Œuvres de Sully Prudhomme, poésies 1872-1878Alphonse Lemerre, éditeurPoésies 1872-1878 (p. 151-161).



La France


Sonnets




I

 
Qu’est-ce que la patrie ? Est-ce un refuge heureux ?
Quelque molle oasis, à notre goût ornée,
Que par caprice un jour nous nous sommes donnée,
Où se parlent d’amour la terre et l’homme entre eux ?

Non, la patrie impose et n’offre pas ses nœuds ;
Elle est la terre en nous malgré nous incarnée
Par l’immémorial et sévère hyménée
D’une race et d’un champ qui se sont faits tous deux.


De là vient qu’elle est sainte et cruellement chère,
Et que, s’il y pénètre une armée étrangère,
Cette vivante injure aux entrailles nous mord,

Comme si, dans l’horreur de quelque mauvais songe,
Chaque fois que sur elle un bataillon s’allonge,
On se sentait hanté par les vers comme un mort.



II


Tous les vaincus d’hier n’ont pas l’air soucieux :
J’en vois, ils me font peur, qui parlent de revanche
Avant que la patrie, encore pâle, étanche
Tout le sang que ses fils devaient dépenser mieux ;

Je les vois, caressant leur lèvre au poil soyeux,
Des croix sur la poitrine et de l’or à la manche,
Le poing superbement appuyé sur la hanche,
Quêter comme autrefois les regards des beaux yeux.

Ah ! ceux-là, je le sais, depuis que la frontière
Est, comme une blessure, ouverte tout entière,
De leurs généreux corps sont prêts à la couvrir ;

Mais quelles nuits d’étude, ô braves, sont les vôtres ?
Ou seriez-vous trop fiers pour apprendre des autres
À tuer aussi bien que vous savez mourir ?



III

 
Les noms des vieux combats où nous avons vaincu,
Près de ces fleuves, Rhin, Moselle, Sambre, Meuse,
Dont jusques à la mer l’onde par nous fameuse
Ne nous semblait baigner qu’un empire exigu,

Ces noms dont notre gloire a si longtemps vécu,
Je ne peux les entendre aujourd’hui, je leur creuse
Une tombe en mon cœur, muette et ténébreuse ;
Leur beau son me fait mal comme un sarcasme aigu.

À ces noms, chauds encore, étourdiment s’enflamme
L’aiglon que chaque enfant porte, chez nous, dans l’âme,
De la ruse et du nombre insensé contempteur.

France, la craie en main, sur un tableau d’école,
Construis, sans vanité, la longue parabole
Que promet la justice au boulet rédempteur.



IV

 
Les races à déchoir tardent plus qu’on ne croit :
D’héroïques aïeux, dans le sang de chaque homme,
Ont amassé longtemps des vertus dont la somme
Patiemment accrue avec lenteur décroît.

Sur le front de Caton siégeait l’orgueil du droit,
L’âpreté du vouloir, la prudence économe,
Et plus d’un rustre encor dans les faubourgs de Rome
Porte haut ce front court solidement étroit.

Quand, debout et pensive, à mes yeux se découvre
La foule des grands morts qui couronne le Louvre,
J’y regrette, honteux, l’ancien peuple français ;

J’en pleure la figure et l’âme disparues,
Et soudain je les trouve éparses dans les rues
Sur les plus humbles fronts que je méconnaissais.



V

 
Oui, grands morts, dans vos fils vous êtes descendus
De ces formes de pierre où votre vieux génie
Dort dans la vérité, sous la voûte infinie ;
À la France pourtant vous n’êtes pas rendus :

Votre âme en nous languit veuve de ses vertus,
Dans nos corps énervés votre sang se renie,
Et votre type en nous perd sa mâle harmonie,
Ô vous, fermes esprits de fermes chairs vêtus !

Car plus d’un fils indigne outrage dans son être
Le fantôme égaré d’un magnanime ancêtre
Qui meurt autant de fois qu’il a laissé d’enfants ;

Et plus d’un, votre égal, noué par l’ignorance,
Promène d’un penseur la stérile apparence
Où vous ne renaissez qu’ensevelis vivants.



VI

 
Tout le peuple passé marche et rêve en ces corps
Qui vont dans l’ignorance et l’oubli de leurs âmes,
Vains rejetons sevrés des mûrissantes flammes
Qui font jaillir la sève en richesse au dehors ;

Viennent les justes lois, mères des justes sorts,
Relever tant de fronts plus ténébreux qu’infâmes,
Viennent les fortes mœurs, comme de puissants blâmes
Dans les cœurs dégradés secouer le remords !

Et l’on verra surgir de ces tombes mouvantes
La pensée et la force, à tout jamais vivantes,
Des grands hommes d’hier qui n’y sont qu’assoupis,

Comme, entière toujours en dépit des années,
L’immortelle vigueur des gerbes moissonnées
Passe, malgré l’hiver, en de nouveaux épis.



VII

 
Comme un astre ébauché par ses propres tourments,
Pour se faire une écorce habitable et qui dure,
Disloque mille fois sa grande architecture
Sans perdre une vertu de tous ses éléments,

De même, en son chaos de décombres fumants,
La France, qui se cherche une assise future,
Bouleverse ses mœurs sans changer sa nature ;
Elle n’a rien perdu de ses divins ferments !

Je compte avec horreur, ô France, dans l’histoire
Tous les avortements que t’ont coûté ta gloire ;
Mais je sais l’avenir qui tressaille en ton flanc.

Comme est sorti le blé des broussailles épaisses,
Comme l’homme est sorti du combat des espèces,
La suprême cité se pétrit dans ton sang.



VIII

 
Pourtant, s’il faut qu’un jour, à force de revers,
Ce peuple illustre porte, écrasé par un autre,
Le deuil des vérités dont il s’est fait l’apôtre
Et dont l’aube orageuse éblouit l’univers ;

Si le monde, aveuglé d’homicides éclairs,
Fait sa gloire des pleurs qu’il arrache à la nôtre,
Hé bien ! que sur la France il se rue et se vautre,
De son dernier soupir elle emplira les airs.

Imitant la revanche éternelle d’Athènes
Dont l’âme, inaccessible au viol des capitaines,
S’exhale vierge encor de ses marbres épars ;

Et chacun baisera, pour y puiser l’exemple,
Le beau front de la morte, où, comme au front d’un temple,
L’homme a gravé ses droits sous le laurier des arts.




IX


Vous qui, des beaux loisirs empruntant les beaux noms,
Revêtez l’Idéal d’une forme qui touche,
Où fuirez-vous l’Europe, ô Muses qu’effarouche
Le tonnerre insultant des stupides canons ?

Vous ne porterez pas vos fiers et frêles dons
Aux peuples d’outre-mer dédaigneux de leur souche ;
Partout l’abeille attique a déserté la bouche ;
Vous laisserez la vie errer seule à tâtons.

Ah ! du moins renouez votre céleste ronde
Sur l’invisible Pinde où l’élite du monde
Se range sans drapeaux pour vous tendre la main.

J’ai beau faire, j’émigre où s’enfuit la concorde ;
Je tiens de ma patrie un cœur qui la déborde,
Et plus je suis Français, plus je me sens humain.




X

 
Mais, hélas ! en montant, je vois les morts en bas.
Que dit la fixité de leur froide prunelle ?
L’oubli supérieur dans la paix éternelle ?
Ou l’appel immuable à d’éternels combats ?

Ô morts ! révélez-nous la leçon du trépas.
La Jeunesse, qui porte un monde vierge en elle,
Attend sur vos tombeaux, comme une sentinelle,
Le mot d’ordre à venir qu’on ne lui donne pas.

L’aveugle hérédité des haines l’humilie,
Mais elle se sent lâche aussitôt qu’elle oublie :
Comme elle craint sa fougue, elle craint la torpeur.

Morts, ne la trompez pas sur votre vœu suprême ;
Parlez, inspirez-lui, pour la vengeance même,
De grandir simplement sans reproche et sans peur.