Ernest Flammarion (p. 299-312).

CHAPITRE IV

VANITAS VANITATUM

Éternité, néant, passé, sombres abîmes
Que faites-vous des jours que vous engloutissez
Parlez : nous rendrez-vous ces extases sublimes
Que vous nous ravissez  ?
Lamartine, Méditations..

Tout cet immense progrès de l’humanité, lentement et graduellement atteint par un travail de plusieurs millions d’années, devait, ô loi mystérieuse et inconcevable pour l’homunculus terrestre ! devait aboutir, au sommet d’une courbe, à un apogée, et s’arrêter.

Et la courbe géométrique qui pourrait tracer pour notre esprit la figure de l’histoire humaine va descendre comme elle est montée. Partie de zéro, de la nébuleuse cosmique primitive, élevée par les stages planétaires et humains jusqu’à sa cime lumineuse, elle redescend ensuite pour tomber dans la nuit éternelle.

Oui, tout ce progrès, toute cette science, tout ce bonheur, toutes ces gloires devaient aboutir un jour au dernier sommeil, au silence, à l’anéantissement de l’histoire elle-même. La vie terrestre était née : elle devait finir. Le soleil de l’humanité s’était levé, autrefois, dans les espérances de l’aurore ; il était monté glorieux à son méridien ; il allait descendre pour s’évanouir dans une nuit sans lendemain.

À quoi donc toutes ces gloires, toutes ces luttes, toutes ces conquêtes, toutes ces vanités avaient-elles servi, puisque la lumière et la vie devaient s’éteindre ?

Les martyrs et les apôtres de toutes les libertés avaient versé leur sang pour arroser cette terre destinée à mourir à son tour.

Tout devait disparaître, et la Mort devait rester la dernière souveraine du monde. Avez-vous jamais pensé, en contemplant un cimetière de village, combien ce cimetière est petit, pour contenir toutes les générations qui se sont empilées là pendant des siècles et des siècles ? L’homme existait déjà avant la dernière époque glaciaire, antérieure à nous de deux mille siècles, et son antiquité semble remonter à plus de deux cent cinquante mille ans. L’histoire écrite date d’hier. On a trouvé à Paris des silex taillés et polis attestant la présence de l’homme sur les rives de la Seine longtemps avant la première origine historique des Gaulois.

Combien ce cimetière est petit !
Les Parisiens de la fin du dix-neuvième siècle marchent sur une terre sacrée par plus de dix mille années d’ancêtres. Que reste-t-il de tous ces êtres qui ont fourmillé dans ce forum du monde ? Que reste-t-il des Romains, des Grecs, des Égyptiens, des Asiatiques qui ont régné à travers les siècles ? Que reste-t-il des milliards d’hommes qui ont vécu ? Pas même une poignée de cendres !

Il meurt un être humain par seconde, sur l’ensemble du globe, soit environ quatre vingt-six mille par jour, et il en naît un même nombre, ou, pour mieux dire, un peu plus. Cette statistique faite au dix-neuvième siècle s’applique à une longue époque, en augmentant le chiffre, proportionnellement au temps. Le nombre des habitants de la Terre est allé en croissant de période en période. Au temps d’Alexandre, il y avait peut-être un milliard d’hommes à la surface du globe. À la fin du dix-neuvième siècle il y en avait un milliard et demi. Au vingt-deuxième siècle il y en avait eu deux milliards, au vingt-neuvième trois milliards. À son apogée, la population terrestre avait atteint dix milliards. Puis elle avait commencé à décroître.

Des innombrables corps humains qui ont vécu, il ne reste rien. Tout est retourné aux éléments pour reformer d’autres êtres. Le ciel sourit, le champ fleurit : la Mort moissonne.

À mesure que les jours passent, ce qui a existé pendant ces jours tombe dans le néant. Travaux, plaisirs, chagrins, bonheurs : le temps a fui et le jour passé n’existe plus. Les gloires d’autrefois ont fait place à des ruines. Dans le gouffre de l’éternité, ce qui fut a disparu. Le monde visible s’évanouit à chaque moment. Le seul réel, le seul durable, c’est l’invisible.

Les conditions de la vie terrestre avaient lentement changé. L’eau avait diminué à la surface de la planète. C’était la vapeur d’eau atmosphérique qui entretenait la chaleur et la vie ; c’est sa disparition qui amena le refroidissement et la mort. Si, dès maintenant, la vapeur d’eau disparaissait de l’atmosphère, la chaleur solaire serait incapable d’entretenir la vie végétale et animale, vie qui, d’ailleurs, ne pourrait subsister, puisque végétaux comme animaux sont essentiellement composés d’eau.

C’est la vapeur d’eau invisible répandue dans l’air qui exerce la plus grande influence sur la
température. Sans doute, la quantité de cette vapeur parait faible et presque négligeable, puisque l’oxygène et l’azote forment à eux seuls les 99 centièmes et demi de l’air que nous respirons, et que dans le demi-centième restant il y a, outre la vapeur d’eau, de l’acide carbonique, de l’ammoniaque et d’autres substances. Il n’y a guère plus d’un quart de centième de vapeur d’eau. En considérant les atomes constitutifs de l’air, le physicien constate que, sur deux cents atomes d’oxygène et d’azote, il y en a à peine un de vapeur aqueuse. Mais cet atome a quatre-vingts fois plus d’énergie absorbante que les deux cents autres.

La chaleur rayonnante du Soleil vient échauffer la surface de la Terre après avoir traversé l’atmosphère. Les ondes de chaleur qui émanent de la Terre échauffée ne vont pas se perdre dans l’espace extérieur : elles se heurtent aux atomes de vapeur d’eau comme à un plafond qui les arrête et les conserve à notre planète.

C’est là l’une des plus brillantes et des plus fécondes découvertes de la physique moderne. Les molécules d’oxygène et d’azote, d’air sec, ne s’opposent pas à la déperdition de la chaleur. Mais, comme nous venons de le dire, une molécule de vapeur d’eau a quatre-vingts fois plus d’énergie absorbante que les deux cents autres d’air sec et, par conséquent, une telle molécule a seize mille fois plus de puissance qu’une molécule d’air sec pour conserver la chaleur ! C’est donc la vapeur d’eau, et non pas l’air proprement dit, qui règle les conditions de la vie terrestre.

Si l’on enlevait à l’air qui recouvre la Terre la vapeur d’eau qu’il contient, il se ferait à la surface du sol une déperdition de chaleur semblable à celle qui a lieu aux altitudes supérieures : l’atmosphère aérienne n’a pas plus d’action que le vide pour conserver la chaleur. Ce serait un froid analogue à celui qui existe à la surface de la Lune. Le sol pourrait encore s’échauffer directement sous l’action du Soleil ; mais, pendant le jour même, la chaleur ne serait pas conservée, et dès le coucher de l’astre la Terre serait exposée au froid ultra-glacial de l’espace, qui paraît être de 273 degrés au-dessous de zéro.

C’est dire que la vie végétale, animale, humaine, serait impossible, si elle ne l’était déjà par l’absence même de l’eau.

Sans doute, nous pouvons, nous devons admettre que l’eau n’a pas été sur tous les mondes de l’infini comme sur le nôtre la condition essentielle de la vie. La nature n’a pas sa puissance bornée par la sphère de l’observation humaine. Il doit exister, il existe, dans les champs de l’immensité sans bornes, des myriades, des millions de soleils différents du nôtre, de systèmes de mondes où d’autres substances, d’autres combinaisons chimiques, d’autres conditions physiques et mécaniques, d’autres milieux ont produit des êtres absolument différents de nous, vivant d’une autre vie, munis d’autres sens, incomparablement plus éloignés de notre organisation que le poisson ou le mollusque des profondeurs océaniques ne le sont de l’oiseau ou du papillon. Mais ce sont les conditions de la vie terrestre que nous étudions ici, et ces conditions sont déterminées par la constitution même de notre planète.

À mesure que la quantité d’eau avait diminué, que les pluies avaient été plus rares, que les sources avaient été taries, que la vapeur aqueuse de l’air s’était abaissée, les végétaux avaient changé d’aspect, augmenté le volume de leurs feuilles, allongé leurs racines, cherché par tous les moyens à absorber l’humidité nécessaire à leur subsistance. Les espèces qui n’avaient pu se plier au nouveau régime avaient disparu. Les autres s’étaient transformées. Aucun des arbres, aucune des plantes que nous connaissons, n’aurait pu être reconnu : il n’y avait plus ni chênes, ni frênes, ni ormes, ni peupliers, ni charmes, ni tilleuls, ni saules, et les paysages ne ressemblaient en rien à ceux de notre époque. Les espèces rudimentaires de cryptogames subsistaient seules.

Il en avait été de même dans le règne animal. Les formes avaient considérablement changé ; les anciennes races sauvages avaient disparu ou avaient été domestiquées. La diminution de l’eau avait modifié le mode d’alimentation des herbivores comme des carnivores. Les espèces récentes, transformation de celles qui avaient subsisté, étaient plus petites, moins denses en chair, plus osseuses. Le nombre des plantes ayant sensiblement diminué, l’acide carbonique de l’air était moins absorbé, et la proportion en était un peu plus grande.

La population humaine était graduellement descendue de dix milliards à neuf, à huit, à sept, lorsqu’elle pouvait encore s’étendre sur la moitié de la surface du globe.

Les espèces rudimentaires de cryptogames subsistaient seules.
Puis, à mesure que la zone habitable s’était resserrée vers l’équateur, elle avait continué de s’amoindrir, en même temps que la durée moyenne de la vie avait diminué elle-même. Le jour arriva où elle fut réduite à quelques centaines de millions, disséminés par groupes le long de l’équateur, et ne vivant que par les artifices d’une industrie savante et laborieuse.

Dans les habitations humaines, le fer et le verre s’étaient substitués à la pierre et au bois, et les villes comme les villages semblaient être de cristal. Aux avantages de cette architecture s’était imposée, vers la fin des temps, une obligation climatologique ; car, la vapeur d’eau atmosphérique ayant

Les anciens édifices n’étaient plus que des ruines abandonnées…
sensiblement diminué avec la diminution des mers, l’air s’était considérablement refroidi. Le plus important avait été désormais de capter les rayons solaires et de les conserver. Partout de hautes salles vitrées emmagasinaient la chaleur solaire. Les anciens édifices n’étaient plus que des ruines abandonnées.

Malgré les millions d’années accomplis, le Soleil

De hautes salles vitrées emmagasinaient la chaleur solaire.
versait encore sur la Terre presque la même quantité de chaleur et de lumière ; du moins cette quantité n’avait pas varié de plus d’un dixième. L’astre était seulement un peu plus jaune et un peu plus petit.

La Lune tournait toujours autour de la Terre, mais plus lentement. Elle s’était éloignée graduellement de notre globe et sa dimension apparente avait diminué (pour le Soleil, c’était sa dimension réelle qui avait changé). En même temps, le mouvement de rotation de la Terre s’était ralenti. Ce triple effet — ralentissement du mouvement de rotation de notre globe, éloignement de la Lune et allongement du mois lunaire — avait été produit par le frottement des marées, qui agissent un peu à la façon d’un frein. Si la Terre et la Lune duraient assez longtemps, ainsi que les océans et les marées, le calcul permet même de prévoir qu’il arriverait une époque à laquelle la rotation de notre globe serait tellement ralentie qu’elle finirait par devenir l’égale du mois lunaire, allongé lui-même à ce point qu’il n’y aurait plus dans l’année que cinq jours un quart : la Terre présenterait alors toujours la même face à la Lune. Mais une telle transformation de choses ne demanderait pas moins de cent cinquante millions d’années pour s’accomplir. La période à laquelle nous sommes arrivés (dix millions d’années) ne représente que le quinzième de cette durée ; au lieu d’être soixante-dix fois plus longue qu’aujourd’hui, la rotation de la Terre n’était seulement que quatre fois et demie plus longue, de cent dix heures environ.

Ces longs jours permettaient au Soleil de chauffer longuement la surface terrestre ; mais cette chaleur n’était plus guère efficace que dans les régions qui

Ruines silencieuses et solitaires…
la recevaient de face, c’est-à-dire dans la zone équatoriale, entre les deux cercles tropicaux : l’obliquité de l’écliptique n’avait pas changé, l’axe de la Terre était toujours incliné de la même quantité (à 2 degrés près) et les variations de l’excentricité de l’orbite terrestre n’avaient produit aucun effet bien sensible sur les saisons et les climats.

Force humaine, alimentation, respiration, fonctions organiques, vie physique et intellectuelle, idées, jugements, religions, sciences, langues, tout avait changé. De l’homme d’autrefois presque rien ne subsistait, et un peu partout, sur la surface du globe, le voyageur ne rencontrait que des ruines silencieuses et solitaires, qui, d’années en années, allaient en s’effondrant et s’écroulaient pour ne plus jamais se relever.