La France contre les robots/Chapitre 3

Robert Laffont (p. 57-72).


III


Une civilisation ne s’écroule pas comme un édifice ; on dirait beaucoup plus exactement qu’elle se vide peu à peu de sa substance, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus que l’écorce. On pourrait dire plus exactement encore qu’une civilisation disparaît avec l’espèce d’homme, le type d’humanité, sorti d’elle. L’homme de notre civilisation, de la civilisation française — qui fut l’expression la plus vive et la plus nuancée, la plus hellénique, de la civilisation européenne, a disparu pratiquement de la scène de l’Histoire le jour où fut décrétée la conscription. Du moins n’a-t-il plus fait depuis que se survivre.

Cette déclaration surprendra beaucoup d’imbéciles. Mais je n’écris pas pour les imbéciles. L’idée de la conscription obligatoire paraît si bien inspirée de l’esprit napoléonien qu’on l’attribue volontiers à l’Empereur. Elle a pourtant été votée par la Convention, mais l’idée des hommes de la Convention sur le droit absolu de l’État était déjà celle de Napoléon, comme elle était aussi celle de Richelieu, ou de Charles-Quint, de Henri VIII ou du Pape Jules II. Pour cette raison très simple que Robespierre et Richelieu, Charles-Quint ou Henri VIII appartenaient tous ensemble à cette tradition romaine si puissante chez nous, particulièrement depuis la Renaissance.

L’institution du service militaire obligatoire, idée totalitaire s’il en fut jamais, au point qu’on en pourrait déduire le système tout entier comme des axiomes d’Euclide la géométrie, a marqué un recul immense de la civilisation. Supposons, par exemple, que la Monarchie ait osé jadis, par impossible, décréter la mobilisation générale des Français, elle aurait dû briser d’un seul coup toutes les libertés individuelles, familiales, provinciales, professionnelles, religieuses, porter ce coup terrible à la Patrie, car la Patrie, c’était précisément ces libertés. Je sais bien que formulé ainsi mon raisonnement semble paradoxal ; on jugerait aujourd’hui très difficile d’opposer la Patrie à l’État. Cette opposition eût paru pourtant naturelle à nos pères. Ils auraient même probablement très bien compris qu’un auteur tragique portât le conflit sur la scène. « En face du grave péril qui me menace, aurait dit, par exemple, le personnage tenant le rôle de l’État, mon salut — ce salut qui est la Loi suprême, suprema Lexexige la suppression immédiate de toutes les libertés civiques pour tous les citoyens, de dix-huit à cinquante ans, qui devront obéir aveuglément aux chefs nommés par moi. J’ajoute que ces millions de Français, pour un temps indéterminé, cesseront de jouir des garanties de la loi, et relèveront exclusivement des rigueurs du Code Militaire. N’importe lequel d’entre eux, fût-il le plus brillant élève de l’Université de Paris, un artiste de génie, ou un futur saint Vincent de Paul, s’il a eu le malheur d’effleurer des doigts le bout du nez d’un adjudant ivrogne qui venait de l’insulter, sera condamné à mort et fusillé. » — « Je doute fort, répondrait la Patrie, que mon salut exige une telle monstruosité, je ne reçois vos raisons qu’avec méfiance, je sais que toute occasion vous est bonne pour usurper, sur les personnes, les biens et les droits dont j’ai la charge. N’importe ! Si vous en êtes au point que vous dites, c’est que vous aurez négligé une fois de plus l’intérêt de mes fils pour ne vous préoccuper que des vôtres, c’est-à-dire de votre propre sécurité, car vous oubliez volontiers jusqu’à la dernière minute l’ennemi du dehors ; il vous a toujours paru moins redoutable que le mécontent du dedans, vous ne rêvez du matin au soir que police et complots… N’importe ! Je suis la liberté des Français, leur héritage, la Maison, le Refuge, le Foyer. Ils m’ont appelée d’un nom qui évoque d’abord à l’oreille le mot de paternité, mais ils ont fait ce mot féminin, parce qu’ils pensent naturellement à moi comme à leur mère, et c’est vrai qu’ils m’aiment comme les enfants aiment leur mère, lorsqu’ils brutalisent de leurs petites mains, de leur bouche avide et sifflante, le beau sein mûr qui les nourrit. Non ! il ne me déplaît pas du tout que leur amour soit violent et égoïste ! Certes, je crois que beaucoup d’entre eux donneraient leur vie pour ma défense, mais je ne l’exigerai pas, l’idée seule d’une telle exigence est cruelle et sacrilège, je vous défends d’exiger quoi que ce soit de pareil en mon nom, et d’ailleurs à quel autre titre l’exigeriez-vous ? Certainement pas au nom de l’autorité paternelle, car l’État est un régisseur, un administrateur, un intendant, et s’il pousse plus loin ses avantages, il peut devenir un Tyran ou même un dieu, jamais un père. Devenez un Tyran si vous voulez, moi je reste une Mère. Tout ce que je puis vous permettre, c’est de proclamer que je suis en danger, moi, leur Mère. Ira rejoindre alors mes Armées qui voudra, qui pourra, comme cela s’est fait depuis des siècles, car personne n’avait sérieusement pensé jusqu’ici à rafler, d’un seul coup, comme avec la main, tous les hommes, ceux des champs comme ceux des villes. Vous aurez beau me dire que mon scrupule est absurde, que votre salut sera le mien, votre perte la mienne. Et d’abord, ce n’est pas vrai. L’Histoire donne beaucoup d’exemples de Patries qui se sont maintenues, même sous la puissance de l’Étranger, pour une nouvelle Renaissance. Vous m’objecterez que le risque est terrible à courir. Je suis d’accord avec vous ; c’est pourquoi j’espère que mes armées se grossiront d’un grand nombre de jeunes volontaires. Dieu veuille que mes fils sauvent ainsi librement ma liberté ! Comment saurais-je les contraindre sans me renier moi-même et porter irréparablement atteinte au caractère sacré dont ils m’ont revêtue ? Vous me dites que, en me sauvant, ils se sauvent eux-mêmes. Oui, pourvu qu’ils restent libres ! Non, s’ils souffrent que vous brisiez, par une mesure inouïe, le pacte national, car dès que vous aurez fait, par simple décret, des millions de Français soldats, il sera démontré que vous disposez souverainement des personnes et des biens de tous, qu’il n’y a pas de droit au-dessus du vôtre, et dès lors où s’arrêteront vos usurpations ? N’en arriverez-vous pas à prétendre décider du juste et de l’injuste, du Mal et du Bien ? S’il en était ainsi un jour, que serais-je ? Vous auriez fait de cette vieille Chrétienté une espèce de Tyrannie analogue à celle des Barbares d’Orient. Notre nation ainsi humiliée ne saurait plus être une Patrie. Oh ! sans doute, vous n’userez d’un moyen si extrême qu’en dernier ressort. Du moins vous le dites, et peut-être même vous le pensez. Mais l’État rival, tôt ou tard, fera la même chose que vous, et l’exception deviendra la règle, au consentement de tous, car je connais les hommes, moi qui suis une Patrie d’hommes. Ils trouvent la liberté belle, ils l’aiment, mais ils sont toujours prêts à lui préférer la servitude qu’ils méprisent, exactement comme ils trompent leur femme avec des gourgandines. Le vice de la servitude va aussi profond dans l’homme que celui de la luxure, et peut-être que les deux ne font qu’un. Peut-être sont-ils une expression différente et conjointe de ce principe de désespoir qui porte l’homme à se dégrader, à s’avilir, comme pour se venger de lui-même, se venger de son âme immortelle. La mesure que vous me proposez d’approuver ouvrira une brèche énorme au flanc de la Cité Chrétienne. Toutes les libertés, une à une, s’en iront par là, car elles tiennent toutes les unes aux autres, elles sont liées les unes aux autres comme les grains du chapelet. Un jour viendra où il vous sera devenu impossible d’appeler le peuple à la guerre pour la défense de sa liberté contre l’envahisseur, car il n’aura plus de liberté, votre formule ne signifiera donc plus rien. L’envahisseur lui-même ne sera pas plus libre que l’envahi. Aujourd’hui les États se battent entre eux pour une province, une ville ; la guerre est le jeu des Princes comme la diplomatie celui des Ministres. C’est un mal, certes, un grand mal, mais d’une espèce, en somme, peu différente du jeu ou de la prostitution. Vous allez étendre ce mal à l’ensemble du corps social, ce sera comme si, non contents de tolérer le jeu ou la prostitution, vous faisiez du pays tout entier un colossal tripot ou un gigantesque lupanar. Alors, les États ne seront plus maîtres de la guerre, ils ne la décideront ni ne la contrôleront, les peuples se battront entre eux sans savoir précisément pourquoi ; ils le sauront de moins en moins, et ils se battront de plus en plus, avec plus de rage, à mesure que disparaîtront inutilement, sous les bombes, les richesses qu’ils convoitaient ; ils ne se battront plus pour devenir riches, mais pour ne pas crever de faim ; ils crèveront de faim tout de même, la commune misère engendrera des haines dont personne ne peut se faire une idée, dont personne ne peut imaginer les destructions, car la misère et la haine enflammeront les cerveaux, provoqueront des découvertes fabuleuses, exécrables. La guerre ne reculera devant rien. Je dis même que, en réclamant pour vous le droit de sacrifier tous les mâles, vous avez rendu possible, à l’avenir, ou même inévitable, le sacrifice des femmes et des enfants. Lorsque tout le monde fera la guerre, on fera aussi la guerre par tous les moyens, car la logique personnelle du diable est plus inflexible que l’enfer. L’idée que les nécessités de la guerre justifient tout en inspire immédiatement une autre : la préparation à la guerre, étant la guerre elle-même, ne saurait bénéficier d’une moindre tolérance, la Morale se trouve ainsi exclue de la paix comme de la guerre. En ces temps-là, s’ils viennent jamais, le nom même de la Patrie sera effacé de la mémoire des hommes, car les Patries appartiennent à l’ordre de la Charité du Christ, la Sainte Charité du Christ est la Patrie des Patries ; et qui osera les reconnaître dans ces bêtes enragées se disputant comme des chiennes les dépouilles du monde ? »

L’égalité absolue des citoyens devant la Loi est une idée romaine. À l’égalité absolue des citoyens devant la Loi doit correspondre, tôt ou tard, l’autorité absolue et sans contrôle de l’État sur les citoyens. Car l’État est parfaitement capable d’imposer l’égalité absolue des citoyens devant la Loi, jusqu’à leur prendre tout ce qui leur appartient, tout ce qui permet de les distinguer les uns des autres, mais qui défendra la Loi contre les usurpations de l’État ? Ce rôle était jadis chez nous celui des Parlements. Il y avait treize Parlements dans le Royaume, et même dix-sept si l’on compte les quatre Conseils supérieurs — Paris, Toulouse, Grenoble, Bordeaux, Dijon, Rouen, Aix, Rennes, Pau, Metz, Besançon, Douai, Nancy, Roussillon, Artois, Alsace et Corse. Le pouvoir de chacun de ces Parlements était égal à celui du Roi. Ils jugeaient en dernier ressort et recevaient l’appel de toutes les juridictions royales, municipales, seigneuriales, ecclésiastiques. Ils avaient le droit d’examen, d’amendement et de remontrance sur tous les actes publics. Les traités faits avec les puissances étrangères leur étaient soumis. « Telle est la loi du Royaume, écrit La Roche-Flavin, président au Parlement de Toulouse, que nul édit ou ordonnance royale n’est tenu pour édit ou ordonnance s’ils ne sont d’abord vérifiés aux Cours souveraines par délibération d’icelles. » En son édit de 1770, Louis XV s’exprime en ces termes : « Nos Parlements élèvent leur autorité au-dessus de la nôtre, puisqu’ils nous réduisent à la simple faculté de leur proposer nos volontés, se réservant d’en empêcher l’exécution. » Le gouvernement devait transmettre au Parlement les nominations faites par lui à la plupart des fonctions, et l’on vit plus d’une fois ces assemblées en refuser l’enregistrement, c’est-à-dire briser les promotions du roi. Pour plier cette magistrature indépendante, l’État ne disposait que d’un petit nombre de moyens si compliqués qu’il n’y avait recours que rarement, et même alors les magistrats pouvaient recourir à un procédé infaillible : ils négligeaient la loi enregistrée contre leur plaisir, n’en tenaient pas compte dans leurs arrêts, ou encore suspendaient l’administration de la Justice, ce qui risquait de jeter le royaume dans le chaos.

Si les Parlements disposaient d’un tel pouvoir de résistance à l’État, les magistrats qui les composaient et ne dépendaient de personne, puisqu’ils avaient la propriété de leur charge, pouvaient passer pour des privilégiés. Chaque citoyen bénéficiait pourtant de ce privilège, non qu’il fût tenu de soutenir le Parlement contre le Roi, ou le Roi contre le Parlement, mais tout simplement parce que cette rivalité donnait aux institutions ce que les mécaniciens appellent « du jeu ». L’homme d’autrefois ne ressemblait pas à celui d’aujourd’hui. Il n’eût jamais fait partie de ce bétail que les démocraties ploutocratiques, marxistes ou racistes, nourrissent pour l’usine et le charnier. Il n’eût jamais appartenu aux troupeaux que nous voyons s’avancer tristement les uns contre les autres, en masses immenses derrière leurs machines, chacun avec ses consignes, son idéologie, ses slogans, décidés à tuer, résignés à mourir, et répétant jusqu’à la fin, avec la même résignation imbécile, la même conviction mécanique : « C’est pour mon bien… c’est pour mon bien… » Loin de penser comme nous, à faire de l’État son nourricier, son tuteur, son assureur, l’homme d’autrefois n’était pas loin de le considérer comme un adversaire contre lequel n’importe quel moyen de défense est bon, parce qu’il triche toujours. C’est pourquoi les privilèges ne froissaient nullement son sens de la justice ; il les considérait comme autant d’obstacles à la tyrannie, et, si humble que fût le sien, il le tenait — non sans raison d’ailleurs — pour solidaire des plus grands, des plus illustres. Je sais parfaitement que ce point de vue nous est devenu étranger, parce qu’on nous a perfidement dressés à confondre la justice et l’égalité. Ce préjugé est même poussé si loin que nous supporterions volontiers d’être esclaves, pourvu que personne ne puisse se vanter de l’être moins que nous. Les privilèges nous font peur, parce qu’il en est de plus ou moins précieux. Mais l’homme d’autrefois les eût volontiers comparés aux vêtements qui nous préservent du froid. Chaque privilège était une protection contre l’État. Un vêtement peut être plus ou moins élégant, plus ou moins chaud, mais il est encore préférable d’être vêtu de haillons que d’aller tout nu. Le citoyen moderne, lorsque ses privilèges auront été confisqués jusqu’au dernier, y compris le plus bas, le plus vulgaire, le moins utile de tous, celui de l’argent, ira tout nu devant ses maîtres.