G. Charpentier (p. 136-195).


IV


Antoine Macquart revint à Plassans après la chute de Napoléon. Il avait eu l’incroyable chance de ne faire aucune des dernières et meurtrières campagnes de l’Empire. Il s’était traîné de dépôt en dépôt, sans que rien le tirât de sa vie hébétée de soldat. Cette vie acheva de développer ses vices naturels. Sa paresse devint raisonnée ; son ivrognerie, qui lui valut un nombre incalculable de punitions, fut dès lors à ses yeux une religion véritable. Mais ce qui fit surtout de lui le pire des garnements, ce fut le beau dédain qu’il contracta pour les pauvres diables qui gagnaient le matin leur pain du soir.

— J’ai de l’argent au pays, disait-il souvent à ses camarades ; quand j’aurai fait mon temps, je pourrai vivre bourgeois.

Cette croyance et son ignorance crasse l’empêchèrent d’arriver même au grade de caporal.

Depuis son départ, il n’était pas venu passer un seul jour de congé à Plassans, son frère inventant mille prétextes pour l’en tenir éloigné. Aussi ignorait-il complétement la façon adroite dont Pierre s’était emparé de la fortune de leur mère. Adélaïde, dans l’indifférence profonde où elle vivait, ne lui écrivit pas trois fois, pour lui dire simplement qu’elle se portait bien. Le silence qui accueillait le plus souvent ses nombreuses demandes d’argent, ne lui donna aucun soupçon ; la ladrerie de Pierre suffit pour lui expliquer la difficulté qu’il éprouvait à arracher, de loin en loin, une misérable pièce de vingt francs. Cela ne fit, d’ailleurs, qu’augmenter sa rancune contre son frère, qui le laissait se morfondre au service, malgré sa promesse formelle de le racheter. Il se jurait, en rentrant au logis, de ne plus obéir en petit garçon et de réclamer carrément sa part de fortune, pour vivre à sa guise. Il rêva, dans la diligence qui le ramenait, une délicieuse existence de paresse. L’écroulement de ses châteaux en Espagne fut terrible. Quand il arriva dans le faubourg et qu’il ne reconnut plus l’enclos des Fouque, il resta stupide. Il lui fallut demander la nouvelle adresse de sa mère. Là, il y eut une scène épouvantable. Adélaïde lui apprit tranquillement la vente des biens. Il s’emporta, allant jusqu’à lever la main.

La pauvre femme répétait :

— Ton frère a tout pris ; il aura soin de toi, c’est convenu.

Il sortit enfin et courut chez Pierre, qu’il avait prévenu de son retour, et qui s’était préparé à le recevoir de façon à en finir avec lui, au premier mot grossier.

— Écoutez, lui dit le marchand d’huile qui affecta de ne plus le tutoyer, ne m’échauffez pas la bile ou je vous jette à la porte. Après tout, je ne vous connais pas. Nous ne portons pas le même nom. C’est déjà bien assez malheureux pour moi que ma mère se soit mal conduite, sans que ses bâtards viennent ici m’injurier. J’étais bien disposé pour vous ; mais, puisque vous êtes insolent, je ne ferai rien, absolument rien.

Antoine faillit étrangler de colère.

— Et mon argent, criait-il, me le rendras-tu, voleur, ou faudra-t-il que je te traîne devant les tribunaux ?

Pierre haussait les épaules :

— Je n’ai pas d’argent à vous, répondit-il, de plus en plus calme. Ma mère a disposé de sa fortune comme elle l’a entendu. Ce n’est pas moi qui irai mettre le nez dans ses affaires. J’ai renoncé volontiers à toute espérance d’héritage. Je suis à l’abri de vos sales accusations.

Et, comme son frère bégayait, exaspéré par ce sang-froid et ne sachant plus que croire, il lui mit sous les yeux le reçu qu’Adélaïde avait signé. La lecture de cette pièce acheva d’accabler Antoine.

— C’est bien, dit-il d’une voix presque calmée, je sais ce qu’il me reste à faire.

La vérité était qu’il ne savait quel parti prendre. Son impuissance à trouver un moyen immédiat d’avoir sa part et de se venger, activait encore sa fièvre furieuse. Il revint chez sa mère, il lui fit subir un interrogatoire honteux. La malheureuse femme ne pouvait que le renvoyer chez Pierre.

— Est-ce que vous croyez, s’écria-t-il insolemment, que vous allez me faire aller comme une navette ? Je saurai bien qui de vous deux a le magot. Tu l’as peut-être déjà croqué, toi ?…

Et, faisant allusion à son ancienne inconduite, il lui demanda si elle n’avait pas quelque canaille d’homme auquel elle donnait ses derniers sous. Il n’épargna même pas son père, cet ivrogne de Macquart, disait-il, qui devait l’avoir grugée jusqu’à sa mort, et qui laissait ses enfants sur la paille. La pauvre femme écoutait, d’un air hébété. De grosses larmes coulaient sur ses joues. Elle se défendit avec une terreur d’enfant, répondant aux questions de son fils comme à celles d’un juge, jurant qu’elle se conduisait bien, et répétant toujours avec insistance qu’elle n’avait pas eu un sou, que Pierre avait tout pris. Antoine finit presque par la croire.

— Ah ! quel gueux ! murmura-t-il ; c’est pour cela qu’il ne me rachetait pas.

Il dut coucher chez sa mère, sur une paillasse jetée dans un coin. Il était revenu les poches absolument vides, et ce qui l’exaspérait, c’était surtout de se sentir sans aucune ressource, sans feu ni lieu, abandonné comme un chien sur le pavé, tandis que son frère, selon lui, faisait de belles affaires, mangeait et dormait grassement. N’ayant pas de quoi acheter des vêtements, il sortit le lendemain avec son pantalon et son képi d’ordonnance. Il eut la chance de trouver, au fond d’une armoire, une vieille veste de velours jaunâtre, usée et rapiécée, qui avait appartenu à Macquart. Ce fut dans ce singulier accoutrement qu’il courut la ville, contant son histoire et demandant justice.

Les gens qu’il alla consulter le reçurent avec un mépris qui lui fit verser des larmes de rage. En province, on est implacable pour les familles déchues. Selon l’opinion commune, les Rougon-Macquart chassaient de race en se dévorant entre eux ; la galerie, au lieu de les séparer, les aurait plutôt excités à se mordre. Pierre, d’ailleurs, commençait à se laver de sa tache originelle. On rit de sa friponnerie ; des personnes allèrent jusqu’à dire qu’il avait bien fait, s’il s’était réellement emparé de l’argent, et que cela serait une bonne leçon pour les personnes débauchées de la ville.

Antoine rentra découragé. Un avoué lui avait conseillé, avec des mines dégoûtées, de laver son linge sale en famille, après s’être habilement informé s’il possédait la somme nécessaire pour soutenir un procès. Selon cet homme, l’affaire paraissait bien embrouillée, les débats seraient très-longs et le succès était douteux. D’ailleurs, il fallait de l’argent, beaucoup d’argent.

Ce soir-là, Antoine fut encore plus dur pour sa mère ; ne sachant sur qui se venger, il reprit ses accusations de la veille ; il tint la malheureuse jusqu’à minuit, toute frissonnante de honte et d’épouvante. Adélaïde lui ayant appris que Pierre lui servait une pension, il devint certain pour lui que son frère avait empoché les cinquante mille francs. Mais, dans son irritation, il feignit de douter encore, par un raffinement de méchanceté qui le soulageait. Et il ne cessait de l’interroger d’un air soupçonneux, en paraissant continuer à croire qu’elle avait mangé sa fortune avec des amants.

— Voyons, mon père n’a pas été le seul, dit-il enfin avec grossièreté.

À ce dernier coup, elle alla se jeter chancelante sur un vieux coffre, où elle resta toute la nuit à sangloter.

Antoine comprit bientôt qu’il ne pouvait, seul et sans ressources, mener à bien une campagne contre son frère. Il essaya d’abord d’intéresser Adélaïde à sa cause ; une accusation, portée par elle, devait avoir de graves conséquences. Mais la pauvre femme, si molle et si endormie, dès les premiers mots d’Antoine, refusa avec énergie d’inquiéter son fils aîné.

— Je suis une malheureuse, balbutiait-elle. Tu as raison de te mettre en colère. Mais, vois-tu, ce serait trop de remords, si je faisais conduire un de mes enfants en prison. Non, j’aime mieux que tu me battes.

Il sentit qu’il n’en tirerait que des larmes, et il se contenta d’ajouter qu’elle était justement punie et qu’il n’avait aucune pitié d’elle. Le soir, Adélaïde, secouée par les querelles successives que lui cherchait son fils, eut une de ces crises nerveuses qui la tenaient roidie, les yeux ouverts, comme morte. Le jeune homme la jeta sur son lit ; puis, sans même la délacer, il se mit à fureter dans la maison, cherchant si la malheureuse n’avait pas des économies cachées quelque part. Il trouva une quarantaine de francs. Il s’en empara, et, tandis que sa mère restait là, rigide et sans souffle, il alla prendre tranquillement la diligence pour Marseille.

Il venait de songer que Mouret, cet ouvrier chapelier qui avait épousé sa sœur Ursule, devait être indigné de la friponnerie de Pierre, et qu’il voudrait sans doute défendre les intérêts de sa femme. Mais il ne trouva pas l’homme sur lequel il comptait. Mouret lui dit nettement qu’il s’était habitué à regarder Ursule comme une orpheline, et qu’il ne voulait, à aucun prix, avoir des démêlés avec sa famille. Les affaires du ménage prospéraient. Antoine, reçu très-froidement, se hâta de reprendre la diligence. Mais, avant de partir, il voulut se venger du secret mépris qu’il lisait dans les regards de l’ouvrier ; sa sœur lui ayant paru pâle et oppressée, il eut la cruauté sournoise de dire au mari, en s’éloignant :

— Prenez garde, ma sœur a toujours été chétive, et je l’ai trouvée bien changée ; vous pourriez la perdre.

Les larmes qui montèrent aux yeux de Mouret lui prouvèrent qu’il avait mis le doigt sur une plaie vive. Ces ouvriers étalaient aussi par trop leur bonheur.

Quand il fut revenu à Plassans, la certitude qu’il avait les mains liées rendit Antoine plus menaçant encore. Pendant un mois, on ne vit que lui dans la ville. Il courait les rues, contant son histoire à qui voulait l’entendre. Lorsqu’il avait réussi à se faire donner une pièce de vingt sous par sa mère, il allait la boire dans quelque cabaret, et là criait tout haut que son frère était une canaille qui aurait bientôt de ses nouvelles. En de pareils endroits, la douce fraternité qui règne entre ivrognes lui donnait un auditoire sympathique ; toute la crapule de la ville épousait sa querelle ; c’étaient des invectives sans fin contre ce gueux de Rougon qui laissait sans pain un brave soldat, et la séance se terminait d’ordinaire par la condamnation générale de tous les riches. Antoine, par un raffinement de vengeance, continuait à se promener avec son képi, son pantalon d’ordonnance et sa vieille veste de velours jaune, bien que sa mère lui eût offert de lui acheter des vêtements plus convenables. Il affichait ses guenilles, les étalait le dimanche, en plein cours Sauvaire.

Une de ses plus délicates jouissances fut de passer dix fois par jour devant le magasin de Pierre. Il agrandissait les trous de la veste avec les doigts, il ralentissait le pas, se mettait parfois à causer devant la porte, pour rester davantage dans la rue. Ces jours-là, il emmenait quelque ivrogne de ses amis, qui lui servait de compère ; il lui racontait le vol des cinquante mille francs, accompagnant son récit d’injures et de menaces, à voix haute, de façon à ce que toute la rue l’entendît, et que ses gros mots allassent à leur adresse, jusqu’au fond de la boutique.

— Il finira, disait Félicité désespérée, par venir mendier devant notre maison.

La vaniteuse petite femme souffrait horriblement de ce scandale. Il lui arriva même, à cette époque, de regretter en secret d’avoir épousé Rougon ; ce dernier avait aussi une famille par trop terrible. Elle eût donné tout au monde pour qu’Antoine cessât de promener ses haillons. Mais Pierre, que la conduite de son frère affolait, ne voulait seulement pas qu’on prononçât son nom devant lui. Lorsque sa femme lui faisait entendre qu’il vaudrait peut-être mieux s’en débarrasser en donnant quelques sous :

— Non, rien, pas un liard, criait-il avec fureur. Qu’il crève !

Cependant, il finit lui-même par confesser que l’attitude d’Antoine devenait intolérable. Un jour, Félicité, voulant en finir, appela cet homme, comme elle le nommait en faisant une moue dédaigneuse. « Cet homme » était en train de la traiter de coquine au milieu de la rue, en compagnie d’un sien camarade encore plus déguenillé que lui. Tous deux étaient gris.

— Viens donc, on nous appelle là-dedans, dit Antoine à son compagnon d’une voix goguenarde.

Félicité recula en murmurant :

— C’est à vous seul que nous désirons parler.

— Bah ! répondit le jeune homme, le camarade est un bon enfant. Il peut tout entendre. C’est mon témoin.

Le témoin s’assit lourdement sur une chaise. Il ne se découvrit pas et se mit à regarder autour de lui, avec ce sourire hébété des ivrognes et des gens grossiers qui se sentent insolents. Félicité, honteuse, se plaça devant la porte de la boutique, pour qu’on ne vît pas du dehors quelle singulière compagnie elle recevait. Heureusement que son mari arriva à son secours. Une violente querelle s’engagea entre lui et son frère. Ce dernier, dont la langue épaisse s’embarrassait dans les injures, répéta à plus de vingt reprises les mêmes griefs. Il finit même par se mettre à pleurer, et peu s’en fallut que son émotion ne gagnât son camarade. Pierre s’était défendu d’une façon très-digne.

— Voyons, dit-il enfin, vous êtes malheureux et j’ai pitié de vous. Bien que vous m’ayez cruellement insulté, je n’oublie pas que nous avons la même mère. Mais si je vous donne quelque chose, sachez que je le fais par bonté et non par crainte… Voulez-vous cent francs pour vous tirer d’affaire ?

Cette offre brusque de cent francs éblouit le camarade d’Antoine. Il regarda ce dernier d’un air ravi qui signifiait clairement : « Du moment que le bourgeois offre cent francs, il n’y a plus de sottises à lui dire. » Mais Antoine entendait spéculer sur les bonnes dispositions de son frère. Il lui demanda s’il se moquait de lui ; c’était sa part, dix mille francs, qu’il exigeait.

— Tu as tort, tu as tort, bégayait son ami.

Enfin, comme Pierre impatienté parlait de les jeter tous les deux à la porte, Antoine abaissa ses prétentions et, d’un coup, ne réclama plus que mille francs. Ils se querellèrent encore un grand quart d’heure sur ce chiffre. Félicité intervint. On commençait à se rassembler devant la boutique.

— Écoutez, dit-elle vivement, mon mari vous donnera deux cents francs, et moi je me charge de vous acheter un vêtement complet et de vous louer un logement pour une année.

Rougon se fâcha. Mais le camarade d’Antoine, enthousiasmé, cria :

— C’est dit, mon ami accepte.

Et Antoine déclara, en effet, d’un air rechigné, qu’il acceptait. Il sentait qu’il n’obtiendrait pas davantage. Il fut convenu qu’on lui enverrait l’argent et le vêtement le lendemain, et que peu de jours après, dès que Félicité lui aurait trouvé un logement, il pourrait s’installer chez lui. En se retirant, l’ivrogne qui accompagnait le jeune homme fut aussi respectueux qu’il venait d’être insolent ; il salua plus de dix fois la compagnie, d’un air humble et gauche, bégayant des remerciements vagues, comme si les dons de Rougon lui eussent été destinés.

Une semaine plus tard, Antoine occupait une grande chambre du vieux quartier, dans laquelle Félicité, tenant plus que ses promesses, sur l’engagement formel du jeune homme de les laisser tranquilles désormais, avait fait mettre un lit, une table et des chaises. Adélaïde vit sans aucun regret partir son fils ; elle était condamnée à plus de trois mois de pain et d’eau par le court séjour qu’il avait fait chez elle. Antoine eut vite bu et mangé les deux cents francs. Il n’avait pas songé un instant à les mettre dans quelque petit commerce qui l’eût aidé à vivre. Quand il fut de nouveau sans le sou, n’ayant aucun métier, répugnant d’ailleurs à toute besogne suivie, il voulut puiser encore dans la bourse des Rougon. Mais les circonstances n’étaient plus les mêmes, il ne réussit pas à les effrayer. Pierre profita même de cette occasion pour le jeter à la porte, en lui défendant de jamais remettre les pieds chez lui. Antoine eut beau reprendre ses accusations : la ville, qui connaissait la munificence de son frère, dont Félicité avait fait grand bruit, lui donna tort et le traita de fainéant. Cependant la faim le pressait. Il menaça de se faire contrebandier comme son père, et de commettre quelque mauvais coup qui déshonorerait sa famille. Les Rougon haussèrent les épaules ; ils le savaient trop lâche pour risquer sa peau. Enfin, plein d’une rage sourde contre ses proches et contre la société tout entière, Antoine se décida à chercher du travail.

Il avait fait connaissance, dans un cabaret du faubourg, d’un ouvrier vannier qui travaillait en chambre. Il lui offrit de l’aider. En peu de temps, il apprit à tresser des corbeilles et des paniers, ouvrages grossiers et à bas prix, d’une vente facile. Bientôt il travailla pour son compte. Ce métier peu fatigant lui plaisait. Il restait maître de ses paresses, et c’était là surtout ce qu’il demandait. Il se mettait à la besogne lorsqu’il ne pouvait plus faire autrement, tressant à la hâte une douzaine de corbeilles qu’il allait vendre au marché. Tant que l’argent durait, il flânait, courant les marchands de vin, digérant au soleil ; puis, quand il avait jeûné pendant un jour, il reprenait ses brins d’osier avec de sourdes invectives, accusant les riches, qui, eux, vivent sans rien faire. Le métier de vannier, ainsi entendu, est fort ingrat ; son travail n’aurait pu suffire à payer ses soûleries, s’il ne s’était arrangé de façon à se procurer de l’osier à bon compte. Comme il n’en achetait jamais à Plassans, il disait qu’il allait faire chaque mois sa provision dans une ville voisine, où il prétendait qu’on le vendait meilleur marché. La vérité était qu’il se fournissait dans les oseraies de la Viorne, par les nuits sombres. Le garde champêtre l’y surprit même une fois, ce qui lui valut quelques jours de prison. Ce fut à partir de ce moment qu’il se posa dans la ville en républicain farouche. Il affirma qu’il fumait tranquillement sa pipe au bord de la rivière, lorsque le garde champêtre l’avait arrêté. Et il ajoutait :

— Ils voudraient se débarrasser de moi, parce qu’ils savent quelles sont mes opinions. Mais je ne les crains pas, ces gueux de riches !

Cependant, au bout de dix ans de fainéantise, Macquart trouva qu’il travaillait trop. Son continuel rêve était d’inventer une façon de bien vivre sans rien faire. Sa paresse ne se serait pas contentée de pain et d’eau, comme celle de certains fainéants qui consentent à rester sur leur faim, pourvu qu’ils puissent se croiser les bras. Lui, il voulait de bons repas et de belles journées d’oisiveté. Il parla un instant d’entrer comme domestique chez quelque noble du quartier Saint-Marc. Mais un palefrenier de ses amis lui fit peur en lui racontant les exigences de ses maîtres. Macquart, dégoûté de ses corbeilles, voyant venir le jour où il lui faudrait acheter l’osier nécessaire, allait se vendre comme remplaçant et reprendre la vie de soldat, qu’il préférait mille fois à celle d’ouvrier, lorsqu’il fit la connaissance d’une femme dont la rencontre modifia ses plans.

Joséphine Gavaudan, que toute la ville connaissait sous le diminutif familier de Fine, était une grande et grosse gaillarde d’une trentaine d’années. Sa face carrée, d’une ampleur masculine, portait au menton et aux lèvres des poils rares, mais terriblement longs. On la nommait comme une maîtresse femme, capable à l’occasion de faire le coup de poing. Aussi ses larges épaules, ses bras énormes imposaient-ils un merveilleux respect aux gamins, qui n’osaient seulement pas sourire de ses moustaches. Avec cela, Fine avait une toute petite voix, une voix d’enfant, mince et claire. Ceux qui la fréquentaient affirmaient que, malgré son air terrible, elle était d’une douceur de mouton. Très-courageuse à la besogne, elle aurait pu mettre quelque argent de côté, si elle n’avait aimé les liqueurs ; elle adorait l’anisette. Souvent, le dimanche soir, on était obligé de la rapporter chez elle.

Toute la semaine, elle travaillait avec entêtement de bête. Elle faisait trois ou quatre métiers, vendait des fruits ou des châtaignes bouillies à la halle, suivant la saison, s’occupait des ménages de quelques rentiers, allait laver la vaisselle chez les bourgeois les jours de gala, et employait ses loisirs à rempailler les vieilles chaises. C’était surtout comme rempailleuse qu’elle était connue de la ville entière. On fait, dans le Midi, une grande consommation de chaises de paille, qui y sont d’un usage commun.

Antoine Macquart lia connaissance avec Fine à la halle. Quand il allait y vendre ses corbeilles, l’hiver, il se mettait, pour avoir chaud, à côté du fourneau sur lequel elle faisait cuire ses châtaignes. Il fut émerveillé de son courage, lui que la moindre besogne épouvantait. Peu à peu, sous l’apparente rudesse de cette forte commère, il découvrit des timidités, des bontés secrètes. Souvent il lui voyait donner des poignées de châtaignes aux marmots en guenilles qui s’arrêtaient en extase devant sa marmite fumante. D’autres fois, lorsque l’inspecteur du marché la bousculait, elle pleurait presque, sans paraître avoir conscience de ses gros poings. Antoine finit par se dire que c’était la femme qu’il lui fallait. Elle travaillerait pour deux, et il ferait la loi au logis. Ce serait sa bête de somme, une bête infatigable et obéissante. Quant à son goût pour les liqueurs, il le trouvait tout naturel. Après avoir bien pesé les avantages d’une pareille union, il se déclara. Fine fut ravie. Jamais aucun homme n’avait osé s’attaquer à elle. On eut beau lui dire qu’Antoine était le pire des chenapans, elle ne se sentit pas le courage de se refuser au mariage que sa forte nature réclamait depuis longtemps. Le soir même des noces, le jeune homme vint habiter le logement de sa femme, rue Civadière, près de la halle : ce logement, composé de trois pièces, était beaucoup plus confortablement meublé que le sien, et ce fut avec un soupir de contentement qu’il s’allongea sur les deux excellents matelas qui garnissaient le lit.

Tout marcha bien pendant les premiers jours. Fine vaquait, comme par le passé, à ses besognes multiples ; Antoine, pris d’une sorte d’amour-propre marital qui l’étonna lui-même, tressa en une semaine plus de corbeilles qu’il n’en avait jamais fait en un mois. Mais, le dimanche, la guerre éclata. Il y avait à la maison une somme assez ronde que les époux entamèrent fortement. La nuit, ivres tous deux, ils se battirent comme plâtre, sans qu’il leur fût possible, le lendemain, de se souvenir comment la querelle avait commencé. Ils étaient restés fort tendres jusque vers les dix heures ; puis Antoine s’était mis à cogner brutalement sur Fine, et Fine, exaspérée, oubliant sa douceur, avait rendu autant de coups de poing qu’elle recevait de gifles. Le lendemain, elle se remit bravement au travail, comme si de rien n’était. Mais son mari, avec une sourde rancune, se leva tard et alla le restant du jour fumer sa pipe au soleil.

À partir de ce moment, les Macquart prirent le genre de vie qu’ils devaient continuer à mener. Il fut comme entendu tacitement entre eux que la femme suerait sang et eau pour entretenir le mari. Fine, qui aimait le travail par instinct, ne protesta pas. Elle était d’une patience angélique, tant qu’elle n’avait pas bu, trouvant tout naturel que son homme fût paresseux, et tâchant de lui éviter même les plus petites besognes. Son péché mignon, l’anisette, la rendait non pas méchante, mais juste ; les soirs où elle s’était oubliée devant une bouteille de sa liqueur favorite, si Antoine lui cherchait querelle, elle tombait sur lui à bras raccourcis, en lui reprochant sa fainéantise et son ingratitude. Les voisins étaient habitués aux tapages périodiques qui éclataient dans la chambre des époux. Ils s’assommaient consciencieusement ; la femme tapait en mère qui corrige son galopin ; mais le mari, traître et haineux, calculait ses coups et, à plusieurs reprises, il faillit estropier la malheureuse.

— Tu seras bien avancé, quand tu m’auras cassé une jambe ou un bras, lui disait-elle. Qui te nourrira, fainéant ?

À part ces scènes de violence, Antoine commençait à trouver supportable son existence nouvelle. Il était bien vêtu, mangeait à sa faim, buvait à sa soif. Il avait complétement mis de côté la vannerie ; parfois, quand il s’ennuyait par trop, il se promettait de tresser, pour le prochain marché, une douzaine de corbeilles ; mais, souvent, il ne terminait seulement pas la première. Il garda, sous un canapé, un paquet d’osier qu’il n’usa pas en vingt ans.

Les Macquart eurent trois enfants : deux filles et un garçon.

Lisa, née la première, en 1827, un an après le mariage, resta peu au logis. C’était une grosse et belle enfant, très-saine, toute sanguine, qui ressemblait beaucoup à sa mère. Mais elle ne devait pas avoir son dévouement de bête de somme. Macquart avait mis en elle un besoin de bien-être très-arrêté. Tout enfant, elle consentait à travailler une journée entière pour avoir un gâteau. Elle n’avait pas sept ans, qu’elle fut prise en amitié par la directrice des postes, une voisine. Celle-ci en fit une petite bonne. Lorsqu’elle perdit son mari, en 1839, et qu’elle alla se retirer à Paris, elle emmena Lisa avec elle. Les parents la lui avaient comme donnée.

La seconde fille, Gervaise, née l’année suivante, était bancale de naissance. Conçue dans l’ivresse, sans doute pendant une de ces nuits honteuses où les époux s’assommaient, elle avait la cuisse droite déviée et amaigrie, étrange reproduction héréditaire des brutalités que sa mère avait eu à endurer dans une heure de lutte et de soûlerie furieuse. Gervaise resta chétive, et Fine, la voyant toute pâle et toute faible, la mit au régime de l’anisette, sous prétexte qu’elle avait besoin de prendre des forces. La pauvre créature se dessécha davantage. C’était une grande fille fluette dont les robes, toujours trop larges, flottaient comme vides. Sur son corps émacié et contrefait, elle avait une délicieuse tête de poupée, une petite face ronde et blême d’une exquise délicatesse. Son infirmité était presque une grâce ; sa taille fléchissait doucement à chaque pas, dans une sorte de balancement cadencé.

Le fils des Macquart, Jean, naquit trois ans plus tard. Ce fut un fort gaillard, qui ne rappela en rien les maigreurs de Gervaise. Il tenait de sa mère, comme la fille aînée, sans avoir sa ressemblance physique. Il apportait, le premier, chez les Rougon-Macquart, un visage aux traits réguliers, et qui avait la froideur grasse d’une nature sérieuse et peu intelligente. Ce garçon grandit avec la volonté tenace de se créer un jour une position indépendante. Il fréquenta assidûment l’école et s’y cassa la tête, qu’il avait fort dure, pour y faire entrer un peu d’arithmétique et d’orthographe. Il se mit ensuite en apprentissage, en renouvelant les mêmes efforts, entêtement d’autant plus méritoire qu’il lui fallait un jour pour apprendre ce que d’autres savaient en une heure.

Tant que les pauvres petits restèrent à la charge de la maison, Antoine grogna. C’étaient des bouches inutiles qui lui rognaient sa part. Il avait juré, comme son frère, de ne plus avoir d’enfants, ces mange-tout qui mettent leurs parents sur la paille. Il fallait l’entendre se désoler, depuis qu’ils étaient cinq à table, et que la mère donnait les meilleurs morceaux à Jean, à Lisa et à Gervaise.

— C’est ça, grondait-il, bourre-les, fais-les crever !

À chaque vêtement, à chaque paire de souliers que Fine leur achetait, il restait maussade pour plusieurs jours. Ah ! s’il avait su, il n’aurait jamais eu cette marmaille, qui le forçait à ne plus fumer que quatre sous de tabac par jour, et qui ramenait par trop souvent, au dîner, des ragoûts de pomme de terre, un plat qu’il méprisait profondément.

Plus tard, dès les premières pièces de vingt sous que Jean et Gervaise lui rapportèrent, il trouva que les enfants avaient du bon. Lisa n’était déjà plus là. Il se fit nourrir par les deux qui restaient sans le moindre scrupule, comme il se faisait déjà nourrir par leur mère. Ce fut, de sa part, une spéculation très-arrêtée. Dès l’âge de huit ans, la petite Gervaise alla casser des amandes chez un négociant voisin ; elle gagnait dix sous par jour, que le père mettait royalement dans sa poche, sans que Fine elle-même osât demander où cet argent passait. Puis, la jeune fille entra en apprentissage chez une blanchisseuse, et, quand elle fut ouvrière et qu’elle toucha deux francs par jour, les deux francs s’égarèrent de la même façon entre les mains de Macquart. Jean, qui avait appris l’état de menuisier, était également dépouillé les jours de paye, lorsque Macquart parvenait à l’arrêter au passage, avant qu’il eût remis son argent à sa mère. Si cet argent lui échappait, ce qui arrivait quelquefois, il était d’une terrible maussaderie. Pendant une semaine, il regardait ses enfants et sa femme d’un air furieux, leur cherchant querelle pour un rien, mais ayant encore la pudeur de ne pas avouer la cause de son irritation. À la paye suivante, il faisait le guet et disparaissait des journées entières, dès qu’il avait réussi à escamoter le gain des petits.

Gervaise, battue, élevée dans la rue avec les garçons du voisinage, devint grosse à l’âge de quatorze ans. Le père de l’enfant n’avait pas dix-huit ans. C’était un ouvrier tanneur, nommé Lantier. Macquart s’emporta. Puis, quand il sut que la mère de Lantier, qui était une brave femme, voulait bien prendre l’enfant avec elle, il se calma. Mais il garda Gervaise, elle gagnait déjà vingt-cinq sous, et il évita de parler mariage. Quatre ans plus tard, elle eut un second garçon que la mère de Lantier réclama encore. Macquart, cette fois-là, ferma absolument les yeux. Et comme Fine lui disait timidement qu’il serait bon de faire une démarche auprès du tanneur pour régler une situation qui faisait clabauder, il déclara très-carrément que sa fille ne le quitterait pas, et qu’il la donnerait à son séducteur plus tard, « lorsqu’il serait digne d’elle, et qu’il aurait de quoi acheter un mobilier. »

Cette époque fut le meilleur temps d’Antoine Macquart. Il s’habilla comme un bourgeois, avec des redingotes et des pantalons de drap fin. Soigneusement rasé, devenu presque gras, ce ne fut plus ce chenapan hâve et déguenillé qui courait les cabarets. Il fréquenta les cafés, lut les journaux, se promena sur le cours Sauvaire. Il jouait au monsieur, tant qu’il avait de l’argent en poche. Les jours de misère, il restait chez lui, exaspéré d’être retenu dans son taudis et de ne pouvoir aller prendre sa demi-tasse ; ces jours-là, il accusait le genre humain tout entier de sa pauvreté, il se rendait malade de colère et d’envie, au point que Fine, par pitié, lui donnait souvent la dernière pièce blanche de la maison, pour qu’il pût passer sa soirée au café. Le cher homme était d’un égoïsme féroce. Gervaise apportait jusqu’à soixante francs par mois dans la maison, et elle mettait de minces robes d’indienne, tandis qu’il se commandait des gilets de satin noir chez un des bons tailleurs de Plassans. Jean, ce grand garçon qui gagnait de trois à quatre francs par jour, était peut-être dévalisé avec plus d’impudence encore. Le café où son père restait des journées entières se trouvait justement en face de la boutique de son patron, et, pendant qu’il manœuvrait le rabot ou la scie, il pouvait voir, de l’autre côté de la place, « monsieur » Macquart sucrant sa demi-tasse en faisant un piquet avec quelque petit rentier. C’était son argent que le vieux fainéant jouait. Lui, n’allait jamais au café, il n’avait pas les cinq sous nécessaires pour prendre un gloria. Antoine le traitait en jeune fille, ne lui laissant pas un centime et lui demandant compte de l’emploi exact de son temps. Si le malheureux, entraîné par des camarades, perdait une journée dans quelque partie de campagne, au bord de la Viorne ou sur les pentes des Garrigues, son père s’emportait, levait la main, lui gardait longtemps rancune pour les quatre francs qu’il trouvait en moins à la fin de la quinzaine. Il tenait ainsi son fils dans un état de dépendance intéressée, allant parfois jusqu’à regarder comme siennes les maîtresses que le jeune menuisier courtisait. Il venait, chez les Macquart, plusieurs amies de Gervaise, des ouvrières de seize à dix-huit ans, des filles hardies et rieuses dont la puberté s’éveillait avec des ardeurs provocantes, et qui, certains soirs, emplissaient la chambre de jeunesse et de gaieté. Le pauvre Jean, sevré de tout plaisir, retenu au logis par le manque d’argent, regardait ces filles avec des yeux luisants de convoitise ; mais la vie de petit garçon qu’on lui faisait mener lui donnait une timidité invincible ; il jouait avec les camarades de sa sœur, osant à peine les effleurer du bout des doigts. Macquart haussait les épaules de pitié :

— Quel innocent ! murmurait-il d’un air de supériorité ironique.

Et c’était lui qui embrassait les jeunes filles sur le cou, quand sa femme avait le dos tourné. Il poussa même les choses plus loin avec une petite blanchisseuse que Jean poursuivait plus vigoureusement que les autres. Il la lui vola un beau soir, presque entre les bras. Le vieux coquin se piquait de galanterie.

Il est des hommes qui vivent d’une maîtresse. Antoine Macquart vivait ainsi de sa femme et de ses enfants, avec autant de honte et d’impudence. C’était sans la moindre vergogne qu’il pillait la maison et allait festoyer au dehors, quand la maison était vide. Et il prenait encore une attitude d’homme supérieur ; il ne revenait du café que pour railler amèrement la misère qui l’attendait au logis ; il trouvait le dîner détestable ; il déclarait que Gervaise était une sotte et que Jean ne serait jamais un homme. Enfoncé dans ses jouissances égoïstes, il se frottait les mains, quand il avait mangé le meilleur morceau ; puis il fumait sa pipe à petites bouffées, tandis que les deux pauvres enfants, brisés de fatigue, s’endormaient sur la table. Ses journées passaient, vides et heureuses. Il lui semblait tout naturel qu’on l’entretînt, comme une fille, à vautrer ses paresses sur les banquettes d’un estaminet, à les promener, aux heures fraîches, sur le Cours ou sur le Mail. Il finit par raconter ses escapades amoureuses devant son fils qui l’écoutait avec des yeux ardents d’affamé. Les enfants ne protestaient pas, accoutumés à voir leur mère l’humble servante de son mari. Fine, cette gaillarde qui le rossait d’importance, quand ils étaient ivres tous deux, continuait à trembler devant lui, lorsqu’elle avait son bon sens, et le laissait régner en despote au logis. Il lui volait la nuit les gros sous qu’elle gagnait au marché dans la journée, sans qu’elle se permît autre chose que des reproches voilés. Parfois, lorsqu’il avait mangé à l’avance l’argent de la semaine, il accusait cette malheureuse, qui se tuait de travail, d’être une pauvre tête, de ne pas savoir se tirer d’affaire. Fine, avec une douceur d’agneau, répondait de cette petite voix claire qui faisait un si singulier effet en sortant de ce grand corps, qu’elle n’avait plus ses vingt ans, et que l’argent devenait bien dur à gagner. Pour se consoler, elle achetait un litre d’anisette, elle buvait le soir des petits verres avec sa fille, tandis qu’Antoine retournait au café. C’était là leur débauche. Jean allait se coucher ; les deux femmes restaient attablées, prêtant l’oreille, pour faire disparaître la bouteille et les petits verres au moindre bruit. Lorsque Macquart s’attardait, il arrivait qu’elles se soûlaient ainsi, à légères doses, sans en avoir conscience. Hébétées, se regardant avec un sourire vague, cette mère et cette fille finissaient par balbutier. Des taches roses montaient aux joues de Gervaise ; sa petite face de poupée, si délicate, se noyait dans un air de béatitude stupide, et rien n’était plus navrant que cette enfant chétive et blême, toute brûlante d’ivresse, ayant sur ses lèvres humides le rire idiot des ivrognes. Fine, tassée sur sa chaise, s’appesantissait. Elles oubliaient parfois de faire le guet, ou ne se sentaient plus la force d’enlever la bouteille et les verres, quand elles entendaient les pas d’Antoine dans l’escalier. Ces jours-là, on s’assommait chez les Macquart. Il fallait que Jean se levât pour séparer son père et sa mère, et pour aller coucher sa sœur qui, sans lui, aurait dormi sur le carreau.

Chaque parti a ses grotesques et ses infâmes. Antoine Macquart, rongé d’envie et de haine, rêvant des vengeances contre la société entière, accueillit la république comme une ère bienheureuse où il lui serait permis d’emplir ses poches dans la caisse du voisin, et même d’étrangler le voisin, s’il témoignait le moindre mécontentement. Sa vie de café, les articles de journaux qu’il avait lus sans les comprendre, avaient fait de lui un terrible bavard qui émettait en politique les théories les plus étranges du monde. Il faut avoir entendu, en province, dans quelque estaminet, pérorer un de ces envieux qui ont mal digéré leurs lectures, pour s’imaginer à quel degré de sottise méchante en était arrivé Macquart. Comme il parlait beaucoup, qu’il avait servi et qu’il passait naturellement pour être un homme d’énergie, il était très-entouré, très-écouté par les naïfs. Sans être un chef de parti, il avait su réunir autour de lui un petit groupe d’ouvriers qui prenaient ses fureurs jalouses pour des indignations honnêtes et convaincues.

Dès février, il s’était dit que Plassans lui appartenait, et la façon goguenarde dont il regardait, en passant dans les rues, les petits détaillants qui se tenaient, effarés, sur le seuil de leur boutique, signifiait clairement : « Notre jour est arrivé, mes agneaux, et nous allons vous faire danser une drôle de danse ! » Il était devenu d’une insolence incroyable ; il jouait son rôle de conquérant et de despote, à ce point qu’il cessa de payer ses consommations au café, et que le maître de l’établissement, un niais qui tremblait devant ses roulements d’yeux, n’osa jamais lui présenter sa note. Ce qu’il but de demi-tasses, à cette époque, fut incalculable ; il invitait parfois les amis, et pendant des heures il criait que le peuple mourait de faim et que les riches devaient partager. Lui n’aurait pas donné un sou à un pauvre.

Ce qui fit surtout de lui un républicain féroce, ce fut l’espérance de se venger enfin des Rougon, qui se rangeaient franchement du côté de la réaction. Ah ! quel triomphe ! s’il pouvait un jour tenir Pierre et Félicité à sa merci ! Bien que ces derniers eussent fait d’assez mauvaises affaires, ils étaient devenus des bourgeois, et lui, Macquart, était resté ouvrier. Cela l’exaspérait. Chose plus mortifiante peut-être, ils avaient un de leurs fils avocat, un autre médecin, le troisième employé, tandis que son Jean travaillait chez un menuisier, et sa Gervaise, chez une blanchisseuse. Quand il comparait les Macquart aux Rougon, il éprouvait encore une grande honte à voir sa femme vendre des châtaignes à la halle et rempailler le soir les vieilles chaises graisseuses du quartier. Cependant, Pierre était son frère, il n’avait pas plus droit que lui à vivre grassement de ses rentes. Et, d’ailleurs, c’était avec l’argent qu’il lui avait volé, qu’il jouait au monsieur aujourd’hui. Dès qu’il entamait ce sujet, tout son être entrait en rage ; il clabaudait pendant des heures, répétant ses anciennes accusations à satiété, ne se lassant pas de dire :

— Si mon frère était où il devrait être, c’est moi qui serais rentier à cette heure.

Et quand on lui demandait où devrait être son frère, il répondait : « Au bagne ! » d’une voix terrible.

Sa haine s’accrut encore, lorsque les Rougon eurent groupé les conservateurs autour d’eux, et qu’ils prirent, à Plassans, une certaine influence. Le fameux salon jaune devint, dans ses bavardages ineptes de café, une caverne de bandits, une réunion de scélérats qui juraient chaque soir sur des poignards d’égorger le peuple. Pour exciter contre Pierre les affamés, il alla jusqu’à faire courir le bruit que l’ancien marchand d’huile n’était pas aussi pauvre qu’il le disait, et qu’il cachait ses trésors par avarice et par crainte des voleurs. Sa tactique tendit ainsi à ameuter les pauvres gens, en leur contant des histoires à dormir debout, auxquelles il finissait souvent par croire lui-même. Il cachait assez mal ses rancunes personnelles et ses désirs de vengeance sous le voile du patriotisme le plus pur ; mais il se multipliait tellement, il avait une voix si tonnante, que personne n’aurait alors osé douter de ses convictions.

Au fond, tous les membres de cette famille avaient la même rage d’appétits brutaux. Félicité, qui comprenait que les opinions exaltées de Macquart n’étaient que des colères rentrées et des jalousies tournées à l’aigre, aurait désiré vivement l’acheter pour le faire taire. Malheureusement l’argent lui manquait, et elle n’osait l’intéresser à la dangereuse partie que jouait son mari. Antoine leur causait le plus grand tort auprès des rentiers de la ville neuve. Il suffisait qu’il fût leur parent. Granoux et Roudier leur reprochaient, avec de continuels mépris, d’avoir un pareil homme dans leur famille. Aussi Félicité se demandait-elle avec angoisse comment ils arriveraient à se laver de cette tache.

Il lui semblait monstrueux et indécent que, plus tard, M. Rougon eût un frère dont la femme vendait des châtaignes et qui lui-même vivait dans une oisiveté crapuleuse. Elle finit par trembler pour le succès de leurs secrètes menées, qu’Antoine compromettait comme à plaisir ; lorsqu’on lui rapportait les diatribes que cet homme déclamait en public contre le salon jaune, elle frissonnait en pensant qu’il était capable de s’acharner et de tuer leurs espérances par le scandale.

Antoine sentait à quel point son attitude devait consterner les Rougon, et c’était uniquement pour les mettre à bout de patience, qu’il affectait, de jour en jour, des convictions plus farouches. Au café, il appelait Pierre « mon frère, » d’une voix qui faisait retourner tous les consommateurs ; dans la rue, s’il venait à rencontrer quelque réactionnaire du salon jaune, il murmurait de sourdes injures que le digne bourgeois, confondu de tant d’audace, répétait le soir aux Rougon en paraissant les rendre responsables de la mauvaise rencontre qu’il avait faite.

Un jour, Granoux arriva furieux.

— Vraiment, cria-t-il dès le seuil de la porte, c’est intolérable ; on est insulté à chaque pas.

Et, s’adressant à Pierre :

— Monsieur, quand on a un frère comme le vôtre, on en débarrasse la société. Je venais tranquillement par la place de la sous-préfecture, lorsque ce misérable, en passant à côté de moi, a murmuré quelques paroles au milieu desquelles j’ai parfaitement distingué le mot de vieux coquin.

Félicité pâlit et crut devoir présenter des excuses à Granoux ; mais le bonhomme ne voulait rien entendre, il parlait de rentrer chez lui. Le marquis s’empressa d’arranger les choses.

— C’est bien étonnant, dit-il, que ce malheureux vous ait appelé vieux coquin ; êtes-vous sûr que l’injure s’adressait à vous ?

Granoux devint perplexe ; il finit par convenir qu’Antoine avait bien pu murmurer : « Tu vas encore chez ce vieux coquin. »

M. de Carnavant se caressa le menton pour cacher le sourire qui montait malgré lui à ses lèvres.

Rougon dit alors avec le plus beau sang-froid :

— Je m’en doutais, c’est moi qui devais être le vieux coquin. Je suis heureux que le malentendu soit expliqué. Je vous en prie, messieurs, évitez l’homme dont il vient d’être question, et que je renie formellement.

Mais Félicité ne prenait pas aussi froidement les choses, elle se rendait malade à chaque esclandre de Macquart ; pendant des nuits entières, elle se demandait ce que ces messieurs devaient penser.

Quelques mois avant le coup d’État, les Rougon reçurent une lettre anonyme, trois pages d’ignobles injures, au milieu desquelles on les menaçait, si jamais leur parti triomphait, de publier dans un journal l’histoire scandaleuse des anciennes amours d’Adélaïde et du vol dont Pierre s’était rendu coupable, en faisant signer un reçu de cinquante mille francs à sa mère, rendue idiote par la débauche. Cette lettre fut un coup de massue pour Rougon lui-même. Félicité ne put s’empêcher de reprocher à son mari sa honteuse et sale famille ; car les époux ne doutèrent pas un instant que la lettre fût l’œuvre d’Antoine.

— Il faudra, dit Pierre d’un air sombre, nous débarrasser à tout prix de cette canaille. Il est par trop gênant.

Cependant Macquart, reprenant son ancienne tactique, cherchait des complices contre les Rougon, dans la famille même. Il avait d’abord compté sur Aristide, en lisant ses terribles articles de l’Indépendant. Mais le jeune homme, bien qu’aveuglé par ses rages jalouses, n’était point assez sot pour faire cause commune avec un homme tel que son oncle. Il ne prit même pas la peine de le ménager et le tint toujours à distance, ce qui le fit traiter de suspect par Antoine ; dans les estaminets où régnait ce dernier, on alla jusqu’à dire que le journaliste était un agent provocateur. Battu de ce côté, Macquart n’avait plus qu’à sonder les enfants de sa sœur Ursule.

Ursule était morte en 1839, réalisant ainsi la sinistre prophétie de son frère. Les névroses de sa mère s’étaient changées chez elle en une phtisie lente qui l’avait peu à peu consumée. Elle laissait trois enfants : une fille de dix-huit ans, Hélène, mariée à un employé, et deux garçons, le fils aîné, François, jeune homme de vingt-trois ans, et le dernier venu, pauvre créature à peine âgée de six ans, qui se nommait Silvère. La mort de sa femme, qu’il adorait, fut pour Mouret un coup de foudre. Il se traîna une année, ne s’occupant plus de ses affaires, perdant l’argent qu’il avait amassé. Puis, un matin, on le trouva pendu dans un cabinet où étaient encore accrochées les robes d’Ursule. Son fils aîné, auquel il avait pu faire donner une bonne instruction commerciale, entra, à titre de commis, chez son oncle Rougon, où il remplaça Aristide qui venait de quitter la maison.

Rougon, malgré sa haine profonde pour les Macquart, accueillit très-volontiers son neveu, qu’il savait laborieux et sobre. Il sentait le besoin d’un garçon dévoué qui l’aidât à relever ses affaires. D’ailleurs, pendant la prospérité des Mouret, il avait éprouvé une grande estime pour ce ménage qui gagnait de l’argent, et du coup il s’était raccommodé avec sa sœur. Peut-être aussi voulait-il, en acceptant François comme employé, lui offrir une compensation ; il avait dépouillé la mère, il s’évitait tout remords en donnant du travail au fils ; les fripons ont de ces calculs d’honnêteté. Ce fut pour lui une bonne affaire. Il trouva chez son neveu l’aide qu’il cherchait. Si, à cette époque, la maison Rougon ne fit pas fortune, on ne put en accuser ce garçon paisible et méticuleux, qui semblait né pour passer sa vie derrière un comptoir d’épicier, entre une jarre d’huile et un paquet de morue sèche. Bien qu’il eût une grande ressemblance physique avec sa mère, il tenait de son père un cerveau étroit et juste, aimant d’instinct la vie réglée, les calculs certains du petit commerce. Trois mois après son entrée chez lui, Pierre, continuant son système de compensation, lui donna en mariage Marthe, sa fille cadette, dont il ne savait comment se débarrasser. Les deux jeunes gens s’étaient aimés tout d’un coup, en quelques jours. Une circonstance singulière avait sans doute déterminé et grandi leur tendresse : ils se ressemblaient étonnamment, d’une ressemblance étroite de frère et de sœur. François, par Ursule, avait le visage d’Adélaïde, l’aïeule. Le cas de Marthe était plus curieux, elle était également tout le portrait d’Adélaïde, bien que Pierre Rougon n’eût aucun trait de sa mère nettement accusé ; la ressemblance physique avait ici sauté par-dessus Pierre, pour reparaître chez sa fille, avec plus d’énergie. D’ailleurs, la fraternité des jeunes époux s’arrêtait au visage ; si l’on retrouvait dans François le digne fils du chapelier Mouret, rangé et un peu lourd de sang, Marthe avait l’effarement, le détraquement intérieur de sa grand’mère, dont elle était à distance l’étrange et exacte reproduction. Peut-être fut-ce à la fois leur ressemblance physique et leur dissemblance morale qui les jetèrent aux bras l’un de l’autre. De 1840 à 1844, ils eurent trois enfants. François resta chez son oncle jusqu’au jour où celui-ci se retira. Pierre voulait lui céder son fonds, mais le jeune homme savait à quoi s’en tenir sur les chances de fortune que le commerce présentait à Plassans ; il refusa et alla s’établir à Marseille, avec ses quelques économies.

Macquart dut vite renoncer à entraîner dans sa campagne contre les Rougon ce gros garçon laborieux, qu’il traitait d’avare et de sournois, par une rancune de fainéant. Mais il crut découvrir le complice qu’il cherchait dans le second fils Mouret, Silvère, un enfant âgé de quinze ans. Lorsqu’on trouva Mouret pendu dans les jupes de sa femme, le petit Silvère n’allait pas même encore à l’école. Son frère aîné, ne sachant que faire de ce pauvre être, l’emmena avec lui chez son oncle. Celui-ci fit la grimace en voyant arriver l’enfant ; il n’entendait pas pousser ses compensations jusqu’à nourrir une bouche inutile. Silvère, que Félicité prit également en grippe, grandissait dans les larmes, comme un malheureux abandonné, lorsque sa grand’mère, dans une des rares visites qu’elle faisait aux Rougon, eut pitié de lui et demanda à l’emmener. Pierre fut ravi ; il laissa partir l’enfant, sans même parler d’augmenter la faible pension qu’il servait à Adélaïde, et qui désormais devrait suffire pour deux.

Adélaïde avait alors près de soixante-quinze ans. Vieillie dans une existence monacale, elle n’était plus la maigre et ardente fille qui courait jadis se jeter au cou du braconnier Macquart. Elle s’était roidie et figée, au fond de sa masure de l’impasse Saint-Mittre, ce trou silencieux et morne où elle vivait absolument seule, et dont elle ne sortait pas une fois par mois, se nourrissant de pommes de terre et de légumes secs. On eût dit, à la voir passer, une de ces vieilles religieuses, aux blancheurs molles, à la démarche automatique, que le cloître a désintéressées de ce monde. Sa face blême, toujours correctement encadrée d’une coiffe blanche, était comme une face de mourante, un masque vague, apaisé, d’une indifférence suprême. L’habitude d’un long silence l’avait rendue muette ; l’ombre de sa demeure, la vue continuelle des mêmes objets avaient éteint ses regards et donné à ses yeux une limpidité d’eau de source. C’était un renoncement absolu, une lente mort physique et morale, qui avait fait peu à peu de l’amoureuse détraquée une matrone grave. Quand ses yeux se fixaient, machinalement, regardant sans voir, on apercevait par ces trous clairs et profonds un grand vide intérieur. Rien ne restait de ses anciennes ardeurs voluptueuses qu’un amollissement des chairs, un tremblement sénile des mains. Elle avait aimé avec une brutalité de louve, et de son pauvre être usé, assez décomposé déjà pour le cercueil, ne s’exhalait plus qu’une senteur fade de feuille sèche. Étrange travail des nerfs, des âpres désirs qui s’étaient rongés eux-mêmes, dans une impérieuse et involontaire chasteté. Ses besoins d’amour, après la mort de Macquart, cet homme nécessaire à sa vie, avaient brûlé en elle, la dévorant comme une fille cloîtrée, et sans qu’elle songeât un instant à les contenter. Une vie de honte l’aurait laissée peut-être moins lasse, moins hébétée, que cet inassouvissement achevant de se satisfaire par des ravages lents et secrets, qui modifiaient son organisme.

Parfois encore, dans cette morte, dans cette vieille femme blême qui paraissait n’avoir plus une goutte de sang, des crises nerveuses passaient, comme des courants électriques, qui la galvanisaient et lui rendaient pour une heure une vie atroce d’intensité. Elle demeurait sur son lit, rigide, les yeux ouverts ; puis des hoquets la prenaient, et elle se débattait ; elle avait la force effrayante de ces folles hystériques, qu’on est obligé d’attacher, pour qu’elles ne se brisent pas la tête contre les murs. Ce retour à ses anciennes ardeurs, ces brusques attaques, secouaient d’une façon navrante son pauvre corps endolori. C’était comme toute sa jeunesse de passion chaude qui éclatait honteusement dans ses froideurs de sexagénaire. Quand elle se relevait, stupide, elle chancelait, elle reparaissait si effarée, que les commères du faubourg disaient : « Elle a bu, la vieille folle ! »

Le sourire enfantin du petit Silvère fut pour elle un dernier rayon pâle qui rendit quelque chaleur à ses membres glacés. Elle avait demandé l’enfant, lasse de solitude, terrifiée par la pensée de mourir seule, dans une crise. Ce bambin qui tournait autour d’elle la rassurait contre la mort. Sans sortir de son mutisme, sans assouplir ses mouvements automatiques, elle se prit pour lui d’une tendresse ineffable. Roide, muette, elle le regardait jouer pendant des heures, écoutant avec ravissement le tapage intolérable dont il emplissait la vieille masure. Cette tombe était toute vibrante de bruit, depuis que Silvère la parcourait à califourchon sur un manche à balai, se cognant dans les portes, pleurant et criant. Il ramenait Adélaïde sur cette terre ; elle s’occupait de lui avec des maladresses adorables ; elle qui avait dans sa jeunesse oublié d’être mère pour être amante, éprouvait les voluptés divines d’une nouvelle accouchée, à le débarbouiller, à l’habiller, à veiller sans cesse sur sa frêle existence. Ce fut un réveil d’amour, une dernière passion adoucie que le ciel accordait à cette femme toute dévastée par le besoin d’aimer. Touchante agonie de ce cœur qui avait vécu dans les désirs les plus âpres et qui se mourait dans l’affection d’un enfant.

Elle était trop morte déjà pour avoir les effusions bavardes des grand’mères bonnes et grasses ; elle adorait l’orphelin secrètement, avec des pudeurs de jeune fille, sans pouvoir trouver des caresses. Parfois, elle le prenait sur ses genoux, elle le regardait longuement de ses yeux pâles. Lorsque le petit, effrayé par ce visage blanc et muet, se mettait à sangloter, elle paraissait confuse de ce qu’elle venait de faire, elle le remettait vite sur le sol sans l’embrasser. Peut-être lui trouvait-elle une lointaine ressemblance avec le braconnier Macquart.

Silvère grandit dans un continuel tête-à-tête avec Adélaïde. Par une cajolerie d’enfant, il l’appelait tante Dide, nom qui finit par rester à la vieille femme ; le nom de tante, ainsi employé, est, en Provence, une simple caresse. L’enfant eut pour sa grand’mère une singulière tendresse mêlée d’une terreur respectueuse. Quand il était tout petit et qu’elle avait une crise nerveuse, il se sauvait en pleurant, épouvanté par la décomposition de son visage ; puis il revenait timidement après l’attaque, prêt à se sauver encore, comme si la pauvre vieille eût été capable de le battre. Plus tard, à douze ans, il demeura courageusement, veillant à ce qu’elle ne se blessât pas en tombant de son lit. Il resta des heures à la tenir étroitement entre ses bras pour maîtriser les brusques secousses qui tordaient ses membres. Pendant les intervalles de calme, il regardait avec de grandes pitiés sa face convulsionnée, son corps amaigri, sur lequel les jupes plaquaient, pareilles à un linceul. Ces drames secrets, qui revenaient chaque mois, cette vieille femme rigide comme un cadavre, et cet enfant penché sur elle, épiant en silence le retour de la vie, prenaient, dans l’ombre de la masure, un étrange caractère de morne épouvante et de bonté navrée. Lorsque tante Dide revenait à elle, elle se levait péniblement, rattachait ses jupes, se remettait à vaquer dans le logis, sans même questionner Silvère ; elle ne se souvenait de rien, et l’enfant, par un instinct de prudence, évitait de faire la moindre allusion à la scène qui venait de se passer. Ce furent surtout ces crises renaissantes qui attachèrent profondément le petit-fils à sa grand’mère. Mais, de même qu’elle l’adorait sans effusions bavardes, il eut pour elle une affection cachée et comme honteuse. Au fond, s’il lui était reconnaissant de l’avoir recueilli et élevé, il continuait à voir en elle une créature extraordinaire, en proie à des maux inconnus, qu’il fallait plaindre et respecter. Il n’y avait sans doute plus assez d’humanité dans Adélaïde, elle était trop blanche et trop roide pour que Silvère osât se pendre à son cou. Ils vécurent ainsi dans un silence triste, au fond duquel ils entendaient le frissonnement d’une tendresse infinie.

Cet air grave et mélancolique qu’il respira dès son enfance donna à Silvère une âme forte, où s’amassèrent tous les enthousiasmes. Ce fut de bonne heure un petit homme sérieux, réfléchi, qui rechercha l’instruction avec une sorte d’entêtement. Il n’apprit qu’un peu d’orthographe et d’arithmétique à l’école des frères, que les nécessités de son apprentissage lui firent quitter à douze ans. Les premiers éléments lui manquèrent toujours. Mais il lut tous les volumes dépareillés qui lui tombèrent sous la main, et se composa ainsi un étrange bagage ; il avait des données sur une foule de choses, données incomplètes, mal digérées, qu’il ne réussit jamais à classer nettement dans sa tête. Tout petit, il était allé jouer chez un maître charron, un brave homme nommé Vian, dont l’atelier se trouvait au commencement de l’impasse, en face de l’aire Saint-Mittre, où le charron déposait son bois. Il montait sur les roues des carrioles en réparation, il s’amusait à traîner les lourds outils que ses petites mains pouvaient à peine soulever ; une de ses grandes joies était alors d’aider les ouvriers, en maintenant quelque pièce de bois ou en leur apportant les ferrures dont ils avaient besoin. Quand il eut grandi, il entra naturellement en apprentissage chez Vian, qui s’était pris d’amitié pour ce galopin qu’il rencontrait sans cesse dans ses jambes, et qui le demanda à Adélaïde sans vouloir accepter la moindre pension. Silvère accepta avec empressement, voyant déjà le moment où il rendrait à la pauvre tante Dide ce qu’elle avait dépensé pour lui. En peu de temps, il devint un excellent ouvrier. Mais il se sentait des ambitions plus hautes. Ayant aperçu, chez un carrossier de Plassans, une belle calèche neuve, toute luisante de vernis, il s’était dit qu’il construirait un jour des voitures semblables. Cette calèche resta dans son esprit comme un objet d’art rare et unique, comme un idéal vers lequel tendirent ses aspirations d’ouvrier. Les carrioles auxquelles il travaillait chez Vian, ces carrioles qu’il avait soignées amoureusement, lui semblaient maintenant indignes de ses tendresses. Il se mit à fréquenter l’école de dessin, où il se lia avec un jeune échappé du collége qui lui prêta son ancien traité de géométrie. Et il s’enfonça dans l’étude, sans guide, passant des semaines à se creuser la tête pour comprendre les choses les plus simples du monde. Il devint ainsi un de ces ouvriers savants qui savent à peine signer leur nom et qui parlent de l’algèbre comme d’une personne de leur connaissance. Rien ne détraque autant un esprit qu’une pareille instruction, faite à bâtons rompus, ne reposant sur aucune base solide. Le plus souvent, ces miettes de science donnent une idée absolument fausse des hautes vérités, et rendent les pauvres d’esprit insupportables de carrure bête. Chez Silvère, les bribes de savoir volé ne firent qu’accroître les exaltations généreuses. Il eut conscience des horizons qui lui restaient fermés. Il se fit une idée sainte de ces choses qu’il n’arrivait pas à toucher de la main, et il vécut dans une profonde et innocente religion des grandes pensées et des grands mots vers lesquels il se haussait, sans toujours les comprendre. Ce fut un naïf, un naïf sublime, resté sur le seuil du temple, à genoux devant des cierges qu’il prenait de loin pour des étoiles.

La masure de l’impasse Saint-Mittre se composait d’abord d’une grande salle sur laquelle s’ouvrait directement la porte de la rue ; cette salle, dont le sol était pavé et qui servait à la fois de cuisine et de salle à manger, avait pour uniques meubles des chaises de paille, une table posée sur des tréteaux, et un vieux coffre qu’Adélaïde avait transformé en canapé, en étalant sur le couvercle un lambeau d’étoffe de laine ; dans une encoignure, à gauche d’une vaste cheminée, se trouvait une Sainte Vierge en plâtre, entourée de fleurs artificielles, la bonne mère traditionnelle des vieilles femmes provençales, si peu dévotes qu’elles soient. Un couloir menait de la salle à la petite cour, située derrière la maison, et dans laquelle se trouvait un puits. À gauche du couloir, était la chambre de tante Dide, une étroite pièce meublée d’un lit en fer et d’une chaise ; à droite, dans une pièce plus étroite encore, où il y avait juste la place d’un lit de sangle, couchait Silvère, qui avait dû imaginer tout un système de planches, montant jusqu’au plafond, pour garder auprès de lui ses chers volumes dépareillés, achetés sou à sou dans la boutique d’un fripier du voisinage. La nuit, quand il lisait, il accrochait sa lampe à un clou, au chevet de son lit. Si quelque crise prenait sa grand’mère, il n’avait, au premier râle, qu’un saut à faire pour être auprès d’elle.

La vie du jeune homme resta celle de l’enfant. Ce fut dans ce coin perdu qu’il fit tenir toute son existence. Il éprouvait les répugnances de son père pour les cabarets et les flâneries du dimanche. Ses camarades blessaient ses délicatesses par leurs joies brutales. Il préférait lire, se casser la tête à quelque problème bien simple de géométrie. Depuis que tante Dide le chargeait des petites commissions du ménage, elle ne sortait plus, elle vivait étrangère même à sa famille. Parfois le jeune homme songeait à cet abandon ; il regardait la pauvre vieille qui demeurait à deux pas de ses enfants, et que ceux-ci cherchaient à oublier, comme si elle fût morte ; alors il l’aimait davantage, il l’aimait pour lui et pour les autres. S’il avait, par moments, vaguement conscience que tante Dide expiait d’anciennes fautes, il pensait : « Je suis né pour lui pardonner. »

Dans un pareil esprit, ardent et contenu, les idées républicaines s’exaltèrent naturellement. Silvère, la nuit, au fond de son taudis, lisait et relisait un volume de Rousseau, qu’il avait découvert chez le fripier voisin, au milieu de vieilles serrures. Cette lecture le tenait éveillé jusqu’au matin. Dans le rêve cher aux malheureux du bonheur universel, les mots de liberté, d’égalité, de fraternité, sonnaient à ses oreilles avec ce bruit sonore et sacré des cloches qui fait tomber les fidèles à genoux. Aussi quand il apprit que la république venait d’être proclamée en France, crut-il que tout le monde allait vivre dans une béatitude céleste. Sa demi-instruction lui faisait voir plus loin que les autres ouvriers, ses aspirations ne s’arrêtaient pas au pain de chaque jour ; mais ses naïvetés profondes, son ignorance complète des hommes, le maintenaient en plein rêve théorique, au milieu d’un Éden où régnait l’éternelle justice. Son paradis fut longtemps un lieu de délices dans lequel il s’oublia. Quand il crut s’apercevoir que tout n’allait pas pour le mieux dans la meilleure des républiques, il éprouva une douleur immense ; il fit un autre rêve, celui de contraindre les hommes à être heureux, même par la force. Chaque acte qui lui parut blesser les intérêts du peuple excita en lui une indignation vengeresse. D’une douceur d’enfant, il eut des haines politiques farouches. Lui qui n’aurait pas écrasé une mouche, il parlait à toute heure de prendre les armes. La liberté fut sa passion, une passion irraisonnée, absolue, dans laquelle il mit toutes les fièvres de son sang. Aveuglé d’enthousiasme, à la fois trop ignorant et trop instruit pour être tolérant, il ne voulut pas compter avec les hommes ; il lui fallait un gouvernement idéal d’entière justice et d’entière liberté. Ce fut à cette époque que son oncle Macquart songea à le jeter sur les Rougon. Il se disait que ce jeune fou ferait une terrible besogne, s’il parvenait à l’exaspérer convenablement. Ce calcul ne manquait pas d’une certaine finesse.

Antoine chercha donc à attirer Silvère chez lui, en affichant une admiration immodérée pour les idées du jeune homme. Dès le début, il faillit tout compromettre : il avait une façon intéressée de considérer le triomphe de la république, comme une ère d’heureuse fainéantise et de mangeailles sans fin, qui froissa les aspirations purement morales de son neveu. Il comprit qu’il faisait fausse route, il se jeta dans un pathos étrange, dans une enfilade de mots creux et sonores, que Silvère accepta comme une preuve suffisante de civisme. Bientôt, l’oncle et le neveu se virent deux et trois fois par semaine. Pendant leurs longues discussions, où le sort du pays était carrément décidé, Antoine essaya de persuader au jeune homme que le salon des Rougon était le principal obstacle au bonheur de la France. Mais, de nouveau, il fit fausse route en appelant sa mère « vieille coquine » devant Silvère. Il alla jusqu’à lui raconter les anciens scandales de la pauvre vieille. Le jeune homme, rouge de honte, l’écouta sans l’interrompre. Il ne lui demandait pas ces choses, il fut navré d’une pareille confidence, qui le blessait dans ses tendresses respectueuses pour tante Dide. À partir de ce jour, il entoura sa grand’mère de plus de soins, il eut pour elle de bons sourires et de bons regards de pardon. D’ailleurs, Macquart s’était aperçu qu’il avait commis une bêtise, et il s’efforçait d’utiliser les tendresses de Silvère en accusant les Rougon de l’isolement et de la pauvreté d’Adélaïde. À l’entendre, lui avait toujours été le meilleur des fils, mais son frère s’était conduit d’une façon ignoble ; il avait dépouillé sa mère, et aujourd’hui qu’elle n’avait plus le sou, il rougissait d’elle. C’était, sur ce sujet, des bavardages sans fin. Silvère s’indignait contre l’oncle Pierre, au grand contentement de l’oncle Antoine.

À chaque visite du jeune homme, les mêmes scènes se reproduisaient. Il arrivait, le soir, pendant le dîner de la famille Macquart. Le père avalait quelque ragoût de pommes de terre en grognant. Il triait les morceaux de lard, et suivait des yeux le plat, lorsqu’il passait aux mains de Jean et de Gervaise.

— Tu vois, Silvère, disait-il avec une rage sourde qu’il cachait mal sous un air d’indifférence ironique, encore des pommes de terre, toujours des pommes de terre ! Nous ne mangeons plus que de ça. La viande, c’est pour les riches. Il devient impossible de joindre les deux bouts, avec des enfants qui ont un appétit de tous les diables.

Gervaise et Jean baissaient le nez dans leur assiette, n’osant plus se couper du pain. Silvère, vivant au ciel dans son rêve, ne se rendait nullement compte de la situation. Il prononçait d’une voix tranquille ces paroles grosses d’orage :

— Mais, mon oncle, vous devriez travailler.

— Ah ! oui, ricanait Macquart touché au vif de sa plaie, tu veux que je travaille, n’est-ce pas ? pour que ces gueux de riches spéculent encore sur moi. Je gagnerais peut-être vingt sous à m’exterminer le tempérament. Ça vaut bien la peine !

— On gagne ce qu’on peut, répondait le jeune homme. Vingt sous, c’est vingt sous, et ça aide dans une maison… D’ailleurs, vous êtes un ancien soldat, pourquoi ne cherchez-vous pas un emploi ?

Fine intervenait alors, avec une étourderie dont elle se repentait bientôt.

— C’est ce que je lui répète tous les jours, disait-elle. Ainsi l’inspecteur du marché a besoin d’un aide ; je lui ai parlé de mon mari, il paraît bien disposé pour nous…

Macquart l’interrompait en la foudroyant d’un regard.

— Eh ! tais-toi, grondait-il avec une colère contenue. Ces femmes ne savent pas ce qu’elles disent ! On ne voudrait pas de moi. On connaît trop bien mes opinions.

À chaque place qu’on lui offrait, il entrait ainsi dans une irritation profonde. Il ne cessait cependant de demander des emplois, quitte à refuser ceux qu’on lui trouvait, en alléguant les plus singulières raisons. Quand on le poussait sur ce point, il devenait terrible.

Si Jean, après le dîner, prenait un journal :

— Tu ferais mieux d’aller te coucher. Demain tu te lèveras tard, et ce sera encore une journée de perdue… Dire que ce galopin-là a rapporté huit francs de moins la semaine dernière ! Mais j’ai prié son patron de ne plus lui remettre son argent. Je le toucherai moi-même.

Jean allait se coucher, pour ne pas entendre les récriminations de son père. Il sympathisait peu avec Silvère ; la politique l’ennuyait, et il trouvait que son cousin était « toqué ». Lorsqu’il ne restait plus que les femmes, si par malheur elles causaient à voix basse, après avoir desservi la table :

— Ah ! les fainéantes ! criait Macquart. Est-ce qu’il n’y a rien à raccommoder ici ? Nous sommes tous en loques… Écoute, Gervaise, j’ai passé chez ta maîtresse, où j’en ai appris de belles. Tu es une coureuse et une propre à rien.

Gervaise, grande fille de vingt ans passés, rougissait d’être ainsi grondée devant Silvère. Celui-ci, en face d’elle, éprouvait un malaise. Un soir, étant venu tard, pendant une absence de son oncle, il avait trouvé la mère et la fille ivres mortes devant une bouteille vide. Depuis ce moment, il ne pouvait revoir sa cousine sans se rappeler le spectacle honteux de cette enfant, riant d’un rire épais, ayant de larges plaques rouges sur sa pauvre petite figure pâlie. Il était aussi intimidé par les vilaines histoires qui couraient sur son compte. Grandi dans une chasteté de cénobite, il la regardait parfois à la dérobée, avec l’étonnement craintif d’un collégien mis en face d’une fille.

Quand les deux femmes avaient pris leur aiguille et se tuaient les yeux à lui raccommoder ses vieilles chemises, Macquart, assis sur le meilleur siége, se renversait voluptueusement, sirotant et fumant, en homme qui savoure sa fainéantise. C’était l’heure où le vieux coquin accusait les riches de boire la sueur du peuple. Il avait des emportements superbes contre ces messieurs de la ville neuve, qui vivaient dans la paresse et se faisaient entretenir par le pauvre monde. Les lambeaux d’idées communistes qu’il avait pris le matin dans les journaux devenaient grotesques et monstrueux en passant par sa bouche. Il parlait d’une époque prochaine où personne ne serait plus obligé de travailler. Mais il gardait pour les Rougon ses haines les plus féroces. Il n’arrivait pas à digérer les pommes de terre qu’il avait mangées.

— J’ai vu, disait-il, cette gueuse de Félicité qui achetait ce matin un poulet à la halle… Ils mangent du poulet, ces voleurs d’héritage !

— Tante Dide, répondait Silvère, prétend que mon oncle Pierre a été bon pour vous, à votre retour du service. N’a-t-il pas dépensé une forte somme pour vous habiller et vous loger ?

— Une forte somme ! hurlait Macquart exaspéré. Ta grand’mère est folle !… Ce sont ces brigands qui ont fait courir ces bruits-là, afin de me fermer la bouche. Je n’ai rien reçu.

Fine intervenait encore maladroitement, rappelant à son mari qu’il avait eu deux cents francs, plus un vêtement complet et une année de loyer. Antoine lui criait de se taire, il continuait avec une furie croissante :

— Deux cents francs ! la belle affaire ! c’est mon dû que je veux, c’est dix mille francs. Ah ! oui, parlons du bouge où ils m’ont jeté comme un chien, et de la vieille redingote que Pierre m’a donnée, parce qu’il n’osait plus la mettre, tant elle était sale et trouée !

Il mentait ; mais personne, devant sa colère, ne protestait plus. Puis, se tournant vers Silvère :

— Tu es encore bien naïf, toi, de les défendre ! ajoutait-il. Ils ont dépouillé ta mère, et la brave femme ne serait pas morte, si elle avait eu de quoi se soigner.

— Non, vous n’êtes pas juste, mon oncle, disait le jeune homme, ma mère n’est pas morte faute de soins, et je sais que jamais mon père n’aurait accepté un sou de la famille de sa femme.

— Baste ! laisse-moi donc tranquille ! Ton père aurait pris l’argent tout comme un autre. Nous avons été dévalisés indignement, nous devons rentrer dans notre bien.

Et Macquart recommençait pour la centième fois l’histoire des cinquante mille francs. Son neveu, qui la savait par cœur, ornée de toutes les variantes dont il l’enjolivait, l’écoutait avec quelque impatience.

— Si tu étais un homme, disait Antoine en finissant, tu viendrais un jour avec moi, et nous ferions un beau vacarme chez les Rougon. Nous ne sortirions pas sans qu’on nous donnât de l’argent.

Mais Silvère devenait grave et répondait d’une voix nette :

— Si ces misérables nous ont dépouillés, tant pis pour eux ! Je ne veux pas de leur argent. Voyez-vous, mon oncle, ce n’est pas à nous qu’il appartient de frapper notre famille. Ils ont mal agi, ils seront terriblement punis un jour.

— Ah ! quel grand innocent ! criait l’oncle. Quand nous serons les plus forts, tu verras si je ne fais pas mes petites affaires moi-même. Le bon Dieu s’occupe bien de nous ! La sale famille, la sale famille que la nôtre ! Je crèverais de faim, que pas un de ces gueux-là ne me jetterait un morceau de pain sec.

Lorsque Macquart entamait ce sujet, il ne tarissait pas. Il montrait à nu les blessures saignantes de son envie. Il voyait rouge, dès qu’il venait à songer que lui seul n’avait pas eu de chance dans la famille, et qu’il mangeait des pommes de terre, quand les autres avaient de la viande à discrétion. Tous ses parents, jusqu’à ses petits-neveux, passaient alors par ses mains, et il trouvait des griefs et des menaces contre chacun d’eux.

— Oui, oui, répétait-il avec amertume, ils me laisseraient crever comme un chien.

Gervaise, sans lever la tête, sans cesser de tirer son aiguille, disait parfois timidement :

— Pourtant, papa, mon cousin Pascal a été bon pour nous, l’année dernière, quand tu étais malade.

— Il t’a soigné sans jamais demander un sou, reprenait Fine, venant au secours de sa fille, et souvent il m’a glissé des pièces de cinq francs pour te faire du bouillon.

— Lui ! il m’aurait fait crever, si je n’avais pas eu une bonne constitution ! s’exclamait Macquart. Taisez-vous, bêtes ! Vous vous laisseriez entortiller comme des enfants. Ils voudraient tous me voir mort. Lorsque je serai malade, je vous prie de ne plus aller chercher mon neveu, car je n’étais pas déjà si tranquille que ça, de me sentir entre ses mains. C’est un médecin de quatre sous, il n’a pas une personne comme il faut dans sa clientèle.

Puis Macquart, une fois lancé, ne s’arrêtait plus.

— C’est comme cette petite vipère d’Aristide, disait-il, c’est un faux frère, un traître. Est-ce que tu te laisses prendre à ses articles de l’Indépendant, toi, Silvère ? Tu serais un fameux niais. Ils ne sont pas même écrits en français, ses articles. J’ai toujours dit que ce républicain de contrebande s’entendait avec son digne père pour se moquer de nous. Tu verras comme il retournera sa veste… Et son frère, l’illustre Eugène, ce gros bêta dont les Rougon font tant d’embarras ! Est-ce qu’ils n’ont pas le toupet de prétendre qu’il a à Paris une belle position ! Je la connais, moi, sa position. Il est employé à la rue de Jérusalem ; c’est un mouchard…

— Qui vous l’a dit ? Vous n’en savez rien, interrompait Silvère, dont l’esprit droit finissait par être blessé des accusations mensongères de son oncle.

— Ah ! je n’en sais rien ? Tu crois cela ? Je te dis que c’est un mouchard… Tu te feras tondre comme un agneau, avec ta bienveillance. Tu n’es pas un homme. Je ne veux pas dire du mal de ton frère François ; mais, à ta place, je serais joliment vexé de la façon pingre dont il se conduit à ton égard ; il gagne de l’argent gros comme lui, à Marseille, et il ne t’enverrait jamais une misérable pièce de vingt francs pour tes menus plaisirs. Si tu tombes un jour dans la misère, je ne te conseille pas de t’adresser à lui.

— Je n’ai besoin de personne, répondait le jeune homme d’une voix fière et légèrement altérée. Mon travail nous suffit, à moi et à tante Dide. Vous êtes cruel, mon oncle.

— Moi je dis la vérité, voilà tout… Je voudrais t’ouvrir les yeux. Notre famille est une sale famille ; c’est triste, mais c’est comme ça. Il n’y a pas jusqu’au petit Maxime, le fils d’Aristide, ce mioche de neuf ans, qui ne me tire la langue quand il me rencontre. Cet enfant battra sa mère un jour, et ce sera bien fait. Va, tu as beau dire, tous ces gens-là ne méritent pas leur chance ; mais ça se passe toujours ainsi dans les familles : les bons pâtissent et les mauvais font fortune.

Tout ce linge sale que Macquart lavait avec tant de complaisance devant son neveu écœurait profondément le jeune homme. Il aurait voulu remonter dans son rêve. Dès qu’il donnait des signes trop vifs d’impatience, Antoine employait les grands moyens pour l’exaspérer contre leurs parents.

— Défends-les ! défends-les ! disait-il en paraissant se calmer. Moi, en somme, je me suis arrangé de façon à ne plus avoir affaire à eux. Ce que je t’en dis, c’est par tendresse pour ma pauvre mère, que toute cette clique traite vraiment d’une façon révoltante.

— Ce sont des misérables ! murmurait Silvère.

— Oh ! tu ne sais rien, tu n’entends rien, toi. Il n’y a pas d’injures que les Rougon ne disent contre la brave femme. Aristide a défendu à son fils de jamais la saluer. Félicité parle de la faire enfermer dans une maison de folles.

Le jeune homme, pâle comme un linge, interrompait brusquement son oncle.

— Assez ! criait-il, je ne veux pas en savoir davantage. Il faudra que tout cela finisse.

— Je me tais, puisque ça te contrarie, reprenait le vieux coquin en faisant le bonhomme. Il y a des choses pourtant que tu ne dois pas ignorer, à moins que tu ne veuilles jouer le rôle d’un imbécile.

Macquart, tout en s’efforçant de jeter Silvère sur les Rougon, goûtait une joie exquise à mettre des larmes de douleur dans les yeux du jeune homme. Il le détestait peut-être plus que les autres, parce qu’il était excellent ouvrier et qu’il ne buvait jamais. Aussi aiguisait-il ses plus fines cruautés à inventer des mensonges atroces qui frappaient au cœur le pauvre garçon ; il jouissait alors de sa pâleur, du tremblement de ses mains, de ses regards navrés, avec la volupté d’un esprit méchant qui calcule ses coups et qui a touché sa victime au bon endroit. Puis, quand il croyait avoir suffisamment blessé et exaspéré Silvère, il abordait enfin la politique.

— On m’a assuré, disait-il en baissant la voix, que les Rougon préparent un mauvais coup.

— Un mauvais coup ? interrogeait Silvère devenu attentif.

— Oui, on doit saisir, une de ces nuits prochaines, tous les bons citoyens de la ville et les jeter en prison.

Le jeune homme commençait par douter. Mais son oncle donnait des détails précis : il parlait de listes dressées, il nommait les personnes qui se trouvaient sur ces listes, il indiquait de quelle façon, à quelle heure et dans quelles circonstances s’exécuterait le complot. Peu à peu, Silvère se laissait prendre à ce conte de bonne femme, et bientôt il délirait contre les ennemis de la République.

— Ce sont eux, criait-il, que nous devrions réduire à l’impuissance, s’ils continuent à trahir le pays. Et que comptent-ils faire des citoyens qu’ils arrêteront ?

— Ce qu’ils comptent en faire ! répondait Macquart avec un petit rire sec, mais ils les fusilleront dans les basses fosses des prisons.

Et comme le jeune homme, stupide d’horreur, le regardait sans pouvoir trouver une parole :

— Et ce ne sera pas les premiers qu’on y assassinera, continuait-il. Tu n’as qu’à aller rôder le soir, derrière le palais de justice, tu y entendras des coups de feu et des gémissements.

— Ô les infâmes ! murmurait Silvère.

Alors, l’oncle et le neveu se lançaient dans la haute politique. Fine et Gervaise, en les voyant aux prises, allaient se coucher doucement, sans qu’ils s’en aperçussent. Jusqu’à minuit, les deux hommes restaient ainsi à commenter les nouvelles de Paris, à parler de la lutte prochaine et inévitable. Macquart déblatérait amèrement contre les hommes de son parti ; Silvère rêvait tout haut, et pour lui seul, son rêve de liberté idéale. Étranges entretiens, pendant lesquels l’oncle se versait un nombre incalculable de petits verres, et dont le neveu sortait gris d’enthousiasme. Antoine ne put cependant jamais obtenir du jeune républicain un calcul perfide, un plan de guerre contre les Rougon ; il eut beau le pousser, il n’entendit sortir de sa bouche que des appels à la justice éternelle, qui tôt ou tard punirait les méchants.

Le généreux enfant parlait bien avec fièvre de prendre les armes et de massacrer les ennemis de la République ; mais, dès que ces ennemis sortaient du rêve et se personnifiaient dans son oncle Pierre ou dans toute autre personne de sa connaissance, il comptait sur le ciel pour lui éviter l’horreur du sang versé. Il est à croire qu’il aurait même cessé de fréquenter Macquart, dont les fureurs jalouses lui causaient une sorte de malaise, s’il n’avait goûté la joie de parler librement chez lui de sa chère république. Toutefois, son oncle eut sur sa destinée une influence décisive ; il irrita ses nerfs par ses continuelles diatribes ; il acheva de lui faire souhaiter âprement la lutte armée, la conquête violente du bonheur universel.

Comme Silvère atteignait sa seizième année, Macquart le fit initier à la société secrète des Montagnards, cette association puissante qui couvrait tout le Midi. Dès ce moment, le jeune républicain couva des yeux la carabine du contrebandier, qu’Adélaïde avait accrochée sur le manteau de la cheminée. Une nuit, pendant que sa grand’mère dormait, il la nettoya, la remit en état. Puis il la replaça à son clou et attendit. Et il se berçait dans ses rêveries d’illuminé, il bâtissait des épopées gigantesques, voyant en plein idéal des luttes homériques, des sortes de tournois chevaleresques, dont les défenseurs de la liberté sortaient vainqueurs, et acclamés par le monde entier.

Macquart, malgré l’inutilité de ses efforts, ne se découragea pas. Il se dit qu’il suffirait seul à étrangler les Rougon, s’il pouvait jamais les tenir dans un petit coin. Ses rages de fainéant envieux et affamé s’accrurent encore, à la suite d’accidents successifs qui l’obligèrent à se remettre au travail. Vers les premiers jours de l’année 1850, Fine mourut presque subitement d’une fluxion de poitrine, qu’elle avait prise en allant laver un soir le linge de la famille à la Viorne, et en le rapportant mouillé sur son dos ; elle était rentrée trempée d’eau et de sueur, écrasée par ce fardeau qui pesait un poids énorme, et ne s’était plus relevée. Cette mort consterna Macquart. Son revenu le plus assuré lui échappait. Quand il vendit, au bout de quelques jours, le chaudron dans lequel sa femme faisait bouillir ses châtaignes et le chevalet qui lui servait à rempailler ses vieilles chaises, il accusa grossièrement le bon Dieu de lui avoir pris la défunte, cette forte commère dont il avait eu honte et dont il sentait à cette heure tout le prix. Il se rabattit sur le gain de ses enfants avec plus d’avidité. Mais, un mois plus tard, Gervaise, lasse de ses continuelles exigences, s’en alla avec ses deux enfants et Lantier, dont la mère était morte. Les amants se réfugièrent à Paris. Antoine, atterré, s’emporta ignoblement contre sa fille, en lui souhaitant de crever à l’hôpital, comme ses pareilles. Ce débordement d’injures n’améliora pas sa situation qui, décidément, devenait mauvaise. Jean suivit bientôt l’exemple de sa sœur. Il attendit un jour de paye et s’arrangea de façon à toucher lui-même son argent. Il dit en partant à un de ses amis, qui le répéta à Antoine, qu’il ne voulait plus nourrir son fainéant de père, et que si ce dernier s’avisait de le faire ramener par les gendarmes, il était décidé à ne plus toucher une scie ni un rabot. Le lendemain, lorsque Antoine l’eut cherché inutilement et qu’il se trouva seul, sans un sou, dans le logement où, pendant vingt ans, il s’était fait grassement entretenir, il entra dans une rage atroce, donnant des coups de pied aux meubles, hurlant les imprécations les plus monstrueuses. Puis il s’affaissa, il se mit à traîner les pieds, à geindre comme un convalescent. La crainte d’avoir à gagner son pain le rendait positivement malade. Quand Silvère vint le voir, il se plaignit avec des larmes de l’ingratitude des enfants. N’avait-il pas toujours été un bon père ? Jean et Gervaise étaient des monstres qui le récompensaient bien mal de tout ce qu’il avait fait pour eux. Maintenant, ils l’abandonnaient, parce qu’il était vieux et qu’ils ne pouvaient plus rien tirer de lui.

— Mais, mon oncle, dit Silvère, vous êtes encore d’un âge à travailler.

Macquart, toussant, se courbant, hocha lugubrement la tête, comme pour dire qu’il ne résisterait pas longtemps à la moindre fatigue. Au moment où son neveu allait se retirer, il lui emprunta dix francs. Il vécut un mois, en portant un à un chez un fripier les vieux effets de ses enfants et en vendant également peu à peu tous les menus objets du ménage. Bientôt il n’eut plus qu’une table, une chaise, son lit et les vêtements qu’il portait. Il finit même par troquer la couchette de noyer contre un simple lit de sangle. Quand il fut à bout de ressources, pleurant de rage, avec la pâleur farouche d’un homme qui se résigne au suicide, il alla chercher le paquet d’osier oublié dans un coin depuis un quart de siècle. En le prenant, il parut soulever une montagne. Et il se remit à tresser des corbeilles et des paniers, accusant le genre humain de son abandon. Ce fut alors surtout qu’il parla de partager avec les riches. Il se montra terrible. Il incendiait de ses discours l’estaminet, où ses regards furibonds lui assuraient un crédit illimité. D’ailleurs, il ne travaillait que lorsqu’il n’avait pu soutirer une pièce de cent sous à Silvère ou à un camarade. Il ne fut plus « monsieur » Macquart, cet ouvrier rasé et endimanché tous les jours, qui jouait au bourgeois ; il redevint le grand diable malpropre qui avait spéculé jadis sur ses haillons. Maintenant qu’il se trouvait presque à chaque marché pour vendre ses corbeilles, Félicité n’osait plus aller à la halle. Il lui fit une fois une scène atroce. Sa haine pour les Rougon croissait avec sa misère. Il jurait, en proférant d’effroyables menaces, de se faire justice lui-même, puisque les riches s’entendaient pour le forcer au travail.

Dans ces dispositions d’esprit, il accueillit le coup d’État avec la joie chaude et bruyante d’un chien qui flaire la curée. Les quelques libéraux honorables de la ville n’ayant pu s’entendre et se tenant à l’écart, il se trouva naturellement un des agents les plus en vue de l’insurrection. Les ouvriers, malgré l’opinion déplorable qu’ils avaient fini par avoir de ce paresseux, devaient le prendre à l’occasion comme un drapeau de ralliement. Mais les premiers jours, la ville restant paisible, Macquart crut ses plans déjoués. Ce fut seulement à la nouvelle du soulèvement des campagnes qu’il se remit à espérer. Pour rien au monde, il n’aurait quitté Plassans ; aussi inventa-t-il un prétexte pour ne pas suivre les ouvriers qui allèrent, le dimanche matin, rejoindre la bande insurrectionnelle de la Palud et de Saint-Martin-de-Vaulx. Le soir du même jour, il était avec quelques fidèles dans un estaminet borgne du vieux quartier, lorsqu’un camarade accourut les prévenir que les insurgés se trouvaient à quelques kilomètres de Plassans. Cette nouvelle venait d’être apportée par une estafette qui avait réussi à pénétrer dans la ville, et qui était chargée d’en faire ouvrir les portes à la colonne. Il y eut une explosion de triomphe. Macquart surtout parut délirer d’enthousiasme. L’arrivée imprévue des insurgés lui sembla une attention délicate de la Providence à son égard. Et ses mains tremblaient à la pensée qu’il tiendrait bientôt les Rougon à la gorge.

Cependant, Antoine et ses amis sortirent en hâte du café. Tous les républicains qui n’avaient pas encore quitté la ville se trouvèrent bientôt réunis sur le cours Sauvaire. C’était cette bande que Rougon avait aperçue en courant se cacher chez sa mère. Lorsque la bande fut arrivée à la hauteur de la rue de la Banne, Macquart, qui s’était mis à la queue, fit rester en arrière quatre de ses compagnons, grands gaillards de peu de cervelle qu’il dominait de tous ses bavardages de café. Il leur persuada aisément qu’il fallait arrêter sur-le-champ les ennemis de la république, si l’on voulait éviter les plus grands malheurs. La vérité était qu’il craignait de voir Pierre lui échapper, au milieu du trouble que l’entrée des insurgés allait causer. Les quatre grands gaillards le suivirent avec une docilité exemplaire et vinrent heurter violemment à la porte des Rougon. Dans cette circonstance critique, Félicité fut admirable de courage. Elle descendit ouvrir la porte de la rue.

— Nous voulons monter chez toi, lui dit brutalement Macquart.

— C’est bien, messieurs, montez, répondit-elle avec une politesse ironique, en feignant de ne pas reconnaître son beau-frère.

En haut, Macquart lui ordonna d’aller chercher son mari.

— Mon mari n’est pas ici, dit-elle de plus en plus calme, il est en voyage pour ses affaires ; il a pris la diligence de Marseille, ce soir à six heures.

Antoine, à cette déclaration faite d’une voix nette, eut un geste de rage. Il entra violemment dans le salon, passa dans la chambre à coucher, bouleversa le lit, regardant derrière les rideaux et sous les meubles. Les quatre grands gaillards l’aidaient. Pendant un quart d’heure, ils fouillèrent l’appartement. Félicité s’était paisiblement assise sur le canapé du salon et s’occupait à renouer les cordons de ses jupes, comme une personne qui vient d’être surprise dans son sommeil, et qui n’a pas eu le temps de se vêtir convenablement.

— C’est pourtant vrai, il s’est sauvé, le lâche ! bégaya Macquart en revenant dans le salon.

Il continua pourtant de regarder autour de lui d’un air soupçonneux. Il avait le pressentiment que Pierre ne pouvait avoir abandonné la partie au moment décisif. Il s’approcha de Félicité qui bâillait.

— Indique-nous l’endroit où ton mari est caché, lui dit-il, et je te promets qu’il ne lui sera fait aucun mal.

— Je vous ai dit la vérité, répondit-elle avec impatience. Je ne puis pourtant pas vous livrer mon mari, puisqu’il n’est pas ici. Vous avez regardé partout, n’est-ce pas ? Laissez-moi tranquille maintenant.

Macquart, exaspéré par son sang-froid, allait certainement la battre, lorsqu’un bruit sourd monta de la rue. C’était la colonne des insurgés qui s’engageait dans la rue de la Banne.

Il dut quitter le salon jaune, après avoir montré le poing à sa belle-sœur, en la traitant de vieille gueuse et en la menaçant de revenir bientôt. Au bas de l’escalier, il prit à part un des hommes qui l’avait accompagné, un terrassier nommé Cassoute, le plus épais des quatre, et lui ordonna de s’asseoir sur la première marche et de n’en pas bouger jusqu’à nouvel ordre.

— Tu viendrais m’avertir, lui dit-il, si tu voyais rentrer la canaille d’en haut.

L’homme s’assit pesamment. Quand il fut sur le trottoir, Macquart, levant les yeux, aperçut Félicité accoudée à une fenêtre du salon jaune et regardant curieusement le défilé des insurgés, comme s’il se fut agi d’un régiment traversant la ville, musique en tête. Cette dernière preuve de tranquillité parfaite l’irrita au point qu’il fut tenté de remonter pour jeter la vieille femme dans la rue. Il suivit la colonne en murmurant d’une voix sourde :

— Oui, oui, regarde-nous passer. Nous verrons si demain tu te mettras à ton balcon.

Il était près de onze heures du soir, lorsque les insurgés entrèrent dans la ville, par la porte de Rome. Ce furent les ouvriers restés à Plassans qui leur ouvrirent cette porte à deux battants, malgré les lamentations du gardien, auquel on n’arracha les clefs que par la force. Cet homme, très-jaloux de ses fonctions, demeura anéanti devant ce flot de foule, lui qui ne laissait entrer qu’une personne à la fois, après l’avoir longuement regardée au visage ; il murmurait qu’il était déshonoré. À la tête de la colonne, marchaient toujours les hommes de Plassans, guidant les autres ; Miette, au premier rang, ayant Silvère à sa gauche, levait le drapeau avec plus de crânerie, depuis qu’elle sentait, derrière les persiennes closes, des regards effarés de bourgeois réveillés en sursaut. Les insurgés suivirent, avec une prudente lenteur, les rues de Rome et de la Banne ; à chaque carrefour, ils craignaient d’être accueillis à coups de fusil, bien qu’ils connussent le tempérament calme des habitants. Mais la ville semblait morte ; à peine entendait-on aux fenêtres des exclamations étouffées. Cinq ou six persiennes seulement s’ouvrirent ; quelque vieux rentier se montrait, en chemise, une bougie à la main, se penchant pour mieux voir ; puis, dès que le bonhomme distinguait la grande fille rouge qui paraissait traîner derrière elle cette foule de démons noirs, il refermait précipitamment sa fenêtre, terrifié par cette apparition diabolique. Le silence de la ville endormie tranquillisa les insurgés, qui osèrent s’engager dans les ruelles du vieux quartier, et qui arrivèrent ainsi sur la place du Marché et sur la place de l’Hôtel-de-Ville, qu’une rue courte et large relie entre elles. Les deux places, plantées d’arbres maigres, se trouvaient vivement éclairées par la lune. Le bâtiment de l’Hôtel-de-Ville, fraîchement restauré, faisait, au bord du ciel clair, une grande tache d’une blancheur crue sur laquelle le balcon du premier étage détachait en minces lignes noires ses arabesques de fer forgé. On distinguait nettement plusieurs personnes debout sur ce balcon, le maire, le commandant Sicardot, trois ou quatre conseillers municipaux, et d’autres fonctionnaires. En bas, les portes étaient fermées. Les trois mille républicains, qui emplissaient les deux places, s’arrêtèrent, levant la tête, prêts à enfoncer les portes d’une poussée.

L’arrivée de la colonne insurrectionnelle, à pareille heure, surprenait l’autorité à l’improviste. Avant de se rendre à la mairie, le commandant Sicardot avait pris le temps d’aller endosser son uniforme. Il fallut ensuite courir éveiller le maire. Quand le gardien de la porte de Rome, laissé libre par les insurgés, vint annoncer que les scélérats étaient dans la ville, le commandant n’avait encore réuni à grand’peine qu’une vingtaine de gardes nationaux. Les gendarmes, dont la caserne était cependant voisine, ne purent même être prévenus. On dut fermer les portes à la hâte pour délibérer. Cinq minutes plus tard, un roulement sourd et continu annonçait l’approche de la colonne.

M. Garçonnet, par haine de la république, aurait vivement souhaité de se défendre. Mais c’était un homme prudent qui comprit l’inutilité de la lutte, en ne voyant autour de lui que quelques hommes pâles et à peine éveillés. La délibération ne fut pas longue. Seul Sicardot s’entêta ; il voulait se battre, il prétendait que vingt hommes suffiraient pour mettre ces trois mille canailles à la raison. M. Garçonnet haussa les épaules et déclara que l’unique parti à prendre était de capituler d’une façon honorable. Comme les brouhahas de la foule croissaient, il se rendit sur le balcon, où toutes les personnes présentes le suivirent. Peu à peu le silence se fit. En bas, dans la masse noire et frissonnante des insurgés, les fusils et les faux luisaient au clair de lune.

— Qui êtes-vous et que voulez-vous ? cria le maire d’une voix forte.

Alors, un homme en paletot, un propriétaire de la Palud, s’avança.

— Ouvrez la porte, dit-il sans répondre aux questions de M. Garçonnet. Évitez une lutte fratricide.

— Je vous somme de vous retirer, reprit le maire. Je proteste au nom de la loi.

Ces paroles soulevèrent dans la foule des clameurs assourdissantes. Quand le tumulte fut un peu calmé, des interpellations véhémentes montèrent jusqu’au balcon. Des voix crièrent :

— C’est au nom de la loi que nous sommes venus.

— Votre devoir, comme fonctionnaire, est de faire respecter la loi fondamentale du pays, la constitution, qui vient d’être outrageusement violée.

— Vive la constitution ! vive la république !

Et comme M. Garçonnet essayait de se faire entendre et continuait à invoquer sa qualité de fonctionnaire, le propriétaire de la Palud, qui était resté au bas du balcon, l’interrompit avec une grande énergie.

— Vous n’êtes plus, dit-il, que le fonctionnaire d’un fonctionnaire déchu ; nous venons vous casser de vos fonctions.

Jusque-là, le commandant Sicardot avait terriblement mordu ses moustaches, en mâchant de sourdes injures. La vue des bâtons et des faux l’exaspérait ; il faisait des efforts inouïs pour ne pas traiter comme ils le méritaient ces soldats de quatre sous qui n’avaient pas même chacun un fusil. Mais quand il entendit un monsieur en simple paletot parler de casser un maire ceint de son écharpe, il ne put se taire davantage, il cria :

— Tas de gueux ! si j’avais seulement quatre hommes et un caporal, je descendrais vous tirer les oreilles pour vous rappeler au respect !

Il n’en fallait pas tant pour occasionner les plus graves accidents. Un long cri courut dans la foule, qui se rua contre les portes de la mairie. M. Garçonnet, consterné, se hâta de quitter le balcon, en suppliant Sicardot d’être raisonnable, s’il ne voulait pas les faire massacrer. En deux minutes, les portes cédèrent, le peuple envahit la mairie et désarma les gardes nationaux. Le maire et les autres fonctionnaires présents furent arrêtés. Sicardot, qui voulut refuser son épée, dut être protégé par le chef du contingent des Tulettes, homme d’un grand sang-froid, contre l’exaspération de certains insurgés. Quand l’Hôtel-de-Ville fut au pouvoir des républicains, ils conduisirent les prisonniers dans un petit café de la place du Marché, où ils furent gardés à vue.

L’armée insurrectionnelle aurait évité de traverser Plassans, si les chefs n’avaient jugé qu’un peu de nourriture et quelques heures de repos étaient pour leurs hommes d’une absolue nécessité. Au lieu de se porter directement sur le chef-lieu, la colonne, par une inexpérience et une faiblesse inexcusables du général improvisé qui la commandait, accomplissait alors une conversion à gauche, une sorte de large détour qui devait la mener à sa perte. Elle se dirigeait vers les plateaux de Sainte-Roure, éloignés encore d’une dizaine de lieues, et c’était la perspective de cette longue marche qui l’avait décidée à pénétrer dans la ville, malgré l’heure avancée. Il pouvait être alors onze heures et demie.

Lorsque M. Garçonnet sut que la bande réclamait des vivres, il s’offrit pour lui en procurer. Ce fonctionnaire montra, en cette circonstance difficile, une intelligence très-nette de la situation. Ces trois mille affamés devaient être satisfaits ; il ne fallait pas que Plassans, à son réveil, les trouvât encore assis sur les trottoirs de ses rues ; s’ils partaient avant le jour, ils auraient simplement passé au milieu de la ville endormie comme un mauvais rêve, comme un de ces cauchemars que l’aube dissipe. Bien qu’il restât prisonnier, M. Garçonnet, suivi par deux gardiens, alla frapper aux portes des boulangers et fit distribuer aux insurgés toutes les provisions qu’il put découvrir.

Vers une heure, les trois mille hommes, accroupis à terre, tenant leurs armes entre leurs jambes, mangeaient. La place du Marché et celle de l’Hôtel-de-Ville étaient transformées en de vastes réfectoires. Malgré le froid vif, il y avait des traînées de gaieté dans cette foule grouillante, dont les clartés vives de la lune dessinaient vivement les moindres groupes. Les pauvres affamés dévoraient joyeusement leur part, en soufflant dans leurs doigts ; et, du fond des rues voisines, où l’on distinguait de vagues formes noires assises sur le seuil blanc des maisons, venaient aussi des rires brusques qui coulaient de l’ombre et se perdaient dans la grande cohue. Aux fenêtres, les curieuses enhardies, des bonnes femmes coiffées de foulards, regardaient manger ces terribles insurgés, ces buveurs de sang allant à tour de rôle boire à la pompe du marché, dans le creux de leur main.

Pendant que l’Hôtel-de-Ville était envahi, la gendarmerie, située à deux pas, dans la rue Canquoin, qui donne sur la halle, tombait également au pouvoir du peuple. Les gendarmes furent surpris dans leur lit et désarmés en quelques minutes. Les poussées de la foule avaient entraîné Miette et Silvère de ce côté. L’enfant, qui serrait toujours la hampe du drapeau contre sa poitrine, fut collée contre le mur de la caserne, tandis que le jeune homme, emporté par le flot humain, pénétrait à l’intérieur et aidait ses compagnons à arracher aux gendarmes les carabines qu’ils avaient saisies à la hâte. Silvère, devenu farouche, grisé par l’élan de la bande, s’attaqua à un grand diable de gendarme nommé Rengade, avec lequel il lutta quelques instants. Il parvint, d’un mouvement brusque, à lui enlever sa carabine. Le canon de l’arme alla frapper violemment Rengade au visage et lui creva l’œil droit. Le sang coula, des éclaboussures jaillirent sur les mains de Silvère, qui fut subitement dégrisé. Il regarda ses mains, il lâcha la carabine ; puis il sortit en courant, la tête perdue, secouant les doigts.

— Tu es blessé ! cria Miette.

— Non, non, répondit-il d’une voix étouffée, c’est un gendarme que je viens de tuer.

— Est-ce qu’il est mort !

— Je ne sais pas, il avait du sang plein la figure. Viens vite.

Il entraîna la jeune fille. Arrivé à la halle, il la fit asseoir sur un banc de pierre. Il lui dit de l’attendre là. Il regardait toujours ses mains, il balbutiait. Miette finit par comprendre, à ses paroles entrecoupées, qu’il voulait aller embrasser sa grand’mère avant de partir.

— Eh bien ! va, dit-elle. Ne t’inquiète pas de moi. Lave tes mains.

Il s’éloigna rapidement, tenant ses doigts écartés, sans songer à les tremper dans les fontaines auprès desquelles il passait. Depuis qu’il avait senti sur sa peau la tiédeur du sang de Rengade, une seule idée le poussait, courir auprès de tante Dide et se laver les mains dans l’auge du puits, au fond de la petite cour. Là seulement, il croyait pouvoir effacer ce sang. Toute son enfance paisible et tendre s’éveillait, il éprouvait un besoin irrésistible de se réfugier dans les jupes de sa grand’mère, ne fût-ce que pendant une minute. Il arriva haletant. Tante Dide n’était pas couchée, ce qui aurait surpris Silvère en tout autre moment. Mais il ne vit pas même, en entrant, son oncle Rougon, assis dans un coin, sur le vieux coffre. Il n’attendit pas les questions de la pauvre vieille.

— Grand’mère, dit-il rapidement, il faut me pardonner… Je vais partir avec les autres… Vous voyez, j’ai du sang… Je crois que j’ai tué un gendarme.

— Tu as tué un gendarme ! répéta tante Dide d’une voix étrange.

Des clartés aiguës s’allumaient dans ses yeux fixés sur les taches rouges. Brusquement, elle se tourna vers le manteau de la cheminée.

— Tu as pris le fusil, dit-elle ; où est le fusil ?

Silvère, qui avait laissé la carabine auprès de Miette, lui jura que l’arme était en sûreté. Pour la première fois, Adélaïde fit allusion au contrebandier Macquart devant son petit-fils.

— Tu rapporteras le fusil ? Tu me le promets ! dit-elle avec une singulière énergie… C’est tout ce qui me reste de lui… Tu as tué un gendarme ; lui, ce sont les gendarmes qui l’ont tué.

Elle continuait à regarder Silvère fixement, d’un air de cruelle satisfaction, sans paraître songer à le retenir. Elle ne lui demandait aucune explication, elle ne pleurait point, comme ces bonnes grand’mères qui voient leurs petits-enfants à l’agonie pour la moindre égratignure. Tout son être se tendait vers une même pensée, qu’elle finit par formuler avec une curiosité ardente.

— Est-ce que c’est avec le fusil que tu as tué le gendarme ? demanda-t-elle.

Sans doute Silvère entendit mal ou ne comprit pas.

— Oui, répondit-il… Je vais me laver les mains.

Ce ne fut qu’en revenant du puits qu’il aperçut son oncle. Pierre avait entendu en pâlissant les paroles du jeune homme. Vraiment, Félicité avait raison, sa famille prenait plaisir à le compromettre. Voilà maintenant qu’un de ses neveux tuait les gendarmes ! Jamais il n’aurait la place de receveur, s’il n’empêchait ce fou furieux de rejoindre les insurgés. Il se mit devant la porte, décidé à ne pas le laisser sortir.

— Écoutez, dit-il à Silvère, très-surpris de le trouver là, je suis le chef de la famille, je vous défends de quitter cette maison. Il y va de votre honneur et du nôtre. Demain, je tâcherai de vous faire gagner la frontière.

Silvère haussa les épaules.

— Laissez-moi passer, répondit-il tranquillement. Je ne suis pas un mouchard ; je ne ferai pas connaître votre cachette, soyez tranquille.

Et comme Rougon continuait de parler de la dignité de la famille et de l’autorité que lui donnait sa qualité d’aîné :

— Est-ce que je suis de votre famille ! continua le jeune homme. Vous m’avez toujours renié… Aujourd’hui, la peur vous a poussé ici, parce que vous sentez bien que le jour de la justice est venu. Voyons, place ! je ne me cache pas, moi ; j’ai un devoir à accomplir.

Rougon ne bougeait pas. Alors tante Dide, qui écoutait les paroles véhémentes de Silvère avec une sorte de ravissement, posa sa main sèche sur le bras de son fils.

— Ôte-toi, Pierre, dit-elle, il faut que l’enfant sorte.

Le jeune homme poussa légèrement son oncle et s’élança dehors. Rougon, en refermant la porte avec soin, dit à sa mère d’une voix pleine de colère et de menaces :

— S’il lui arrive malheur, ce sera de votre faute… Vous êtes une vieille folle, vous ne savez pas ce que vous venez de faire.

Mais Adélaïde ne parut pas l’entendre ; elle alla jeter un sarment dans le feu qui s’éteignait, en murmurant avec un vague sourire :

— Je connais ça… Il restait des mois entiers dehors ; puis il me revenait mieux portant.

Elle parlait sans doute de Macquart.

Cependant Silvère regagna la halle en courant. Comme il approchait de l’endroit où il avait laissé Miette, il entendit un bruit violent de voix et vit un rassemblement qui lui firent hâter le pas. Une scène cruelle venait de se passer. Des curieux circulaient dans la foule des insurgés, depuis que ces derniers s’étaient tranquillement mis à manger. Parmi ces curieux se trouvait Justin, le fils du méger Rébufat, un garçon d’une vingtaine d’années, créature chétive et louche qui nourrissait contre sa cousine Miette une haine implacable. Au logis, il lui reprochait le pain qu’elle mangeait, il la traitait comme une misérable ramassée par charité au coin d’une borne. Il est à croire que l’enfant avait refusé d’être sa maîtresse. Grêle, blafard, les membres trop longs, le visage de travers, il se vengeait sur elle de sa propre laideur et des mépris que la belle et puissante fille avait dû lui témoigner. Son rêve caressé était de la faire jeter à la porte par son père. Aussi l’espionnait-il sans relâche. Depuis quelque temps, il avait surpris ses rendez-vous avec Silvère ; il n’attendait qu’une occasion décisive pour tout rapporter à Rébufat. Ce soir-là, l’ayant vue s’échapper de la maison vers huit heures, la haine l’emporta, il ne put se taire davantage. Rébufat, au récit qu’il lui fit, entra dans une colère terrible et dit qu’il chasserait cette coureuse à coups de pied, si elle avait l’audace de revenir. Justin se coucha, savourant à l’avance la belle scène qui aurait lieu le lendemain. Puis il éprouva un âpre désir de prendre immédiatement un avant-goût de sa vengeance. Il se rhabilla et sortit. Peut-être rencontrerait-il Miette. Il se promettait d’être très-insolent. Ce fut ainsi qu’il assista à l’entrée des insurgés et qu’il les suivit jusqu’à l’Hôtel-de-Ville, avec le vague pressentiment qu’il allait retrouver les amoureux de ce côté. Il finit, en effet, par apercevoir sa cousine sur le banc où elle attendait Silvère. En la voyant vêtue de sa grande pelisse et ayant à côté d’elle le drapeau rouge, appuyé contre un pilier de la halle, il se mit à ricaner, à la plaisanter grossièrement. La jeune fille, saisie à sa vue, ne trouva pas une parole. Elle sanglotait sous les injures. Et tandis qu’elle était toute secouée par les sanglots, la tête basse, se cachant la face, Justin l’appelait fille de forçat et lui criait que le père Rébufat lui ferait danser une fameuse danse si jamais elle s’avisait de rentrer au Jas-Meiffren. Pendant un quart d’heure, il la tint ainsi frissonnante et meurtrie. Des gens avaient fait cercle, riant bêtement de cette scène douloureuse. Quelques insurgés intervinrent enfin et menacèrent le jeune homme de lui administrer une correction exemplaire, s’il ne laissait pas Miette tranquille. Mais Justin, tout en reculant, déclara qu’il ne les craignait pas. Ce fut à ce moment que parut Silvère. Le jeune Rébufat, en l’apercevant, fit un saut brusque, comme pour prendre la fuite ; il le redoutait, le sachant beaucoup plus vigoureux que lui. Il ne put cependant résister à la cuisante volupté d’insulter une dernière fois la jeune fille devant son amoureux.

— Ah ! je savais bien, cria-t-il, que le charron ne devait pas être loin ! C’est pour suivre ce toqué, n’est-ce pas, que tu nous as quittés ? La malheureuse ! elle n’a pas seize ans ! À quand le baptême ?

Il fit encore quelques pas en arrière, en voyant Silvère serrer les poings.

— Et surtout, continua-t-il avec un ricanement ignoble, ne viens pas faire tes couches chez nous. Tu n’aurais pas besoin de sage-femme. Mon père te délivrerait à coups de pied, entends-tu ?

Il se sauva, hurlant, le visage meurtri. Silvère, d’un bond, s’était jeté sur lui et lui avait porté en pleine figure un terrible coup de poing. Il ne le poursuivit pas. Quand il revint auprès de Miette, il la trouva debout, essuyant fiévreusement ses larmes avec la paume de sa main. Comme il la regardait doucement, pour la consoler, elle eut un geste de brusque énergie.

— Non, dit-elle, je ne pleure plus, tu vois… J’aime mieux ça. Maintenant, je n’ai plus de remords d’être partie. Je suis libre.

Elle reprit le drapeau, et ce fut elle qui ramena Silvère au milieu des insurgés. Il était alors près de deux heures du matin. Le froid devenait tellement vif, que les républicains s’étaient levés, achevant leur pain debout et cherchant à se réchauffer en marquant le pas gymnastique sur place. Les chefs donnèrent enfin l’ordre du départ. La colonne se reforma. Les prisonniers furent placés au milieu ; outre M. Garçonnet et le commandant Sicardot, les insurgés avaient arrêté et emmenaient M. Peirotte, le receveur, et plusieurs autres fonctionnaires.

À ce moment, on vit circuler Aristide parmi les groupes. Le cher garçon, devant ce soulèvement formidable, avait pensé qu’il était imprudent de ne pas rester l’ami des républicains ; mais comme, d’un autre côté, il ne voulait pas trop se compromettre avec eux, il était venu leur faire ses adieux, le bras en écharpe, en se plaignant amèrement de cette maudite blessure qui l’empêchait de tenir une arme. Il rencontra dans la foule son frère Pascal, muni d’une trousse et d’une petite caisse de secours. Le médecin lui annonça, de sa voix tranquille, qu’il allait suivre les insurgés. Aristide le traita tout bas de grand innocent. Il finit par s’esquiver, craignant qu’on ne lui confiât la garde de la ville, poste qu’il jugeait singulièrement périlleux.

Les insurgés ne pouvaient songer à conserver Plassans en leur pouvoir. La ville était animée d’un esprit trop réactionnaire, pour qu’ils cherchassent même à y établir une commission démocratique, comme ils l’avaient déjà fait ailleurs. Ils se seraient éloignés simplement, si Macquart, poussé et enhardi par ses haines, n’avait offert de tenir Plassans en respect, à la condition qu’on laissât sous ses ordres une vingtaine d’hommes déterminés. On lui donna les vingt hommes, à la tête desquels il alla triomphalement occuper la mairie. Pendant ce temps, la colonne descendait le cours Sauvaire et sortait par la Grand’Porte, laissant derrière elle, silencieuses et désertes, ces rues qu’elle avait traversées comme un coup de tempête. Au loin s’étendaient les routes toutes blanches de lune. Miette avait refusé le bras de Silvère ; elle marchait bravement, ferme et droite, tenant le drapeau rouge à deux mains, sans se plaindre de l’onglée qui lui bleuissait les doigts.