La Fin du second Empire
Revue des Deux Mondes4e période, tome 127 (p. 787-822).
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LA FIN DU SECOND EMPIRE

III.[1]
LE DERNIER JOUR


I

La France avait vu les armées se rapprocher, se joindre : dans l’angoisse d’ignorer et la crainte d’apprendre, elle attendait. Mais le cercle où l’ennemi avait enfermé nos troupes tenait les nouvelles mêmes prisonnières. Sur le rapport d’un officier parti de Sedan le 1er septembre au matin, Vinoy avait fait connaître au ministre de la guerre le commencement de l’action et la blessure du maréchal. Depuis, dans la nuit, dans la journée du 2, aucun bruit n’était venu de ce champ de bataille, muet déjà comme un tombeau.

Le 3, au matin, des dépêches adressées de Bruxelles et de Londres à des journaux et à quelques particuliers commencèrent à répandre dans Paris une rumeur de défaite. Paris se refusa d’abord à y croire. Il se rappelait s’être couvert de drapeaux le jour de Frœschviller à l’annonce d’une fausse victoire, et il ne voulait pas, cette fois, prendre le deuil d’un faux désastre : l’expérience qu’il avait faite du mensonge lui servait à ne pas se rendre à la vérité. A la séance du Corps législatif, Montauban fit connaître les bruits apportés par la presse étrangère, mais déclara que le gouvernement n’en avait reçu aucune confirmation.

Cependant, l’annonce précise du désastre était, depuis le 2 à six heures du soir, parvenue aux Tuileries[2]. La nouvelle resta secrète. L’impératrice voulut dérober quelques heures à l’aveu public du désastre et tenter un dernier effort de salut.

Les mêmes raisons qui rendaient le jugement de l’impératrice peu sûr dans les circonstances ordinaires, lui donnaient dans cette situation extrême un pressentiment juste du péril. Sensible au point d’honneur, et naturellement touchée par toutes les apparences de gloire ou de honte, elle vit en elle-même quel serait tout à l’heure le sentiment de la France. Il fallait, pour trouver une humiliation comparable, remonter le cours des douleurs nationales jusqu’au jour où un autre empereur, Charles le Gros, avait, devant l’invasion normande, laissé les frontières ouvertes et la capitale sans défense. Et la France, ce jour-là, n’avait pas laissé le sceptre à qui ne savait pas tenir l’épée. Le seul espoir raisonnable était que la colère publique se rassasiât d’une seule victime. L’abdication des princes coupables ou malheureux en faveur de leurs fils est la ressource des peuples qui ne veulent pas ébranler l’État pour punir un homme. Pourquoi ce changement ne suffirait-il pas à la France ? Allégé de l’empereur et du ministère, le navire qui coulait bas sous l’infortune impériale pouvait peut-être porter encore une femme et un enfant.

Pour connaître les sacrifices utiles, il fallait consulter la mer, c’est-à-dire l’opinion, et toujours l’opinion obéit à quelques hommes. Les maîtres de l’heure et du flot étaient Thiers et Trochu. A Trochu l’impératrice préféra Thiers, l’ennemi illustre au serviteur suspect. Sans nul doute, M. Thiers exigerait l’abdication de l’empereur. Mais l’orgueil de décider cette chute, l’avantage de fonder sans révolution un régime nouveau, l’espoir de s’assurer à lui-même la seconde place, qui durant une minorité est en fait la première, le pousseraient peut-être à faire de ce changement son œuvre : faute de se donner lui-même, au moins donnerait-il ses avis. Ainsi Marie-Antoinette, — dont la destinée poursuivait l’impératrice par une obsession douce et cruelle, souvenir et pressentiment à la fois, — avait négocié avec Mirabeau. L’impératrice, comme la reine, songeait-elle à duper la force qui s’imposait, et à tout céder pour durer, avec la volonté de durer pour tout reprendre ?

Le 2 septembre, au Conseil de défense, M. Thiers, comme les soirs précédens, se prononçait avec véhémence contre la marche de Mac-Mahon : « Vous avez un maréchal bloqué, répétait-il, vous en aurez deux. » Il apprit là que la prédiction était déjà accomplie :


Tout à coup M. Jérôme David, que je connaissais peu, mais qui montrait dans le Conseil une attitude calme et une tristesse profonde, me saisit la main et me dit à l’oreille ces mots : « M. Thiers, n’insistez pas, je vous parlerai tout à l’heure. » Ces mots me fermèrent la bouche et je me tus, pensant bien qu’il y avait quelque chose d’extraordinaire qui rendait toute discussion inutile. Le silence que je m’imposai contribua à abréger la séance du Conseil et nous sortîmes vers une heure du matin. Descendus dans la rue Saint-Dominique, M. Jérôme David me prit à part et me dit : « L’empereur est prisonnier, le maréchal Mac-Mahon est blessé mortellement. » À cette nouvelle, je restai consterné, stupéfait… Ma conversation avec M. Jérôme David fut longue et douloureuse. Nous nous promenâmes bien avant dans la nuit sur le pont de Solférino, nous perdant en réflexions désolantes sur le sort qui nous attendait tous. Je voyais mon pays perdu ; je voyais aussi l’empire perdu, mais cette chute était loin de me consoler de la chute de la France. « Ne vous désolez pas, me dit M. Jérôme David, vous pouvez rendre encore de grands services à la France, et il faut les lui rendre. — Je ne puis plus rien, telle fut ma réponse : de tels désastres ne se réparent pas, et je ne sais où nous serons dans huit jours. » Il était tard, la nuit était froide, je quittai M. Jérôme David, et je ne l’ai pas revu.


En confiant à un adversaire politique un secret encore ignoré de tous, le serviteur de la famille impériale agissait d’accord avec sa souveraine, et la fin de son entretien était faite pour préparer M. Thiers au rôle que l’impératrice allait lui offrir. Déjà celle-ci avait commencé son action personnelle, et choisi son mandataire. Parmi ses familiers, nul ne lui inspirait plus de confiance que M. Mérimée : elle l’avait connu bien avant de monter sur le trône, et de là, dans leurs rapports, une intimité que les habitudes de cour empêchent de naître et que cette fois elles n’avaient pas détruite. La puissance avait donné seulement à la souveraine une raison de plus d’estimer un homme qui, à portée de tout obtenir, n’était ambitieux que d’amitié. La sienne s’était faite plus empressée depuis la mauvaise fortune. Il était aussi discret que fidèle. Enfin son goût pour l’esprit l’avait rapproché de M. Thiers, qu’il défendait aux Tuileries, comme il défendait Napoléon III chez l’homme d’État. Dans la nuit du 2 au 3, il annonça à celui-ci, par un mot, sa visite pour le lendemain : l’heure et les termes du message en indiquaient l’importance.

Dans l’entretien qu’ils eurent le 3, M. Mérimée déclara que l’impératrice désirait recevoir les conseils de M. Thiers, et demander à un tel homme des conseils c’était lui offrir le pouvoir. M. Thiers répondit que les avis demandés étaient sans doute relatifs au ministère ou à l’abdication ; que sur l’abdication du souverain, un ami dévoué avait seul qualité pour indiquer un parti à l’impératrice ; que pour lui donner une opinion sur ses ministres il fallait, si on les déclarait mauvais, être prêt à les remplacer et qu’il ne l’était pas. « Je n’ai donc rien à dire, rien à faire. L’impératrice n’aurait rien à gagner à me consulter. Certes, mon respect ne lui manquerait pas ; mais m’appeler serait pousser un cri de détresse sans aucun profit. » Quelques heures après, Mérimée lui écrivit que l’impératrice ne renonçait pas à ses conseils. Elle les réclama de nouveau, le même jour, et cette fois par M. d’Aygues-Vives, un de ses anciens chambellans[3]. Mais M. Thiers continua à donner du respect quand on lui demandait du secours. Une dernière tentative fut faite par l’ambassadeur d’Autriche, prince de Metternich. Les mœurs des Tuileries expliquaient cette intervention d’un diplomate dans les secrets douloureux de notre politique intérieure : parfois les étrangers semblaient plus de la maison que les Français. L’impératrice savait M. Thiers fort soucieux de se concilier les sympathies de l’Europe ; sollicité par le représentant d’une grande puissance, il aurait plus d’intérêt à ménager l’empire. Mais le diplomate n’obtint rien de plus que les premiers négociateurs.

Il n’y avait pas d’illusions à se faire. M. Thiers refusait et son concours et ses avis. Il ne voulait pas dire comme avait dit Mirabeau : « Madame, la monarchie est sauvée. » Ni l’âge, ni l’intérêt, ni la nature de l’homme ne le disposaient à attendrir de sensibilité la politique, et à improviser, comme l’immortel aventurier, un roman de fidélité tardive. Et il manquait à l’impératrice, pour inspirer cette foi, la majesté indépendante de la personne, qui sacrant la reine de France, imposait le respect aux colères et aux griefs mêmes du tribun. Son infortune était le malheur d’une famille, l’abaissement d’un grand nom, elle n’était pas le péril d’une race liée si anciennement à la France que leurs racines et leur durée parussent indivisibles. L’empire n’était qu’une branche de laurier entée sur le vieux tronc ; la branche, au lieu de reverdir, avait séché ; et les feuilles sèches qui tombent d’un arbre n’en emportent pas la vie.

II

Le 3 septembre, à quatre heures du soir, parvint la dépêche qu’on ne pouvait plus taire : « L’armée est défaite et captive ; moi-même je suis prisonnier. Napoléon. »

Le Conseil privé, les présidens du Sénat, du Corps législatif et les ministres furent aussitôt appelés aux Tuileries. Là le maintien de la régence et du ministère fut, comme une nécessité d’évidence, l’objet d’un accord qui ne demandait même pas de paroles.

Tous ne furent pas conduits par les mêmes motifs à cette décision commune. Les hommes secondaires, selon l’habitude, ne voulaient pas croire à la fin d’un régime où ils étaient devenus les premiers. Ils s’étaient docilement associés au rêve de l’impératrice ; ce coup de tonnerre ne les en avait pas réveillés. Pour eux il n’y avait rien de changé en France, il n’y avait qu’un empereur de moins. Sans doute on aurait à subir un assaut de la douleur et de la colère publiques. Mais si, le lendemain 4 septembre, le pouvoir ne se laissait pas emporter par l’inévitable effervescence de Paris, il n’aurait plus rien à craindre. Car Paris met toute sa vigueur dans son premier mouvement ; ses passions sont impétueuses, mais fugitives comme des caprices ; ne pas lui céder d’abord, c’est l’avoir pour longtemps vaincu, et dominer Paris c’est avoir, par surcroît, la France.

Les véritables hommes d’Etat, et M. Rouher le premier, ne s’abusaient pas ainsi[4]. Mais leur claire vision de l’avenir les décourageait d’un changement désormais inutile. Leur politique avait été d’opposer à l’empereur l’impératrice, leur espoir d’opposer aux malheurs de l’un les succès de l’autre. L’un et l’autre venaient de se confondre dans une catastrophe commune. Toute habileté avait abouti à user à la fois toutes les effigies de l’empire. Au premier changement tenté, tout croulerait à la fois. Qu’on essayât de former un autre cabinet, l’on verrait autour du pouvoir le symptôme le plus certain de la mort, la vacance des ambitions. Les inextricables difficultés de l’abdication s’imposeraient à l’heure où le parti révolutionnaire allait entrer en lice. Mieux valait encore que ce gouvernement attendît le choc, immobile, mais du moins entier. L’émeute lui offrait une chance. La victoire là est affaire d’énergie et de troupes, et si vivre était impossible, mieux valait, pour l’honneur de la mort, finir comme un pouvoir qui tombe, non comme un corps qui se dissout.

Ainsi les serviteurs du régime étaient conduits par des pensées fort différentes à cette conclusion dernière et à cette ressource unique, résister. Tous avaient vécu et vieilli dans le dédain de l’émeute. Ils avaient vu le parti révolutionnaire traîner si longtemps des haines patientes, inefficaces, et ramper en grondant aux pieds du dompteur ! Le renom de vigueur, acquis le 2 décembre, avait épargné, durant dix-huit ans, la nécessité de le justifier : si grandes que fussent les haines, la peur était plus grande encore. C’est cette peur qui, défendant l’empire, même durant l’absence, même après les défaites du souverain, avait, le 9 août, sauvé de l’invasion le Corps législatif. C’est cette peur que les conseillers de l’impératrice croyaient encore assez forte pour contenir la révolte, — même après Sedan.

Un seul homme, M. Schneider, parut d’un autre avis. Un pouvoir encore n’avait pas perdu toute autorité dans les désastres, le Corps législatif : c’est derrière lui qu’il fallait faire un instant disparaître la famille impériale en instituant un gouvernement provisoire choisi par la représentation nationale et parmi elle ; il durerait ce que durerait l’orage, et l’empire garderait la chance de se rétablir avec le calme. Mais soit que l’angoisse d’ajouter la cruauté de son conseil aux douleurs d’une femme déjà accablée par le sort paralysât M. Schneider, soit que la crainte de paraître ambitieux pour lui-même en réclamant le premier rôle pour la Chambre l’embarrassât, soit enfin qu’aux avis les plus sages d’un sceptique manque toujours la foi nécessaire pour entraîner les convictions et décider aux grands sacrifices, ses paroles ne portèrent pas. Le projet, qu’il avait soumis à l’impératrice seule, durant une suspension de la séance, et sur lequel il n’insista point, ne fut même pas discuté.

Décidé à ne pas se transformer, le gouvernement devait plus craindre qu’espérer de la Chambre. Elle avait manifesté son vœu persévérant pour une modification du pouvoir. Si elle se réunissait sous le coup des terribles nouvelles, n’écoutant plus qu’elle-même, et poussée par cette tentation de « faire quelque chose », qui achève parfois les grands malheurs par la précipitation aveugle des remèdes, peut-être ses propositions rendraient public un désaccord entre elle et la régence et fourniraient au parti révolutionnaire prétexte pour se transformer en défenseur de la représentation nationale. Le conseil demanda et obtint de M. Schneider que le Corps législatif ne fût pas convoqué avant le lendemain 4 septembre à midi. À ce moment le pouvoir n’aurait plus qu’à défendre la Chambre et lui-même par la force.

Cette force était fort réduite par la guerre même. Il faut rendre à la régence cette justice ; si elle avait joué notre avenir, du moins avait-elle mis toutes ses ressources, sans rien se réserver pour elle-même, sur la carte qu’elle avait choisie. Tous les corps capables de combattre avaient été envoyés à Mac-Mahon : aux politiques effrayés que le gouvernement se livrât à la fidélité douteuse de Paris, l’impératrice avait répondu : « Songeons d’abord aux Prussiens. » Par suite, il ne restait d’armée régulière à Paris, sous le nom de 14e corps, que des troupes en formation, pas plus de cinq à six mille hommes enrégimentés. Encore ces régimens, composés de recrues, étaient-ils sans esprit militaire et déjà travaillés par la démagogie.

La garde nationale était l’opinion armée de Paris. Des nouveaux bataillons il n’y avait rien à espérer. Les anciens, même les meilleurs, n’étaient pas disposés à tirer sur des Français pour défendre l’empire ; mais quelques-uns, bien choisis, combattraient peut-être les manifestations jusqu’aux coups de fusil exclusivement. La garde mobile n’était pas moins divisée : certains bataillons de province semblaient plus solides que les régimens du 14e corps : mais d’autres avaient déjà respiré l’air de Paris, mortel à la discipline. Seuls, les mobiles de la Seine, campés à Saint-Maur, étaient soustraits à la contagion, mais ils la portaient en eux-mêmes ; nulle troupe n’était plus hostile au gouvernement, et le plus prudent était de les tenir assez éloignés pour qu’ils ne prissent pas la tête de l’émeute.

La garde municipale et les sergens de ville étaient les seuls corps sur lesquels le gouvernement pût faire fond. Ces troupes de police comptaient plus de 7 000 hommes, anciens soldats, fortement encadrés et rompus à l’art de maintenir l’ordre dans les foules. Les sergens de ville surtout, désignés aux rancunes de tous les perturbateurs, et que le triomphe de la révolution menaçait dans leur sûreté personnelle, étaient attachés à leur devoir par leur intérêt même.

C’est donc sur ces troupes de police que le gouvernement fondait son principal espoir. Il leur avait adjoint 4 escadrons de gendarmerie qu’il appela de la banlieue. Il tenait pour certain que ces 8 000 hommes suffiraient à imposer à l’émeute ; que tout au moins, s’ils formaient l’avant-garde des troupes engagées, ils ne se laisseraient pas entamer sans combat ; aux premiers coups de feu reçus par les autres troupes, celles-ci, quelle que fût, l’instant d’avant, la tiédeur de leur dévouement à l’empire, se trouveraient entraînées par l’honneur, l’esprit de corps et la colère, à suivre l’exemple et à se défendre. L’essentiel était donc de bien choisir les troupes, de bien les disposer et de bien les commander.

Or l’homme chargé de ce triple devoir était le général Trochu. Gouverneur de Paris, il avait toute la garnison de la place sous ses ordres. La loi sur l’état de siège avait étendu son autorité sur la garde nationale et sur la police. En ses mains étaient réunis tous les moyens de défendre l’empire, et cela paraissait à la régence le grand péril. Elle voyait le général mécontent et populaire. Elle n’avait pas oublié ses principes sur l’emploi de la force. Elle ne voulait pas confier sa défense à un homme que la victoire de l’émeute devait porter à la première place. Sans doute, agir sans Trochu était blesser gravement la loi et l’homme : mais hommes et lois doivent céder au salut public. Montauban écrivit, le 3, au général Soumain, qui, sous les ordres de Trochu, commandait la 1re division militaire, c’est-à-dire Paris. Le ministre lui prescrivait de protéger contre des troubles possibles les pouvoirs publics, et ajoutait que « les dispositions à prendre n’ayant pas trait à la défense de Paris, le général devait communiquer avec le ministre seul pour leur exécution. » Ce faux prétexte, que le gouverneur de Paris était uniquement chargé de conduire le siège, ne pouvait abuser un soldat sur la violation du droit militaire ordonnée par le chef de l’armée. Le général Soumain, pour dégager sa propre responsabilité, fit connaître au général Trochu, par une lettre, l’ordre ministériel.

Trochu, absent depuis le matin pour visiter les ouvrages, trouva la lettre à sept heures du soir, quand il rentra au Louvre, et apprit à la fois la ruine de notre armée et l’impuissance où on le réduisait. Son chef d’état-major, le général Schmitz, fut d’avis que cette mesure faisait au gouverneur, outre l’offense, une situation fausse, et qu’il en fallait sortir par une démission immédiate. Trochu réfléchit aux conséquences. Jusqu’ici il avait été à tort traité en complice de la révolution, mais se séparer en ce moment et avec éclat du gouvernement, ce serait la précipiter lui-même. Il était devenu le favori de l’opinion, le centre des espérances, et presque une idole à laquelle Paris rendait un culte continu de cris, d’adresses, et de manifestations. Il était un élément de la vie et de l’équilibre politiques. S’il se détachait du gouvernement, il ouvrait une brèche à l’émeute. Sa conscience ne voulut pas de ce rôle. Cette même popularité qui empêchait la régence de le destituer, le tenait lié, lui aussi, malgré ses griefs, à sa fonction. Il eut peur du mal qu’il pourrait faire, et dans celui qu’on lui faisait, il reconnut, sous l’offense, une faveur. Il avait prévu un désastre militaire, maintenant accompli ; il avait prédit qu’après ce désastre la révolution serait inévitable, elle allait commencer. C’est à lui que le devoir de sa charge eût imposé l’effort impossible de s’opposer à la justice du peuple au profit d’une dynastie coupable. Et c’est le gouvernement lui-même qui, voulant se défendre seul, relevait le général d’un devoir odieux et refusait son sacrifice. La haine de ses adversaires le sauvait.

Dans l’étrange suite d’incidens qui, en dehors de sa volonté, dirigeaient sa vie, son âme mystique se plut à admirer les desseins mystérieux d’une providence bienveillante : elle l’avait mis de la façon la plus imprévue en un poste où, à donner des conseils dédaignés par le gouvernement, il avait acquis un grand prestige sur le peuple : elle ne voulait pas qu’il perdît dans la défense d’une régence condamnée cette puissance, destinée sans doute à un meilleur emploi. Il se résolut donc à accepter l’inertie qui lui était imposée, à devenir spectateur d’événemens où il n’avait plus d’action, et à attendre, sans devancer son destin par aucune initiative, l’heure d’un rôle nouveau et de devoirs encore ignorés.


III

Dès sept heures du soir Paris savait le désastre. Dans cette multitude depuis deux jours enfiévrée par l’attente, la nouvelle tomba comme l’eau dans une chaudière surchauffée à vide : la douleur et la colère firent explosion.

On a dit qu’assembler les hommes c’est les émouvoir : il n’est pas moins vrai que les émouvoir c’est les assembler. Les gloires et les malheurs publics jettent chacun hors de ses intérêts, hors de son foyer, hors de soi-même : tous ont besoin de communier avec d’autres dans la joie ou dans la douleur. En un instant les rues furent pleines. C’était l’heure où cesse le travail, les ouvriers sortaient de leurs ateliers. Entre cette multitude d’êtres étrangers les uns aux autres par les habitudes et les pensées ordinaires, mais rapprochés et égalisés par une infortune commune, s’étendit, du centre de Paris au fond des faubourgs, une conversation unique et furieuse. La fureur appelle la vengeance : l’ennemi était loin encore, mais le gouvernement était sous la main, et c’est contre lui qu’aussitôt la représaille commença.

Paris a deux Colonnes qui sont deux symboles. Elevées, l’une à la gloire et l’autre à la liberté, elles se dressent comme les bornes opposées entre lesquelles oscille la passion de la France, et le culte de la foule les consacre tour à tour, selon qu’elle aspire à la dictature ou à la révolution. Ce soir-là, il n’y avait plus de fidèles autour de la colonne Vendôme ; le flot du peuple coula de lui-même vers la place de la Bastille ; des drapeaux furent arborés, parmi lesquels des drapeaux rouges ; la manifestation revint par la voie classique des boulevards ; elle assaillit deux postes ; deux coups de feu furent tirés sur la police et le bruit fut répandu que la police tirait sur le peuple.

L’élan de la population changeait tout à coup les chances du parti révolutionnaire.

Jusque-là, il avait poussé, mais suivi les députés républicains, mécontent de leurs lenteurs, trop faible pour rien tenter malgré eux. Après le 27 août, jour où le corps de Vinoy avait quitté Paris, les instances de ce parti étaient devenues plus pressantes. Il sentait la partie belle contre le gouvernement démuni de troupes. La gauche avait imposé la patience par la promesse d’un changement qu’elle se disait chaque jour à la veille d’obtenir par le vote de la Chambre. Or, le gouvernement était demeuré le même, c’est lui qui annonçait encore Sedan, son crime, à la France ! Seul le parti de l’action avait été prudent et sage ! Si la Révolution s’était faite comme il le voulait, le 9 août, une autre direction eût été donnée à la guerre ; si même, dans les derniers jours d’août, l’on n’avait pas mis obstacle à son énergie, l’armée de Mac-Mahon, rappelée du bord de l’abîme, au lieu de prendre en captive les chemins de l’Allemagne, dresserait ses tentes autour de Paris ! Il fallait en finir avec l’impuissance égale des candidats officiels et des républicains parlementaires, et faire place nette au peuple, seul assez fort pour réparer le mal ! Ces emportemens éclataient à une de ces heures où les plus violens paraissent les plus patriotes. Les chefs de la démagogie, après avoir tâté la foule, le 3 au soir, se crurent assurés d’avoir, le lendemain, derrière eux, la plupart de ceux que, la veille, ils eussent trouvés en face d’eux. Le mot d’ordre fut donné de marcher le lendemain à midi sur la Chambre.

Tandis que la Révolution fixait ses projets, son champ de bataille et son heure, c’était au Corps législatif à mettre à profit, pour préparer sa défense, le temps qui lui était laissé. Mus par cette pensée, une trentaine de députés, appartenant à tous les partis, se trouvèrent, sans s’être entendus, de huit à neuf heures, chez le président Schneider, pour réclamer la convocation immédiate de la Chambre. Celui-ci, depuis l’issue du conseil, songeait, avec une anxiété croissante, à l’ajournement qu’il avait consenti. Après son entretien avec les députés, il pensa que son devoir envers la France le déliait des engagemens pris avec des ministres. À 10 heures du soir, il convoqua la Chambre pour minuit et avertit le gouvernement. Déjà les députés étaient presque tous au Palais-Bourbon et les partis préparaient leurs résolutions. La gauche, compromise par ses infructueuses négociations avec la majorité, se sentait obligée de reconquérir par un acte d’énergie la confiance de Paris ; elle résolut de demander la déchéance de la dynastie impériale. Elle n’attendait pas que sa proposition fût votée, mais la brutalité même de la motion sommerait la majorité d’agir enfin. Que si l’inertie du Parlement se laissait devancer et vaincre par l’émeute, les députés républicains, par cette condamnation à mort de l’empire, marquaient d’avance leur place dans le gouvernement nouveau.

M. Schneider avait fort exactement prévu et annoncé à l’impératrice le sentiment de la majorité. Elle constatait que la personne de l’empereur, de l’impératrice, leur nom même, étaient devenus un excitant pour la colère publique, et que, sous peine de tout livrer à l’emportement populaire, il y avait urgence à voiler l’empire comme un emblème provocateur. Il n’y avait lieu ni à déchéance, ni à abdication, ni à avènement d’un nouveau prince : toutes ces solutions de droit étaient hors la compétence du Corps législatif ; et surtout la Révolution qui, moins que les rois encore, aime à attendre, ne laissait pas le loisir d’y songer. Il fallait une solution de fait, un gouvernement provisoire composé d’hommes populaires, devant qui l’émeute brisât sa force, derrière qui la dynastie devînt un instant invisible. Les vains efforts tentés depuis plusieurs semaines, pour introduire quelques membres nouveaux dans la régence, avaient du moins préparé le choix des personnes les plus aptes à la remplacer. Les députés républicains, qui pour faciliter les anciennes négociations, s’étaient abstenus de briguer aucune candidature, ne demandaient pas davantage à être représentés dans le gouvernement provisoire. M. Thiers s’était dérobé aussi : le prétexte était que son nom pouvait effrayer certains amis de l’empire, la raison qu’il ne se souciait pas de prêter ce nom à un pouvoir éphémère et chargé d’une tâche douloureuse. Les partis tombèrent d’accord pour former ce gouvernement provisoire avec Schneider, Trochu et Montauban. Schneider avait été choisi parce qu’il était le représentant naturel de la puissance parlementaire et s’était montré soucieux de l’étendre ; Trochu, parce qu’il apportait avec lui la popularité, le sacre des pouvoirs démocratiques ; Montauban, parce que recueillir le chef du ministère condamné serait faciliter la transition.

Restait un obstacle, toujours le même. La majorité n’osait pas usurper sur le droit de la régence, et déposséder, fût-ce dans l’intérêt de la dynastie, la souveraine. Il fallait qu’en acceptant de disparaître, l’impératrice autorisât les députés à la sauver. Chacun des ministres, dès qu’il parut à la Chambre, recueillit l’expression cent fois répétée, anxieuse, suppliante de ce sentiment.

Mais les ministres arrivaient, irrités de cette séance qu’ils avaient cru prévenir, plus irrités encore de ces dispositions à un changement qu’ils repoussaient, et l’intérêt personnel, par lequel on avait voulu gagner le chef du cabinet, ne détacha même pas celui-là. L’illégalité de la mesure n’était pas pour troubler ses scrupules, mais il vit clairement qu’après ce 18 Brumaire de la défaite, comme après l’autre, les trois consuls n’auraient pas part égale, qu’un serait tout, et que celui-là serait le général Trochu. Il lui parut plus sûr de garder un pouvoir où l’on était le premier que faire une révolution pour passer du premier rôle au troisième. Il resta donc le plus inébranlable des ministres qui ne voulurent rien céder. Evitant toute discussion à fond, ils s’échappèrent par des prétextes. On ne put tirer d’eux que des plaintes contre la surprise de la séance, le procédé du président, ils se montrèrent ridiculement offensés de n’avoir pas été avertis selon les formes, comme si à une pareille heure les grandes douleurs laissaient encore de la place aux petites susceptibilités.

Ces inutiles négociations se poursuivirent jusqu’à une heure du matin, et quand la séance s’ouvrit, aucun accord n’était intervenu. Montauban se contenta de faire l’aveu officiel de nos désastres. Après quoi il déclara d’un ton raide le ministère incapable d’examiner en ce moment « les conséquences sérieuses que des événemens si graves et si importans devaient entraîner » ; les ministres n’avaient pas eu le loisir de délibérer ; « on était venu l’arracher de son lit pour l’amener à la Chambre : il repoussait tout débat immédiat. » Plus le gouvernement se faisait intraitable, plus la gauche devait être exigeante. M. Jules Favre lut la proposition de déchéance ; elle était signée de vingt-sept noms et ainsi conçue :


Art. 1er. Louis Napoléon Bonaparte et sa dynastie sont déclarés déchus des pouvoirs que leur a conférés la Constitution. — Art. 2. Il sera nommé par le Corps législatif une commission de gouvernement de… membres qui sera investie de tous les pouvoirs du gouvernement, et qui a pour mission expresse de résister à outrance à l’invasion et de chasser l’ennemi du territoire. — Art. 3. M. le général Trochu est maintenu dans les fonctions de gouverneur général de la ville de Paris.


Ces paroles de condamnation tombèrent au milieu d’un silence profond et lugubre. Seule une voix s’éleva, disant : « Nous pouvons prendre des mesures provisoires, nous ne pouvons pas prononcer la déchéance. » C’était la protestation de M. Pinard, ancien ministre. Sa fidélité survivait à sa courte faveur. Homme de loi, il défendait l’empire en juriste. Sans un mot pour nier ou excuser les fautes, il ne contestait que le droit de punir. Cette unique défense, qui, elle-même, était une condamnation, tomba et mourut dans le deuil, accusateur et muet, de l’Assemblée. Puis les députés quittèrent la salle comme la chambre d’un mort.

Ce néant était une victoire pour le parti de l’émeute. Le compromis qu’il redoutait avait échoué. La certitude que le gouvernement gardait, sans en masquer un trait, sa face de défaite, allait porter à l’extrême les colères déjà allumées dans Paris.

La situation des députés républicains était moins simple. D’une part ils renonçaient moins que jamais à obtenir par un vote de la Chambre un gouvernement nouveau, et ils venaient de constater une fois de plus que la Chambre, pour lutter contre le pouvoir encore debout, ne trouvait pas en elle-même de force. Il était donc nécessaire de mettre cette assemblée, faite pour subir les influences, sous une pression contraire et supérieure à la volonté du gouvernement. Un déploiement de la garde nationale autour du Corps législatif, et la menace contenue dans toute manifestation, même pacifique, de masses armées décideraient sans doute la Chambre à céder le lendemain au vœu public et à son propre vœu. D’autre part, comme la régence avait rendu autorité aux artisans de l’empire absolu, la logique de la peur, qui va droit aux extrêmes, amenait certains à se demander si le retour aux hommes de 1852 ne conduirait pas aux pratiques du 2 Décembre, et à mesure que s’accumulaient les difficultés autour du pouvoir, les bruits de coup d’État avaient trouvé plus de créance dans le parti républicain. L’attitude de Montauban à la séance de nuit semblait aux inquiets une preuve que des projets menaçans pour l’opposition étaient formés. La présence de la garde nationale les garantirait contre ce péril et contre un dernier danger : elle tiendrait en respect les meneurs de la démagogie, les empêcherait de dissoudre le Corps législatif. Ainsi, après avoir enlevé à la Chambre la liberté de résister, on lui maintiendrait la liberté nécessaire pour obéir.

La garde nationale était prête et s’offrait. Soldats ou officiers, de nombreux délégués, même de bataillons qui s’organisaient dans la banlieue, même des vieux bataillons qui dans Paris passaient pour les plus acquis à l’ordre, venaient, depuis la nouvelle de Sedan, se mettre à la disposition de la gauche et réclamer d’elle un mot d’ordre. Elle n’eut donc qu’à consentir au mouvement qu’elle jugeait nécessaire. Rendez-vous fut donné à la manifestation autour de la Chambre à midi.

Cependant nombre d’hommes dans la majorité de la Chambre considéraient avec clairvoyance et avec angoisses le danger auquel les livrait l’obstination du gouvernement. Et parmi eux il en était un qui n’était pas capable de se résigner aux périls sans avoir mis en œuvre toute son énergie à les combattre. M. Buffet, doué d’une conscience très droite et d’un esprit très délié, savait se frayer, par des chemins imprévus et de subtils moyens, sa voie vers ce qu’il croyait juste et vrai. L’impératrice ne voulait pas déserter son droit en consentant à s’abriter derrière la Chambre, la Chambre ne voulait pas dépasser son droit en modifiant ce pouvoir malgré la régente. Tout restait suspendu à un point d’honneur, et cet honneur attachait tout le monde à sa perte. Il s’agissait donc de prouver que la Chambre avait droit de prendre le pouvoir et que l’impératrice avait le devoir d’y renoncer. M. Buffet n’avait pas oublié que l’empereur, en établissant la régence, s’était réservé plusieurs droits essentiels, entre autres le droit de choisir les ministres. De là M. Buffet tirait la conséquence que la régente n’avait pas les moyens de gouverner : car la captivité rendait l’empereur également inhabile à exercer les pouvoirs qu’il avait gardés et à les transmettre à l’impératrice. A la nation seule, source de tout pouvoir, appartenait de guérir cette paralysie du pouvoir exécutif, et, dans l’urgence des heures, le Corps législatif était le représentant de la nation. Que l’impératrice, par un message à la Chambre, fît connaître l’insuffisance de ses droits et remît entre les mains de la représentation nationale le dépôt d’une souveraineté trop incomplète, le Parlement n’usurperait pas, puisqu’il agirait sur l’invitation de l’impératrice ; il ne déposséderait pas la famille impériale, puisqu’il pourvoirait au présent sur la sommation de nécessités terribles, mais passagères ; il n’engagerait pas l’avenir, puisque à bref délai, le pays serait consulté et statuerait lui-même sur son gouvernement définitif.

A l’issue de la séance, avant de quitter le palais, M. Buffet communiqua cette idée à quelques amis politiques : ils l’accueillirent en hommes qui, dans l’obscurité, voient tout à coup leur route. Le bruit se répandit aussitôt que le moyen de sortir d’embarras était découvert. M. Buffet fut entouré par des députés de tous les partis, prié d’exposer son plan, et obtint le même succès auprès de tous. Fort de cette sympathie, il se rendit auprès du président Schneider. Celui-ci jugea la proposition si opportune qu’il pria M. Buffet de venir le dimanche matin aux Tuileries, et offrit de l’introduire dans le conseil. M. Buffet objecta que sa place n’était pas dans une réunion du gouvernement où il n’était pas convoqué. M. Schneider demanda au moins à M. Buffet et à ses amis de se réunir vers 9 heures à la Chambre et d’y attendre, de façon que, si on avait besoin d’eux, on sût où les trouver. Ils le promirent. Ainsi une dernière et petite lueur de paix s’alluma à l’aube de ce 4 septembre qui déjà blanchissait.

IV

Le 4 septembre était un dimanche. Le dimanche, à Paris, il n’est pas besoin de colères pour que la foule descende dans la rue : il suffit du soleil. Ce 4 septembre, le temps était beau comme il l’est rarement, même à cette belle saison. L’ironie des choses jetait sur le deuil et les colères de la ville toute la douceur, toute la gloire, toute la gaieté de la nature, — et cette clémence du ciel allait servir les haines des hommes.

Dès le petit jour, Paris fut réveillé par le bruit des vendeurs de journaux qui criaient Sedan et la déchéance. Le matin, la foule, avant de prendre son cours, se forma dans chaque quartier, stagnante et familière. Dans les débits de vins, chez les fournisseurs, sur les portes des maisons, ouvriers, domestiques, petites gens, boutiquiers, au milieu des soins et des achats qui commencent la journée, commencèrent la conversation qui allait être jusqu’au soir l’unique entretien de Paris.

Dans les quartiers bourgeois, nombre de gardes nationaux avaient revêtu leur uniforme ; d’autres, plus nombreux encore, à qui manquait l’uniforme, avaient coiffé le képi. Il était facile de voir que, spontanée ou docile, la colère de tous préparait une même action, et que Paris avait affaire à la Chambre des députés.

Vers dix heures, les ouvriers se mirent en marche, beaucoup par familles, la femme au bras et les enfans à la main, d’autres en petits groupes d’hommes moins pacifiques d’allures ; ceux-là spectateurs, ceux-ci acteurs de la révolution qui se préparait. Mêlés les uns aux autres, de plus en plus nombreux à mesure que se prolongeait leur route, ils se succédaient sur les voies qui mènent à la place de la Concorde. Peu à peu, l’attraction des petites masses pour les grandes les assemblait en bandes qui se trouvaient avoir un drapeau, des chefs, pousser un cri uniforme : dès lors, ceux qui s’étaient absorbés dans cet être collectif avaient cessé de s’appartenir, et, troupeau facile à mener, suivaient les hommes d’action.

Quand les quartiers du centre furent atteints et traversés par la population des faubourgs, de onze heures à midi, ils s’ébranlèrent à leur tour, et suivirent. Mais ici, à l’égrènement continu des promeneurs isolés, aux formations capricieuses des petits groupes et des bandes, s’ajoutaient les mouvemens plus réguliers des gardes nationaux. Les uns s’avançaient tassés en masse confuse, sans garder de rangs ni observer de silence ; d’autres s’étaient formés en bataillons, marchaient avec leurs officiers, mais sans armes, pour marquer que cette manifestation était pacifique ; d’autres enfin se dirigeaient, tambours battans et baïonnette au canon vers le rendez-vous commun.

Le Palais-Bourbon, vers lequel affluait de toutes parts la foule, se défend de lui-même sur trois côtés. Au Sud, sa vaste cour d’honneur est fermée par un haut portail que deux galeries symétriques, closes de barreaux à l’épreuve, relient à deux pavillons massifs et élevés de trois étages. L’un de ces pavillons forme l’angle de la place et de la rue de Bourgogne, et sur cette rue se continue jusqu’au quai par une longue et haute construction que perce une seule porte de service : ainsi est protégée la face Est. L’autre pavillon se soude, rue de l’Université, aux annexes de la Présidence, et celles-ci au ministère des Affaires étrangères ; et ainsi se prolonge au Sud, jusqu’à l’esplanade des Invalides, une muraille continue, trouée de rares portes, qu’il suffît de fermer pour rendre ce côté inaccessible. A l’Ouest, la façade des Affaires étrangères qui donne sur l’Esplanade, couvre au loin la Chambre contre l’approche de la foule.

Au Nord est la faiblesse de la position. Les jardins et les cours, qui de ce côté s’étendent au-devant des trois palais et donnent accès de l’un à l’autre, sont séparés du quai d’Orsay par des grilles dormantes dans lesquelles des grilles mobiles font l’office de portes : de l’Esplanade à la rue de Bourgogne l’escalade est partout facile. Derrière la grille du Palais-Bourbon s’élève l’escalier de larges gradins qui donne accès, en face du pont de la Concorde, au péristyle du palais et sert de base à la colonnade. Du péristyle cinq grandes portes-fenêtres ouvrent passage dans des salles et des couloirs qui communiquent avec les tribunes. A l’angle droit du grand escalier, une petite cour s’étend de plain-pied avec le quai, jusqu’à une porte dite de la Rotonde, entrée habituelle des députés et du public. A l’angle gauche du grand escalier, une petite terrasse, bordée jusqu’à la rue de Bourgogne par un bas mur, conduit aux portes-fenêtres de la buvette. Là les chemins s’ouvraient nombreux à l’invasion. Aussi le meilleur moyen de protéger le Corps législatif avait-il toujours paru d’interdire de ce côté ses abords. En barrant le quai, de l’Esplanade à la rue de Bourgogne, et le pont de la Concorde du côté de la place, on gardait tout, sans avoir besoin de défendre que trois passages étroits, et l’on maintenait libres, sur le quai et le pont, d’assez vastes espaces pour que, s’il le fallait, des troupes pussent se masser et la cavalerie prendre l’élan de ses charges.

Le 4 septembre, la sûreté de la Chambre était confiée à deux bataillons de garde nationale, quinze cents hommes ; deux bataillons de ligne, quatorze cents ; deux bataillons et trois escadrons de gendarmerie, quinze cents ; un bataillon et un escadron de garde municipale, huit cents, et un millier de sergens de ville, soit au total sept mille hommes. Parmi eux, la moitié à peine, les gendarmes, les gardes municipaux et les sergens de ville étaient solides.

La gendarmerie, qui arriva la première vers dix heures, barra les voies d’accès à distance de la Chambre. Le quai d’Orsay fut interdit depuis le pont de Solférino jusqu’à l’esplanade des Invalides ; le pont de la Concorde, barré à l’extrémité qui donne sur la place ; la rue de l’Université et la rue de Bourgogne interdites aux abords du Palais ; la place du Palais-Bourbon, occupée par deux escadrons de gendarmerie. Telles étaient les lignes extérieures de défense.

Les sergens de ville furent postés avec les gendarmes partout où les voies étaient interdites : deux fractions les plus fortes, de deux et de trois cents hommes, prirent place l’une sur le pont de la Concorde, derrière la ligne des gendarmes à cheval, l’autre en face du pont, adossée à la grille du Corps législatif. La garde municipale à pied fut placée derrière cette même grille. Un escadron de garde municipale à cheval fut massé sur le quai, entre la grille et le pont, près la rue de Bourgogne. Vis-à-vis la cour de la Rotonde, un bataillon de ligne fut établi de même, les deux troupes se faisant face au débouché du pont, et prêtes à se rabattre sur lui.

Enfin l’autre bataillon de ligne était dans le jardin de la présidence, et des deux bataillons de garde nationale, l’un, de piquet, avait formé des faisceaux dans la cour d’honneur qui donne sur la place du Palais-Bourbon, l’autre, de garde, fournissait les postes intérieurs.

Ces troupes avaient été placées d’autant plus loin du peuple qu’elles offraient moins de solidité. Seuls les sergens de ville et les gendarmes étaient en contact avec la foule et préparés à la défense directe du pont. Telle était la digue contre laquelle, vers midi, la foule qui commençait à affluer sur la place de la Concorde vint buter et s’arrêta.

Avant la foule, les députés étaient arrivés au Palais-Bourbon. Impatiens de savoir quelles résolutions le gouvernement avait prises dans son conseil du matin, ils se pressaient dans les couloirs dès onze heures. On apprit que M. Schneider et M. Brame s’étaient faits les défenseurs énergiques de la transaction imaginée par M. Buffet ; le conseil avait refusé de l’adopter. Ils avaient demandé qu’au moins on ne la repoussât pas avant d’avoir entendu son auteur ; le conseil n’avait pas consenti même à discuter. Le conseil pourtant n’était pas demeuré dans ses résolutions de la veille. Pour se rendre plus fort contre l’émeute, il s’était résolu à satisfaire la Chambre ; et, renonçant à maintenir à la fois la régence et le cabinet, il sacrifiait celui-ci pour sauver l’autorité de l’impératrice et du premier ministre. Il allait présenter le projet de loi que voici :

Art. 1er. Un Conseil de régence est constitué. Ce Conseil est composé de cinq membres. Chaque membre de ce Conseil est nommé à la majorité absolue par le Corps législatif. — Art. 2. Les ministres sont nommés sous le contre-seing des membres de ce Conseil. — Art. 3. Le général comte de Palikao est nommé lieutenant général de la régence.

Les gouvernemens qui sombrent commettent toujours la même erreur : ils restent en retard d’une idée sur l’opinion à laquelle ils croient céder. Quand ils acceptent ses exigences de la veille, ils ne se rendent pas compte que leur immobilité même a précipité sa marche ; ils ne donnent que ce qu’ils avaient refusé, et leur offre vaine est déjà couverte par de plus fortes, aux rapides enchères des révolutions.

Parce qu’un partage du pouvoir avec la régence était, à la veille de Sedan, tout le vœu de la Chambre, la régence croyait satisfaire la Chambre en acceptant ce partage au lendemain de Sedan. Or il ne s’agissait plus pour le Corps législatif de s’associer à elle, mais de la remplacer. Le partage qu’elle offrait d’ailleurs au Parlement n’était pas net, et rarement combinaison fut plus incohérente. En apparence, la Chambre obtenait, par la nomination des ministres, la primauté. Mais un homme demeurait indépendant d’elle, ne tenait pas d’elle son titre, elle ne pouvait le révoquer. C’était donc un conflit qui se cachait dans cette constitution, et Montauban, chef du pouvoir exécutif, avait toutes les chances de vaincre ou de lasser le Conseil. En réalité, c’était un amoindrissement de la prérogative parlementaire qui était proposé à la Chambre. L’essence du régime parlementaire est que tous les détenteurs du pouvoir exécutif soient, le souverain excepté, révocables au gré du pouvoir législatif : or la mesure imaginée consolidait le chef du cabinet dissous, le principal agent de nos désastres, l’homme de la régence, le plaçait au-dessus des ministres et créait pour lui un pouvoir irrévocable dans sa durée et indéfini dans ses attributions, c’est-à-dire une dictature.

L’insuffisance de ces mesures, le péril de ces conflits, et jusqu’au ridicule du titre archaïque dont était affublé le principal personnage de la combinaison nouvelle, tout frappa aussitôt les députés. Le désappointement fut soudain, universel, irrité. Montauban en reçut le choc lorsqu’il parut dans les couloirs, où il s’était rendu pour préparer les esprits. Les hommes les plus dévoués à l’empire, s’adressant au général d’un ton qu’il ne connaissait pas et qu’ils prenaient trop tard, parlèrent d’aveuglement. Décontenancé malgré son assurance, il objecta la volonté et les droits de l’impératrice.

Puisque tout dépendait de l’impératrice, les esprits se trouvaient naturellement ramenés à la proposition de M. Buffet. Il se fit autour de celui-ci un concours de députés conservateurs. Ils le prièrent de se rendre aussitôt aux Tuileries, ajoutant qu’il ne s’agissait plus de discrétion, mais de salut, et que, s’il se refusait à porter la vérité où il la fallait faire entendre, il serait responsable des suites. Un appel à la conscience était l’argument le plus décisif qu’on pût faire à M. Buffet. Il demanda à ses amis MM. Daru, de Talhouet et quelques autres de l’accompagner, et vers midi ils partirent pour les Tuileries.

L’impératrice les reçut et écouta M. Buffet avec calme, mais avec le calme d’une résolution prise et qu’elle expliqua dans sa première réponse.

Chargée d’un dépôt dont elle devait compte à l’empereur et à son fils, elle n’avait pas le droit de s’en dessaisir. Et, découvrant à ceux qui venaient lui apporter leur pensée le fond de la sienne, elle ajouta que, soit pour la guerre à poursuivre, soit pour la paix à négocier, son concours restait utile, et que le plus sage serait de se serrer autour du gouvernement et d’opposer au moins à nos maux notre concorde.

M. Buffet lui répondit avec émotion que cette confiance en la régente eût été une force ; mais il avait le devoir de dire qu’elle ne survivait ni dans le pays, ni même dans la Chambre. La seule question désormais posée était de savoir si le gouvernement nouveau serait fait par le Corps législatif ou par l’émeute.

M. Daru ajouta que la plupart des députés, liés par leur serment, ne se sentaient pas le droit de prendre la mesure indispensable, de saisir le pouvoir au nom de la Chambre. S’ils n’étaient pas dégagés de ce scrupule, l’émeute selon toute apparence, allait donner le gouvernement aux ennemis les plus violons de l’empire et de l’ordre. Si, par peur de cette extrémité, le Corps législatif se résolvait à abandonner la dynastie, ce serait une condamnation de l’empire et d’autant plus grave qu’elle aurait été prononcée par ses amis.

C’était la première fois que les faits étaient révélés à l’impératrice par des hommes résolus à ne respecter que son malheur et la vérité. Il y a dans le dévouement sincère un accent auquel il se fait reconnaître, même quand il blesse. L’impératrice apprenait aussi durant l’entrevue, par des dépêches successives envoyées par le préfet de police, et qu’elle tendait ouvertes ci ses interlocuteurs, l’agitation de Paris. Sans doute elle ne se laissa pas convaincre. Qui est jamais disposé à se croire inutile ? nuisible ? Mais elle comprit que la défiance, même injuste, quand elle est générale, dépossède le pouvoir. Elle sut trouver l’attitude qui convenait à son sexe et à sa situation. Elle ne se sentait pas en état de juger seule ce que les événemens commandaient, elle ne voulut pas rompre seule les projets concertés avec son conseil et, en l’absence de Montauban, le déposséder du rôle qu’elle lui avait offert. Mais elle voulut que, si le cabinet et Montauban, placés en face de la Chambre et de la foule, jugeaient le sacrifice de ses droits nécessaire, ils ne fussent pas paralysés par la crainte de son opposition. « Je vous autorise, dit-elle aux députés, à retourner au Corps législatif et à dire au général de Palikao et à ses collègues que je m’en rapporte complètement à eux ; qu’ils sont libres de prendre la décision la plus conforme aux intérêts du pays ; que j’y adhérerai. »

Dans cette entrevue, chacun avait fait son devoir. M. Buffet et ses amis avaient eu le courage le plus difficile à des hommes de cœur : celui d’enlever les dernières illusions à une grande infortune, de frapper une femme, de sacrifier toute sensibilité à l’intérêt public. L’impératrice avait su se sacrifier elle-même, et, au moment où allait finir son règne, montrer qu’elle n’était pas indigne du trône, sinon par la manière dont elle l’avait occupé, du moins par la manière dont elle savait en descendre.

L’entrevue ne devait pas avoir d’autres résultats. Il avait fallu à la députation, pour parvenir aux Tuileries, décider l’impératrice, et regagner le Palais-Bourbon, où elle arriva à une heure trois quarts, plus de temps que la patience des hommes n’en accordait désormais à l’empire. A mesure que l’heure avançait sans ramener la députation, l’impatience d’en finir grandissait parmi les membres de la Chambre, et bientôt leur rendit nécessaire une autre solution à la place de celle qu’ils cessaient d’espérer.

C’est alors qu’entre le projet de la gauche et celui du gouvernement, seuls en présence, M. Thiers glissa sa proposition. Sans statuer en droit contre l’empire, et prononcer, comme la gauche, une déchéance solennelle, au nom d’une nécessité de fait, il invitait la Chambre à combler par une mesure provisoire le vide de l’autorité. Le projet était ainsi conçu :


Vu la vacance du pouvoir, la Chambre nomme une commission de gouvernement et de défense nationale. Une Constituante sera convoquée dès que les circonstances le permettront.


Nombre de députés dans la majorité déclarèrent à M. Thiers qu’ils reconnaissaient la sagesse de la mesure, que seulement ils répugnaient à déclarer la vacance du pouvoir, car c’était nier le droit impérial : ils demandaient une rédaction plus adoucie, prêts à accorder la chose pourvu qu’on leur épargnât le mot. M. Thiers proposa de remplacer « vu la vacance du pouvoir, » par « Vu les circonstances » et ainsi calma les scrupules des centres. Il consulta sur la variante les dispositions de la gauche, qui se trouvait réunie dans un bureau. Celle-ci répondit qu’après avoir satisfait à ses principes en votant la proposition de déchéance, elle se rallierait, sans regarder aux termes, à la proposition de M. Thiers.

Bientôt la majorité parut acquise. Les serviteurs clairvoyans de la dynastie ne se dissimulaient pas que tomber sous les coups de M. Thiers était pour elle le pire destin. Ils tentèrent donc un dernier effort auprès de Montauban, pour que, la défaite n’étant plus douteuse, il la prévint en remettant à la Chambre tous les pouvoirs. Enfin convaincu, Montauban abandonna la régence. Mais s’il s’était montré tenace dans sa volonté de secourir Bazaine, il ne l’était pas moins dans sa volonté de conquérir ce rang insolite que lui avait montré la fortune dans l’infortune de la France. Il changea le conseil de régence en « conseil de défense et de gouvernement » et maintint sa lieutenance générale. Il ne réfléchit même pas que si, en face du droit parlementaire, une place et des garanties exceptionnelles avaient pu être réservées au représentant de la souveraine, au gardien du droit impérial, cette fonction perdait toute raison d’être au moment où disparaissait la régence.

Il était une heure vingt minutes, la foule grossissait, M. Schneider ouvrit la séance.

Elle débuta par une attaque violente de l’opposition. Le matin du 4, le général Trochu n’avait pas manqué de dénoncer dans ses entretiens les procédés employés contre lui par la régence et l’interdit où il se trouvait placé. Ses plaintes étaient la justification de son inertie. L’usurpation de Montauban sur les attributs du gouverneur, les dispositions militaires prises par le ministre, l’ordre de contenir rigoureusement la foule, qu’il avait donné dans les couloirs, que plusieurs députés avaient entendu et qu’ils jugeaient une provocation, portaient une partie de la gauche à croire que les troupes menaçaient la liberté du Parlement et qu’il fallait d’abord se défendre contre ce danger.

C’est pourquoi M. de Kératry, se plaignant que la Chambre fût entourée non par la garde nationale, mais par des gardes de Paris et des sergens de ville, accusa le ministre d’avoir donné des ordres contraires à ceux du général Trochu et « forfait à ses devoirs. »

La majorité de la Chambre avait, en tout temps, plus peur des révolutions que des coups d’État ; elle ne se sentait, sur l’heure, menacée que par l’envahissement populaire. Rappeler que le ministre avait pris de sérieuses mesures contre l’émeute, c’était le servir. Seul pouvait être dangereux pour lui, devant les députés, le bruit de son désaccord avec Trochu. Montauban commença par nier cette mésintelligence ; sa distinction entre les pouvoirs du gouverneur, chargé uniquement de la défense de l’enceinte contre l’ennemi, et les pouvoirs du ministre, maître, pour tout le reste, des troupes et de leurs mouvemens, servit là comme la veille avec Soumain et persuada mieux l’incompétence du Parlement. Il affirma à deux reprises que ce partage d’attributions était consenti par Trochu. Puis, poussant avec habileté sa pointe, à M. de Kératry qui déclarait avoir « parlé au nom de l’opposition », il répondit ne pas connaître dans la Chambre « l’opposition, mais seulement des députés » ; aux cris : « La garde nationale ! » il riposta que « l’armée aussi était une troupe nationale », et attaquant à son tour la gauche : « Messieurs, de quoi vous plaignez-vous ? que je vous fais la mariée trop belle ? (Exclamations et réclamations à gauche.) Comment ! messieurs, je mets autour du Corps législatif un nombre de troupes suffisant pour assurer parfaitement la liberté de la discussion, et vous vous en plaignez ! Si je n’en mettais pas, vous vous plaindriez que je livre le Corps législatif à des pressions extérieures. » (Très bien ! très bien ! au centre. Rumeurs à gauche.) Après quoi, désireux d’attacher aussitôt à ce premier succès le succès essentiel, il lut sa proposition à la Chambre. Cela suffit pour faire perdre à Montauban tout ce qu’il avait gagné. Le projet parut à tous, amis ou ennemis de l’empire, une épave à laquelle ne se cramponnait plus que l’ambition d’un homme. L’accueil de l’Assemblée dit d’avance quel serait son vote. M. Thiers profita de ces dispositions pour déposer à son tour son projet, qui était signé par quarante-huit députés de tous les partis modérés. La lecture en fut écoutée avec une faveur générale. Il fut convenu que les trois propositions du Gouvernement, de M. Thiers, et de Jules Favre seraient examinées ensemble par une seule commission, et la Chambre suspendit à deux heures moins vingt minutes, la séance, pour élire dans les bureaux les commissaires et attendre leur rapport.

C’est à ce moment que M. Buffet et ses amis rentraient au Palais-Bourbon. Il était trop tard pour obtenir du ministère qu’il changeât sa proposition, et la nouvelle, aussitôt répandue, des dispositions où était l’impératrice, ne fit que donner plus de chances au projet de Thiers. Dans presque tous les bureaux la discussion fut courte, les élus furent les membres des centres qui avaient signé le projet, et un républicain qui s’y était rallié, M. Jules Simon. À ce moment la transmission régulière du pouvoir semblait certaine. Mais dans un ou deux bureaux, quelques bonapartistes mirent leur honneur à protester contre ce qu’ils savaient nécessaire. Et ce verbiage de dévouement, qui ne pouvait sauver l’Empire, allait perdre le Corps législatif.


V

Toute défense des Assemblées contre la foule est soumise à une nécessité qui est une faiblesse : on ne peut interdire leur accès à tout le monde. Il faut laisser passage aux députés, aux journalistes, aux porteurs de billets, au personnel de toute sorte qui est préposé aux divers services d’une Chambre. Ainsi la vie parlementaire attire à elle, et jusque dans l’enceinte qu’il faut préserver de l’invasion, des groupes nombreux. Les ordres qui barrent le chemin à la foule doivent respecter ces privilèges, céder à ces exceptions : de là un premier embarras pour les troupes, obligées d’interpréter, alors qu’elles sont habituées à exécuter des consignes simples et absolues. L’interprétation étend les privilèges, le temps manque pour exiger de chacun la preuve du titre qu’il se donne en réclamant passage, l’audace impose, la ruse se glisse, les lignes avancées de police ou de soldats ne se montrent pas trop rigoureuses, songeant que, si elles refusent accès à qui a droit, les conséquences seront fâcheuses pour elles, et que, si elles laissent passer un intrus, il sera arrêté aux portes du palais. Aux portes du palais, les gardiens qui appartiennent à l’Assemblée interprètent plus largement encore. L’esprit du monde où ils vivent et qu’ils servent les a pénétrés. Ils savent par une expérience de tous les jours que les règles cèdent aux influences, là, les huissiers mêmes sont des parlementaires, connaissent les parens et les familiers des députés, sur l’invitation de ceux-ci entr’ouvrent les issues interdites, et, tout comme les ministres, ont des complaisances particulières pour l’opposition.

C’est ainsi que, le 4 septembre, derrière les digues, avait déjà, au moment où s’ouvrit la séance, filtré par quelques fuites et goutte à goutte un premier flot humain ; il remplissait les tribunes et débordait dans les salles des pas-perdus ; en nombre étaient des hommes d’opposition monarchique ou républicaine, journalistes, meneurs, anciens députés et victimes du 2 Décembre.

La sûreté des Assemblées est soumise à une seconde condition qui est une faiblesse : leur défense appartient à plusieurs autorités. Le pouvoir militaire commande autour de la place à couvrir, pas dans la place même : là, le président de la Chambre et les questeurs ont seuls qualité pour ouvrir ou refuser aux troupes l’accès du palais, y ordonner leur place et leurs mouvemens. Ces droits sont établis pour assurer l’indépendance du pouvoir législatif contre les entreprises du pouvoir exécutif. Mais il faut que le chef militaire se concerte et se tienne en accord, au centre de son action, avec une autorité délibérante et multiple, parfois qu’aux instans où il a à peine le temps d’agir, il cherche dans les détours d’un palais les arbitres de ses résolutions et forme lui-même ses projets, assailli par les conseils des députés. Cette division de l’autorité est grosse de conflits, de lenteurs, d’hésitations, c’est-à-dire de tout ce qui annule l’autorité elle-même.

Le 4 septembre, la nature des forces employées mettait au comble ce mal. Les sergens de ville et la garde municipale obéissaient au préfet de police ; la garde nationale au ministre de l’intérieur ; la gendarmerie et la ligne, au ministre de la guerre. Sans doute, en vertu de la loi sur l’état de siège, l’autorité militaire concentrait tous les pouvoirs. Mais cette loi n’avait pas changé les habitudes. L’autorité militaire, par un dédain réfléchi, ne voulait pas diriger les gardes nationales et, en leur donnant des ordres, les élever à la dignité d’un corps combattant : elle abandonnait à leur état-major particulier la liberté d’envoyer ou non, autour de la Chambre leurs légions inoffensives. Par une répulsion d’un autre genre, l’autorité militaire s’abstenait plus encore de tout contact avec la police et laissait le préfet maître de donner à ses détachemens l’importance, les emplacemens, et les instructions qu’il voulait.

Le général de Caussade, chargé par Montauban de protéger le Corps législatif, était un divisionnaire habitué à la vie sédentaire et tout administrative qu’on menait alors dans les hauts grades, fatigué de corps, passif de volonté, et pénétré de cette crainte superstitieuse que le pouvoir civil, quand ils ne le méprisent pas, inspire parfois aux hommes d’épée. Dans le Palais, il demanda aux questeurs leurs instructions ; au dehors, il laissa les troupes s’établir à leur gré et se contenta de placer ses deux bataillons d’infanterie. Inconnu à toutes les troupes dont il devenait le chef nominal, il n’en connaissait aucune, pas même celles qui relevaient directement de la Guerre. La gendarmerie arrivait de la banlieue, les deux bataillons de ligne étaient composés de recrues qui ne savaient pas même le maniement des armes. Non seulement il ignorait ce qu’il pouvait attendre de ces forces, il ignorait quel effort il avait à leur demander. Si le ministre lui avait recommandé une contenance énergique, les questeurs et les députés lui avaient conseillé d’éviter toute provocation, et il croyait savoir que l’impératrice ne voulait pas de sang. Hors de lui comme en lui, tout empêchait donc que, par la netteté des ordres, par la résolution de l’attitude, par la familiarité avec les soldats, il rattachât à lui ces forces d’origine diverse, leur soufflant une âme commune. Si l’heure devenait critique, chaque troupe, livrée à ses chefs immédiats et à elle-même, serait au-dessous d’elle-même, parce que l’absence de chef est déjà un commencement de défaite. La lutte contre l’émeute avait été préparée comme la guerre contre l’étranger.

Le premier trouble fut porté dans les lignes de défense par la garde nationale. Ses deux bataillons de service étaient déjà à leur poste lorsque, vers une heure, un autre bataillon, en armes, le 6e, traversant la place de la Concorde, se présenta à la tête du pont. Comme le général de Caussade n’avait pas fixé et ignorait le nombre de bataillons à fournir par l’état-major de la garde nationale, le général supposa que cette troupe était de service et la laissa pénétrer. C’était un bataillon de la Chaussée-d’Antin, conservateur, et qui, en effet, venait par ordre renforcer les deux autres. Il s’engagea sur le pont, et s’y massa entre les gendarmes qu’il avait dépassés et les sergens de ville qu’il poussa devant lui pour se faire place. Au même moment se présentait un autre bataillon, le 19e, républicain. Celui-ci, relevé de garde au Luxembourg, de sa propre autorité venait, en armes et par compagnies, pour manifester. Le général ne connaissait pas plus les intentions du 19e bataillon que les ordres du 6e, celui-là comme l’autre obtint accès, quelques compagnies dans la cour, les autres sur le pont, derrière le bataillon de la Chaussée-d’Antin.

Partout où la garde nationale se rend, une partie de son effectif rejoint en retard et à l’état d’isolés. Quand les traînards des bataillons entrés, régulièrement ou non, dans les lignes, se présentèrent, ils obtinrent l’autorisation de rejoindre leurs compagnies. Ce fut pour les hommes en uniforme qui étaient dans la foule un prétexte d’approche aussitôt saisi. En se prétendant aussi de service, les plus hardis commencèrent à obtenir passage. Quand ils devinrent trop nombreux, on s’avisa de la ruse et, pour la déjouer, on ne laissa plus pénétrer que les hommes en armes. Ce que voyant, beaucoup de spectateurs allèrent chercher leurs fusils et à leur tour obtinrent entrée. Alors enfin l’on songea à faire reconnaître les arrivans par des gradés des bataillons établis, et l’on empêcha d’avancer vers le Palais les gardes qui avaient pénétré sans droit sur le pont. Mais on ne pouvait plus les rejeter dans la foule : si les lignes s’étaient ouvertes, c’est la foule qui eût envahi. Il resta donc, entre les gendarmes et le bataillon de la Chaussée-d’Antin qui fut poussé jusqu’au milieu du pont, une masse considérable d’hommes avec ou sans armes, tous en uniforme ou en képi, tous parvenus là sans autre droit que leur volonté d’y être, tous adversaires de l’empire.

A peine installés, ils commencèrent à se plaindre que la garde immédiate de l’Assemblée fût confiée à la police, qu’on vit seulement le long des grilles l’uniforme des gardes municipaux et des sergens de ville ; ils réclamaient à haute voix cette place pour la garde nationale, ils criaient que ce poste aurait dû être donné au bataillon massé devant eux, et inutile sur le pont. Flatté du rôle qu’on lui offrait, le bataillon de la Chaussée-d’Antin partagea bientôt les mêmes désirs. Ils furent transmis du pont au Palais par des billets nombreux : gardes et manifestans avaient sur les députés de la Seine les droits de l’électeur sur l’élu. Quand la séance fut suspendue, quelques députés de la gauche vinrent sur le pont pour interroger de vive voix l’opinion, et, selon la coutume, les plus ardens répondirent pour tout le monde. Les députés rapportèrent ces sommations à d’autres de leurs collègues : soit crainte sincère d’un conflit et espoir loyal de l’éviter par une concession, soit dessein de tenir la Chambre sous la pointe émoussée des baïonnettes intelligentes, plusieurs membres de la gauche entourèrent le général de Caussade et lui représentèrent que la vue des sergens de ville exaspérait la foule et même le 6e bataillon de garde nationale, résolu pourtant à protéger la Chambre. Ils affirmaient que le général apaiserait et sauverait tout s’il faisait disparaître cette cause de discorde et montrait à la foule la garde nationale autour de l’Assemblée.

Le général se laissa convaincre. Il donna l’ordre aux sergens de ville de se retirer. En vain les commissaires de police tentèrent d’énergiques représentations. Les autorités sans équilibre compensent leur faiblesse envers les uns par leur rudesse envers les autres. Le général répondit qu’il ne s’agissait pas de discuter mais d’obéir. Les sergens de ville qui étaient en bataille le long de la grille, ceux qui étaient sur le pont, devant la garde nationale, partirent avec les officiers de paix et les commissaires. Aussitôt le G** bataillon les remplaça près des grilles, et lui-même démasqua la masse des manifestans en uniforme qui derrière lui couvrait la moitié du pont.

Cependant, les habitués des tribunes, journalistes et politiciens, s’étaient, dès la suspension de la séance, répandus dans le Palais. La curiosité prit quelques-uns d’abord de voir ce que faisait la foule. Les couloirs qui desservaient les tribunes, étaient à hauteur du péristyle de la colonnade qui précède le Palais en face le pont de la Concorde et presque aussitôt ce péristyle se couvrit de spectateurs. Voici ce qu’ils avaient sous les yeux. Partout, couvrant la place, la foule, qui déjà remplissait tout et cependant arrivait toujours. Dans cette mer d’hommes, venaient se déverser d’un mouvement continu, à droite, par la rue de Rivoli et les quais, à gauche, par toutes les voies des Champs-Elysées, des fleuves secondaires, tandis que, en face, visible depuis la Madeleine, et s’avançant à pleins bords entre les façades de la rue Royale, le fleuve principal jetait son flot intarissable dans l’immensité de la place. Ces fleuves continuaient encore leur cours ralenti dans cette multitude, et tous ces mouvemens convergeaient vers un même point, et chacune de ces vagues humaines ajoutait sa poussée à cette force qui se cherchait une issue par le pont de la Concorde. Pour s’opposer à cette masse formidable, à la tête du pont, cinquante gendarmes ; les forces de la résistance déjà pénétrées, par un millier de gardes nationaux qui, face au Palais, occupaient la moitié du pont ; tandis que les sergens de ville se repliaient vers la Préfecture par la rive gauche, et que leurs dernières files disparaissaient derrière les maisons du quai d’Orsay. Il y avait une telle disproportion entre la puissance visible de la foule et celle de la défense, que les républicains placés sur le péristyle, subitement saisis par l’espoir et par le courage du succès, levèrent leurs chapeaux, agitèrent leurs mouchoirs, et par leurs cris et leurs gestes invitèrent la foule à avancer. La masse d’hommes immobiles jusque-là sur le pont, si elle n’entendit pas les paroles vit les gestes, et s’ébranla d’un premier et insensible mouvement. Aussitôt l’officier qui, à la tête des gardes municipaux à cheval se tenait sur le quai près du pont, fit converser ses deux premiers pelotons, et le pont se trouva barré de leur double ligne. Cela suffit d’abord à arrêter les manifestans. Pour ceux de la colonnade, un questeur et un commissaire de police les firent rentrer sans plus de résistance dans le Palais. Mais commissaire et questeur à peine partis, les mêmes personnes qui occupaient le péristyle y revinrent et recommencèrent leurs appels. De nouveau excités, les manifestans du pont reprirent leur marche. Les gardes de Paris se portèrent au trot à la rencontre et ce fut sur ce petit espace, entre ces faibles troupes, en cet instant, que se décida le sort de la journée et de la France. Les spectateurs mêmes du péristyle en eurent le sentiment, et un grand silence se fit quand ils virent cette partie du pont jusque-là vide, qui tenait séparées la loi et l’émeute, et qui se détachait blanche sur le fleuve, entre la masse noire des gardes nationaux et la cavalerie municipale, se rétrécir sous la marche opposée des deux troupes.

Autant celle des gardes municipaux sembla d’abord décidée, autant celle des gardes nationaux fut d’abord hésitante. La vieille peur de l’Empire durait encore, et les premiers rangs ne s’avançaient que poussés par les derniers. Mais la multitude qui de la rive droite voyait les deux partis s’avancer l’un vers l’autre éclata en un cri formidable ; il apporta le courage aux manifestans : ceux-ci marchèrent d’un pas de plus en plus résolu, tandis que se ralentissait l’allure des gardes municipaux. Du trot ils passèrent au pas ; au moment où les deux troupes allaient se choquer, l’officier s’arrêta, mit son sabre au fourreau et tourna bride : les deux pelotons firent volte-face et, se repliant à gauche sur le reste de l’escadron, dégagèrent la voie. Il était deux heures.

Devinant les suites de sa confiance, le général de Caussade, l’épée à la main, voulut entraîner le bataillon de ligne qui était massé face aux gardes municipaux, et fermer le chemin aux manifestans qui déjà s’avançaient vers les grilles. Mais arrivé sur le flanc de cette colonne, le bataillon ne pouvait la rompre sans se servir des baïonnettes, et elles se relevèrent d’elles-mêmes. Et la foule passa entre les gardes municipaux et les soldats d’infanterie qui semblaient faire la haie devant la révolution. Car ce n’était plus seulement le millier de manifestans qui se précipitait d’une allure de plus en plus emportée, c’était la multitude elle-même. Quand elle avait vu devant elle les gardes nationaux en marche lui faire place, elle s’était, attirée par ce vide, jetée sur le pont, d’un élan subit. Les gendarmes avaient été traversés. Cette masse vint, d’un seul bloc, battre les grilles du Palais. Le bataillon de garde nationale, chargé de les défendre, montra qu’il était composé de modérés, en ne tentant même pas une résistance d’ailleurs vaine. Les gens de service furent sommés d’ouvrir les grilles, déjà- elles étaient franchies. Les statues des quatre grands hommes, au piédestal desquelles s’appuie la grille, et qui semblent veiller sur la majesté parlementaire, servirent à l’escalade ; les grilles furent ouvertes et l’invasion se précipita.

Elle se divisa en deux courans, les uns coururent rejoindre sur le péristyle ceux qui les avaient appelés et les marches en un instant furent aussi couvertes de monde que la place. Du péristyle ces envahisseurs pénétrèrent sans obstacle dans les tribunes, qui furent envahies les premières. Des hommes de toute condition, de tout costume, les remplirent, représentans des deux opinions qui avaient rassemblé chacune son armée autour de la Chambre et que l’invasion venait d’y pousser confondues.

L’autre flot de foule qui, pour pénétrer par le rez-de-chaussée, avait été droit à la porte de la Rotonde fut un instant arrêté, — le temps de briser, à coups de crosse, des portes de glaces, — et l’invasion fut maîtresse dans le bas comme dans le haut du palais. Elle remplit tous les espaces qui s’ouvrent devant elle, déborde dans la cour d’honneur, le jardin de la présidence, se presse dans les bureaux, où les députés sont encore, et ne s’arrête qu’au moment où elle se fait obstacle à elle-même, la masse de ceux qui remplissent le palais ne pouvant plus être pénétrée.

Seule la salle des séances, que les huissiers et les factionnaires ont protégée avec plus d’énergie, est respectée encore ; enfin la foule y pénètre aussi.

La gauche parlementaire a trop vaincu ; c’est elle qui, par la garde nationale, a ouvert la route à l’envahissement, et l’envahissement empêche le Corps législatif de proclamer le pouvoir qu’il est tout prêt à établir. C’est à la gauche parlementaire, seule autorité qui ait crédit sur la majorité des envahisseurs, à obtenir que la salle des séances soit respectée. Elle s’y emploie : chacun des députés de Paris s’efforce de décider la foule à ne pas envahir la salle ou à la vider. On renonce à faire déguerpir les occupans des tribunes ; il suffira qu’on rende libres les places réservées aux législateurs. Mais dans cette foule mouvante, ceux qui deviennent dociles sont remplacés par d’autres, l’on s’épuise à convaincre toujours de nouveaux venus, le temps s’écoule. Enfin on est parvenu à refouler vers les portes les envahisseurs de l’hémicycle : le président Schneider profite de ce succès pour reprendre la séance à deux heures vingt minutes.

M. Gambetta possède à cette heure plus que personne ce qui assure l’autorité sur les foules, la notoriété et une forte voix. S’adressant aux spectateurs, il dit que la gauche s’est engagée vis-à-vis de la Chambre à faire respecter la liberté de la délibération et demande que dans chaque tribune un groupe se charge d’assurer l’ordre.

Le public applaudit. Il se fait assez de silence pour que la délibération semble possible. La plus grande partie des députés rentre et reprend séance. Il ne manque plus pour consacrer enfin un gouvernement nouveau que l’adhésion certaine de la Chambre au rapport de la commission.

Mais cette commission ne paraît pas. Son œuvre, si simple qu’elle soit, a été retardée par l’envahissement : au milieu de la foule, les commissaires ont dû, après s’être cherchés eux-mêmes, chercher une place où ils pussent délibérer, fût-ce d’un mot, et constater en quelques lignes leur accord. Cette œuvre n’est pas encore achevée. Pour faire prendre patience aux tribunes, M. Schneider essaie le moyen ordinaire aux assemblées, et veut remplir le vide du temps par le vide des paroles. Il commente l’exhortation de Gambetta, et la délaie dans les avis qu’il y ajoute et qui gâtent tout. Le peuple ne souffre pas les conseils de tout le monde : ces envahisseurs, pour la plupart, ne savaient ni les efforts récens de M. Schneider, ni sa complicité avec leur désir d’un régime nouveau, ils savaient son nom et les grèves du Creuzot ; ils voyaient son grand-cordon, attache éclatante à l’Empire. Pour les uns il était le dignitaire d’un régime condamné, pour les autres le représentant de l’oligarchie capitaliste. Socialistes et révolutionnaires qui tout à l’heure avaient subi malgré eux l’influence pacificatrice de Gambetta sentent l’instant venu d’y échapper. Leurs protestations commencent le bruit, qui aussitôt couvre la voix du président, s’augmente par les efforts de ceux qui réclament à grand cris le silence, et devient tel que Gambetta essaie vainement cette fois de dominer le tumulte, en annonçant l’arrivée de la commission. Les hommes de violence poursuivent leur avantage. Plusieurs ont glissé le long des colonnes qui soutiennent les tribunes et sautent déjà dans la salle. En même temps, la foule qui avait consenti à s’arrêter aux portes, et que le calme de l’assemblée maintenait jusque-là dans le respect, se sent rétablie dans son droit et appelée par le tumulte, dont elle veut sa part. Elle se précipite par toutes les issues, remplit l’enceinte, pousse hors de leurs sièges les députés, couvre la tribune, monte au bureau, et en chasse M. Schneider.

Avec le président, avec l’assemblée elle-même qui s’est évanouie à sa suite, l’espoir d’obtenir par des moyens légaux le changement de pouvoir a disparu. La gauche parlementaire a été vaincue par le parti de la révolution violente. Déjà des orateurs de réunions publiques, des meneurs de groupes sont en nombre autour de la tribune, qu’ils se disputent, et réclament d’abord la déchéance. Ce parti va la prononcer lui-même, c’est-à-dire se désigner comme le successeur, car en droit politique, à l’inverse du droit ordinaire, celui qui tue hérite. Les députés républicains, demeurés seuls sur leurs sièges, voient le danger. Gambetta s’empare de la tribune ; le prestige de son nom, la curiosité que la masse a de l’entendre imposent encore un instant le silence. Au nom des députés républicains, il déclare que « Louis-Napoléon Bonaparte et sa famille ont à jamais cessé de régner sur la France. »

Aussitôt les mêmes voix qui ont réclamé la déchéance s’élèvent : « La République ! Le nouveau gouvernement ! » Déjà des listes circulent. Mais cette besogne est menée par les comparses de la démagogie. Ses véritables chefs ne sont pas là. Jules Favre et Gambetta le constatent ; ils se demandent si ce jeu de petits papiers n’est pas pour retenir à la Chambre la gauche parlementaire, tandis qu’ailleurs le parti révolutionnaire se saisirait du pouvoir réel. La Chambre violée n’est plus qu’un sépulcre vide : c’est à l’Hôtel de Ville que toute révolution sacre ses chefs. Déjà peut-être la démagogie s’y installe. C’est là qu’il est temps de la prévenir ou de la déposséder. Voilà pourquoi Jules Favre répond aux cris de République : « Ce n’est pas ici qu’il la faut proclamer. A l’Hôtel de Ville ! « Une partie des envahisseurs, les plus ardens des deux factions rivales, répète le cri, et se précipite sur les pas de M. Jules Favre et de M. Gambetta qui, le premier par la rive droite, et le second par la rive gauche, marchent déjà vers la place de Grève.


VI

Entre le moment où, sur le pont de la Concorde, l’officier de garde municipale a reculé devant la marche des gardes nationaux, et le moment où la révolution, après avoir dispersé le Corps législatif, sort du Palais Bourbon à la suite de deux députés et à la recherche d’un gouvernement nouveau, il s’est passé une heure.

Dans la Chambre et autour du palais, toutes les forces militaires sont anéanties. Les gardes municipaux et les gendarmes demeurent aux postes où ils ont été placés, mais sans irriter par le moindre obstacle le peuple au milieu duquel ils sont immobiles et comme prisonniers. Les troupes de ligne ont mis la crosse en l’air ; un bataillon a abandonné ses armes dans le jardin de la présidence, les soldats sont mêlés à la foule. Parmi les gardes nationaux chargés de défendre la Chambre, les uns l’ont envahie, les autres, incapables d’en chasser la multitude, restent bloqués par elle dans la cour d’honneur. Et le chef de ces forces détruites, le général de Caussade, est dans la salle des Pas-Perdus, assis, comme écroulé, au pied de la statue de Laocoon.

Hors de la Chambre, aucun effort n’est fait par l’empire pour ressaisir les événemens. Le ministre de la guerre, au début de l’invasion, a essayé de parlementer avec la foule dans la salle des Pas-Perdus ; jeté à bas d’une chaise et quelque peu maltraité, il s’est rendu au ministère, mais ce n’est pas pour y organiser la résistance. Il ne prescrit aucun mouvement aux troupes qui sont encore intactes dans leurs casernes. Une armée humiliée par la guerre extérieure est incapable de défendre par une guerre civile le gouvernement qu’elle accuse de sa honte : voilà ce que les conseillers de la résistance avaient méconnu et qui apparaît tout à coup. La police n’est pas dispersée : les sergens de ville qui n’ont pas quitté la Préfecture ou viennent de s’y replier, comptaient au moins trois à quatre mille hommes. Il n’en faut pas tant pour dégager un palais. Mais cette troupe elle-même, si elle gardait intacte sa force matérielle, a perdu sa confiance. La peur a changé de camp. Le préfet de police brûle de sa main les pièces de son service qu’il ne veut pas laisser au gouvernement nouveau. Le ministre de l’intérieur ne prescrit rien. Les hauts fonctionnaires songent non à résister, mais à se mettre à l’abri. Tout le monde voit la fin du régime béante, et l’empire est moins combattu que déserté.

Un seul homme, revêtu d’une autorité publique, fit, après l’invasion de la Chambre, une tentative pour défendre non l’empire, mais la loi ; c’était l’homme à qui les défiances du gouvernement avaient enlevé tout moyen d’action. A l’heure où le Palais fut forcé, plusieurs personnes coururent chercher Trochu ; la plus autorisée était un des questeurs, le général Lebreton. Bien que la tentative parût vaine à Trochu, par scrupule d’honneur, il promit de se rendre à la Chambre. Mais à peine son honneur avait-il pris cet engagement, sa raison se réveilla pour juger l’inanité de la tentative, et l’exécution ne garda rien de l’élan qui avait décidé la promesse.

C’est par la rive gauche que le général Lebreton était venu et retourna sans difficulté. Trochu monta à cheval et, suivi de plusieurs officiers, prit, en débouchant du Carrousel, le quai de la rive droite. Sur cette rive, la foule était compacte ; le passage d’un état-major eût suffi à la grossir : la vue du général Trochu devait exciter une curiosité et un empressement bien autres. Par suite, il fut entouré, pressé par une population qui, pour le mieux approcher et l’acclamer à son aise, arrêtait sans cesse sa marche. A mesure qu’il avançait vers la place de la Concorde, il se frayait plus malaisément passage ; il mit trois quarts d’heure à parvenir du Louvre au pont de Solférino. Et il continuait cette marche lente vers le devoir inutile, comme pour laisser aux circonstances le temps d’élever un obstacle qui le dispensât de poursuivre. L’obstacle déjà venait à lui. Trochu et le peuple qui l’entourait se trouvèrent arrêtés par une multitude qui, marchant en sens contraire, remplissait toute la largeur du quai. Un homme de haute taille la conduisait. « Général, dit-il, où allez-vous ? — Au Corps législatif, répondit Trochu. — Le Corps législatif a été dispersé par la foule, l’Empire n’existe plus, un gouvernement nouveau va s’installer à l’Hôtel de Ville. Je suis M. Jules Favre. »

Trochu se vit impuissant à fendre cette masse d’hommes un instant arrêtée, qui reprenait déjà sa marche vers l’Hôtel de Ville, et entraînait dans son mouvement la foule attachée tout à l’heure aux pas du général. Il se sentit plus impuissant encore à changer le cours de ces volontés. Sans mot dire, il tourna bride et rentra au Louvre. Une partie de la foule, en passant devant les Tuileries, se souvint qu’il y avait encore une impératrice. Deux compagnies de voltigeurs de la garde seulement, Tune dans le jardin réservé, l’autre dans la cour du Carrousel, gardaient les Tuileries. Leur attitude tint en respect la foule, mais les voix suffisaient pour porter, jusque dans le palais, les cris de déchéance et de république.

Pour l’impératrice la suprême épreuve n’était pas l’arrivée des ennemis, c’était l’absence des fidèles. Déjà autour des Tuileries s’était répandue cette subtile odeur de mort qui s’exhale des maux inguérissables et qui chasse les courtisans. L’impératrice n’avait autour d’elle que sa maison, les serviteurs, elle attendait les amis. Par les vastes galeries, de longtemps trop étroites pour ses partisans, elle en vit venir jusqu’à cinq. Les deux premiers furent l’ambassadeur d’Autriche et le ministre d’Italie. Et ces amis venaient lui dire la même chose que lui criaient ses ennemis : la nécessité de partir.

Sans doute il y avait, dans ce conseil, de l’intérêt pour l’impératrice, mais ce départ était utile à leurs gouvernemens. L’un et l’autre pays avait promis à Napoléon III sous certaines conditions un concours ; des projets avaient été rédigés. Peut-être après Sedan, réduit à une de ces situations où l’on ne ménage rien, l’Empire essaierait-il auprès des deux pays de nouvelles instances et les compromettrait-il plus encore aux yeux de l’Allemagne victorieuse. A l’Italie surtout la durée de l’Empire devenait doublement incommode. Les services qu’il lui avait rendus donnaient à celle-ci, résolue à ne pas se compromettre pour son ancien libérateur, les apparences de l’ingratitude, et l’Empire avait opposé son fameux « Jamais », aux ambitions de l’Italie sur Rome. Que l’empire disparût, tous ces embarras disparaissaient avec lui. Ni l’Autriche ni l’Italie n’avaient négocié avec la République ; la gratitude de l’Italie tombait en déshérence, et les républicains par passion antireligieuse approuveraient la prise de Rome par la maison de Savoie.

En un pareil moment, la souveraine n’avait que le témoignage d’un Autrichien et d’un Italien, au moins fallait-il l’avis d’un Français : elle fit mander le préfet de police. Avant lui arrivèrent MM. Chevreau, Jérôme David, Busson-Billault, et leur contenance disait tout. Ils venaient partager les périls qu’ils ne pouvaient plus écarter de la souveraine. Le préfet de police les suivait de près. Selon lui un plus long séjour pouvait mettre en question la sécurité, peut-être la vie de l’impératrice. Celle-ci ne se résignait pas à la pensée de fuir. Il fallut lui représenter qu’elle risquait aussi la vie de toutes les personnes que le devoir retenait auprès d’elle. Elle partit alors. Si jamais il y eut quelque ressemblance entre elle et Marie-Antoinette, ce fut à cette dernière heure. Comme la reine le 10 août, elle entendait, de la même place, les mêmes clameurs, et quittait les Tuileries pour n’y plus rentrer. Mais la reine avait vu des Français combattre et mourir pour sa cause. L’impératrice disparaissait escortée d’une seule femme, sa lectrice, et de MM. de Metternich et Nigra, deux étrangers. Et, misère des malheurs politiques, à cet instant où elle aurait eu tant besoin d’être plainte et aimée, elle ignorait si les derniers protecteurs de sa fuite songeaient à elle, ou ne servaient que leur pays. Par la salle des États et les galeries du Louvre ils parvinrent à la place Saint-Germain-l’Auxerrois. Un fiacre passait. Les deux femmes y montèrent : ce n’étaient plus que deux femmes, en effet. Il était quatre heures. Le drapeau qui flottait sur le dôme des Tuileries durant le séjour du souverain fut amené. Le droit impérial disparut avec son emblème, sans laisser plus de traces, et sans faire plus de bruit.


VII

L’histoire est longue des infortunes souveraines. La Puissance qui juge les puissances les sait abattre sans se répéter jamais, et d’un geste toujours nouveau fait tomber les couronnes avec ou sans la tête des rois. Mais dans l’infinie variété des fins douloureuses, en est-il de plus cruelles que la chute du second empire ? Nombre de dynasties, sans doute, ont péri avec plus d’éclat et d’une mort plus solennelle, dans l’embrasement des guerres civiles, par le fer des assassinats, sous les coups des exécutions politiques. Ici, ce qui est hors de pair, c’est la multitude et l’humiliation des blessures. L’empire n’a pas été atteint par la hache, il a été passé par les verges, dont chaque coup avilit, dont aucun n’achève.

Reconnaissez l’empereur dont la France et l’Europe ont vu la gloire et célébré le génie. Sa volonté, qui animait tout, s’arrête. Il doit abdiquer le pouvoir militaire. Il tente d’exercer son pouvoir politique. Celui-là aussi lui est disputé par une femme, et la sienne, et ses propres serviteurs lui interdisent les portes de son palais. Après avoir eu plus de droits que nul souverain, il en est plus dépouillé que nul autre : on a honte de lui, on le cache. Il erre, ombre lamentable, autour de tous ses pouvoirs perdus, et trouve un dernier refuge dans l’armée qui, muette, du moins ne l’insulte pas. Et déjà l’impératrice subit à son tour le même sort qu’elle a fait à l’empereur. Elle l’a écarté, on l’écarté elle-même ; et sa place est prise par un corps législatif renommé jusqu’au scandale pour sa soumission. Elle perd le trône comme un mauvais procès, dans des chicanes parlementaires. Ces successeurs auxquels elle n’a plus la force de disputer le pouvoir, sont eux-mêmes si faibles qu’ils sont emportés avant de le saisir, et tandis qu’ils s’attardent à rédiger leur avènement, une bande de gardes nationaux suffit à renverser un Empire qui représentait la puissance des armes.

Les régimes les plus détestables ont eu des partisans fidèles. Après les défaites, après les hontes, il n’est guère de pouvoir qui n’ait gardé des hommes prêts à lui sacrifier leur vie. Où sont les amis de l’Empire dans ce peuple si attaché aux Napoléon ? Toute mémoire des services rendus est abolie, celle des fautes reste seule. Sa chute semble une délivrance universelle. Ceux mêmes qui se sont élevés par lui, et qui tomberont avec lui, ont perdu l’instinct de la conservation. La paralysie de la volonté s’étend du maître aux serviteurs. Ce qui leur reste de pensée et d’énergie est pour hâter la fin du régime. Et cette dynastie ne semble plus reposer sur trois personnes que pour montrer à la fois trois formes de la faiblesse, un empereur prisonnier, une femme en fuite, et un enfant précurseur des siens sur les routes de l’exil.

Car tous s’y retrouvent, et sains et saufs. Leur chair reste intacte dans ce long supplice. Tout est tragique autour d’eux, dans les malheurs publics, rien n’est tragique dans leur sort personnel. Le destin les force à s’évader de l’histoire par de petites portes, dans la sécurité de la vie privée ; il dérobe sous des détails vulgaires la grandeur même de l’infortune, il éloigne d’eux les attentats, les épouvantes, le moindre risque, et aussi les dévouemens, les courages et les regrets, tout ce qui soutient, console, ennoblit les victimes par une espérance ou une fierté. Voilà la rigueur sans égale du destin. Il a refusé à la fois à cette fin le sang et les larmes, les larmes qui, versées par des yeux fidèles, tombent dans l’avenir même, y font pousser la fleur des légendes, préparent par les regrets les retours, et le sang qui ensevelit du moins dans la pourpre les majestés condamnées.


Etienne Lamy.

  1. Voyez la Revue des 1er et 15 janvier.
  2. Dans l’Enquête sur le gouvernement de la Défense nationale, plusieurs membres du Cabinet Montauban ont affirmé n’avoir connu la défaite de Sedan que par une dépêche de l’empereur, le 3 septembre, à cinq heures du soir. Dans la même enquête, M. Thiers a déclaré : 1° qu’un soir, au Conseil de Défense, après minuit, il reçut de M. Jérôme David confidence du désastre ; 2° que le lendemain, à midi, il eut sur ce désastre un entretien avec M. Mérimée, envoyé chez lui par l’impératrice, et quelques heures après, reçut une lettre où M. Mérimée lui disait que l’impératrice « ne renonçait pas à ses conseils » ; 3° que le lendemain de cette visite, le prince de Metternich se présenta chez lui de la même part et pour le même objet. M. Thiers n’a donné la date d’aucun de ces trois jours. C’est pourquoi, sans doute, les rapporteurs de la Commission d’enquête, MM. Saint-Marc Girardin et le comte Daru, ont pensé que la déposition de M. Thiers pouvait se concilier avec celle des ministres, et, sans y regarder de plus près, ils ont accepté, pour établi, que le gouvernement n’avait pas connu le désastre de Sedan avant le soir du 3 septembre.
    Si le désastre de Sedan n’avait été connu de la régence que le 3 à cinq heures du soir, c’est dans la nuit du 3 au 4 que M. Jérôme David aurait fait sa confidence à M. Thiers. Or le 3, dès sept heures du soir, la nouvelle était connue du monde politique, et ce n’est pas à minuit que M. Jérôme David l’aurait révélée comme un secret à un homme toujours informé comme l’était M. Thiers. À cette date et à cette heure, M. Thiers n’a pas pu, comme il le raconte, se promener à pied avec M. Jérôme David sur le pont de Solférino, puisque le 3 au soir il y avait séance de nuit à la Chambre, que tous deux étaient au Corps législatif et que M. Thiers en est sorti après la séance, en voiture et accompagné de M. Jules Favre, pour rentrer chez lui. (Dépositions de M. Thiers et de M. Jules Favre.)
    Si la confidence de M. Jérôme David avait été faite le 3, la visite de M. Mérimée, qui eut lieu le lendemain, aurait été faite le 4. Or le 4 M. Thiers était, avant midi, à la Chambre, et quelques heures après, M. Mérimée ne pouvait demander par lettre à M. Thiers des conseils politiques au nom de la souveraine, qui déjà avait pris le chemin de l’exil.
    Enfin si la visite de M. Mérimée s’était faite le 4, celle du prince de Metternich se serait faite le 5, c’est-à-dire que l’ambassadeur serait venu demander à M. Thiers de soutenir la régence, le lendemain du jour où la République avait été proclamée.
    D’où la conséquence que M. Jérôme David n’a pas eu son entretien avec M. Thiers le 3 au soir, que la place nécessaire de cet entretien est dans la soirée du 2. La visite et la lettre de Mérimée, reportées au 3, deviennent vraisemblables, et aussi la démarche du prince de Metternich, s’il l’a tentée le 4, quand l’empire était debout encore. Mais si M, Jérôme David a parlé, le 2 au soir, le gouvernement avait dès lors des nouvelles certaines et détaillées du désastre.
    Au cours de mes recherches pour connaître la vérité, j’ai pu la demander à l’homme que M. Jérôme David avait pour chef de cabinet aux Travaux publics, M. Lara-Minot. Celui-ci a bien voulu me dire qu’une dépêche annonçant la blessure du maréchal, la capitulation de l’armée et la captivité du souverain avait été, de Belgique, adressée par un haut fonctionnaire français, le 2, à M. Jérôme David, et que cette dépêche était parvenue à six heures et demie du soir au ministère des Travaux publics.
    Dès lors tout s’explique, sauf la déclaration des ministres. Si elle est exacte, c’est que l’impératrice ne leur aurait pas communiqué la dépêche parvenue à M. Jérôme David. Mais, sur ce point, je ne sais rien.
  3. « Dimanche, 4 septembre. J’ai été chez M. Thiers à sept heures du matin. …Notre conversation durait depuis une heure quand M. Thiers m’a dit : « Autre incident dont il faut que je vous rende compte ; je me suis pris d’estime et d’amitié pour M. d’Aygues-Vives, membre de la majorité. Il est très attaché à l’impératrice. Il est venu me voir hier. Avec une délicatesse extrême, il m’a demandé : « Que doit faire cette femme infortunée, si malheureuse comme épouse et comme mère ? » Je me suis défendu de rien répondre. « Je conseillerais peut-être un membre de la famille d’Orléans en pareille situation. Mais elle, je ne le puis. » Instances réitérées, de plus en plus pressantes de la part de M. d’Aygues-Vives ; de ma part refus très poli et très net. « Dites-lui que moi et mes amis nous ne sommes pas les ennemis qu’on lui a peut-être dépeints ; je réponds qu’elle ne rencontrera chez nous que déférence et respect. — Mais, sinon un conseil, du moins un avis, une indication à moi, M. d’Aigues-Vives, — À vous je dirai qu’à mon avis, en prolongeant son séjour à Paris, elle prolonge une situation qui n’a pas été jusqu’à présent sans dignité, qui demeurera je l’espère sans danger, mais qui ne me paraît avantageuse ni pour elle, ni pour le pays. » (Journal inédit du comte d’Haussonville.)
    M. le comte d’Haussonville a, du commencement à la fin de la guerre contre l’Allemagne, tenu chaque jour note de ce qu’il avait vu, fait et entendu à Paris, où il est demeuré pendant le siège. J’exprime ma gratitude à son fils, M. le comte Othenin d’Haussonville, qui a bien voulu m’offrir communication de ces souvenirs, et je crois m’acquitter envers lui en exprimant le vœu qu’ils ne restent pas inédits. La sévérité des jugemens émis sur quelques personnages est sans doute ce qui retarde cette publication ; scrupule délicat et respectable. Mais les droits des amours-propres sont viagers comme eux, et le temps approche où tous les hommes nommés dans ces pages seront morts. Le jour où M. le comte Othenin d’Haussonville publiera ces souvenirs, il honorera la mémoire de son père, qui se montra si clairvoyant, si dévoué, si énergique Français ; et il méritera bien de l’histoire, car il l’aura enrichie de maints petits faits qui mettent de la lumière dans les grands.
  4. Le général Soumain, qui commandait la 1re division militaire, a raconté comment et par qui il apprit le 3 septembre dans la soirée les chances de la révolution. « Je reçus la visite de M. Ferdinand Barrot, le grand-référendaire du Sénat ; il venait me demander des troupes pour protéger le palais du Luxembourg. Il me dit : « Tout est perdu ! — Oh ! lui dis-je, vous désespérez bien vite ! — Demain, répéta-t-il, nous aurons une révolution, tout est perdu. »… Je le connaissais un peu et sa conversation, quoique très sérieuse, se passait en termes familiers. Il me dit : Nous sommes fichus. — Diable, vous n’êtes pas rassurant ! — Le patron (M. Rouher) sort du conseil. Pour lui, la déchéance est une affaire réglée, et demain nous aurons une révolution. » (Commission d’enquête sur le gouvernement de la défense nationale. — Dépositions, t. I, p. 785, 789.)