Imprimerie ouvrière Randé et Durand (p. 25-57).

II.


Voici cette fameuse prédiction sur laquelle s’appuie le dogme principal du christianisme[1] : « Une העלמה hoalmo sera enceinte, et elle enfantera un fils et on appellera son nom Emmanuel[2] » Or, hoalmo ne signifie pas vierge, comme le veut le rédacteur de Saint-Matthieu[3], et avec lui tous les chercheurs de miracles. Chaque fois que, dans l’Ancien Testament, il est question d’une vierge, c’est le mot בּתולה bsoulo[4] qui est employé. Hoalmo, au contraire, veut dire fille[5] (femme non mariée) ou jeune fille[6], et est synonyme de נער naro (jeune fille[7] ou jeune femme[8]) que hoalmo remplace quelquefois[9] et réciproquement[10]. Mais si, dans les langues occidentales, jeune fille désigne habituellement une vierge, il n’en est pas de même dans la langue hébraïque. Ici, jeune fille, naro ou hoalmo, ne préjuge rien sur l’état de la femme et s’applique indifféremment à une jeune fille vierge et à celle qui ne l’est plus. Ainsi, lorsque Sichem vint vers Jacob pour lui demander la main de sa fille Dina, il lui dit : « … donnez-moi la jeune fille pour femme[11]. » Or, Dina, à ce moment là, n’était plus vierge, ayant été violée quelque temps auparavant par Sichem lui-même[12]. C’est encore par naro qu’est désignée la jeune femme, concubine d’un Lévite[13], dont les Benjamites abusèrent jusqu’à la faire mourir. Ainsi hoalmo, comme son synonyme naro, s’applique à des jeunes filles ou à des jeunes femmes non mariées, tandis que bsoulo est exclusivement réservé pour celles des femmes qui sont encore vierges. Cependant, l’auteur des Proverbes et du Cantique appelle une vierge עלמה almo[14], mais il appelle aussi almo une fille de joie[15]. Dans tous les cas, Isaïe, qui est surtout en cause, ne commet pas ces confusions, et, lorsqu’il parle d’une vierge, c’est par le mot bsoulo qu’il la désigne[16]. Si donc Isaïe avait voulu annoncer un grand miracle, il se serait servi du mot propre, de celui qu’il emploie habituellement, et non d’une expression qui prêtait à équivoque. Par conséquent, en disant qu’une hoalmo et non une bsoulo sera enceinte, ce n’est certainement pas d’une vierge qu’Isaïe veut parler, — les vierges, autant qu’elles le sont, n’ont pas l’habitude d’enfanter, — mais bien d’une fille, telle que Dina au moment où elle fut demandée en mariage, ou d’une jeune femme telle que la concubine du lévite, ou bien, enfin, d’une fille de joie de Salomon. Quant à l’autre moitié de la prophétie, elle ne se rapporte pas davantage à Jésus, car Emmanuel עמנואל, Umonoal, ne ressemble guère à ישוע, Iéchoa (Jésus).

— Pardon, Jésus étant Dieu, son nom est, par le fait, Emmanuel, puisque cela veut dire « Dieu avec nous[17] ».

— Vraiment, il n’y a que les théologiens pour disséquer ainsi les noms et leur trouver des significations assorties à leurs doctrines. Ils auraient pu, aussi bien, faire de Jésus un frère ignorantin, et assurer qu’Emmanuel était son nom en religion. Cette explication eut été moins absurde que la première ; car c’est, précisément, pour prouver que Jésus avait droit à ce nom divin, qu’ils invoquent le texte d’Isaïe, alors qu’ils devraient d’abord démontrer la divinité de Jésus, pour pouvoir lui appliquer ce nom d’Emmanuel (Dieu avec nous), autrement, les Hindous pourraient bien aussi revendiquer le même nom pour leur Vichnou !

— Tu oublies qu’il y a encore d’autres prophéties qui se sont réalisées en Jésus-Christ.

— Je n’en connais aucune. Il faut avoir une foi bien robuste pour voir une prophétie dans la fable de Jonas, par exemple. D’après cette fable, Jonas serait resté dans le ventre d’une baleine pendant trois jours et trois nuits[18], tandis que Jésus, qui devait rester le même temps dans le tombeau[19], n’y a passé que deux nuits et un jour. C’est, en effet, le vendredi soir que Jésus fut enseveli[20], et c’est le dimanche matin que les femmes, venant au sépulcre avec les parfums, n’y trouvèrent plus son corps[21].

— Le cas de Jonas n’est pas une prophétie, mais simplement une figure.

— Avoue que la figure n’est pas bien réussie. Et la prétendue prophétie de Jacob, n’est-elle aussi qu’une figure ?

— Non, c’est même une des principales prophéties.

— Pourtant, pas plus que les autres elle ne concerne Jésus. La voici : « Le sceptre ne sera point ôté de Juda, ni le conducteur d’entre ses pieds, jusqu’à ce que celui qui doit être envoyé soit venu, et c’est lui qui sera l’attente des nations[22]. » Or, Jésus a vécu six cents ans après que le sceptre fut ôté de Juda, et il n’est pas, non plus, prouvé que ce soit lui que les nations attendaient, en supposant qu’elles attendissent quelqu’un. Il en est de même de la prophétie d’après laquelle Jésus devait être appelé le Nazaréen[23]. Cette expression désigne, dans l’Ancien Testament, quiconque était consacré à Dieu par un vœu particulier[24], et n’a aucun rapport avec Nazareth, ville natale des parents de Jésus[25]. Du reste, le texte, sur lequel s’appuie Saint-Matthieu, est simplement la fable de l’ange promettant à la mère de Samson un fils qui devait délivrer Israël des mains des Philistins[26], et il n’y est nullement question d’un futur sauveur de l’humanité. Quant à ces deux autres prédictions, — qu’on ne trouve d’ailleurs nulle part dans l’Ancien Testament, les passages cités[27] ne se rapportant à aucun sauveur crucifié — disant que le Christ règnera sur la maison de Jacob[28] et qu’il sera de la race de David[29], elles sont en contradiction : la première, avec le fait même, puisque c’est justement sur la maison de Jacob que Jésus ne règne pas et ne règnera sans doute jamais — les descendants de Jacob étant, grâce aux persécutions, sur le point d’être exterminés — ; la seconde, avec le bon sens, puisque Joseph, n’étant que le père putatif de Jésus, la généalogie du premier ne peut pas être, il me semble, celle du second.

— Tu as une manière à toi d’expliquer les prophètes. Tu me permettras d’ajouter plus de foi aux interprétations de ceux qui s’occupent spécialement de ces questions.

— Et qui voient en Jésus, tantôt un Emmanuel, tantôt un Scilo, alors que les patriarches et les prophètes, sur lesquels ils se basent, ne savaient pas trop eux-mêmes ce qu’ils disaient. Les hommes de la bible, en effet, n’étaient que des fanatiques à l’imagination vagabonde, vivant en tribus sous des tentes, isolés des habitants des villes, étrangers à toute industrie et à toute science. Ne connaissant les phénomènes de la nature que par leurs manifestations, et prenant ces dernières, selon qu’elles étaient bienfaisantes ou nuisibles, pour des récompenses ou des colères célestes, ils les promettaient aux populations ou les en menaçaient, suivant l’hospitalité plus ou moins large qu’ils recevaient parmi elles. Ils avaient pour coutume, lorsqu’ils se sentaient mourir, d’appeler leurs enfants autour d’eux, de leur parler et de les bénir[30]. Chacun alors pouvait interpréter à sa façon et selon ses secrets désirs les divagations stupides d’un moribond halluciné. Jusqu’à présent encore, ces coutumes se sont conservées chez les peuples nomades. Chez les Tziganes, par exemple, les chefs de famille sont des patriarches ; ils bénissent les uns, maudissent les autres, prédisent l’avenir et se croient les élus de Dieu. Ce sont les Abraham et les Jacob de la Bible.

Quant aux prophètes, les uns étaient des poètes, des patriotes ardents pleurant leur nationalité perdue, leurs villes et leurs villages dévastés, se lamentant sur l’iniquité des hommes et les exhortant au bien. Rêvant gloire et grandeur pour leur pays et leur ville natale, que, dans leur éloignement, ils paraient de toutes les beautés et de toutes les virginités, élevant leur âme au ciel pour implorer un Sauveur, ils finissaient, dans leur immense amour pour leur patrie, par confondre leurs sentiments avec des visions, et leurs désirs avec des promesses. D’autres, au contraire, simples prédicateurs fanatiques et superstitieux, pleins de colère contre les hommes et surtout contre les puissants, qui ne suivaient pas toujours leurs pratiques et n’écoutaient pas leurs remontrances, n’avaient pour eux que des anathèmes et des malédictions. Croyant aux anges et aux démons, voyant dans chaque phénomène physique un miracle, dans chaque calamité une malédiction de Dieu, prenant une ombre pour une apparition céleste, le tonnerre pour la voix du Ciel, un songe pour un avertissement ou une révélation d’En-Haut, ils prophétisaient d’après toutes ces chimères, et interprétaient leurs divagations réciproques selon leurs fausses croyances et leurs superstitions.

— Tu es trop dur pour les hommes de la Bible ; les mœurs des patriarches valaient mieux que les nôtres.

— Si tu veux dire qu’ils étaient franchement immoraux, je serai de ton avis. Séduire une jeune fille[31], la jeter ensuite à la porte avec son enfant[32], et mettre ces horreurs sur le compte de Dieu[33], sont, en effet, actes de patriarches. Il n’est pas étonnant que les cafards nous les offrent comme modèles. Cependant, en fait de cafardise, c’est le petit-fils d’Abraham qui mérite la palme. Aussi nous est-il présenté comme l’enfant chéri de Dieu, le père de tout le peuple d’Israël.

Écoute un peu l’histoire du préféré de l’Éternel.

À l’âge où les plus dépravés conservent encore quelques-uns des sentiments tendres de l’enfance, Jacob offrait déjà le type du plus parfait égoïste, de l’hypocrite le plus accompli. Encore tout jeune, il sut, avec une infernale habileté, extorquer le droit d’aînesse de son frère[34]. Mais ce n’était là qu’une ébauche ; bientôt il passa maître dans l’art de l’escroquerie. Souple et insinuant, il réussit, par des cajoleries et des flatteries, à s’accaparer l’affection de sa mère[35] et à se tenir ainsi au courant des pensées de son père[36], qui aimait mieux son fils aîné Ésaü[37]. Celui-ci, fort, robuste, la peau velue, avait horreur de l’oisiveté[38], et, à l’encontre de son frère, qui ne faisait que dresser des autels à l’Éternel[39], il était continuellement à la chasse[40] et faisait vivre ainsi toute sa famille ; son père, vieux et aveugle[41], ne pouvant plus travailler.

Un jour Isaac dit à Ésaü : « Va me chercher quelque gibier, apprête-le-moi comme je l’aime, et mon âme te bénira avant que je ne meure »[42].

Rebecca, sa femme, ayant entendu ces paroles[43], courut se concerter avec son favori sur les meilleurs moyens à prendre pour frustrer Ésaü de la bénédiction paternelle[44]. C’est bien un vol que l’on propose à Jacob, mais puisque l’idée lui en est suggérée, c’est certainement par la volonté de Dieu N’est-il pas son serviteur le plus fidèle ?… Si cette action devait lui déplaire, l’Éternel ne l’en aurait-il pas averti en songe, selon sa coutume ?…[45] Il n’y a donc qu’à obéir… Le devoir envers Dieu ne prime-t-il pas toute autre considération ?…

Pas un remords, pas un regret pour ce frère bon, généreux[46], exposant journellement sa vie pour les faire vivre, lui et ses parents. Ni la reconnaissance, ni la voix du sang n’arrêtent chez lui le désir de spolier… D’ailleurs, pour qui aime et qui craint l’Éternel, peut-il y avoir d’autre affection ?… S’il hésite un instant, c’est par crainte que son père, en s’apercevant de la supercherie, ne le maudisse[47]. Mais le dévouement de sa mère, qui promet de prendre pour elle la malédiction[48], lui enlève toute hésitation, et il va bravement, ou plutôt lâchement, à la conquête, sans danger pour lui, du bien de son frère et bienfaiteur.

Lorsque le père, surpris de la rapidité avec laquelle son désir a été exaucé, lui demande : « Qui es-tu[49] ? » — « Je suis, dit le petit saint, Ésaü, ton fils aîné ; j’ai fait ce que tu m’avais commandé[50]… » — « Comment as-tu pu trouver sitôt du gibier[51] ? » — « L’Éternel, ton Dieu, m’en a fait rencontrer[52]. » Ainsi, après la mystification et la fourberie, le mensonge et l’hypocrisie, car Dieu ne lui a rien fait rencontrer, puisqu’il a pris à la bergerie les brebis qu’il a apprêtées pour son père[53] et il n’était point le fils aîné.

— Pour ce qui est du droit d’aînesse, Ésaü le lui avait bien vendu.

— Oui, pour un plat de lentilles[54] ! N’empêche qu’il n’était pas le fils aîné et qu’il ne s’appelait pas Ésaü. Mais, profiter de la fatigue de son frère pour lui extorquer le droit d’aînesse à bon marché, le frustrer, par le mensonge et la fourberie, de la bénédiction paternelle, aller exercer ensuite ses petits talents chez son beau-père Laban, et, après l’avoir dépouillé de son troupeau[55], lui voler ses dieux[56] — sans doute parce qu’ils étaient en argent, — mêler à tous ces méfaits, à toutes ces escobarderies, Dieu, l’Éternel, étaient pour ce saint homme des actes d’autant plus méritoires — je dirais volontiers lucratifs — que, sans grande fatigue, rien qu’en louant le Seigneur, ils lui avaient procuré richesse et considération. Ne crois-tu pas que Jacob a bien mérité d’être le patron des Jésuites ? Tu souris !… Tu penses peut-être que tout cela n’est qu’une fable ?… Je le veux bien. Mais comment trouves-tu ceux qui présentent l’homme droit, franc, généreux, sous les traits d’un être grossier et méchant, et nous recommandent, au contraire, comme modèle de sainteté et de vertu, le fourbe, l’hypocrite et l’égoïste !

Laissons là les patriarches et même les prophètes. Pour ce qui est de la divinité de Jésus-Christ, nous n’avons pas besoin de leurs témoignages ; ceux des apôtres nous suffisent. Leurs évangiles s’accordent trop bien pour que nous ayons besoin d’autres preuves.

— Leurs évangiles ne s’accordent pas précisément aussi bien que tu sembles le croire. Ainsi, la généalogie de Jésus donnée par Saint-Matthieu[57] n’est pas du tout la même que celle donnée par Saint-Luc[58]. De plus, tandis que ce dernier indique cinquante-six générations entre Abraham et Jésus[59], le premier n’en trouve que quarante-deux[60].

D’après Saint-Matthieu, Joseph, averti par un ange, quitta Bethléem, se retira en Égypte avec l’enfant Jésus et sa mère[61], et ne s’établit à Nazareth qu’à son retour[62].

Saint-Matthieu est seul à parler de ce voyage, et, même, selon saint Luc, Jésus n’aurait jamais été emmené en Égypte. D’après son évangile, en effet, Marie, après avoir accouché à Bethléem, porta l’enfant à Jérusalem pour y accomplir tout ce qui est ordonné par la loi de Moïse, et de là revint directement chez elle à Nazareth[63].

D’après saint Jean[64], Marie était présente au supplice de son fils ; les autres évangélistes, au contraire, ne la citent nullement parmi les femmes[65] qui osèrent assister au supplice horrible de celui qui les aimait tant pendant sa vie. De même pour la résurrection de Lazare ; seul, saint Jean en fait le récit[66]. Cependant, de tous les miracles de Jésus, c’était le plus important à faire connaître.

Tous les évangélistes s’accordent à dire que Jean-Baptiste, après avoir baptisé Jésus, vit l’esprit de Dieu descendre sur lui sous la forme d’une colombe[67], et qu’il entendit une voix des cieux qui disait : « C’est ici mon fils bien-aimé, en qui j’ai mis toute mon affection »[68]. Dès ce moment, Jean-Baptiste savait donc qui était Jésus, puisqu’il en rend témoignage[69]. Comment se fait-il alors que plus tard, étant en prison, il envoie ses disciples vers Jésus pour lui demander : « Es-tu celui qui doit venir, ou devons-nous en attendre un autre ? »[70].

Selon saint Matthieu et saint Luc, Jésus appelait Jean-Baptiste « le plus grand des prophètes »[71]. Or, d’après saint Matthieu lui-même, il paraîtrait que Jésus avait une très mauvaise opinion de Jean-Baptiste, puisque, parlant des faux prophètes à ses disciples, et les mettant en garde contre ceux qui viennent vêtus de peaux de bêtes[72], il semble faire allusion à Jean-Baptiste, qui portait un habit en poil de chameau[73].

Toujours d’après saint Matthieu, Jésus présentait Jean-Baptiste à ses disciples comme étant Élie[74]. Or, d’après saint Jean, Jean-Baptiste, interrogé par des sacrificateurs et des lévites, venus lui demander : « qui es-tu ? » déclara n’être ni Christ, ni Élie, ni prophète[75].

Tantôt Jésus ordonne à ceux qu’il a guéri de raconter partout ses miracles[76] ; tantôt, au contraire, il leur défend d’en rien dire à personne[77].

Saint Matthieu, enfin, prétend que Jésus recommanda à ses disciples de baptiser au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit[78] ; et cependant les apôtres n’ont jamais baptisé qu’au nom de Jésus seulement[79]. Vraiment, si l’on voulait se donner la peine de chercher, on multiplierait à l’infini le nombre des contradictions, des absurdités et des fables contenues dans ces livres réputés sacrés.

— Il est possible que les livres sacrés se contredisent quelquefois, mais je ne crois pas qu’ils renferment des absurdités et des fables.

— On n’y trouve pas seulement des absurdités et des fables ; les ignominies y abondent ! Ici, c’est Lot qui couche avec ses propres filles[80], tandis que son frère Abraham épouse sa propre sœur[81] ; ailleurs, c’est David qui envoie Urie à la tête des combattants afin que la première flèche lui soit destinée[82], et que, pendant qu’il verse son sang pour son souverain, celui-ci couche avec sa femme[83]. Un des fils de ce même David couche avec sa sœur[84] ; un autre, par vengeance, tue son frère[85]. Salomon, par simple jalousie, fait assassiner son frère aîné[86] ; Élie, pour avoir fait égorger quatre cent cinquante prêtres[87], parce qu’ils invoquaient Dieu sous le nom de Baal, monte vivant au ciel dans un chariot de feu[88]. Là, Dieu dit à Ézéchiel de manger du pain avec de la fiente de bœuf[89] ; ailleurs, il ordonne au prophète Osée de faire des enfants à une femme prostituée[90]. Élisée, pour avoir été appelé « tête chauve » par des gamins, en fait dévorer quarante par des ours[91] ; et, parce que Ananias et sa femme ont retenu à leur profit une partie du prix de la vente de leurs biens, saint Pierre les fait mourir à ses pieds[92].

— Allons, puisque tu es lancé, cite encore ce que tu appelles des fables.

— Je n’en citerai qu’une, mais la plus forte : je veux parler de la sortie des Juifs de l’Égypte.

— Mais c’est un fait historique !

— La Bible seule en fait le récit. Cet événement aurait dû cependant avoir autant d’importance pour les Égyptiens que pour les Hébreux, puisque non seulement ce départ diminuait la population de l’Égypte de plusieurs millions d’âmes, mais…

— Eh ! mon Dieu ! qui t’a si bien renseigné sur le chiffre de la population juive à sa sortie de l’Égypte ?

— La Bible elle-même. Il y est dit que, lors de cette sortie, les Hébreux avaient six cent mille hommes de pied, sans compter les petits enfants et un grand amas de toutes sortes de gens[93]. Or, les petits enfants n’étaient autres que les mâles au-dessous de vingt ans, et le grand amas de toutes sortes de gens, que les vieillards, les femmes et les vagabonds de tout âge. Ceci résulte du dénombrement fait par Moïse deux ans après la sortie d’Égypte[94]. Or, il est facile, connaissant le nombre d’hommes de pied, de calculer, approximativement, le chiffre total de la population. La France, pour une population de 39 millions d’habitants, pourrait, en temps de guerre, mettre sur pied deux millions de soldats, environ le vingtième ; les six cent mille hommes de pied des Hébreux devaient donc provenir d’une population de douze millions d’habitants ou à peu près. Or, comment admettre que les Égyptiens, ayant perdu une part si considérable de leur population avec une grande quantité d’animaux domestiques, et toute leur armée ayant péri dans la mer Rouge, n’aient conservé aucun souvenir historique de cet évènement si extraordinaire et si unique dans les annales des peuples ?

Le chiffre de six cent mille hommes de pied est d’autant plus ridicule que, quarante ans plus tard[95], au moment de passer le Jourdain[96], le dénombrement fait à Sittime[97] donnait un total inférieur[98] à celui du premier recensement[99] fait par Moïse à Horeb, au désert de Sinaï[100]. Or, à cette époque déjà, les Hébreux étaient beaucoup plus nombreux qu’au moment de leur sortie de l’Égypte, puisque Moïse, ne pouvant plus suffire à lui seul[101] pour les juger, tellement ils avaient multiplié[102], se vit dans l’obligation d’instituer soixante-dix juges suppléants pour l’aider[103]. Si donc à Horeb ils avaient été six cent mille, à Sittime ils auraient dû être beaucoup plus. Ou bien, si le chiffre de ce dernier recensement est exact, en quittant l’Égypte il n’y avait pas six cent mille hommes de pied, mais un nombre bien inférieur.

Mais la logique et le bon sens n’étaient pas les qualités dominantes des rédacteurs du Pentateuque. Ils n’eurent qu’un but : faire aimer, mais surtout faire craindre leur Dieu, un Dieu jaloux[104], terrible[105] et vengeur[106], et, pour arriver à leurs fins, ils entassèrent absurdités sur absurdités, sans même chercher à donner à leurs élucubrations une apparence de vérité.

L’auteur du livre de Josué, guidé par le même esprit, mais habitué, dans la description des batailles, à indiquer les forces des belligérants, eut un peu plus le souci du nombre. D’après lui, au siège de Jéricho, par conséquent tout de suite après le dernier dénombrement fait par Moïse, les trois tribus Ruben, Gad et Manassé réunies fournissaient à peine quarante mille guerriers[107], pas même le tiers du chiffre indiqué dans les Nombres[108]. Toutefois, pas plus que le rédacteur des Nombres, celui du livre de Josué ne doit être pris au sérieux. L’un et l’autre ne recherchent dans leur narration que le côté miraculeux des événements. Dans la sortie des Juifs de l’Égypte, c’est principalement le chiffre élevé de la population qui constitue le prodige, tandis que pour la prise de Jéricho, place très forte de Canaan, c’est surtout dans le petit nombre des assaillants que réside le fait miraculeux.

— Alors tu crois qu’il n’y a rien de vrai dans ce récit.

— Il n’y a pas, dit-on, de fumée sans feu. Peut-être cette fable a-t-elle pour point de départ l’expulsion violente de quelques tribus nomades de l’Égypte auxquelles les Hébreux firent remonter leurs origines. Seulement, grossie et défigurée avec le temps, elle prit, peu à peu, les proportions d’un événement extraordinaire et surnaturel.

Voyant dans chaque phénomène l’intervention divine, dans chacun de leurs actes une volonté occulte et toute puissante, les anciens furent incapables d’expliquer des faits, même très simples, par un enchaînement naturel des circonstances ; l’absurdité et l’extravagance s’harmonisaient mieux avec leurs croyances. Voici comment je comprendrais volontiers l’histoire des premiers Hébreux.

Un jeune homme d’une tribu nomade s’étant égaré — fuyant peut-être les siens par suite de mauvais traitements — fut recueilli par des Égyptiens et emmené avec eux dans leur pays. Sachant, comme tous ceux de sa tribu, lire dans l’avenir et prédire le sort de chacun, il finit par acquérir la réputation d’un grand devin, chose aisée parmi les Égyptiens, crédules et superstitieux. De même que certains rois eurent leurs fous pour les distraire, de même les Pharaons d’alors s’entouraient de mages pour leur dévoiler l’avenir et interpréter leurs songes. La réputation du jeune Joseph arriva jusqu’à Pharaon. Il le fit venir à sa cour, et l’attacha à sa personne en qualité de devin et d’interpréteur de songes. La tribu de Joseph, ayant appris qu’un des siens avait acquis une haute situation, se rendit en Égypte, espérant obtenir, par son intermédiaire, l’autorisation de s’établir dans le pays. Pharaon, en effet, sur la demande de son favori, accorda la permission. Mais le genre de vie de ces étrangers, la promiscuité qui régnait dans leur milieu, la dépravation de leurs mœurs, les rendirent méprisables aux Égyptiens qui les reléguèrent dans un endroit particulier nommé Gessen. Avec le temps, quelques-uns d’entre eux, au contact des Égyptiens, finirent cependant par s’émanciper. Un certain Moïse, entre autres, doué d’une intelligence supérieure, ayant eu l’occasion d’étudier chez les prêtres égyptiens et de surprendre le secret de leur science et de leur puissance, se distingua particulièrement et sut acquérir une grande influence. Mais le reste de sa tribu continua, par la dissolution de ses mœurs, à être un objet de haine et de mépris pour les Égyptiens.

La prévention de ces derniers contre les Hébreux alla jusqu’à leur imputer des méfaits qu’ils n’avaient pas pu commettre. C’est ainsi qu’ils furent accusés d’avoir empoisonné des fontaines[109], d’avoir communiqué à certains Égyptiens des maladies parasitaires[110] ou des plaies de mauvaise nature[111]. Une épidémie, ayant fait de nombreuses victimes[112] et dont ils furent également rendus responsables[113], jointe à des vols fréquents dont ils étaient peut-être bien les auteurs[114], exaspérèrent enfin tellement les Égyptiens, que ceux-ci réclamèrent à grands cris leur expulsion. Pharaon se vit obligé de satisfaire l’indignation générale, et il chassa les Hébreux de l’Égypte[115], en même temps que beaucoup d’autres vagabonds[116], qui excitaient, comme eux, la colère de ses sujets.

Forcés de reprendre la vie errante, les Hébreux choisirent Moïse pour chef. C’est alors que germa dans la tête de cet homme extraordinaire l’idée grandiose de régénérer ces hordes indisciplinées, malpropres, adonnées au vol et au pillage. Disciple des prêtres d’Égypte, versé dans toutes leurs sciences et possesseur du secret de leur puissance occulte, il chercha à utiliser ces avantages au profit de son projet. Avec des hommes aussi intraitables, la tâche était bien difficile[117], et il risqua, en effet, de devenir leur victime[118]. Mais c’est le propre des grands hommes : vaincre ou mourir. Avec quelques tours de magie et l’exploitation de certains phénomènes physiques, qu’il attribua à son pouvoir surnaturel, il leur persuada qu’il était un envoyé de Dieu et en continuelles relations avec lui ; puis, par quelques actes de vigueur contre certaines résistances plus clairvoyantes[119], il réussit à les dominer complètement.

Il proclama alors ce qui était le plus urgent : les dix commandements ; établit des lois ; améliora la manière de vivre par des prescriptions hygiéniques rigoureuses ; développa, dans l’âme de ces vagabonds, le sentiment de patrie ; et finit par faire, d’une horde barbare, ignorante et esclave, des hommes libres et indépendants, conscients de leur force et de leur droit. Dans ces conditions, la vie nomade ne pouvait plus leur convenir, et ils aspirèrent à s’établir quelque part. Les luttes qu’ils eurent souvent à soutenir pour combattre des ennemis ou pour vaincre des obstacles, les fatigues et les longues marches auxquelles ils étaient constamment exposés, développèrent peu à peu leurs forces physiques et les rendirent propres à la guerre. Ils conquirent rapidement plusieurs villes de la Palestine, se les partagèrent, soumirent les indigènes, et commencèrent enfin l’ère de leur propre nationalité.




  1. Matth. I, 22.
  2. Isaïe VII, 14.
  3. Matth. I, 23.
  4. Gen. XXIV, 16 ; Ex. XXII, 15, 16 ; Lév. XXI, 3, 13, 14 ; Deut. XXII, 14, 15, 17, 19, 20, 23, 28 ; XXXII, 25 ; Juges XI, 37, 38 ; XIX, 24 ; Esth. II, 2, 3, 17, 19 ; Isaïe XXXVII, 22 ; XLVII, 1 ; LXII, 5 ; Jérémie II, 32 ; XIV, 17 ; XXXI, 4, 13, 21 ; XLVI, 11 ; LI, 22 ; Ézéch. IX, 6 ; XXIII, 3, 8 ; XLIV, 22 ; Am. V, 2 ; Zach. IX, 17.
  5. Gen. XXIV, 43.
  6. Ex. II, 8.
  7. Gen. XXIV, 14, 16, 28 ; XXXIV, 3 ; Nom. XXXI, 18 ; Deut. XXII, 15-29 ; Juges XXI, 12 ; I Rois I, 2 ; Ruth II, 5 ; Esth. II, 2-13.
  8. Juges XIX, 3-8 ; Ruth II, 6.
  9. Ex. II, 8.
  10. Gen. XXIV, 55-57 ; Juges XXI, 12 ; Am. II, 7.
  11. Gen. XXXIV, 12.
  12. Gen. XXXIV, 2.
  13. Juges XIX, 3-8.
  14. Prov. XXX, 19 ; Cant. VI, 8.
  15. Cant. I, 3.
  16. Isaïe XXXVII, 22 ; XLVII, 1 ; LXII, 5.
  17. Matt. I, 23.
  18. Jonas I, 17 (ou II, 1).
  19. Matt. XII, 40 ; XVI, 4 ; Luc XI, 30.
  20. Matt. XXVII, 62 ; Marc XV, 42 ; Luc XXIII, 54 ; Jean XIX, 31.
  21. Matt. XXVIII, 1 ; Marc XVI, 1-2 ; Luc XXIV, 1-3 ; Jean XX, 1.
  22. Gen. XLIX, 10.
  23. Matt. II, 23 ; Jean I, 45.
  24. Nomb. VI, 2 et suiv. ; Juges XIII, 5 ; XVI, 17 ; I Sam. I, 11.
  25. Matth. II, 23 ; Jean I, 45.
  26. Juges XIII, 5.
  27. II Sam. VII, 11-13 ; Psaum. CXXXII, 11-17 ; Isaïe IX, 6-7 ; XVI, 5 ; Jér. XXIII, 5 ; Dan. II, 44 ; VII, 14-27 ; Abd. I, 21 ; Mich. IV, 7 ; V, 2.
  28. Luc I, 33.
  29. Matt. XXII, 42 ; Marc XII, 35 ; Luc I, 32-69 ; XX, 41 ; Jean VII, 42 ; Act. II, 29-30 ; XIII, 22-23 ; Rom. I, 3 ; II Tim. II, 8.
  30. Gen. XXVII, 4 ; XLIX, 1-33 ; Deut. XXXIII, 1 ; Josué XXIV, 1-29.
  31. Gen. XVI, 2-4.
  32. Id. XXI, 14.
  33. Id. XXI, 12.
  34. Gen. XXV, 30-34.
  35. Id. XXV, 27-28.
  36. Id. XXVII, 5, 6, 7.
  37. Id. XXV, 28.
  38. Id. XXV, 27.
  39. Id. XXVIII, 18 ; XXXI, 45, 54 ; XXXIII, 20 ; XXXV, 7, 14.
  40. Id. XXV, 27.
  41. Gen. XXVII, 1.
  42. Id. XXVII, 1-4.
  43. Id. XXVII, 5, 6, 7.
  44. Id. XXVII, 6-12.
  45. Gen. XV, 1, 12, 13 ; XX, 3, 6 ; XXVI, 24 ; XXVIII, 12-13 ; XXXI, 11-24 ; XLVI, 2 ; Nom. XII 6 ; I Rois III, 5 ; II Chron. VII, 12 ; voir aussi les Prophètes.
  46. Gen. XXXIII, 1-15.
  47. Id. XXVII, 12.
  48. Id. XXVII, 13.
  49. Gen. XXVII, 18.
  50. Id. XXVII, 19.
  51. Id. XXVII, 20.
  52. Id. XXVII, 20.
  53. Id. XXVII, 9-14.
  54. Id. XXV, 34.
  55. Gen. XXX, 33-43.
  56. Id. XXXI, 19.
  57. Matth. I, 1 et suivants.
  58. Luc III, 23 et suiv.
  59. Id. III, 23 et suiv.
  60. Matth. I, 17.
  61. Id. II, 14.
  62. Id. II, 21-33.
  63. Luc II, 22 et 39.
  64. Jean XIX, 25.
  65. Matth. XXVII, 56 ; Marc XV, 40 ; Luc, XXIII, 49.
  66. Jean XI, 1-44.
  67. Matth. III, 16 ; Marc I, 10 ; Luc III, 22 ; Jean I, 32.
  68. Matth. III, 17 ; Marc I, 11 ; Luc III, 22 ; IX, 35 ; II Pierre I, 17.
  69. Jean I, 29-34.
  70. Matth. XI, 2-3 ; Luc VII, 19-20.
  71. Matth. XI, 7-11 ; Luc VII, 24-28.
  72. Matth. VII, 15.
  73. Matth. III, 4 ; Marc I, 6.
  74. Matth. XI, 14.
  75. Jean I, 19-21.
  76. Luc VIII, 39.
  77. Matth. VIII, 3, 4 ; IX, 30 ; Marc I, 42, 43 ; Luc VIII, 56.
  78. Matth. XXVIII, 19.
  79. Act. II, 38 ; VIII, 16 ; X, 48 ; XIX, 5.
  80. Gen. XIX, 31-36.
  81. Id. XX, 11-12.
  82. II Sam. XI, 15.
  83. II Sam. XI, 3, 4.
  84. II Sam. XIII, 10-14.
  85. II Sam. XIII, 28-29.
  86. I Rois II, 22-25
  87. I Rois XVIII, 22, 40.
  88. II Rois II, 11.
  89. Ézéch IV, 12-15.
  90. Osée I, 2.
  91. II Rois II, 23-24.
  92. Actes V, 3-10.
  93. Ex. XII, 37-38.
  94. Nomb. I, 45-46.
  95. Deut. II, 7.
  96. Nomb. XXXIII, 48-51 ; XXXV, 1.
  97. Id. XXII, 1 ; XXV, 1 ; XXVI, 63 ; XXXIII, 49.
  98. Id. XXVI, 51.
  99. Id. I, 46.
  100. Id. I, 1, 2, 19 ; Deut. I, 6.
  101. Id. XI, 14, 17 ; Deut. I, 9.
  102. Deut. I, 10.
  103. Nomb. XI, 16, 17, 24 ; Deut. I, 15.
  104. Ex. XX, 5 ; XXXIV, 14 ; Deut. IV, 24 ; VI, 15 ; Jos. XXIV, 19 ; Nahum I, 2.
  105. Deut. VII, 21 ; X, 17 ; Néhémie I, 5 ; IV, 14 ; IX, 32.
  106. Deut. XXXII, 35 ; Ps. XCIV, 1 ; Nahum I, 2 ; Rom. XII, 19 ; II Cor. XI, 2.
  107. Jos. IV, 12, 13.
  108. Nomb. XXVI, 7, 18, 34.
  109. Ex. VII, 20-21.
  110. Id. VIII, 17.
  111. Id. IX, 10.
  112. Id. XII, 29, 30, 33.
  113. Id. XII, 33.
  114. Id. III, 22 ; XII, 35-36.
  115. Id. XII, 31-39.
  116. Ex. XII, 38.
  117. Ex. XIV, 11, 12 ; XV, 24 ; XVI, 2, 3 ; XVII, 2, 3 ; XXXII, 9, 22 ; XXXIII, 5 ; Nomb. XI, 10-15 ; XIV, 2, 4, 27 ; XVI, 1-15 ; XX, 2-5 ; XXI, 5.
  118. Ex. XVII, 4 ; Nomb. XIV, 10 ; XVI, 42.
  119. Nomb. XVI, 1-33.