La Finlande et le Kalevala, chants et traditions populaires des Finnois

LA FINLANDE
ET
LE KALEVALA

La poésie vraiment épique, voix presque inconsciente des peuples dans leurs premiers âges, alors qu’ils célèbrent avec une croyance encore naïve les actes merveilleux attribués à leurs dieux et à leurs héros ou bien les souvenirs transfigurés de leur enfance, n’est pas restée le privilège de quelques nations favorisées entre toutes. On la retrouve chez des peuples presque sans histoire, qui ne comptent point parmi les heureux de ce monde, auxquels ne sont échus ni un climat heureux, ni un sol fertile. Comme sur le roc aride des hauts sommets poussent des fleurs clair-semées, mais aux couleurs vives et aux senteurs pénétrantes, des mousses et des lichens aux sucs puissans et actifs, de même cette humble poésie des races anonymes se trouve quelquefois douée d’une saveur et d’un parfum sauvage qui ont beaucoup de prix. Les peuples ou les tribus chez lesquels un pareil essor de poésie nationale s’est rencontré ne méritent pas le dédain de l’histoire. Ce n’est pas seulement le littérateur et le moraliste qui doivent s’intéresser à leur développement intellectuel ; il y a lieu aussi de rechercher s’ils ne peuvent pas accuser notre ignorance à leur égard, c’est-à-dire si quelques parties de leurs annales ne nous sont pas à tort inconnues, ou bien de chercher à prévoir si une part active dans l’avenir ne leur est pas réservée. Telles sont les pensées que suscite tout d’abord le curieux épisode, unique sans doute dans l’histoire littéraire des temps modernes, d’une épopée finlandaise de plus de 20,000 vers, datant de l’époque païenne, et conservée par la seule tradition orale jusqu’à nos jours.

Le grand rôle évidemment assigné au vaste empire russe par sa situation géographique, rôle de médiation civilisatrice entre l’Occident et l’Orient, et non pas, s’il sait le comprendre, de dangereuse domination à l’égard de l’Europe, ajoute un intérêt particulier à tout ce qui regarde l’ethnographie de cette immense contrée. Il y a là un singulier mélange de races. À côté de groupes nombreux, débris de souches antiques dont les uns peuvent sembler aujourd’hui décrépits et inertes, tandis que d’autres, probablement en plus grand nombre, sont capables de rénovation, il y a des peuples jeunes qui n’ont pas encore joué leur partie dans l’histoire. Tout ce qui peut nous éclairer sur le génie de ces populations nombreuses, sur leur gouvernement intérieur, comme sur leurs aptitudes d’esprit, ne saurait être indifférent même aux politiques. Ces tribus finnoises qui couvrent une grande partie de l’empire moscovite, surtout le long des lacs et des fleuves, paraissent ne relever ni de la race indo-européenne, ni de la race sémitique. Par leur idiome, par leur type physique, par leur histoire, elles se rattachent à cette race touranienne qui a figuré la première sans doute dans le monde, et que représentent encore aujourd’hui soit les peuplades sibériennes, esthoniennes, laponnes, groupées autour du grand-duché de Finlande, soit les Turcs, les Magyars et peut-être les Basques. Le rôle de cette race en Asie et en Europe n’a pas eu seulement cela de remarquable qu’il a précédé, autant qu’on peut le conjecturer, celui des Indo-Européens et celui des Sémites ; il a été de plus considérable par les grands mouvemens et les lointaines conséquences auxquels il a donné lieu. Si l’on consulte les livres védiques, c’est contre les Touraniens, leurs prédécesseurs, qu’on voit les Aryens émigrant dans la vallée du Pendjab livrer tant de combats. Dans plusieurs contrées de l’Asie occidentale, par exemple dans cette Asie-Mineure qui a vu passer tant de migrations et de dominations diverses, un fonds touranien subsiste, auquel viennent se heurter le linguiste, l’archéologue, l’historien, quand ils examinent par les idiomes, les inscriptions, les annales, ces civilisations successives.

L’antiquité classique n’a pas entièrement ignoré ces peuples, qu’elle a compris sous la vague dénomination de Scythes. Le précieux quatrième livre d’Hérodote contient à ce sujet beaucoup d’indications que les érudits ont à l’envi commentées. Quant au livre de Tacite sur la Germanie, cet autre trésor de renseignemens ethnographiques, il désigne les Finnois avec précision, non-seulement par leur nom même, mais encore par la mention de quelques bizarres légendes évidemment enfantées par les récits de témoins oculaires. L’antiquité n’est pas restée aussi étrangère qu’on le pourrait croire à la connaissance de l’Europe orientale et septentrionale. Le commerce, particulièrement le commerce de l’ambre, avait ouvert très anciennement des routes jusque vers les côtes orientales de la Baltique, à travers des pays occupés de bonne heure par les populations finnoises. Les Scythes se sont retrouvés dans les Huns et les Hongrois du moyen âge, quand ceux-ci, représentans attardés de cette même race touranienne devenue l’ennemie commune, sont venus épouvanter l’occident de l’Europe et menacer dans son berceau la civilisation moderne.

La branche finnoise, aujourd’hui encore très nombreuse, ne paraît pas s’être rendue, quant à elle, aussi redoutable. Elle a subi au contraire, sans trop y résister et sans trop en souffrir, des dominations diverses. Il y a de nos jours, soit en Sibérie, soit dans le grand-duché de Finlande, soit dans les gouvernemens de la Russie proprement dite, toute une série de tribus ou de populations de cette origine qui ont conservé, sinon leur indépendance politique, du moins leur indépendance nationale dans ses élémens les plus intimes, tels que l’intégrité de la langue et celle des mœurs. De grandes inégalités les distinguent entre elles : tandis que les Samoièdes de la Sibérie sortent à peine d’une espèce de fétichisme, que les Lapons s’engourdissent dans une apathie irrémédiable peut-être, et que les Esthoniens se laissent absorber par les Germains ou les Slaves, les Finlandais du grand-duché forment un groupe des plus intelligens et des plus actifs. La parenté qui unit ces tribus n’en a pas moins été constatée par les preuves les plus authentiques dans ces derniers temps, surtout lorsque, à la suite d’ingénieuses recherches ethnographiques et littéraires, la communauté originelle de leurs traditions religieuses et de leurs légendes épiques s’est manifestée en traits éclatans.

I.

La Finlande, du moins celle qui forme le grand-duché de ce nom, dépendance de l’empire russe, est un pays de côtes maritimes, de beaux lacs et de forêts, au milieu desquels une population peu nombreuse relativement au sol qu’elle occupe a vécu depuis des siècles de la chasse ou de la pêche. L’aspect général en est austère, mais à la fois triste et doux. Ces grandes lignes, ces belles eaux, ces landes couvertes de bruyère, ces îles de granit couronnées de sapins, ont de tout temps charmé le patriotisme finlandais, qu’émeut aisément la pensée ou l’image de la chère Suomi. La longue solitude, retenant ces peuples en face de la nature et d’eux-mêmes, les a poétiquement inspirés dans un temps où, dépourvus encore de l’écriture et placés loin du contact des autres civilisations, ils menaient la vie simple qui favorise la spontanéité intellectuelle d’une race heureusement douée. La Finlande a eu de nos jours même un vrai et grand poète, Runeberg, dont nous avons ici naguère fait connaître les principales œuvres. Certes ses poésies respirent toute l’ardeur d’un pur et sincère patriotisme local ; mais il a écrit en suédois, c’est-à-dire dans la langue léguée par une première conquête étrangère, tandis que les anciennes poésies transmises dans cet idiome finlandais que parle seul jusqu’aujourd’hui dans le grand-duché la population des campagnes passent avec raison pour l’expression plus directe encore du génie national. Si de nos jours la muse populaire de la Finlande a perdu sa faculté créatrice, tout un peuple lui reste du moins fidèle par une singulière constance de mémoire toujours présente et sûre. Il y a seulement quelques années, il n’était pas rare d’entendre, au fond de quelque pauvre cabane finlandaise, deux chanteurs réciter sur un rhythme triste et doux les strophes transmises par les ancêtres ; à cheval sur un banc, assis l’un en face de l’autre, ils se tenaient par les deux mains, et se balançaient en avant et en arrière, continuant de réciter et de chanter pendant de longues heures, quelquefois pendant tout un jour. Le premier disait deux fois la même strophe, l’autre reprenait, soit pour dire deux fois aussi quelque strophe touchant au même sujet, soit pour en dire une concernant quelque autre épisode. Des femmes même parcouraient le pays en chantant des centaines et des milliers de vers. Saint-Pétersbourg vit souvent passer de pareilles improvisatrices, comme on les appelait, qui mêlaient à leurs inépuisables citations certaines séries d’inventions personnelles. Elles s’accompagnaient sur l’instrument national, le kantele, sorte de harpe à cinq cordes qui se pose à plat et qu’on fait vibrer des deux mains.

Jusqu’au milieu du xviiie siècle, nul patriote ne semble avoir eu la pensée qu’il y avait là de multiples et précieux échos d’une riche poésie populaire ; à peine quelques-uns des évêques, constamment en contact avec la population dans l’intérieur du pays, songeaient-ils à recueillir çà et là par l’écriture, plus rarement par l’imprimerie, des spécimens de ces chants indigènes. Vers 1766 enfin, alors que Percy en Angleterre, Mac Pherson en Écosse, Herder et Goethe en Allemagne, témoignaient un si vif intérêt aux premières manifestations des littératures nationales, l’évêque finlandais Porthan commença en Finlande un tel recueil. Plusieurs élèves continuèrent son œuvre ; toutefois, en se bornant à ce qui les entourait, ces érudits faisaient fausse route. Il fallait sortir du grand-duché, s’enfoncer plus au nord, dans les provinces russes, là où s’étaient conservées plus pures les mœurs et les traditions finlandaises, par exemple dans le gouvernement d’Arkhangel, et particulièrement dans le district de Wuokkiniemi. C’est ce que fit vers 1820 le docteur Topelius. Après avoir recueilli avec soin ce que pouvaient lui livrer les jeunes émigrans de cette contrée qui, chaque automne, quittent leur pays pour aller exercer dans les villes voisines divers métiers, il alla lui-même parcourir la région du nord, et se mit en intime relation avec le peuple. C’était la vraie méthode, à laquelle le docteur Topelius fut redevable de pouvoir donner un recueil contenant un grand nombre de morceaux épiques ; tel fut le prélude de l’œuvre que le docteur Lönnrot allait achever.

Elias Lönnrot, désormais célèbre, est né en 1802 dans une petite ville de la province de Nyland, au sud du grand-duché de Finlande. Reçu docteur médecin en 1832, il trouva dans l’exercice de ses devoirs professionnels l’occasion de sa mission littéraire et nationale. Successeur de l’illustre Castren dans la chaire de langue et de littérature finlandaises à l’université d’Helsingfors, il a pris sa retraite en 1862, et vit aujourd’hui dans sa ville natale, à Sammati, entouré du respect et de la reconnaissance de tous ses concitoyens. Les mérites du docteur Lönnrot sont d’avoir poursuivi avec une énergie patriotique le projet d’un recueil complet des chants que la seule tradition avait perpétués en Finlande, d’avoir su recueillir lui-même ces chants, malgré mille fatigues, aux sources encore vivantes, d’avoir aperçu le lien qui unit ensemble ces poésies, et de les avoir, par un habile classement, groupées en un majestueux édifice.

Il faut lire parmi les souvenirs de voyage de M. Lönnrot combien laborieuse fut sa première tâche, ayant pour unique objet d’obtenir les fragmens restés dans la mémoire du peuple. Tout le nord de la Finlande et le pays frontière entre la Carélie finnoise et la Carélie russe lui offraient cent obstacles ; les routes y sont peu nombreuses, les solitudes immenses, le climat souvent redoutable. Comme il voulait pénétrer dans les lieux les plus éloignés des grands chemins, il lui fallait franchir de vastes espaces tantôt à cheval, en risquant de s’égarer, tantôt sur une mauvaise embarcation à travers les lacs, tantôt à pied pendant des journées entières. Il faisait dix lieues rien que pour aller joindre quelque pauvre paysan qui avait la renommée d’être un savant chanteur. Heureux lorsque, après tant de peines, il rencontrait un favorable accueil ; mais plus d’une fois, bien qu’il se fît reconnaître aisément pour un compatriote, il était pris en haine, tout au moins en défiance, et traité comme un espion, comme un ennemi étranger. C’est alors qu’il se montrait homme de ressources et fort habile. Une vieille gardeuse de pourceaux dont il voulait obtenir une strophe qu’elle seule paraissait avoir conservée dans son souvenir s’obstinant un jour, malgré ses prières, à rester muette, il ne perdit pas courage : quelque temps après, prenant position près de l’étable, il prélude sur le kantele, puis se met à chanter les premiers vers, dont il ne sait pas la suite ; la vieille l’écoute, elle le surveille, et, quand elle l’entend hésiter, répéter à faux, altérer même par ses inventions calculées le texte qu’elle connaît si bien, elle éclate d’impatience, et lui livre enfin avec un dédain superbe les strophes désirées.

Les souvenirs de Lönnrot abondent en semblables épisodes. Il a par exemple raconté avec intérêt, dans une de ses préfaces, sa visite chez le paysan Arhippa, devenu célèbre dans le pays d’Arkhangel par sa riche mémoire poétique.

« C’était un vieillard de quatre-vingts ans, dit-il, dont les souvenirs n’avaient subi aucune défaillance. Pendant deux pleines journées et quelques heures d’une troisième, je fus constamment occupé à écrire pendant qu’il chantait. Les strophes venaient à leur place, en bon ordre, sans lacunes visibles, même avec des complémens que je n’avais pas obtenus ailleurs, et que nul autre sans doute n’aurait pu me donner. Je me félicitai vivement d’être venu le joindre : un peu plus tard, je ne l’eusse plus trouvé vivant peut-être, et avec lui une notable part de nos primitives poésies aurait disparu. Il fallait voir son ravissement, si nous venions à parler de son enfance et de son vénéré père, dont il tenait ce précieux héritage. « C’était jadis, nous racontait-il, quand nous étions étendus de longues heures sur le rivage, devant le feu du bivouac, après avoir tendu le filet, qu’il fallait venir écouter. Nous avions avec nous un garçon de Lapukka, un bien bon chanteur, mais il ne valait pas encore feu mon père. Durant des nuits, nous chantions les mains dans les mains, et jamais une même strophe ne revenait deux fois. Je n’étais qu’un enfant, mais j’entendais, et c’est ainsi que j’ai appris tout ce que je sais à présent ; j’ai toutefois beaucoup oublié. De mes fils, pas un à cet égard ne sera ce que j’ai été après mon père ; on n’aime plus les vieux chants comme on les aimait dans mon enfance, quand ils étaient l’accompagnement obligé du travail ou du repos. On entend bien celui-ci ou celui-là chanter encore dans les réunions, surtout après boire, mais ce sont rarement les vrais chants du passé. À la place des vieilles poésies, nos jeunes gens ont de vilaines chansons dont je ne souillerai pas mes lèvres. Quelle riche moisson, si quelqu’un jadis avait voulu faire ce que vous faites aujourd’hui ! Quinze jours n’auraient pas suffit pour écrire ce que mon père, à lui seul, vous eût pu faire connaître. »

Quoi qu’il en soit de cette dernière assurance, la récolte de M. Lönnrot se trouva bientôt fort abondante. Aussi la pensée lui vint-elle, dès la première comparaison entre les poésies des diverses parties de la Finlande, que ces poésies devaient avoir un lien, une communauté non-seulement d’inspiration, mais de sujet. En effet, les noms des mêmes divinités ou des mêmes héros se trouvaient répétés dans les chants du nord comme dans ceux du sud, dans ceux de l’est comme de l’ouest ; bien plus, des répétitions ou des variantes se présentaient de différens côtés, attestant l’unité des plus antiques souvenirs. En calculant sur ces données, M. Lönnrot avait groupé ensemble, épisode par épisode, les strophes qu’il avait recueillies, et il avait pu ensuite reconstituer toute une vaste épopée qui, dans l’édition par lui offerte à la société littéraire d’Helsingfors au mois de février 1835, comptait, sous le titre de Kalevala, plus de douze mille vers de huit syllabes répartis en trente-deux chants. Quelques années plus tard, en 1849, il donnait une seconde édition fort augmentée, et ne comptant pas moins de vingt-deux mille huit cents vers en cinquante chants.

À la même époque, les voyages de Castren à travers les populations finnoises de l’extrême nord lui faisaient rencontrer là aussi des traditions analogues, des chants presque identiques, et, par l’étude attentive des mœurs, un très curieux commentaire au Kalevala. On connaît les immenses travaux de Castren. De 1838 à 1850, pendant plus de dix années presque non interrompues, il visita la Laponie, la Carélie russe et la Sibérie. Trois principaux objets d’étude animaient ses recherches : la mythologie comparée, la linguistique, l’ethnographie. La série de volumes publiés par ses élèves et ses amis aussitôt après sa mort (1852), et contenant ses rapports officiels à l’académie de Saint-Pétersbourg, ses relations, ses mémoires érudits, sa correspondance[1], offre une enquête d’une science très nouvelle et très précise sur un vaste ensemble de populations qui, rattachées par divers liens en même temps à l’Europe et à l’Asie, s’imposent aux méditations des hommes d’étude, sinon encore aux calculs des politiques.

Dans l’immense contrée, en grande partie finnoise, qu’il a parcourue, Castren a recueilli de nombreuses variantes de plusieurs morceaux du Kalevala et beaucoup de formules ou de chants magiques ; mais le principal résultat de ses recherches a été, disions-nous, de rassembler des observations multiples sur les mœurs et les croyances finlandaises, de préparer ainsi des matériaux utiles pour une étude à la fois critique et morale de la nouvelle épopée. Il a noté chez ces peuples des vestiges de légendes pareilles à celles qui passent chez nous pour être un héritage de l’antiquité classique ou même des inventions du moyen âge. Voici par exemple en Carélie une tradition qui rappelle l’histoire d’Ulysse, prisonnier de Polyphème. Le héros finnois est gardé dans une forteresse par un géant borgne ; pour se délivrer, étant parvenu la nuit jusqu’au près du monstre, il lui crève son œil unique, puis, au moment où le géant envoie ses troupeaux au pâturage, il se sauve en se suspendant sous le ventre d’une brebis. Ailleurs c’est un reflet du Juif errant sur la figure poétique du héros de l’épopée finlandaise, le vieux Wäinämöinen. Le dieu suprême l’a maudit à cause de son orgueil, et a résolu sa mort. Cependant il lui permet de vivre jusqu’à ce qu’il ait usé trois paires de souliers de fer. Un long temps se passe, et le dieu envoie à plusieurs reprises ses messagers sur la terre pour savoir où en est Wäinämöinen ; mais on lui répond qu’en héros avisé il a marché pieds nus. Le Créateur s’irrite enfin, et prononce ce jugement sur lui : « va-t’en là où je t’exile, dans les abîmes où le tourbillon s’enroule, au sein de l’Océan. Tu y demeureras éternellement, tu y trouveras un escalier sans fin, que sans fin tu essaieras de franchir. » Après le Juif errant et Ulysse, voici un Guillaume Tell finlandais, d’après des traditions recueillies, comme les précédentes, par Castren en Carélie. Dans une expédition guerrière, un groupe de Finnois veut enlever un chef ennemi. Déjà ils l’entraînent le long d’un marais ; mais son fils, âgé seulement de douze ans, menace et crie de telle sorte qu’ils consentent à laisser leur proie, si, de l’autre bord où il est placé, l’enfant sait atteindre de sa flèche une pomme qu’ils posent sur la tête du père. Tous deux acceptent. « Un peu plus haut, dit le prisonnier, car sinon la flèche serait attirée par les eaux. » Le coup part, et, à la surprise de tous, la pomme est transpercée. Un autre récit recueilli dans la même contrée place également au milieu d’une action militaire l’épisode suivant. Des pillards forcent un paysan à leur prêter sa barque pour traverser un lac, ils le placent de force au gouvernail ; mais la direction qu’ils doivent suivre les amène près d’un roc voisin d’une chute d’eau redoutable : le pilote, au moment propice, saute hardiment à terre, et du pied lance le canot, qu’il livre au tourbillon.— L’histoire de Véland le forgeron est partout mêlée, dans les traditions Scandinaves, à celle du merveilleux archer qui est devenu Guillaume Tell ; nous verrons que les chants finlandais aussi connaissent le forgeron légendaire.

Il peut bien s’agir ici d’infiltrations venues du dehors, de souvenirs empruntés au monde homérique ou bien aux sagas islandaises ; mais Castren pénètre sûrement jusqu’au fonds original, jusqu’à l’intime caractère indigène, lorsqu’il note avec soin certaines dispositions morales et physiques des peuplades sibériennes dont il faut tenir un grand compte, si on veut étudier et comprendre leur poésie. Il rencontrait chez les peuples de l’extrême nord l’universelle superstition de la magie avec son cortége nécessaire d’incantation, de sommeil prétendu magnétique, de visions et de révélations suprêmes, et il ne tarda pas à remarquer combien ces tribus étaient particulièrement prédisposées à l’extase par une susceptibilité nerveuse à laquelle aucune forte culture ne venait apporter de contre-poids. Il a exposé avec une attachante précision tout ce qu’il a lui-même constaté à ce sujet. On l’avait prévenu du danger qu’offraient ces accès de délire, si fréquens chez les Lapons russes, pendant lesquels ceux-ci ne sont plus maîtres d’eux-mêmes et ne savent plus ce qu’ils font. On lui avait dit qu’il fallait surtout prendre garde de causer aux femmes des peurs ou seulement des surprises subites. On avait vu une mère tuer son enfant dans un pareil moment d’inexplicable effroi. Un bruit sec et inattendu au milieu de la longue veillée d’hiver, c’en était assez pour que des hommes eux-mêmes, tombant sur le plancher, devinssent bientôt insensibles comme des cadavres, pour se relever ensuite comme si rien ne s’était passé. Castren a cité un certain nombre de faits de cette nature dont il a été le témoin, et que ne saurait négliger celui qui voudra se rendre compte de la diversité des conditions au milieu desquelles peut germer la poésie populaire.

Les recherches de Lönnrot et de Castren révélaient un vaste cycle poétique, création commune de ces nombreuses populations finnoises qui occupent encore aujourd’hui le grand-duché de Finlande, une grande partie de la Russie d’Europe et de la Sibérie. Ce n’était pas tout cependant. Les travaux du docteur Kreutzwald retrouvèrent dans ces dernières années les échos évidens du même cycle parmi les tribus esthoniennes qui peuplent les côtes sud-est de la mer Baltique. Comme Lönnrot et Castren, M. Kreutzwald a fixé par l’écriture ce que la tradition esthonienne avait transmis oralement jusqu’à nos jours, et il a obtenu, lui aussi, une sorte d’épopée qu’il a intitulée Kalevi-Poëg, du nom du principal héros, fils de Kalev et proche parent des héros du Kalevala. Ce poème ou cette suite de récits a été publiée par la société littéraire de Dorpat, de 1857 à 1861, avec une traduction allemande[2], et longuement commentée dans les Mémoires de l’Académie de Berlin (1863), par M. Schott. L’analyse en est plus difficile encore que ne l’est celle du Kalevala, parce que les traditions s’y trouvent plus confuses, les réminiscences moins fidèles, l’imagination populaire peut-être plus effacée ou moins vive. Ce qui nous importe, c’est de constater que les souvenirs poétiques des populations esthoniennes relèvent du même cycle, qui s’est développé dans tout le nord de l’Europe et de l’Asie. C’est bien réellement l’écho de toute une antique période dans la vie intellectuelle, religieuse, morale, d’une race presque entière qu’il nous est permis d’interroger. Nous avons pour cette étude, à côté du texte finlandais, plusieurs traductions, celles de Castren et Collan en suédois, celle de M. Schiefner en allemand, et enfin l’utile traduction française de M. Léouzon-Leduc.

II.

Le début du Kalevala est grandiose ; toute une cosmogonie y sert de cadre à la naissance du principal héros ou demi-dieu. Seule à seule viennent les nuits, dit le poète inconnu ; seul à seul brillent les jours, et seul, c’est-à-dire sans doute antérieur à la nature, a été enfanté Wäinämöinen ; seul est né le vieux chanteur, — né vieux en effet, comme nous le verrons plus tard. Sa mère, la fille d’Ilma, la belle vierge de l’air, avait longtemps vécu dans une constante virginité, au milieu des vastes contrées de la voûte aérienne. Elle se fatigue enfin de vivre perpétuellement seule et vierge dans les espaces déserts. Elle quitte ses hautes régions, elle descend vers la mer, sur la croupe blanchissante des vagues. Aussitôt un vent impétueux, un fort vent d’orage, souffle du côté de l’Orient ; il fait écumer la mer au loin, il chasse la vague, qu’il fouette ; la fille de l’air est bercée, elle est ballottée par les flots autour des golfes bleus, parmi les cimes écumantes, et le vent la caresse, et la mer la rend féconde. Elle porte son sein chargé, elle porte son lourd fardeau durant sept siècles, durant neuf vies d’homme, et cependant nul fruit ne se détache d’elle. La reine de l’onde est jetée à l’est et à l’ouest, au nord et au sud, vers tous les coins du ciel, avec de violentes douleurs dans son sein, qui ne peut se délivrer. Elle verse des larmes silencieuses, et dit : Malheur à moi ! Combien sont tristes mes jours et combien triste ma course errante ! Ukko, dieu suprême, toi qui supportes la voûte des cieux, viens ici où l’on t’appelle, mets fin à mes douleurs ! — Un instant, un court instant s’écoule, et soudain apparaît une mouette voletant à tire-d’aile qui cherche où poser son nid. Elle vole ici et là, et ne trouve aucun lieu, pas la plus petite place où construire son nid, où se préparer un refuge. Longtemps elle plane, examine et médite : « M’établirai-je dans les régions du vent ou bien sur les vagues ? » En disant ces paroles, voici que la reine de la mer, la vierge de l’air, élève son genou au-dessus de la surface de l’Océan. C’est une place pour le nid de la mouette, un refuge au bon oiseau. La mouette vole lentement à droite et à gauche ; elle remarque enfin le genou de la fille d’Ilma sur la mer bleue ; elle le prend pour un tertre de verdure, pour une motte de frais gazon. Lentement il vole, le bel oiseau, d’un côté, puis de l’autre ; il s’abat enfin, construit son nid, et y dépose ses œufs : il y en a six qui sont d’or, le septième est de fer. La mouette ensuite commence à couver. Elle couve un jour, puis deux, puis trois ; mais alors la reine de la mer, la fille de l’air sent dans son genou une vive chaleur, comme une flamme dans sa chair, comme un incendie dans ses veines. Elle replie précipitamment son genou et secoue tous ses membres, de sorte que les œufs roulent dans la mer et s’y brisant en morceaux ; la partie inférieure de l’œuf forme la terre mère, la partie supérieure forme la voûte du ciel, le jaune devient le soleil radieux, le blanc devient la lune éclatante, les débris composent les étoiles et les nuages. Et le temps marche, et les années se succèdent sous les rayons du jeune soleil, sous l’éclat de la jeune lune. Quant à la reine de la mer, quant à la fille de l’air, elle continue de flotter sur les eaux. Au bout de neuf ans, après neuf étés, elle lève sa tête, elle dresse son front au-dessus des vagues, et elle commence alors la série de ses créations. Là où sa main s’avance, elle fait surgir des promontoires ; si elle effleure du flanc la terre, elle y aplanit des rivages ; si elle la heurte du pied, elle y crée des pêcheries de saumon ; si elle l’atteint de la tête, elle y pratique de profonds golfes ; au milieu de la mer, elle dresse des écueils où se briseront les navires, où le matelot périra. Déjà les îles sont créées, les rocs surgissent entre les vagues, les piliers de l’air sont debout. La terre, née de la parole, étend ses plaines, les veines aux vives couleurs diaprent les pierres et sillonnent les rochers ; mais il n’est pas né encore, Wäinämöinen, l’éternel chanteur. Enfermé dans le sein de sa mère pendant trente étés, pendant trente hivers, le voilà errant, le vieux et imperturbable Wäinämöinen, sur les eaux tranquilles, sur les vagues que le brouillard oppresse. Il réfléchit et médite dans sa sombre retraite, dans sa demeure trop étroite, d’où il ne peut voir briller la lune ni rayonner le soleil. « Délivre-moi, ô lune ; soleil, romps mes liens, et vous, étoiles, brisez ma prison, afin que je marche sur la terre, que je contemple la lune dans les cieux, que je me réjouisse de la lumière du soleil, que je voie les étoiles dans l’éther ! » Mais la lune ne lui rompt pas ses entraves, le soleil ne le délivre pas. Pendant cinq ans encore, pendant six ans, pendant sept et huit ans, il se voit ballotté de vague en vague ; après quoi, il s’arrête sur un promontoire inconnu, sur un cap sans nom, sur une terre dépouillée. Là, se soulevant par l’effort de son genou et de ses bras étendus, il se délivre enfin, se dresse de toute sa taille et contemple la lune, se réjouit de la lumière du soleil, et considère les étoiles. Ainsi naquit Wäinämöinen, ainsi fut enfanté le grand chanteur, le fils de la fille d’Ilma.

À la suite de cette cosmogonie vient se placer immédiatement un intéressant tableau des premiers progrès de toute culture ici-bas que nous ne pouvons en séparer, car il en fait en quelque sorte partie intégrante. Wäinämöinen dit : Qui viendra ensemencer le champ ? qui le remplira de germes féconds ? — Un dieu vient qui répand la graine sur les plaines et les marécages. Il sème les pins sur les collines, les sapins sur les hauteurs, les bruyères sur les grèves ; il remplit les lieux humides de bouleaux, les lieux sablonneux d’aulnes, les terres mouvantes d’osiers, les champs arides de genévriers, le bord des rivières de chênes. Le chêne seul ne prend pas racine. Alors quatre vierges s’élancent de l’onde ; elles fauchent l’herbe, cette herbe est ensuite brûlée, et au cœur de cette cendre germe enfin le gland qui produira le chêne. Déjà la belle plante, le vert rejeton apparaît ; il brille comme une fraise, et de sa tige s’échappe une double branche. Un peu de temps, et le voilà qui arrête dans leur vol les nuées légères ; il obscurcit le soleil et la lune, et Wäinämöinen dit : N’y a t il personne qui puisse arracher le chêne, abattre le bel arbre ? Et voici qu’un héros sort des flots ; en trois coups de sa hache, il renverse le chêne à terre. Maintenant le soleil et la lune peuvent briller, les nuages peuvent poursuivre leur course, l’arc-en-ciel peut déployer son splendide croissant, et les bruyères commencent à verdir, les taillis à croître joyeusement, les feuilles à vêtir les arbres, le gazon à parer la terre, les oiseaux à gazouiller sous les ombrages, le coucou à chanter. — Cependant le blé et l’orge n’ont pas encore germé. Le vieux Wäinämöinen tire de son sac de peau de martre la quantité de grain suffisante, et dit : Terre, sors de ton repos ; gazon du Créateur, éveille-toi. Que chaque tige s’élance, que cent, que mille épis se lèvent du champ que j’ai ensemencé, du champ qui m’a coûté tant de fatigues. Ukko, dieu suprême, rassemble les nues ; fais lever un nuage à l’orient, un nuage à l’occident, un nuage au midi, verse l’eau des hauteurs du ciel sur les germes qui poussent, sur les semences qui se développent ; moi, je répandrai la semence sur la terre à travers les doigts du Créateur, à travers la forte main du Tout-Puissant, je la répandrai sur la terre féconde, sur le champ bien préparé !

Telles sont, en un résumé rapide, les premières pages du Kalevala. On peut y prendre une idée des allures et du style de ces récits poétiques. Une exacte traduction en serait difficile à suivre, à cause de la multiplicité des détails inexpliqués et confus dont s’embarrasse la narration, et des incessantes répétitions ou variantes que chaque trait comporte. Il ne faut pas s’étonner de cet abus des répétitions, soit pour les idées, soit pour les mots, qui caractérise le style du Kalevala, et que notre analyse essaie de reproduire. C’est là un des traits habituels à la poésie primitive, qui s’expliquent, aussi bien que l’allitération, le rhythme, la mélopée, par la nécessité de secourir la mémoire et de venir en aide à la transmission purement orale. Il est évident que l’esprit des auditeurs a cherché un plaisir dans la musique monotone de ces vers finlandais de huit syllabes amenant un flux d’expressions synonymes, propres à bercer l’attention plutôt qu’à la retenir éveillée. C’est un cachet d’authenticité en ce sens qu’une telle poésie n’a pu convenir tout d’abord qu’à un peuple non engagé encore dans l’âge chrétien et moderne. Le sentiment surabondant de la nature, auquel ces chants font un si constant et si familier appel, vient confirmer ce caractère. Il est clair que nous sommes en présence d’un monument imposant de poésie mythique, sincère écho des plus anciens souvenirs de toute une vaste nationalité. On ne doit pas non plus s’offenser à l’excès de ce qui se trouve d’incohérent et d’étrange dans les conceptions qui nous sont offertes. Il y a une principale cause pour que toute poésie primitive en général nous paraisse mériter ce reproche : c’est que bien souvent il s’agit de mythes dont nous avons aujourd’hui totalement perdu le sens ; de pareils exemples sont communs dans le monde classique lui-même, où toutefois l’imagination se rencontre incomparablement plus vive, mieux réglée, plus plastique.

Ce n’est qu’après ce majestueux préambule qu’on voit commencer la série des épisodes qui seront la trame de l’épopée finlandaise. Il y a deux régions diverses et ennemies : le pays de Kaleva, patrie des héros et des dieux, et celui de Pohjola, demeure des trolls et des mauvais génies. Pohjola recèle cependant une merveille, une jeune fille, dont les héros ennemis brigueront la conquête. « Gloire de la terre, parure de l’onde, elle est assise sur la voûte de l’air, appuyée sur l’arc-en-ciel, resplendissante dans ses vêtemens blancs. Elle tisse un tissu d’or, un tissu d’argent, avec une navette d’or, avec un métier d’argent. » Wäinämöinen le premier tente l’expédition ; mais plusieurs épreuves lui sont imposées : il doit fendre dans sa longueur un crin de cheval avec un couteau sans pointe, il doit ensuite construire un bateau magique. Pendant qu’avec sa hache il travaille à ce bateau, il lui arrive de se blesser au genou. Le sang coule ; il a beau multiplier les incantations et réciter les runes de la science : il a oublié les paroles spéciales, c’est à-dire les paroles révélatrices du fer, celles qui peuvent le maîtriser et guérir les blessures de l’acier bleu. Il va donc trouver un savant vieillard, auquel, pour lui raviver la mémoire, il raconte à nouveau les origines du fer, comment le fer, caché dans la vase humide des marais, a vu sa retraite mise à découvert quand le loup s’est élancé, quand l’ours a piétiné. Le forgeron divin, Ilmarinen, a découvert le germe du fer, la semence de l’acier : il l’a pris dans sa forge ; sous la puissance merveilleuse du feu, le fer s’est liquéfié comme une bouillie, s’est enflé comme une écume, s’est étendu comme une pâte de seigle, puis le forgeron a jeté un peu de cendre dans l’eau qui devait durcir le fer. Il a goûté cette eau avec sa langue, et il a dit : Cette eau ne saurait m’être utile pour former l’acier. Aussitôt Mehiläinen, c’est-à-dire l’abeille, s’est élevée du sein de la terre, l’aile bleue a surgi d’une touffe de gazon. Elle vole, elle se pose près de l’atelier du forgeron. Ilmarinen lui dit : Mehiläinen, légère créature, apporte-moi du miel sur tes ailes, du miel sur ta langue, du miel extrait du suc de six fleurs, de sept tiges de gazon, pour l’acier qui doit être préparé, pour l’acier qui doit être durci. » Pendant ce temps, Herhiläinen, c’est-à-dire la guêpe, était là qui épiait à travers le toit d’écorce de bouleau l’acier qui devait être préparé, le fer qui devait être durci. Elle se glissa, en assourdissant son bourdonnement, jusqu’au vase destiné à tremper l’acier, à durcir le fer, et y répandit les matières fatales : le venin mortel du serpent, la sanie du ver, la bave brune de la fourmi, les sucs funèbres du crapaud.

Parmi les conditions imposées à Wäinämöinen était comprise encore la construction d’un instrument ou d’un objet symbolique destiné à jouer un grand rôle, dans le poème, et qu’il faut considérer probablement comme une sorte de corne d’Amalthée ou de palladium répandant autour de soi toutes prospérités et toute richesse. « Peux-tu me forger un Sampo, un Sampo au couvercle splendide ? peux-tu le forger avec les pointes des plumes d’un cygne, le lait d’une vache stérile, un petit grain d’orge, un flocon de la laine d’une brebis féconde ? » Wäinämöinen n’était pas forgeron : il promit d’envoyer le second héros, Ilmarinen, le forgeron divin. À peine arrivé dans le pays de Pohjola, Ilmarinen s’acquitte avec succès et de la fabrication du merveilleux talisman et de trois autres entreprises que la reine de ces lieux lui impose : labourer un champ rempli de vipères, museler les deux monstres du séjour des morts, capturer le grand poisson du fleuve infernal. La jeune fille l’a secouru dans ces travaux par ses utiles avis, elle l’accepte comme époux. Bientôt donc on procède à la célébration des noces, et le chant du Kalevala qui les raconte offre un morceau célèbre, souvent récité à part, aussi bien que le fragment sur les semailles et les strophes sur l’origine du fer que nous venons de citer. C’est de l’origine de la bière qu’il s’agit ici. « La bière est issue de l’orge, l’illustre boisson est née du houblon ; mais elle ne serait pas venue au monde sans le concours de l’eau, sans celui de la flamme ardente. Le houblon a été planté tout petit dans la terre, la jeune plante a grandi, la verte tige s’est développée, elle a grimpé le long d’un arbrisseau et s’est élevée jusqu’à sa cime. L’orge a été semée, l’épi a germé merveilleusement, la plante a poussé d’une façon admirable au milieu du champ défriché par le feu. Après quelque temps, le houblon a murmuré du haut de l’arbrisseau, l’orge a soupiré au milieu du champ, l’eau a parlé du fond de la source, et ils ont dit : « Quand nous unira-t-on ? quand serons-nous à côté l’un de l’autre ? La vie solitaire est triste : il vaut bien mieux s’unir à deux, s’unir à trois. » La fille prit six grains dans une gerbe d’orge, sept boutons de houblon, huit pots d’eau, puis elle fit cuire son mélange durant tout un long jour d’été à la cime d’un promontoire nébuleux, à l’extrémité d’une île ombragée. Elle en prépara plein un vase nouvellement fabriqué, plein une cuve en bois de bouleau. Ainsi elle brassa la bière, mais il lui manquait de quoi la faire mousser. Elle envoya donc l’écureuil chercher des pommes de pin ; elle envoya Mehiläinen, l’agile abeille, recueillir le miel d’une fleur d’or qu’elle lui révéla. Les pommes de pin et le miel à peine jetés dans la cuve, la bière se mit à mousser, la fraîche boisson commença d’écumer. Elle s’enfla jusqu’aux bords en s’écriant : « Oh ! s’il venait maintenant, mon buveur ! s’il venait, celui que je dois nourrir, et s’il chantait gaîment quelque bonne chanson ! Si l’on ne m’amène tout de suite un bon chanteur pour que j’entende ses chants joyeux, je briserai tous mes liens, je bouillonnerai de telle sorte que les parois de la tonne voleront en éclats ! »

Cependant la possession du Sampo avait valu au pays de Pohjola richesse et prospérité. Les héros du pays de Kaleva résolurent donc de l’aller ravir. Ils s’adjoignirent pour compagnon Lemminkäinen, qui avait, lui aussi, recherché, mais en vain, la main de la jeune fille. La lutte engagée contre le pays de Pohjola, dont la reine opposait inutilement sa magie et ses sortilèges, se termina par la destruction du Sampo, dont un seul fragment put être sauvé par ceux qui le possédaient naguère tout entier. De là vient, suivant le poème, la misère d’une partie des populations de l’extrême nord.

L’épisode final dont se compose le dernier chant du Kalevala, et qui semble seulement juxtaposé, est très évidemment d’inspiration chrétienne : c’est l’histoire de l’enfantement d’une vierge, nommée Mariatta, au milieu d’une crèche, dans le dénûment et l’abandon. Elle élève parmi les mépris son nouveau-né ; mais à peine a-t-il dépassé son second mois que l’enfant divin fait la leçon au vieux Wäinämöinen, et, après avoir été baptisé, il devient roi de la Carélie. Quant à Wäinämöinen, saisi de colère et de honte, il s’en va errant le long du rivage. Par la vertu de son dernier chant, il se crée un esquif. Il s’assied au gouvernail, se dirige vers la pleine mer, et disparaît parmi les horizons lointains… Mais il a laissé son kantele mélodieux à la Finlande, c’est-à-dire des runes sublimes aux fils de sa race, une joie éternelle à son peuple.

Telle est dans ses principaux traits l’épopée nationale dont la Finlande est si fière aujourd’hui, et avec raison, car nul témoignage plus durable ne saurait mieux démontrer l’originalité et la perpétuité d’une race intelligente. Nous avons omis plusieurs épisodes, par exemple le plus curieux de tous, celui qui raconte l’histoire du triste Kullervo, sur qui pèse une horrible fatalité ; réduit à l’esclavage, il répand partout le malheur autour de lui, et finit, comme Œdipe, par commettre involontairement un inceste, qu’il ne lui est pas permis d’expier ensuite par une mort volontaire. Notre analyse n’en aura pas moins suffi sans doute pour donner un aperçu du sujet et de la trame du poème, pour faire apprécier les allures et le mode familiers à ces chants populaires, et pour servir enfin de point de départ à ce que l’étude peut suggérer ici d’observations critiques.

III.

La première question à résoudre au sujet d’une œuvre comme le Kalevala a trait à son authenticité. Cette poésie est-elle nationale, ancienne, transmise jusqu’à nous, comme on le dit, par la seule tradition orale, ou bien ne serait-ce par hasard qu’une production artificielle et mensongère, œuvre de quelque imposteur ? Posé en termes si généraux, le problème est fort simple. On a vu comment ces chants ont été recueillis depuis le xviiie siècle jusqu’à nos jours : les Finlandais avaient pu les entendre réciter par les chanteurs populaires avant de les lire fixés par l’écriture. C’était en des contrées finlandaises très éloignées et très diverses que les mêmes noms de héros ou de divinités étaient invoqués et leurs exploits célébrés en strophes d’une même mesure, d’un même rhythme musical. Différens rapports, émanés d’hommes aussi respectés que Lönnrot et Castren, nous apprennent, comme on l’a vu, que les modernes rhapsodes affirmaient tenir ces chants de leurs pères, qui les tenaient eux-mêmes de leurs aïeux. Nul prodige ne doit nous étonner quant à l’incroyable constance de la tradition orale. On en a rappelé cent fois les merveilleux exemples : nous n’en citerons qu’un, très précis, très concluant et très authentique. Il y a quelques années encore, — et peut-être cela continue aujourd’hui, — les religieuses d’un certain couvent de Versailles ajoutaient chaque jour, en récitant à haute voix la prière, à la suite des mots sacramentels : libera nos a malo, ces autres paroles : et a furore Normannorum. Ce n’était certes pas qu’elles crussent avoir rien à redouter de nos chers compatriotes du Havre ou de Rouen ; mais elles répétaient sans y rien comprendre une imprécation d’il y a dix siècles contre les invasions scandinaves ! Si un pareil fait de transmission orale a pu se perpétuer en France, dans le voisinage de Paris, jusqu’à la seconde moitié du xixe siècle, à travers de tels foyers de circulation vive et lumineuse, on doit croire sans beaucoup de peine que d’anciens chants célébrant des héros et des dieux traditionnels aient pu durer pendant mille années chez des tribus presque constamment isolées du mouvement général. Les chants du Kalevala portent d’ailleurs en eux-mêmes leurs preuves d’authenticité : les plus frappantes sont ce commerce intime et familier avec la nature et ce redoublement continuel d’expressions qui paraissent étrangères aux temps modernes. Maintenant, si nous admettons qu’à première vue et considéré dans son ensemble, le Kalevala paraisse évidemment authentique, cela ne veut pas dire que chacun des chants transmis n’ait pu subir des transformations ou des modifications même récentes ; les variantes qu’on en a recueillies ne permettent guère d’en douter. Il faudrait, pour que la démonstration d’authenticité fût complète à l’égard de toutes les parties, pouvoir déterminer par qui et dans quel temps ces poésies ont été composées. Par qui ? Il est inutile même de le demander, si nous sommes, comme c’est le cas, en présence de poésies vraiment nationales et populaires, issues d’époques primitives, c’est-à-dire ayant leurs racines dans la conscience des peuples et devant rester anonymes. En quel temps ? Comment arriverait-on à le préciser ? Tout ce que nous pouvons reconnaître, c’est que nous avons là, sauf quelques additions ultérieures, un legs de l’époque païenne, qui s’est prolongée pour les Finlandais tout au moins jusqu’au xie siècle. Certaines adjonctions chrétiennes sont trop aisément visibles.

Le temps n’est probablement pas venu d’ailleurs d’appliquer au Kalevala les procédés d’une critique vraiment scientifique. Si les chants qui le composent nous étaient arrivés par des manuscrits plus ou moins anciens, nous aurions recours aux moyens ordinaires. Cherchant d’abord à établir la généalogie de ces manuscrits, nous parviendrions à savoir lesquels seraient les plus voisins du texte primitif. Une série de tels monumens nous eût permis, suivant les dates, de suivre le progrès de la tradition. On ne peut s’empêcher tout au moins de regretter que M. Lönnrot ne nous ait pas fait connaître ces poésies sans rien changer à la forme sous laquelle il les recueillait. Mac Pherson a causé un grand dommage à sa propre réputation et à la postérité, s’il est vrai qu’il ait détruit les manuscrits gaëliques d’Ossian, dont il se faisait le très imparfait traducteur. M. Lönnrot n’a pas eu à traduire, cela est vrai, il n’a voulu être que transcripteur fidèle ; cela n’empêche pas qu’il a rempli le rôle difficile de diascévaste, sans nous mettre à même d’apprécier la manière dont il s’en acquittait. Ce furent les diascévastes, chez les anciens Grecs, qui se chargèrent de mettre en ordre les poésies homériques, de choisir parmi les variantes, d’instituer des divisions, de disposer des séries. Comment éviter en une fonction si délicate tout soupçon d’arbitraire ? qui a inventé le titre sous lequel nous apparaît aujourd’hui l’épopée finnoise ? qui a divisé cette épopée en un certain nombre de chants, vingt d’abord, cinquante ensuite ? qui a disposé les matières selon un plan qui n’est pas resté absolument le même dans la première et dans la seconde édition, et que de nouveaux chants, s’il vient à s’en découvrir, pourront modifier encore ? qui a décidé que tel chant isolé, où il ne paraît pas être question des héros du Kalevala, ferait partie du recueil de morceaux lyriques publié en 1840 sous le titre de Kanteletar, et non de l’épopée nationale, au risque de reconnaître plus tard une erreur à l’aide de quelque variante encore imprévue ? Dans ces récits des chanteurs isolés, y avait-il des indications pouvant servir à faire classer divers épisodes suivant un ordre commandé par la tradition ? — On dit que les papiers de M. Lönnrot, contenant les primitives copies qu’il avait faites sous la dictée des modernes rhapsodes, sont conservés à la bibliothèque de l’université d’Helsingfors ; c’est sur ces documens sincères que la critique pourrait s’exercer plutôt que sur le livre que M. Lönnrot a construit de ses propres mains. La poésie nationale des Finlandais a produit pendant une période certainement fort ancienne une vaste efflorescence, tout un cycle de chants relatifs aux mêmes souvenirs, aux mêmes dieux, aux mêmes héros ; mais ces chants diversifiaient à l’infini le thème commun. M. Lönnrot, en voulant composer avec cette végétation luxuriante un bouquet régulier, quelque chose comme un vrai poème épique, a dû être amené forcément à en modifier le caractère ; il lui a fallu choisir, élaguer, disposer. Il a mis tous ses soins, on peut en croire son affirmation, à ne pas laisser paraître sa main dans le travail d’assemblage ; il est bien difficile toutefois qu’il n’ait pas été çà et là conduit à intercaler quelque vers de sa façon pour joindre deux fragmens isolés, à modifier quelques mots faisant contraste avec les expressions d’un morceau voisin. La meilleure preuve qu’il se glissait inévitablement quelque arbitraire dans son travail, c’est qu’il a donné deux éditions où l’ordre des matières, indépendamment des développemens nouveaux, ne reste pas toujours le même.

Une autre difficulté paraît s’opposer à un sérieux commentaire du Kalevala : c’est le peu de connaissance que nous avons encore du passé des peuples finlandais. Que répondre à ceux qui demandent quel est le sens général de ces anciennes poésies ? Assurément le caractère en est épique en ce sens qu’elles sont l’œuvre de l’imagination nationale acceptant le mythe ou bien transfigurant l’histoire à son insu. Il serait intéressant de savoir quelque chose de plus, si l’on doit, comme quelques-uns l’ont pensé, leur attribuer une signification purement historique, si elles trahissent par exemple le souvenir d’une conquête au profit d’une principale tribu finnoise, laquelle descendrait du puissant peuple des Biarmes, souvent mentionné dans les sagas scandinaves. Les Biarmes occupaient à peu près la contrée qui forme aujourd’hui le gouvernement d’Arkhangel ; peut-être la ville de ce nom tint la place de leur capitale, Cholmogor. Leur pays devint tributaire de la Russie dès le xie siècle, et il dépendait certainement de Novogorod vers la fin du xiiie. Jusqu’au commencement de cette dernière époque, les rapports avaient été très fréquens entre eux et les peuples scandinaves, rapports de navigation et de commerce. Des côtes de l’Islande, république pendant quatre cents ans florissante, de celles de la Norvège, du Danemark, de la Suède, partaient chaque printemps de hardis explorateurs, moitié commerçans, moitié pirates. Sous les noms redoutés de Vikings, de Northmans et de Danois, ils pénétraient par l’embouchure des grands fleuves sur tout le littoral de l’Europe ; dans quelque île intérieure, ils établissaient un poste d’où ils étendaient, suivant les occasions, leurs ravages ou leur trafic, car chacune de leurs embarcations portait toujours au départ une petite cargaison pour servir aux échanges. De même les Phéniciens de l’antiquité, par qui s’inaugura le commerce destiné à nouer les premières relations entre l’Orient et l’Occident, exerçaient, comme on le voit dans Homère, la piraterie en même temps que le négoce. Le pays des Biarmes paraît avoir été pour les Scandinaves un marché très fructueux, d’où ils tiraient des pelleteries et des fourrures, mais aussi des objets fabriqués et de riches étoffes, produits sans doute de l’industrie byzantine. Une des sagas norvégiennes, celle d’Olaf le saint, raconte dans une page intéressante une des principales expéditions de ces hommes du nord en Biarmie. Au printemps de l’année 1026, Karle de Langö et Thore Hund firent voile de Throndhiem avec un équipage d’une centaine d’hommes. Ce voyage était entrepris à frais communs avec le roi, et le gain devait en être également partagé entre les associés. Arrivé à l’embouchure de la Dvina, on remonta le fleuve jusqu’à la capitale, et on se mit en rapport avec les habitans. On leur acheta du petit-gris, des peaux de castor, de la martre-zibeline. Une fois le marché clos, Thore Hund demande à ses compagnons s’ils n’avaient pas envie de se procurer par d’autres moyens des objets précieux : il y aurait sans doute quelques dangers à courir, mais d’autant plus de profit. « C’est la coutume chez les Biarmes, dit-il, qu’à la mort d’un homme riche on réserve un tiers ou moitié de ses plus beaux objets mobiliers pour les ensevelir en son honneur dans le tertre où il doit reposer, au fond d’un bois. Trouvons quelqu’une de ces riches sépultures et pillons-la ! » L’avis fut adopté. Pris pour guide, Thore Hund conduisit la petite troupe pendant la nuit vers un vaste tumulus, dans une forêt. Il fallait franchir une palissade circulaire : Thore ficha sa hache le plus haut possible dans un tronc d’arbre, s’y suspendit, et, se haussant de la sorte, franchit la barrière, puis aida les autres. Ce bois contenait la célèbre idole des Biarmes, la statue du dieu Jumala. Des sentinelles veillaient jour et nuit sur l’enceinte ; mais il se trouvait par hasard que, la garde montante n’étant pas encore arrivée, les soldats précédens avaient quitté leur poste. On commença par pénétrer dans le tumulus, d’où on enleva les plus précieux objets d’argent et d’or. Il était plus dangereux de toucher à l’idole, profanation que les Biarmes ne pardonneraient pas. Thore Hund dit à ses deux associés : « Hâtez-vous, partez les premiers en silence ; je fermerai la marche. » Karle se mit en route avec les siens, mais bientôt ils remarquèrent l’absence de Thore, qui, resté à dessein en arrière, avait pénétré dans le bois jusqu’à l’idole, et se mettait en devoir de détacher un sac rempli d’argent qu’elle avait sur ses genoux. Karle, l’ayant cherché et rejoint, voulut avoir sa part. Remarquant au cou de l’idole un gros ornement d’or, il escalada la statue, et d’un coup de hache voulut trancher le lien qui retenait sa proie. Sous le coup violemment asséné, la statue pourrie chancela, et la tête, en roulant à terre, fit un grand bruit qui avertit les Biarmes. Aussitôt les trompettes des sentinelles revenues à leur poste retentirent ; elles furent répétées par les postes voisins, et les Vikings n’eurent que le temps de se sauver sur leurs embarcations. Leur butin transporté à bord, ils se mirent en sûreté en s’éloignant du rivage. La saga raconte ensuite quelles disputes s’élevèrent à propos de ce butin parmi les vainqueurs : c’est de la sorte en effet que s’achèvent d’ordinaire ces expéditions des pirates du nord. Ce qui nous importe ici, c’est de rencontrer quelque lumière vraiment historique sur des populations à peu près oubliées aujourd’hui, mais dont le passé n’a pas été sans une certaine grandeur, et auxquelles on a pu croire que nous devons ce legs poétique du Kalevala. Puisque le dieu Jumala, qui était celui des Biarmes, est fréquemment invoqué dans ces poésies, puisque la contrée où ils habitaient est aujourd’hui encore celle où se sont conservés le plus grand nombre de ces chants, la conjecture suivant laquelle la Biarmie aurait été le principal berceau de l’ancienne poésie finlandaise n’offre rien d’invraisemblable. Toutefois nul témoignage certain ne permet de faire un pas de plus, et de retrouver dans les annales du nord les vestiges de quelque grand épisode particulier à cette région et dont les chants qui subsistent seraient un écho durable.

À juger de ces fragmens par eux-mêmes, il semble qu’ils révèlent plutôt une épopée particulièrement mythique. Le poème débute, on s’en souvient, par une cosmogonie, et nous sommes tout de suite en présence des divinités païennes. On a beaucoup disserté sur ce qu’il faut entendre par le Sampo[3]. On s’est demandé si ce nom de Sampo, auquel on trouvait des analogues dans plusieurs langues, en mongol, en thibétain, peut-être aussi tout simplement dans les idiomes germaniques, ne désignait pas un instrument pareil à ce que l’Edda nomme le grotti, sorte de moulin magique qui fabriquait de rien non-seulement les objets précieux, mais les jours de bonheur. Plutôt que de rappeler les conjectures hasardeuses des mythographes ou des linguistes, remarquons la similitude entre ces deux conceptions qui forment le fond du poème, celles d’un merveilleux palladium et d’une vierge brillante à la possession desquels le suprême bonheur est idéalement attaché. Pourquoi chercher là autre chose que les expressions diverses du désir naturel chez l’homme de s’élever, fût-ce à travers l’épreuve, vers une récompense ou une conquête de nature à satisfaire sa soif de changement et de progrès ? On ne trouve pas dans les chants du Kalevala ce relief de la réalité historique dont l’âge efface bien difficilement l’empreinte, et au contraire nous en savons suffisamment sur les peuples finlandais, nous les connaissons assez intelligens et assez bien doués, pour penser qu’ils ont pu avoir en effet, avant leur conversion au christianisme, un brillant essor de poésie populaire et mythique. On reconnaît encore aujourd’hui chez eux, à en juger par leurs écrivains modernes, les mêmes qualités ou habitudes d’esprit que présente leur poème national, un facile enthousiasme, une imagination prompte à exciter, quelque peu fébrile, et à laquelle pouvait suffire l’expression incessamment variée de ce que lui inspiraient le spectacle de la nature ou d’antiques traditions religieuses. Nul ne sait, disions-nous en commençant, quelle sera dans l’œuvre réservée à la Russie la part des populations finlandaises ; ce qui paraît certain, c’est qu’il y a là pour l’empire moscovite des sources vives, des peuples ou tout au moins des tribus à qui un noble passé intellectuel et moral garantit l’avenir.

A. Geffroy.


  1. Nordiska Resor och Forskningar, par M. A. Castren, cinq volumes in-8o, en suédois, 1852-1858.
  2. Kalevi-Poëg, eine estnische Sage, zusammengestellt von F. R. Kreutzwald, verdeutscht von C. Reinthal und Dr Bertram. Dorpat, 1857-61, in-8.
  3. Voyez les mémoires de MM. Schott et Schiefner dans la collection de l’Académie de Berlin, 1852 et 1862. On peut lire aussi dans la Zeitschrift für Wissenschaft der Sprache, t. Ier, Berlin 1845, un important travail de Grimm sur le Kalevala. — une sérieuse étude de M. Steinthal, intitulée Das Epos, dans la Zeitschrift für Völkerpsychologie und Sprachwissenschaft, cinquième volume, — un article enthousiaste et obscur dans ’Archiv für das Studium der neueren Sprachen und Literaturen de L. Herrig, Brunswick, 1860. — Il y a peu de résultats appréciables et précis à tirer de ces diverses études, si ce n’est peut-être pour le philologue, et c’est à la philologie en effet à préparer les voies en ces difficiles matières pour un examen plus compréhensif et plus large.