglaise regorge d’élèves qu’instruisent des professeurs anglais matériellement incapables, de par leur origine, de s’assimiler un système juridique aussi foncièrement différent du droit anglais que l’est le droit napoléonien et latin. Et il faut ajouter que l’on a même dû, pour comble d’illogisme, instituer à la section anglaise des cours de français pour mettre ses étudians en mesure d’aborder la lecture des indispensables ouvrages de droit français 1 Mais il fallait que l’Angleterre affirmât sa mainmise sur cette pépinière d’administrateurs, de magistrats et de fonctionnaires ; et elle a brutalement refoulé le seul enseignement qui fût vraiment adapté aux besoins des étudians. De par la volonté britannique, nous sommes donc passés là au second plan. A sa décharge on peut dire, il est vrai, qu’elle a consenti à nous laisser vivre. Il semble même, depuis deux ans, qu’elle fasse preuve de quelque bonne volonté pour empêcher la section française de mourir tout à fait. Il faudrait ‘lui en savoir gré s’il ne semblait, d’autre part, se préparer un coup beaucoup plus rude et dont, s’il était vraiment porté, nous ne nous relèverions peut-être pas.

Il s’agit, cette fois, d’une réforme capitale, que médite l’Angleterre : je veux parler de la réforme des tribunaux mixtes, dont la portée pourrait être infiniment plus considérable qu’elle ne le paraît.

En dépit de leur composition internationale, ces tribunaux ont, depuis trente ans, remarquablement fonctionné. Ils ont été si appréciés que les indigènes eux-mêmes s’ingénient souvent à trouver le moyen de relever de leur compétence. C’est que, en Egypte, ils ont fait régner la justice ; nul ne peut le nier ; et ainsi, en donnant confiance aux capitaux d’Europe, ils ont-permis au pays de s’engager dans les voies où il a trouvé une nouvelle et étonnante fortune. Quand l’Angleterre veut aujourd’hui porter la main sur eux, elle est évidemment dans son rôle, et la France, qui a librement consenti à son établissement aux bords du Nil, ne saurait lui savoir mauvais gré de ses efforts. Mais encore faut-il que la réforme méditée ne dépasse pas le but, et n’aille pas, sans besoin réel pour l’Angleterre, compromettre les énormes intérêts moraux que l’accord de 1904 nous a explicitement reconnus.

Que l’Angleterre, donc, cherche à transformer la justice mixte dans ce qu’elle a d’imparfait et de suranné ; que, pour accroître son prestige, elle trouve le moyen d’atténuer le contrôle trop apparent et trop direct que les Puissances exercent sur cette institution ; qu’elle réalise un recrutement plus logique des juges et qu’ils ne relèvent plus que d’elle, — soit ! mais que l’on n’aille pas plus loin. Que l’on n’aille pas, comme commençaient, ces temps derniers, à l’insinuer quelques journaux anglais, jusqu’à exiger que l’on remplace aussi les codes mixtes par je ne sais quelle mixture de codes plus ou moins britanniques. On a parlé des codes de l’Inde ; on a insisté sur la nécessité d’unifier les lois de l’Egypte et celles du Soudan, qui sont de source anglaise. Tout cela vise à préparer l’installation de juges anglais, et surtout d’un droit anglais vaguement égyptianisé. Et c’est le danger que nous signalons.

Je ne parle pas des obstacles matériels qui s’opposent à ce changement ; il y aurait trop à dire. Il suffit, du reste, de songer que l’Egypte n’est plus un pays neuf où l’on puisse tailler et recoudre à volonté en ces matières, et que les immenses intérêts européens qui y sont, depuis un quart de siècle, engagés, ne pourraient supporter sans souffrir un pareil bouleversement de législation. Je veux me borner au point de vue des intérêts moraux de la France. Or ce que, chez nous, on ne voit pas assez, c’est que l’existence des codes mixtes est un des piliers les plus robustes et les plus nécessaires de notre influence égyptienne et de l’expansion de notre culture nationale. Parce que le droit napoléonien règne en somme par eux en Egypte, l’attraction que notre génie y exerçait déjà a été renforcée puissamment. Parce que, pour comprendre le droit mixte, il fallait connaître le droit français dont il est dérivé, des jeunes gens sont venus dans nos facultés chercher un enseignement et des diplômes qui ouvrent, avec l’appoint facile d’un certificat complémentaire égyptien, l’accès du barreau et même des administrations khédiviales. Bien plus : c’est pour cela qu’on a vu se fonder et grandir, au Caire même, l’Ecole Française de droit où se pressent aujourd’hui tant d’étudians. Que disparaisse le droit mixte, que soient fermés ces tribunaux où règnent à la fois l’esprit et la langue du droit français, notre Ecole de Droit du Caire n’aura plus qu’à mourir ; et ainsi sera tarie l’une des sources les plus précieuses de notre influence morale et de notre prestige.

Ces craintes sont-elles vaines ? Il faut le souhaiter, et il faut que notre diplomatie s’efforce de détourner le coup. Au demeurant, il est peut-être assez facile d’obtenir des Anglais, sans faillir à nos engagemens, une solution cordiale, qui, tout en donnant satisfaction à leur désir d’indépendance administrative, ne compromette pas notre action dans des voies où elle ne peut les gêner. La Grande-Bretagne n’a, somme toute, aucune raison majeure de poursuivre une politique d’élimination de notre langue. Elle a bien su s’en accommoder au Canada où sa domination n’en a pas souffert. Pourquoi pas en Egypte ? Les Anglais y ont ce à quoi ils tenaient surtout : ils sont les seuls maîtres et ils ont la clef de la route des Indes. Dans la haute administration dont ils disposent, ils ont les débouchés nécessaires et dorés pour leurs cadets déshérités. Ils ont la réalité du pouvoir. Leur esprit libéral doit consentir amicalement à laisser à notre France cette gloire intellectuelle et morale que nous recherchons dans le monde, qui ne peut leur porter ombrage et qui est toute notre grandeur.

Quoi qu’il en soit, nous touchons probablement au moment où les véritables dispositions de l’Angleterre à notre égard vont se révéler. Les mesures que j’ai rapportées et dont nous avons quelque peu souffert semblent, jusqu’ici, être moins l’effet d’un plan arrêté, que l’œuvre d’un chef de service personnellement mal disposé à notre égard, qui a prolongé outre mesure une attitude de rivalité qui n’aurait pas dû survivre à la convention de 1904. Il est permis, d’espérer que lord Kitchener saura faire comprendre qu’à côté de la domination anglaise, il y a place pour l’œuvre et le rayonnement intellectuels de notre patrie.

L’Angleterre n’est d’ailleurs pas la seule qui cherche à répandre sa langue en Egypte : il y a aussi l’Italie. Les écoles italiennes sont, après les nôtres et celles des missions américaines, les plus importantes. Elles ne comptent pas moins de 7 000 élèves. On veut que ce chiffre grandisse encore. Les magistrats italiens des tribunaux mixtes, — contrairement à l’usage général, — affectent de rédiger leurs jugemens en italien. Les avocats italiens font de même pour leurs plaidoiries, et même pour les annonces légales. D’autre part, les consuls agissent sur les colons italiens, pour que leurs enfans fréquentent exclusivement leurs écoles nationales. On multiplie ces écoles ; on bâtit même un lycée au Caire ; et, en faveur de ce mouvement la Société Dante Alighieri, — équivalent de notre Alliance française, — s’efforce de réunir des cotisations. Mais, dans ces efforts, l’Italie est servie surtout elle aussi par ses congrégations, dont le patriotisme est extrême et la propagande acharnée : Salésiens de Dom Bosco, Franciscains et Barnabites rivalisent de zèle. Et, avant tous, les Franciscains. Leur situation est d’ailleurs assez forte : établis en Egypte depuis l’époque des Croisades, ils ont le privilège de desservir officiellement les paroisses, ce qui leur confère une certaine autorité. Aussi la lutte est-elle extrêmement vive et les relations sont-elles plus que tendues entre les ordres italiens et nos religieux, qui sentent en eux des ennemis déclarés. Ces efforts des Italiens sont, à leur point de vue, parfaitement légitimes ; mais nous avons le devoir de les signaler. Jusqu’ici, on ne peut pas dire que les résultats aient été très inquiétans pour nous. Le gros chiffre de la population scolaire des établissemens italiens n’a pas la même signification que le nôtre, car il comprend presque exclusivement des enfans de la colonie italienne. Ces écoles restent sans action sur les élémens indigènes qui y sont à peine au nombre de 1 500.


Nous pouvons donc espérer, non seulement maintenir, mais encore développer, en Egypte, notre population scolaire. Les écoles que nous avons déjà peuvent grandir, et certaines sont assurées de le faire. Mais il y a surtout des branches d’enseignement qui appellent des créations ou des perfectionnemens urgens, et qui peuvent nous ouvrir un nouvel avenir.

Ainsi en est-il, par exemple, de l’enseignement commercial. Dans ce Levant où, depuis tant de siècles, le commerce est en honneur, et où les populations ont pour lui tant de natives aptitudes, il y a pour des écoles commerciales une très nombreuse clientèle, et pour nous une place à prendre, ou plutôt à consolider. C’est que, en effet, dans cet ordre d’idées aussi, nous avons plus que des promesses : une école française de commerce existe au Caire, ainsi que des cours commerciaux très suivis chez les Frères A Alexandrie, les Frères encore, mais aussi les Jésuites et le Lycée en ont ouvert également. Bref, on aura une idée de l’importance de ces essais et de l’avance que nous avons su prendre si je dis que nos cours commerciaux comptent plus de 700 élèves. D’une façon absolue, ce chiffre est déjà gros ; mais sa valeur relative est bien plus significative, car les autres écoles commerciales européennes n’ont qu’une clientèle insignifiante de moins de 100 élèves, dont plus des deux tiers relèvent des écoles grecques qui n’admettent que leurs nationaux. Quant à l’enseignement commercial égyptien officiel, il n’existe pour ainsi dire pas : il n’est représenté que par un cours du soir, au Caire, avec environ 300 auditeurs.

Il n’est pas exagéré de dire, on le voit, que l’enseignement commercial est, en Egypte, presque complètement français. Que l’on ne croie pas toutefois la partie définitivement gagnée. Le grand nombre des élèves exprime la réalité d’un besoin profondément senti, mais il ne signifie pas que ce besoin soit vraiment satisfait. Les cours actuels sont insuffisans. La plupart sont des organisations improvisées, incomplètes, hâtives, manquant de ressources pour prendre le développement qu’elles comporteraient. Mais surtout il leur manque le couronnement toujours convoité, je veux dire le pouvoir de délivrer un diplôme qui jouisse d’une autorité incontestée et qui soit, pour son titulaire, d’une valeur internationale certaine. La lacune serait comblée s’il existait une véritable Ecole supérieure de commerce française, assimilée par notre Gouvernement à celles de la métropole. Si on la créait sur des bases puissantes dans cette très grande place de commerce qu’est Alexandrie, nul doute qu’elle exercerait une irrésistible attraction non seulement sur l’Egypte, mais encore sur tout l’Orient. Mais il y a toujours la terrible question d’argent, les quelque cent mille francs qu’il faudrait arracher à nos budgets trop à l’étroit. C’est pourquoi on cherche à s’ingénier. L’Ecole supérieure d’Alexandrie cherche à naître sous une forme originale : les trois cours des Frères, des Jésuites et du Lycée d’Alexandrie, tout en gardant leur autonomie d’organisation, ont adopté les programmes des Écoles supérieures de France, et voudraient pouvoir présenter leurs élèves, en fin d’études, devant un jury commun, délégué de France en Egypte par l’École supérieure de Commerce de Marseille, dont ces cours égyptiens permettraient ainsi d’obtenir, à Alexandrie, le diplôme de sortie. L’idée est simple et ingénieuse. Elle est peut-être réalisée à cette heure, car au début de l’été dernier les négociations paraissaient être en bonne voie. Et il y a tout lieu de penser que les cours en question vont en recevoir une impulsion très vive.

Voilà un exemple de développement possible de nos institutions. Il y en aurait d’autres, sans doute, telles que la création de cours préparatoires aux études scientifiques de nos écoles centrales ou des instituts de nos facultés de sciences. Mais ce n’est pas ici le moment de préciser un pareil programme dans tous ses détails techniques. Ce que j’ai dit suffit, j’imagine, à donner une idée de la place que nous occupons et que nous pouvons occuper là-bas encore plus grande en Egypte.

Il faudrait, maintenant, que la conviction entrât dans l’esprit des Français de France que, sur les rives du Nil, notre part est belle encore, même après le traité de 1904. En vérité l’Egypte n’est perdue pour nous que dans la mesure où il est vrai que l’action d’un peuple est liée à sa domination politique : idée aujourd’hui trop étroite et que les conditions de la civilisation moderne tendent de jour en jour à dépasser. Autrefois, le rayonnement d’une nation sur le monde était presque nécessairement lié à l’empire matériel qu’elle exerçait sur les autres. En des temps de communications difficiles, l’occupation et la mainmise administratives étaient presque les seuls moyens d’action. Encore même serait-il difficile d’expliquer, à ce compte, comment la petite Grèce put étendre si loin la souveraineté de sa civilisation… Mais il est certain que les forces extra-politiques, qui agirent dans ce cas avec une irrésistible insistance, trouvent dans le monde d’aujourd’hui des voies de pénétration toujours plus sûres. A côté du vieux mode d’influence, c’est ainsi qu’en apparaissent de nouveaux : influence économique, influence financière. Mais nulle ne parait devoir être plus profonde ni plus durable que celle qui est liée à la diffusion de la langue. Nulle n’est de nature à asseoir plus solidement l’empreinte d’un peuple sur un autre parce que, à la suite de la langue, c’est toute la civilisation de ce pays qui passe, avec toutes les conséquences et tous les liens de l’attraction continue qu’elle exerce.

Or, il faut prendre garde que nous sommes à une époque singulièrement propre à ce genre d’action. Non seulement les langues ont aujourd’hui des moyens de diffusion qu’elles n’avaient jamais connus, mais encore, et surtout, il se trouve que certaines sont destinées, de par la force des choses, à jouer un rôle prépondérant. Le monde tout entier aspire à entrer dans le mouvement de la civilisation européenne et à s’assimiler, sinon ses idées, du moins son savoir. Seulement, pour cette œuvre, il faut se soumettre à quelques langues suzeraines. Les temps anciens avaient connu des langues sacrées qu’il fallait posséder pour s’initier aux mystères profonds des religions. C’est ce que l’on voit aujourd’hui se reproduire sous une forme nouvelle : pendant que quelques langues seulement permettent aux travailleurs de parcourir le temple de la science, d’innomblables idiomes se voient condamnés à demeurer étrangers aux révélations de la connaissance humaine.

C’est le cas de toutes les langues de l’Orient et de l’Extrême-Orient, si entravées par le lourd appareil de leur structure ; et c’est notamment le cas de l’arabe, langue nationale de l’Egypte. L’arabe ne peut pas s’adapter aux études scientifiques modernes. Il ne s’agit pas ici, à vrai dire, d’une question de caractères et d’écriture, bien qu’ils réservent déjà quelques difficultés, mais plutôt d’un problème de vocabulaire. Un peuple resté pendant trop de siècles en marge du mouvement qui en emportait d’autres vers un progrès toujours plus rapide, a laissé forcément se figer, en même temps que sa pensée, ses moyens de l’exprimer ; et, l’heure du réveil venue, il est trop tard, parce que le vocabulaire ne se crée pas en un jour. En serait-il autrement, que cette langue, même prête à traduire aisément les idées nouvelles, ne serait qu’une machine fonctionnant avide. Où serait, en effet, la littérature scientifique nationale qui permettrait de se mettre au courant ? Où seraient les publications indispensables pour créer un milieu national d’études ? Publier une sorte d’encyclopédie qui servirait de point de départ ? Serait-ce possible ? Serait-ce suffisant ? Et d’ailleurs qui la ferait, et comment pourrait-on tenter un si énorme labeur avec la perspective d’un si faible débouché d’étudians et de savans encore si peu nombreux ? Avoir alors au moins des traductions, à défaut d’un foyer national de science et de travail ? A quoi bon ? Aussitôt traduit, de nos jours, un ouvrage scientifique est démodé. Et puis, pour traduire, il faut comprendre, et trouverait-on, dans un pays tard venu à la culture moderne, sinon assez de gens capables de comprendre la haute science, du moins assez de dévouement désintéressé parmi eux pour se vouer a ce travail ingrat de traducteur ?

De quelque côté que l’on retourne la question, en vérité, il semble qu’un cercle vicieux enserre l’avenir et limite les progrès de ces peuples. Ce serait tragique s’il n’y avait aucun moyen de le rompre. Mais il y a celui d’adopter pour l’élite cultivée, comme langue auxiliaire d’étude, l’une de celles, en petit nombre, qui ouvrent l’accès d’un des grands foyers de science et de civilisation.

Si donc nous voulons que notre nationalité vive et qu’elle connaisse encore des siècles de grandeur, il importe pour nous, en ce moment où tous les peuples font leur choix, d’avoir en eux le plus grand nombre possible de cliens de notre culture. L’Egypte est, à cet égard, un admirable centre de propagande : carrefour de races orientales, centre le plus vivant et le plus riche de l’Islam, elle peut, si nous savons y maintenir l’empire de notre langue, être pour nous l’une des bases les plus précieuses de notre pénétration morale du monde oriental. La chose vaut qu’on y pense. Un jour viendra, sans doute, où, une à une, les colonies de la vieille Europe se débarrasseront du joug ou de la tutelle de leurs métropoles, et où s’évanouira la puissance de ces Empires d’au-delà des mers. C’est alors qu’apparaîtront l’importance et la solidité des influences plus subtiles, mais aussi plus profondes, alors notamment que notre patrie sentira tout le prix de ce que, jusqu’à cette heure, elle a su garder en Egypte et de ce qu’il faut veiller, avec un soin jaloux, en ces années de transition, à ne pas nous laisser ravir.)


LEON POLIER